L’alpha dans tous ses états
Bénédicte Pivot, Laurent Puren, Bruno MaurerL’alpha dans tous ses états
L’alpha dans tous ses états
Coordination :
Bénédicte Pivot (Université Paul-Valéry Montpellier 3) et Laurent Puren (Université de la Réunion)
Dans un monde majoritairement littéracié comme le nôtre, savoir lire et écrire est une compétence qui participe de la socialisation langagière et de l’insertion sociale (Lang, 2019). Aussi, acquérir et développer des compétences littéraciques représente un enjeu conséquent pour les adultes qui n’ont pas ou très peu été scolarisés. Pour désigner l’apprentissage et le développement de ces compétences littéraciques à des publics allophones pas ou peu scolarisés, on se réfère souvent à l’”alphabétisation”, terme qui n’est pas sans présenter quelques ambiguïtés, d’abord parce qu’il est “susceptible de recouvrir des réalités très différentes” (Lagarde, 1978 : 3), ensuite car, pris dans son sens littéral, il laisse à penser qu’il suffirait de connaître son alphabet pour être alphabétisé. Nous avons ainsi pu observer dans l’océan Indien (La Réunion, Mayotte) des séances d’alphabétisation où les intervenants faisaient de la lecture et de la récitation de l’alphabet l’alpha et l’oméga de l’entrée en littératie. Malgré ces inconvénients, ce terme, abrégé en “alpha”, présente l’avantage d’être associé à un domaine particulier de la formation pour adultes que nous évoquons ci-dessous.
Parmi les multiples définitions existantes de l’alphabétisation, nous retiendrons celles proposées par l’UNESCO comme “la capacité d’identifier, de comprendre, d’interpréter, de créer, de communiquer et de calculer en utilisant du matériel imprimé et écrit associé à des contextes variables » (2015 : 47), puis comme “une continuité d’apprentissage et de maîtrise de la lecture, de l’écriture et du calcul dans une perspective de l’apprentissage tout au long de la vie » ( 2019: 3). Ces définitions mettent en avant des savoirs-faire et des processus formatifs qui s’inscrivent dans une trajectoire de socialisation impliquant différents acteurs aux motivations et objectifs distincts qui ne sont pas toujours convergents.
La scolarisation obligatoire instituée dans les pays occidentaux, au cours des siècles derniers, a permis progressivement de réduire fortement l’analphabétisme de leurs populations (pour la France, cf. Furet & Ozouf, 1977), ce qui n’est pas encore le cas des pays dits “en voie de développement”, notamment ceux situés en Afrique subsaharienne, caractérisés par une crise de l’apprentissage (Puren, Maurer, 2018). Les problèmes liés à l’analphabétisme de ces pays ont rejailli dans les pays occidentaux avec l’accueil d’une population allophone, peu ou pas scolarisée, dans un contexte colonial ou post-colonial. En France, cela s’est notamment manifesté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l’arrivée de travailleurs qu’on disait alors “nord-africains”, essentiellement des Algériens, définis alors comme “Français musulmans” jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962, et dans une moindre mesure des Marocains et Tunisiens, venus occuper des postes d’ouvriers non qualifiés dans les usines métropolitaines. Ainsi, en France, quand on parle d’alphabétisation ou d’”alpha”, on se réfère spécifiquement à des migrants allophones non/peu scolarisés dans leurs pays d’origine. Ce faisant, on occulte souvent les territoires ultramarins où des adultes français répondent aux mêmes caractéristiques, sans que des dispositifs adaptés leur soient d’ailleurs toujours accessibles, les formations linguistiques proposées par l’OFII étant par exemple réservées aux ressortissants étrangers.
Le public qui nous intéresse dans le cadre de cet appel, est celui des adultes allophones vivant dans différents contextes – en France métropolitaine, dans les territoires ultramarins (Mayotte, La Guyane française, etc.) ou dans différents pays francophones (Afrique, Haïti, Belgique, Suisse, Québec) – qui, n’ayant pas eu la possibilité de développer les habiletés cognitives complexes mobilisées lors de l’apprentissage de la lecture-écriture, se trouvent dans une situation de non maitrise des compétences littéraciques, sur un continuum allant de l’analphabétisme à l’illettrisme.
