Actes n°1 / Désir de langues, subjectivité et rapports au savoir : les langues n'ont-elles pour vocation que d'être utiles ?

La didactique du grec et du latin à l’ère de la mondialisation : refonder les enseignements par le désir de langues

Divna Soleil

Résumé

Résumé

L’enseignement des langues anciennes en France est actuellement en crise. Les raisons de cette crise sont multiples: les méthodes d'apprentissage qui ont été, par le passé, peu adaptées aux exigences du milieu scolaire, les problèmes que posait un enseignement qui a longtemps fait office de marqueur social et enfin l'écart qui se creuse de plus en plus entre le monde contemporain et les lettres anciennes. Les nombreuses tentatives de sauver l'enseignement du grec et du latin, toujours orientées vers l'éventuelle utilité de ces langues, n'ont pas été véritablement concluantes et l'auter de cette contribution explore une nouvelle voie qui passerait surtout par le désir des langues et par leur vivification.

Divna STEVANOVIC SOLEIL
Aix-Marseille Université
Centre Paul-Albert Février

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1. Le problème

Dire que l’enseignement des langues anciennes en France connaît, ces dernières années, des heures difficiles serait un euphémisme – il serait plus juste de parler de l’agonie de cet enseignement qui, comme chaque agonie, annonce la mort. Le tout récent rapport que  P. Charvet et D. Bauduin ont remis à M. le ministre J.-M. Blanquer souligne bien l’effondrement des effectifs constant depuis dix ans, accentué au moment de la mise en place de la récente réforme du collège (Charvet et Bauduin, 2018 : 24). En effet, nous, les enseignants de langues anciennes, avons perdu au cours des neuf dernières années plus de 40 000 élèves, phénomène témoignant bien de la désaffection de nos disciplines (Charvet et Bauduin, 2018 : 23). Est-il possible alors, dans un contexte aussi difficile, de mener une réflexion autour du désir des langues et de la subjectivité ? Et si oui, de quelle manière peut-on introduire le principe du désir dans l’enseignement du grec et du latin ? Autrement dit, quelles sont les pratiques didactiques susceptibles d’éveiller le désir chez les apprenants ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces questions-là sont, à notre sens, centrales pour une vraie refondation de nos enseignements. Nous allons ainsi chercher à mettre en évidence certains problèmes de la didactique actuelle, des solutions qui existent déjà, et à proposer une approche fortement ancrée dans l’idée du désir de langues. 

1.1. Les origines du problème

Revenons tout d’abord rapidement sur les raisons de la désaffection des langues anciennes évoquée plus haut. Elles sont multiples et se devinent, pour certaines, sans qu’il soit nécessaire de les expliciter. Par exemple, dans ce « marché des langues », qui s’est développé sous l’impulsion du monde néolibéral, il n’y a que peu de place pour le grec ancien et le latin, car si la mondialisation – et l’ouverture à l’Autre comme son corollaire – ont en effet amené au premier plan la diversité linguistique, elles l’ont fait, bien entendu, surtout dans la synchronie. Ainsi, nous ne sommes pas surpris d’apprendre, grâce à ce même rapport Charvet, que l’enseignement des langues anciennes ne se porte guère mieux dans d’autres pays européens et qu’en Allemagne, par exemple, on a perdu 23% des effectifs durant les neuf dernières années, contre 8% en France pour la même période (Charvet et Bauduin 2018 : 23)[1].

D’autres raisons encore tiennent à des problèmes plus spécifiques à la société française, comme une certaine volonté politique, présente depuis de nombreuses décennies, d’éliminer l’enseignement du grec et du latin, considéré comme élitiste et dépassé par les exigences du monde contemporain[2]. Les conséquences d’une telle orientation de la politique éducative se manifestent depuis quelques années à plusieurs niveaux : l’effondrement des effectifs dans le secondaire a entraîné leur effondrement dans le supérieur également et ce fait, associé à la disparition d’un CAPES spécifique de lettres classiques, a provoqué une crise grave du recrutement des professeurs de lettres anciennes (Charvet et Bauduin, 2018 : 57). Et pourtant, le rapport Charvet se veut optimiste et considère que ce mouvement est réversible, au prix d’un certain nombre de changements qui doivent être réalisés. Cependant, si l’on regarde de près ce que préconisent P. Charvet et D. Bauduin, on peut se demander si les approches didactiques prônées ne peuvent pas être enrichies par l’idée du désir des langues et si cette dernière peut réellement être envisagée dans le cadre d’un enseignement institutionnalisé du grec et du latin.