Les questions andragogiques liées à la didactique de l’alpha soulèvent un certain nombre de questions, liées notamment à/au(x) :
- la formation et la professionnalisation des intervenants dans un champ où la précarité règne et où le bénévolat est souvent la règle ;
- la difficulté à mutualiser, capitaliser, valoriser des pratiques en raison de l’éclatement des structures impliquées dans l’alphabétisation, de la brièveté des actions de formation, rythmées par le calendrier des appels de marché et de la dimension fortement concurrentielle de ce secteur ;
- choix des méthodes et des supports d’apprentissage, entre une offre d’outils prêts à l’emploi souvent hétérogène, didactiquement pas toujours claire, parfois datée et orientée dans une optique traditionnelle, scolaire, voire infantilisante et une forme de bricolage à base de documents authentiques ou de supports piochés sur Internet ;
- la place accordée dans les pratiques de formation à l’écrit, à l’oral, à leur articulation, à la grammaire, à la culture cible et à l’interculturel ;
- l’utilisation dans les pratiques de formation du numérique dans un monde de plus en plus dématérialisé où le smartphone est devenu le principal outil de communication ;
- approches privilégiées : scolaire, conscientisante, fonctionnelle, etc. ;
- tensions générées par de possibles divergences entre des attentes et des injonctions institutionnelles (le Contrat d'Intégration Républicaine de l’OFII) répondant à des politiques migratoires et les positionnements idéologiques ou militants des formateurs et formatrices.
La multiplicité des questions et problématiques ci-dessus laisse apparaître la complexité des tâches auxquelles sont confrontés les formateurs et formatrices en alpha : il ne suffit pas de parler français et de savoir lire pour répondre aux besoins de ce public, comme on l’entend encore trop souvent…
Si l’alphabétisation peut s'interroger sous l’angle des praxis didactiques, sociolangagières, formatives ou institutionnelles, il est également possible d’entrer par la spécificité du public concerné. Ces adultes sont, en effet, souvent caractérisés par leur précarité sociale et/ou économique et, en tout état de cause, langagière. Ce public entre dans la catégorie des “invisibles” telle qu’elle a été définie par une étude de l’Observatoire National de la pauvreté et de l’exclusion sociale (2014) : “groupes de population mal couverts par la statistique publique, peu visibles pour les pouvoirs publics et peu ou mal appréhendés par les politiques sociales”. L’étude identifie cinq types d’invisibilité :
- “une invisibilité sociale : publics dépourvus des liens sociaux constitutifs d’existence et de reconnaissance sociale, publics relégués en dehors d’espaces de représentation et de participation citoyenne.
- une invisibilité institutionnelle : publics se situant dans les interstices de l’action publique
- une invisibilité « politico-médiatique » : publics mal vus, stigmatisés, une visibilité souvent ponctuelle
- une invisibilité « recherchée » par les publics eux-mêmes : honte d’être stigmatisé, volonté de rompre avec un parcours d’exclusion et/ou une logique d’assistance, sous-estimation de leurs propres difficultés, peur du dévoilement d’une situation aux marges de la légalité
- une invisibilité scientifique : inadaptation de l’outil statistique.” (Département des Landes, 2016)
Dans le même ordre d’idée, Hautecoeur (1990 : 77) évoque un “public [qui] demeure fantôme autant en visibilité sociale, en existence statistique qu’en stratégies de connaissance.” L’invisibilité du public alpha est d’autant plus forte que celui-ci est souvent constitué majoritairement de femmes qui subissent une double minoration : en tant qu’immigrées et en tant que femmes immigrées (Morokvasic & Catarino, 2007 ; Morokvasic, 2011 ; Morokvasic, 2015) ayant, moins que les hommes, eu accès à l’éducation de base dans leurs pays d’origine, et plus astreintes qu’eux, dans le pays d’accueil, à accomplir des tâches domestiques chronophages qui les isolent, compliquent leur émancipation par la formation et les maintiennent dans la précarité et la dépendance aux minima sociaux. Les contributions pourront ainsi également permettre de donner une voix à ces “invisibles”, en rendant compte de parcours de vie et de parcours d’apprentissage.