1.2. Du nouveau et de l’ancien : le rapport Charvet

Le rapport sur la valorisation des langues et cultures de l’Antiquité réalisé par P. Charvet et D. Bauduin a le grand mérite d’assouplir un dogme qui a longtemps prévalu dans la didactique des langues et cultures de l’Antiquité, à savoir le dogme des textes authentiques[3]. En effet, l’insistance sur la lecture des textes authentiques, c’est-à-dire des plus grands auteurs grecs et romains, et cela dès les premières heures d’apprentissage, a causé beaucoup de tort à nos enseignements. Les apprenants ayant déjà du mal avec la compréhension d’un texte en français, se retrouvaient confrontés à des textes de Tite-Live par exemple, dont il fallait non seulement saisir le sens, mais aussi le contexte culturel. Le rapport Charvet a enfin et fort heureusement assoupli cette exigence des programmes, en nous rappelant que les Anciens eux-mêmes apprenaient le grec et le latin non pas à l’aide de leurs propres chefs-d’œuvre, mais à l’aide des matériaux didactiques spécifiques – pourquoi alors se l’interdire aujourd’hui (Charvet et Bauduin, 2018 : 106) ?

Cependant, ce rapport suit aussi, à bien des égards, les préconisations qui reviennent régulièrement dans tous les programmes des langues et cultures de l’Antiquité (LCA), anciens et en vigueur, et d’autres documents officiels émanant du Ministère de l’Éducation nationale. En effet, les auteurs nous disent :

L’esprit de la mission de Valorisation des langues et cultures de l’Antiquité n’est pas de privilégier une discipline pour elle-même, mais d’ancrer une formation générale et fondamentale à la langue française, ainsi qu’à la culture actuelle, avec l’objectif d’assurer une meilleure maîtrise des outils de développement personnel et civique des élèves. (Charvet et Bauduin, 2018 : 6)

Ainsi, l’on n’apprend ni le latin ni le grec pour eux-mêmes, mais parce que ces apprentissages permettent de consolider, par exemple, l’apprentissage du français. En cela, le rapport Charvet suit les nouveaux programmes, conçus lors de la mise en place de la réforme du collège. Les nouveaux programmes prévoient en effet un enseignement destiné surtout à améliorer les compétences des élèves dans le domaine de la langue française[4] :

La découverte du latin qui a fourni le substrat à partir duquel le français s'est constitué au fil des évolutions et des emprunts à d'autres langues, et du grec qui a servi de base au vocabulaire savant, favorise une meilleure compréhension des fonctionnements de la langue française et aide au développement de compétences lexicales et sémantiques. 

Autrement dit, l’apprentissage du grec et du latin est toujours conçu en tant qu’outil pour un autre apprentissage et l’on se garde bien de promouvoir l’enseignement de ces langues pour elles-mêmes. Cette frilosité est certainement due, en bonne partie, à l’histoire de l’enseignement des lettres classiques en Europe d’une manière générale et en France plus particulièrement et à son statut de marqueur social. La « question du latin » relève finalement plus de la sociologie que de la didactique, comme l’ont déjà souligné entre autres l’historienne Françoise Waquet et le sociologue Philippe Cibois[5]. D’ailleurs, les détracteurs de ces enseignements les qualifient encore aujourd’hui d’élitistes, alors que l’on sait qu’il n’en est plus rien et que la voie royale ne passe plus par les lettres classiques[6]. L’élitisme des langues anciennes doit aussi être mis en lien avec le fait que ces langues donnent un accès direct aux humanités gréco-latines. En même temps, le statut de langues mortes place l’enseignement des langues anciennes dans une position d’infériorité par rapport aux autres langues, étant donné que l’on ne peut pas les pratiquer, les parler, les rendre vivantes[7]. Le rapport aux langues anciennes se montre ainsi comme assez ambivalent, puisque l’on considère qu’elles sont à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu’une autre langue. En envisageant ce problème non pas du seul point de vue de l’enseignement institutionnalisé des langues, mais du point de vue de la présence des études classiques dans la société contemporaine, François Hartog a récemment mis en évidence ce caractère double de nos études, à la fois plus et moins qu’une discipline (Hartog, 2011).                                              

Finalement, quels que soient les efforts des défenseurs des langues anciennes pour poser ces enseignements sur des bases nouvelles, régulièrement ils se retrouvent rattrapés par la longue histoire de nos disciplines. Les enseignements sont peut-être accessibles à tous, mais leur ambition est toujours bien différente – et distincte – de celle de l’enseignement des langues vivantes. Et au milieu de tous ces efforts, une vérité simple peut nous échapper, comme le souligne Ch. Delattre en analysant la didactique des langues anciennes proposée par A. Armand, à savoir l’idée que le grec et le latin sont avant tout des langues et « que ce n’est que par un accident de l’histoire qu’on les réduit à un ensemble de textes figés et accompagnés d’une grammaire elle-même définitive » (Delattre, 2009 : 59). Bien avant Ch. Delattre, les antiquisants britanniques et nord-américains ont su développer à partir de cette évidence leurs propres méthodes d’apprentissage, mais en France leurs travaux sont restés longtemps sans écho[8].

Revenons donc au point de départ, c’est-à-dire au constat que le grec et le latin ont été et sont toujours, même si elles manquent de locuteurs, des langues. Sans chercher à améliorer notre français, sans chercher à devenir meilleur citoyen, sans chercher à rendre l’apprentissage du grec et du latin utile, réfléchissons d’abord seulement à ce fait simple : le grec et le latin sont des langues ayant une certaine sonorité et une certaine sensualité. De plus en plus d’enseignants et d’apprenants sont aujourd’hui intéressés et même séduits par cette évidence et il est ainsi possible d’envisager de susciter le désir du grec et du latin à travers cette « vivification » des langues anciennes, pour ne pas dire mortes.

2. Revenir en arrière : le grec et le latin en tant que langues

Cette évidence simple – que le grec et le latin ne sont pas que des textes, que ce sont avant d’être des textes des langues – a permis à un certain nombre d’antiquisants contemporains d’établir un rapport différent à l’Antiquité. Charles Delattre, professeur de langue et littérature grecques à l’Université de Lille, qui anime depuis plus de dix ans déjà un atelier de conversation en grec ancien connu sous le nom de « cercle grec » (κύκλος ἑλληνικός), décrit de la manière suivante sa propre (re)découverte de cette nouvelle dimension de la langue grecque :

Pour un helléniste classique, l’apprentissage du grec moderne conduit souvent a un [...] choc linguistique [...] Une langue ancienne figée par un enseignement scripturaire est soudain révivifiée, réinventée par une langue qui lui est apparentée sans lui être identique, et qui surtout s’expérimente dans un rapport qui n’avait jamais été conçu pour le grec ancien. Alors que la lecture de textes antiques se résume le plus souvent à un processus de traduction, même rapide, la lecture de textes en grec moderne non seulement prouve qu’une langue à déclinaisons peut être maîtrisée et non annonée, mais amène aussi, en raison de ressemblances évidentes et de jeux d’écho à découvrir le plaisir de la lecture pour des textes en grec ancien. (Delattre, 2009 : 60)

L’aspect le plus important de la redécouverte de la langue grecque décrite par Ch. Delattre, à notre sens du moins, réside dans la notion du plaisir de la lecture, quoique l’universitaire lillois insiste sur le fait qu’il n’entend pas révolutionner par son approche orale l’enseignement du grec (Delattre, 2009 : 64). Ces réserves se comprennent facilement, lorsque l’on sait que l’institution universitaire a pu être méfiante par le passé envers les essais de parler le grec et le latin ou de les enseigner en utilisant les méthodes venant des langues vivantes, comme s’il s’agissait d’une entreprise subversive. On peut évoquer, à titre d’exemple, la méfiance des autorités universitaires et scolaires à l’égard de nos collègues ayant utilisé la méthode de latin du professeur danois Hans Henning Ørberg (Rimbault, 2012). Et en effet, il y a sinon une subversion, du moins un possible renversement de perspective dans cette approche vivante des langues anciennes, puisqu’elle ouvre la voie à une perception différente de l’Antiquité, faite de plaisir et d’imagination. Cependant, parmi ceux qui pratiquent le grec et le latin vivants, certains seulement cherchent à refonder complètement notre façon d’aborder l’Antiquité, alors que d’autres mettent en avant des motivations strictement pragmatiques.

2.1. Le latin et le grec oralisés : le plaisir ou l’utilité ?

Les enseignants pratiquant le grec et le latin vivants, s’ils convoquent tous l’idée de redonner vie à ces langues, libérant ainsi la tradition classique de son côté poussiéreux et empesé, n’évoquent pas systématiquement les notions du plaisir ou du désir de langues et ne vont pas tous jusqu’à chercher à rendre le passé présent à nous aujourd’hui[9]. La méthode oralisée n’a souvent d’autre but que de rendre l’apprentissage des langues anciennes plus efficace, effet bénéfique que tout le monde accorde désormais à la pratique oralisée du grec et du latin.