Pour résumer, les contributeurs pourront puiser dans les axes de réflexion développés ci-dessus pour proposer un article portant sur :
- les dispositifs formatifs en tant que reflets ou instruments d’une politique linguistique ;
- l’alphabétisation comme action politique et sociale envisagée notamment dans sa dimension historique ;
- l’analyse critique des discours et idéologies officiels ou médiatiques, des politiques publiques et des dispositifs institutionnels ;
- l’alphabétisation dans ses dynamiques de pouvoir et ses mécanismes de justice sociale ;
- les représentations des acteurs (intervenants, stagiaires, etc.) ;
- un état des lieux de la formation de formateurs en “alphabétisation” dans les filières universitaires et/ou professionnalisantes ;
- une réflexion sur les outils, les approches, les supports d’apprentissage, la place accordée au numérique ;
- une analyse des pratiques formatives à travers des études de cas ;
- des retours d’expériences par des praticiens de terrain non universitaires ;
- une entrée par les compétences littéraciques ;
- une analyse des stratégies mises en place par les apprenants dans leur quotidien ;
- une réflexion sur les nomenclatures adoptées pour typologiser les “apprenants alpha” ;
- une analyse critique des dispositifs d’évaluation et de certification mis en œuvre pour ce public.
Références :
Adami H. (2020). Enseigner le français aux adultes migrants. Paris : Hachette FLE.
Furet F. et Ozouf J. et alii. (1977). Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, 2 vol., Paris, Minuit.
Hautecoeur J.-P. (1990). « Une topographie de l'alphabétisation au Québec ». In International Review of Education / Internationale Zeitschrift für Erziehungswissenschaft / Revue Internationale de l’Éducation, Vol. 36, N° 1, pp. 69-87.
Lagarde J-P. et alii (1978). Étude comparative de l’efficacité des méthodes d’alphabétisation des travailleurs immigrés en France. Paris : ATP CNRS.
Lang E. (2019). L'écrit(ure) universitaire, une tâche située et complexe : approche holiste du processus d'adaptation de la compétence scripturale chez les apprenants avancés en FLE. Linguistique. Thèse de doctorat, Université de Strasbourg.
Mirjana M. & Catarino C. (2007) : “Une (in)visibilité multiforme”. Dans : Plein droit, N° 75. En ligne : http://www.gisti.org/spip.php?article1074
Mirjana M. (2011). « L'(in)visibilité continue ». Dans : Cahiers du Genre, Vol. 51, N° 2, 25-47. En ligne : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2011-2-page-25.htm
Mirjana M. (2015)., « La visibilité des femmes migrantes dans l’espace public ». Dans : Hommes & migrations, N° 1311. En ligne : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3234
ONPES (Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale) (2014). “Étude sur l'invisibilité. sociale : un enjeu de connaissance des personnes pauvres et précaires”. Dans : La Lettre, n° 4, octobre.
Département des Landes (2016). Pacte territorial pour l’insertion. 2016-2020. En ligne : https://www.landes.fr/files/cg40/vivre-ensemble/sdas/2018/PTI-complet-signe-28-12-18-Web.pdf
Puren, L., & Maurer, B. (Éds.) (2018). La crise de l’apprentissage en Afrique francophone subsaharienne. Regards croisés sur la didactique des langues et les pratiques enseignantes. Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien : Peter Lang, Collection Champs Didactiques Plurilingues.
UNESCO (2015). Éducation 2030. Déclaration d’Incheon et Cadre d’action pour la mise en œuvre de l'Objectif de développement durable 4. Assurer à tous une éducation équitable, inclusive et de qualité et des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie. En ligne : http://unesdoc.unesco.org/images/0024/002456/245656f.pdf
UNESCO (2019). Quatrième rapport mondial sur l'apprentissage et l'éducation des adultes, Institute for Lifelong Learning.
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Calendrier du numéro
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- Publication envisagée : 30/11/2024
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