Le latiniste Claude Fiévet, professeur à l’Université de Pau, fut parmi les premiers universitaires français à reconnaître les possibilités d’un renouveau de la didactique des langues anciennes en passant par une méthode d’apprentissage s’inspirant des celles de langues vivantes. En effet, ce dernier a développé une méthode audio-orale destinée aux grands débutants qui s’est avérée comme particulièrement efficace et a finalement été appliquée à tous les étudiants, débutants comme spécialistes[10]. De nos jours, on assiste à un développement sans précédent de méthodes vivantes dans l’enseignement des langues anciennes à l’Université, en France comme à l’étranger[11]. Les propositions pédagogiques adaptées aux élèves du secondaire qui prennent appui sur la méthode du professeur Fiévet se multiplient également ces dernières années au sein des groupes de travail dans les différentes académies. Il est toutefois à souligner que les enseignants prônant cette méthode se gardent bien d’évoquer le plaisir, l’imagination ou encore l’amour pour les langues anciennes et mettent en exergue leur volonté d’approcher le latin oralement tout simplement pour qu’ensuite les apprenants puissent lire les textes authentiques plus rapidement et plus facilement[12]. Cela est évidemment tout à fait légitime, mais nous voudrions insister sur une approche orale qui a pour vocation non seulement de faciliter la lecture des textes authentiques, mais aussi de rapprocher l’apprentissage des langues anciennes d’une nouvelle manière d’aborder l’histoire, qui s’efforce de recréer les mondes anciens dans tous leurs aspects et de les rendre vivants pour l’apprenant du XXIe siècle.

Parmi les enseignants qui soulignent la part du plaisir induite par une pratique vivante des langues anciennes se trouve Paula Saffire, qui a enseigné le grec ancien par le biais de la conversation pendant plus de vingt ans aux Etats-Unis. Cette longue expérience lui a permis de comprendre l’importance du plaisir dans le processus de l’apprentissage :

Experience shows me that students enjoy very much communicating out loud in ancient Greek. Why? Because it makes Greek come alive and, as William Blake said, “Life delights in life.” Genuine communication is simply enjoyable for humans. Enjoyment is no trivial matter; we ought not to underrate it. If relaxation conserves energy, enjoyment generates it. And an enormous amount of energy is needed for students to absorb the patterns of ancient Greek. We teachers will be asking students to learn, for example, a verb that has about 120 forms. If we can boost their energy for learning by giving them an enjoyable experience, they will have a far better chance of success. (Saffire, 2006 : 160)

Au delà de ces remarques très intéressantes sur l’importance du plaisir dans l’apprentissage du grec ancien, on peut s’interroger sur le changement de paradigme que suggère la mise en voix du grec et du latin. Car l’insistance même avec laquelle certains adeptes du grec et du latin vivants reviennent sur un seul résultat recherché, à savoir une meilleure compréhension du texte authentique, sous-entend que les résultats pourraient être bien plus riches, mais que l’on se refuse de les poursuivre. En effet, le latiniste allemand Jürgen Leonhardt, en réfléchissant sur l’avenir du latin, insiste sur la nécessité absolue de développer une approche plus immédiate des langues anciennes. Il s’agit en réalité d’inscrire la pratique du grec et du latin vivants dans une démarche plus générale, qui se manifeste déjà dans une approche différente de l’histoire :

Ce nouvel intérêt pour la pratique active du latin correspond également à une manière fondamentalement différente d’aborder l’histoire. La conception de l’analyse du passé que le XIXe siècle a élaboré en mettant l’accent sur sa dimension théorique et scientifique a certes influencé durablement de nombreuses disciplines telles que la philologie, l’histoire de l’art ou la sociologie historique, mais elle est désormais concurrencée par une approche beaucoup plus immédiate de l’histoire : cette nouvelle optique s’efforce de rendre présents, presque palpable, la vie des hommes qui nous ont précédés sur cette terre en la présentant sous forme de films, de reconstitutions, de reconstructions virtuelles, ou même par le truchement des jeux de rôles, au cours duquel chaque participant compose son propre personnage du passé. (Leonhardt,   2010 : 442-443)

Une approche réellement vivifiante des langues anciennes peut donc être mise au service de cette façon nouvelle d’aborder l’histoire, qui repose sur l’effort de rendre les faits passés sensibles, « palpables » pour reprendre le mot de J. Leonhardt. Il s’agit bien là de répondre à un désir, celui qui cherche à rendre l’Antiquité sensible à travers la sonorité de ses langues par exemple. Les désirs de langues anciennes sont, bien évidemment, divers et réinvestir les sons grecs et latins peut relever d’autres subjectivités encore. En France, une voix a récemment défendue avec beaucoup de conviction et force arguments une approche tout à fait originale du latin vivant, mais elle n’a pas été suffisamment bien entendue par les Antiquisants. Nous pensons aux travaux d’Olivier Rimbault, latiniste perpignanais et agrégé de grammaire qui a enseigné pendant de longues années dans le secondaire. Il a publié, en 2011, un livre intitulé L’avenir des langues anciennes. Repenser les humanités classiques, une réponse critique au livre de P. Judet de La Combe et H. Wismann L’Avenir des langues. Repenser les Humanités. P. Judet de La Combe et H. Wismann ont été chargés, d’abord par J. Lang et ensuite par L. Ferry, d’une mission sur l’avenir des études classiques en France : leur réponse était celle d’une analyse réflexive qui prend appui dans les textes, s’intéressant peu à ce fait simple qui pourtant nous semble primordial – que le grec et le latin furent tout d’abord des langues, langues normales, langues comme toute autre langue. Leur approche est solidement ancrée dans la philologie du XIXe siècle et c’est en effet une approche qui a fait ses preuves, mais qui correspond bien à certains tempéraments seulement et à certaines situations seulement, alors que la proposition d’Olivier Rimbault nous semble autrement plus riche. Ce latiniste choisit une approche fondamentalement différente, sans considérer pour autant que ce soit la seule possible. En effet, O. Rimbault défend avant tout le droit de chaque enseignant d’aborder le grec et le latin comme bon lui semble, avant de proposer une didactique des langues anciennes fondée sur un imaginaire qui lui est propre. Nous allons donc, dans cette dernière partie, explorer ses réflexions qui, comme on le verra, mettent au centre des apprentissages précisément le désir des langues et la subjectivité, à travers les notions du plaisir et du jeu.

2.2. Le désir, la subjectivité et les langues anciennes

Nous l’aurons assez dit, par sa pratique enseignante et par sa réflexion, O. Rimbault s’inscrit dans un mouvement cherchant à renouveler la didactique du grec et du latin, à la libérer de l’emprise de la « science philologique » trop aride pour sa sensibilité, qui aborde le texte grec ou latin comme un cadavre à disséquer. En même temps, il n’est pas de ceux qui oralisent le latin uniquement pour se rapprocher ainsi des méthodes utilisées dans l’enseignement des langues vivantes, avec le but d’arriver rapidement à un résultat concret qui, dans le cas qui nous occupe, n’est évidemment pas une compréhension orale aisée, mais une meilleure compréhension du texte littéraire. Cela en effet n’est pas le but premier d’O. Rimbault, qui cherche plutôt à susciter le désir du latin, à le sortir de sa condition de « langue morte », à le rendre présent aux apprenants et à créer un imaginaire autour de cette langue. Voici ce qu’il dit de sa propre pratique du latin vivant :

Le latin ou le grec [...] sont alors [...] des langues [...] bien vivantes puisque le locuteur peut [...] s’assurer que son interlocuteur l’a bien compris (le professeur qui s’adresse en latin ou en grec au groupe classe interpellera à un moment ou à un autre chaque élève ou étudiant et entrera avec lui dans un échange vraiment personnel et ancré dans la situation présente). Il y a donc un complet renversement par rapport à l’approche philologique traditionnelle : à la gravité et aux efforts patients que celle-ci requiert, l’enseignant substitue une « nouvelle » méthode, inductive et orale, grâce à laquelle l’apprentissage devrait se faire dans la « joie » et avec « facilité » ; dans cette approche centrée sur la communication, la dimension historique de la langue est effacée ; ce qui était passé devient présent, ce qui semblait mort devient vivant ; d’objet d’étude extérieur, la langue est totalement intériorisée. (Rimbault, 2011 : 80)

Une telle approche peut répondre, nous semble-t-il, aux exigences des temps que nous vivons, où il ne peut vraiment plus être question de revenir à l’austère philologie du XIXe siècle, où l’on cherche à approcher l’histoire d’une façon beaucoup plus immédiate, comme nous l’avons déjà souligné.

Notons en même temps que la didactique prônée par O. Rimbault n’est pas totalement nouvelle, sortie de nulle part – il le dit lui-même, il s’agit de méthodes qui « réveillent de très anciennes pratiques » (Rimbault, 2011 : 138). En effet, comme le savant perpignanais nous le rappelle, une didactique de la langue latine fondée sur le plaisir et le jeu apparaît déjà à la Renaissance, dans les travaux d’Érasme, alors qu’au XVIIe siècle Jan Amos Comenius défend l’apprentissage « naturel » de la langue latine. Plus près de nous, l’Anglais W. H. D. Rouse, fondateur de Linguaphone Institute, développe dès 1932 une méthode qu’il appelle directe et dont l’essence est la spontanéité, le naturel et la vie, alors que le danois Hans H. Ørberg conçoit dans les années 50 une méthode de latin inspirée par celle de Rouse. Toutes ces méthodes n’ont pas pour but premier de faire découvrir aux apprenants la culture gréco-latine à travers ses textes, mais de faire découvrir tout simplement la langue grecque ou latine, qui est considérée, en elle-même, comme véhiculant un certain imaginaire. Voici ce qu’en dit O. Rimbault :

Nous avons suggéré que ces langues anciennes, chargées d’histoire, de culture et d’imaginaire, fonctionnent même symboliquement et non pas seulement sémiologiquement quand on en fait des langues de communication écrite ou orale, même rudimentaires. On ne peut les réduire à servir par-dessus tout d’outils pour une prise de conscience [...] de la manière dont l’individu construit sa compréhension du monde à travers les mots et pour une prise de conscience [...] de la manière dont les mots et les idées d’une communauté ont évolué avec le temps. [...] Bien d’autres pratiques pédagogiques sont possibles et recommandables, qui ne seront d’ailleurs pas forcément des innovations. Le théâtre scolaire, par exemple, que l’élève s’exprime en latin ou avec une traduction, associe à la pensée l’intuition, la sensation et le sentiment en impliquant totalement le corps dans l’apprentissage. Il y a là des avantages didactiques (au regard de l’acquisition de la langue) mais aussi, au-delà, éducatifs au sens plus large, et tout à fait personnels à l’apprenant. (Rimbault, 2011 : 134-135)

A la lecture de ces lignes on constate une fois de plus qu’O. Rimbault confère une place très importante à la subjectivité dans sa didactique des langues anciennes – subjectivité de l’enseignant, mais aussi subjectivité de l’apprenant. C’est cela qui nous a paru essentiel pour un renouvellement de la didactique du grec et du latin : sortir enfin de l’approche  utilitariste  cherchant à la fois à justifier l’existence même de nos enseignements et à les raccrocher à l’apprentissage de la langue maternelle ou encore de l’éducation morale et civique, pour oser enseigner le grec et le latin pour eux-mêmes, les valoriser pour eux-mêmes, en tant que langues à part entière. Un tel enseignement de langues anciennes est intéressant parce qu’il peut créer l’espace pour la construction d’une nouvelle identité, d’une nouvelle subjectivité et non pas parce qu’il nous rappelle nos « racines ».

3. Conclusion

La pratique orale des langues anciennes n’est certes pas le seul moyen de rendre l’Antiquité « palpable » et nombreux sont les hellénistes et les latinistes qui y arrivent très bien sans passer par les conversations en grec ou en latin. Toutefois, dans le cadre d’un enseignement institutionnalisé qui s’avère être peu efficace actuellement, les colloquia en latin et en grec nous semblent être le chemin le plus rapide vers l’éveil de l’imagination qui devrait permettre aux apprenants de se rapprocher des mondes anciens. Il est certain, en tout cas, que la voie qui permet de sortir le grec et le latin de la crise dans laquelle l’enseignement de ces deux langues se trouve actuellement en France et en Europe passe par une ouverture vers non pas la subjectivité, mais les subjectivités, aussi bien des enseignants que des apprenants. Les propositions fondées sur une subjectivité forte et surtout sur un désir de langues, telles que celle d’O. Rimbault, devraient être mises en valeur et servir de point de repère pour l’établissement de nouvelles pratiques.

Le cadre institutionnalisé au sein duquel nes enseignements se déroulent impose – nous en sommes bien consciente – une certaine rigidité et un minimum de préconisations officielles. D’un autre côté, le système scolaire français connaît ces dernières années des problèmes systémiques qui dépassent largement la « question » du grec ou du latin.  Cependant, même dans ce contexte difficile, il est possible d’envisager une autre approche pour le grec et le latin qui ne sera plus fondée sur la notion d’utilité de ces langues, mais sur celle du désir de l’Autre, sur une nouvelle perception de l’Antiquité permettant non pas de retrouver nos « racines », mais de se construire une identité nouvelle à travers une pratique nouvelle de langues anciennes.

 

Références bibliographiques

CHARVET, Pascal et BAUDUIN, David, Les humanités au cœur de l’école. Rapport sur la valorisation des langues et cultures de l’Antiquité, remis le lundi 29 janvier 2018 au ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer (https://www.education.gouv.fr/cid125849/remise-du-rapport-sur-la-valorisation-des-langues-et-cultures-de-l-antiquite.html).

CIBOIS, Philippe, « La question du latin : des critiques du 18e au revival du 19e », L’information littéraire, n°52 (1), 2000, p. 7-28.

DELATTRE, Charles, « Kuklos Hellenikos : une pratique orale du grec ancien », dans Pascale Hummel (dir.), Translatio. La transmission du grec entre tradition et modernité, Paris, Vrin, 2009, p. 53-65.

HARTOG, François, « Plus et moins qu’une discipline : le cas des études classiques », Fabula-LhT, n° 8, « Le Partage des disciplines », mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/hartog.html, page consultée le 25 avril 2019.

LEONHARDT, Jürgen, La grande histoire du latin, traduction française B. Vacher, Paris, CNRS éditions, 2010.

RICO, Christophe, Polis. Parler le grec ancien comme une langue vivante, Paris, Les éditions du Cerf, 2009.

RICO, Christophe, « La méthode Polis », dans Malika Bastin-Hammou, Filippo Fonio, Pascale Paré-Rey (dir.), Fabula agitur. Pratiques théâtrales, oralisation et didactiques des langues et cultures de l’Antiquité, Grenoble, UGA éditions, 2019.

RIMBAULT, Olivier, L’avenir des langues anciennes. Repenser les humanités classiques, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2011.

RIMBAULT, Olivier, « Au sujet de la méthode de latin du Professeur Ørberg (Remarques sur la didactique des langues anciennes) », Réflexion(s), avril 2012, URL : http://reflexions.univ-perp.fr/)

SAFFIRE, Paula, « Ancient Greek in Classroom Conversation », dans John Gruber-Miller (dir.), When Dead Tongues Speak. Teaching beginning Greek and Latin, Oxford, Oxford University Press, 2006, p.158-189.

WAQUET, Françoise, Le latin ou l’empire d’un signe. XVIe-XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.

 

[1] Il faut souligner néanmoins que les langues anciennes font toujours partie, dans certains pays européens, des enseignements obligatoires pour tous les élèves ou pour les élèves ayant choisi une filière spécifique, ce qui rend les comparaisons entre les pays difficiles (Charvet et Bauduin, 2018 : 26).

[2] Lorsqu’il supprime en 1968 le latin en sixième, Edgar Faure rappelle que cette langue « n’est aisément accessible qu’aux héritiers de la culture » et constate que le latin « freine la démocratisation » (Waquet, 1998 : 247). La date de cette suppression n’est pas anodine, évidemment, et Françoise Waquet insiste à juste titre sur l’ampleur de ce changement, qui vient abolir le latin, un des moyens depuis le XVIIe siècle de « classer » les hommes (Waquet, 1998 : 272).

[3] Dans son ouvrage consacré à la didactique des langues anciennes, Anne Armand rappelle que les programmes parus en 1996 demandent de former les élèves à la lecture des textes authentiques (Armand, 1997 : 79). Les programmes de langues et cultures de l’Antiquité, publiés dans le Bulletin officiel n. 31 du 27 août 2009, p. 2, stipulent dès le départ que « l’objectif de l’enseignement des langues et cultures de l’Antiquité est de permettre à chaque élève, en fin de classe de Troisième, de lire et comprendre de manière autonome un texte authentique simple ». Le problème qui se pose toutefois est celui de l’existence de textes authentiques simples, car si l’on considère comme textes authentiques uniquement ceux dotés d’une valeur littéraire certaine, on aura beaucoup de mal à trouver à l’intérieur de ce corpus des textes simples, puisque leurs auteurs n’ont pas du tout visé la simplicité.

[4] Le programme de l’enseignement de complément de langues et cultures de l’Antiquité a été publié dans l’annexe de l’arrêté du 8 février 2016 : https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=99531.

[5] Françoise Waquet, qui a consacré une étude importante à l’histoire de l’enseignement du latin entre le XVIe et le XXe siècles, étudie l’évolution de cet enseignement qui en a fait un instrument pour « classer » les hommes (Waquet, 1998, 246-272). Le sociologue Philippe Cibois a montré qu’une cassure importante s’est produite au moment de la Révolution, avec l’idée que les sciences doivent devenir l’assise d’une éducation en phase avec son temps, au détriment du latin et des études classiques (Cibois, 2000).

[6] Sur la dernière « offensive » politique contre les études anciennes justifiée par l’idée qu’il s’agit d’enseignements élitistes, lors de la mise en place de la réforme du collège en 2015, l’on peut consulter le texte « Rapport Charvet-Bauduin (2/2) : pour en finir avec la question de l’élitisme » de Ph. Cibois sur son site https://enseignement-latin.hypotheses.org/10523#more-10523.

[7] Nous nous permettons de citer in extenso le rapport Charvet, car ce point est essentiel à nos yeux : « [...] il ne s’agit pas de rechercher une expertise et une maîtrise linguistique strictes à la fin de la scolarité du collège ou de la terminale, du type de celle qu’on peut attendre en langues vivantes, mais de viser un niveau, en fonction des moments du cursus et des formules d’enseignement, qui permette de remplir des objectifs généraux – au service d’une maîtrise intellectuelle (et progressive) de la langue française, des modes de communication et des enjeux sociaux. En somme, les études classiques se caractérisent aujourd’hui autant par leur objet (la culture antique et médiévale) que par une certaine conception de la formation intellectuelle, nourrie par l’ensemble des sciences humaines. » (Charvet et Baudouin, 2018 : 100)

[8] On peut trouver les références à ces travaux dans Fiévet, 1989 : 216.

[9] Dans le domaine universitaire français commencent à apparaitre maintenant des méthodes de langues anciennes vivantes, telles que la méthode Polis de Christophe Rico, qui insiste bien sur tous les bénéfices qu’on peut tirer d’un enseignement oral du grec, sans pour autant convoquer le plaisir ou le désir de langues (Rico, 2009).

[10] Dès 1989, Cl. Fiévet insiste sur l’importance et même la nécessité de transformer les pratiques d’apprentissage de langues anciennes et de s’appuyer sur les méthodes de l’apprentissage d’une langue seconde, ce qu’il a fait lui-même en introduisant sa propre méthode audio-orale de latin à l’Université de Pau. En même temps, Cl. Fiévet, tout comme Ch. Delattre, n’est pas un militant du latin vivant et n’entend pas faire autre chose que permettre aux étudiants d’accéder le plus rapidement possible à la lecture des textes en latin (Fiévet, 1989 : 215).

[11] Pour avoir une idée du succès que rencontrent actuellement ces initiatives de parler le latin et parfois aussi le grec ancien, on peut consulter le tout récent article de Christophe Rico, qui évoque même l’idée d’une « sixième renaissance », tant les initiatives de rendre les langues anciennes vivantes sont actuellement nombreuses et vivaces partout dans le monde (Rico, 2019 : 193-217).

[12] On peut consulter, à titre d’exemple, le document « Le latin langue vivante : parler latin pour lire le latin », que l’on peut trouver en ligne, dans la base de donnée EDUSCOL, à l’adresse suivante http://cache.media.eduscol.education.fr/file/LCA/58/6/RA16_C4_LCA_oraliser_latin_724586.pdf ou encore une proposition émanant de l’Académie de Bordeau intitulée « Oraliser le latin pour mieux le comprendre en classe de LCA » qu’on peut également lire en ligne, à l’adresse http://disciplines.ac-bordeaux.fr/lettres/uploads/news/60/file/CR-Atelier-oralisation.pdf

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L’apprenant-sujet à l’ère de la globalisation

Cristian Baidal

Résumé 
Dans cette contribution, nous évoquerons la question de l’utilité de l’apprentissage des langues dites étrangères d’abord d’un point de vue sociolinguistique, en nous appuyant, entre autres, sur le modèle gravitationnel proposé par L.-J. Calvet (1999), puis dans une optique centrée sur la question de la subjectivité et de l’objectivation tant des acteurs de cet apprentissage (apprenants, enseignants) comme de la langue elle-même. Pour ce faire, nous évoquerons en DLE le dogme du tout-communicationnel et l’instrumentalisation de la langue-culture, du...

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