Actes n°1 / Désir de langues, subjectivité et rapports au savoir : les langues n'ont-elles pour vocation que d'être utiles ?

Les représentations langagières et la dimension subjective de l’apprentissage du FLE chez les locuteurs algériens

Lila Mokrani

Résumé

Résumé

Notre proposition s’inscrit dans le cadre de la psychologie sociale et cognitive prenant en compte la dimension subjective de l’apprentissage. En effet, la langue étrangère et son approche reposent sur l’amour de cette langue ou au contraire sur son rejet. De fait, le désir, la fascination, l’attirance, la réticence conditionnent l’apprentissage de la langue. En somme, tout est axé sur « la motivation », sur le rapport à la langue. Les locuteurs algériens ont certains rapports à la langue étrangère (le français). Ces représentations varient selon que ces locuteurs (ou apprenants) s’identifient à l’autre, selon qu’ils rejettent l’autre et sa langue ou selon qu’ils le considèrent comme "ennemi-colonisateur" ou "homme civilisé". Toutes ces représentations et bien d’autres nous permettent de poser les questions : Comment le sujet algérien se représente-t-il le français ? Ces représentations conditionnent-elles l’apprentissage et l’expression en langue étrangère ? Pour répondre à ces questions, nous adopterons une démarche descriptive mettant en évidence les représentations des apprenants du secondaire algérien et leurs rapports avec l’apprentissage du français. Ce qui nous permettra d’utiliser deux techniques de recueil de données : l’observation participante et l’enquête par questionnaire. De ce fait, les approches à adopter seront l’approche qualitative et l’approche quantitative.

Lila MOKRANI
Université de Boumerdès, Algérie

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Introduction

Dans toute société, il existe  des langues maternelles que l’enfant acquiert passivement dès son jeune âge, et d’autres qui sont étrangères. Celles-ci sont apprises à l’école, tel le cas de la langue française et de la langue anglaise en Algérie. L’apprentissage de la langue étrangère est généralement conditionné par l’amour de la langue ou au contraire par son rejet. De fait, le désir, la fascination, l’attirance, la réticence sont autant de facteurs qui modifient  l’apprentissage de la langue.

1. Cadre de l’étude

Notre contribution se situe dans le prolongement des études qui s’inscrivent en psychologie sociale et cognitive. Nous ambitionnons de décrire les représentations langagières et la dimension subjective de l’apprentissage du FLE chez les locuteurs algériens qui ont certains rapports à la langue étrangère (le français). Pour ce faire, nous devons d’abord définir les concepts clés de notre recherche et qui sont en relation avec notre  partie analytique.

L’Algérie est un pays plurilingue où cohabitent plusieurs langues avec différents statuts.  G. Grandguillaume décrit la situation plurilingue algérienne en affirmant que :

Dans le Maghreb actuel trois langues sont utilisées : la langue arabe, la langue française et la langue maternelle, les deux premières sont des langues de cultures, de statut écrit. Le français est aussi utilisé comme langue de conversations. Toutefois, la langue maternelle véritablement parlée dans la vie quotidienne est toujours un dialecte arabe ou berbère ; cette langue maternelle, sauf de très rares exceptions, n’est jamais écrite. (1983 : 11)

Il est d’autre part essentiel de rappeler que les langues algériennes ont des statuts différents. Le français hérité du colonisateur français, faisait l’unique langue d’usage dans la gestion et l’administration du pays. En effet, le français qui est un   

héritage de plus d’un siècle de colonisation, est officiellement reconnu comme première langue étrangère. Une langue étrangère au statut particulier (Derradji Y., 2006) car encore aujourd’hui cette langue conserve un rôle privilégié  sur la seine officielle et sociale du pays. C’est une langue qui a gardé une importance certaine dans l’éducation (l’apprentissage du français dans les écoles), la politique, l’administration et les médias du pays. (Abbes Kara, Kebbas, Oulebsir, 2013 : 14). 

Cependant, juste après l’indépendance, le gouvernement algérien proclama que l’unique langue nationale et officielle du pays est bien l’arabe standard tout en octroyant au français le statut de langue étrangère au même titre que l’anglais. Selon Claudet :  

Le français en tant que langue du colonisateur a un statut très ambigu ; d’une part il attire le mépris officiel (il est officiellement considéré comme langue étrangère au même titre que l’anglais, mais d’autre part, il est synonyme de réussite sociale et d’accès à la culture et/ou modernisme.  (Asselah Rehal, 2001 : 46).

Ce que l’on essaie de montrer ici est que  le statut du français en Algérie est très équivoque dans la mesure où il est celui de « langue étrangère » qui est par définition une langue apprise pour une utilisation hors des frontières. Mais l’on voit bien que le statut social du français fait de cette langue, une langue de communication interne et externe : c’est en effet la langue de l’administration, des  échanges  sociaux, la langue des enseignements universitaires et quelque peu scolaire. Nous précisons tout de suite que les pratiques sociales du français font de cette langue une  langue seconde étant par définition une langue étrangère privilégiée [1]ou une langue envisagée comme moyen et objet d’apprentissage (un enseignement en langue et un enseignement de la langue).    

Cependant, ce statut non prononcé politiquement rivalise le statut de l’arabe standard qui a été pour longtemps, de 1962 à 2002, reconnu comme « unique langue nationale et officielle du pays »[2]. Cette langue permet donc à son tour un enseignement de la langue et un enseignement en langue, et qui est la deuxième langue apprise en Algérie après la langue maternelle (ce qui renvoie à la définition de la langue seconde). Rappelons que la langue maternelle est la première langue acquise par l’enfant dans son environnement familial et qui renvoie en Algérie à l’arabe dialectal et au berbère. C’est donc sur ce constat (complexité de la situation sociolinguistique de l’Algérie) que nous « grefferons » notre enquête.

Toutes les langues, maternelles qu’elles soient, étrangères ou secondes laissent transparaitre des représentations langagières chez les locuteurs algériens. Ces représentations varient selon que ces locuteurs (ou apprenants) s’identifient à l’autre, selon qu’ils rejettent l’autre et sa langue ou selon qu’ils le considèrent comme « ennemi-colonisateur » ou « homme civilisé ». Toutes ces représentations et bien d’autres nous permettent de poser les questions : Comment le sujet algérien (celui de notre échantillon)  se représente-t-il le français ? Ces représentations conditionnent-elles l’apprentissage et l’expression en langue étrangère ?

Pour répondre à ces questions, nous partons de l’hypothèse que les représentations qu’ont les locuteurs algériens quant à la langue française, leur amour ou le rejet de cette langue  influencent et conditionnent l’apprentissage du FLE.

2. Vérification des hypothèses

2.1. Lieu  de l’enquête

Situé au centre ville de la commune de Boghni, le lycée Zamoum Mohamed est l’un des plus anciens établissements du secondaire de la willaya de Tizi-Ouzou, où l’on enseigne plusieurs filières dont la filière des langues étrangères. Ce lycée constituera notre terrain d’enquête.  

2.1. Outil d’évaluation et déroulement de l’enquête  

Pour atteindre notre objectif et  répondre aux questions que nous avons posées au début de cette recherche, nous avons réalisé une enquête le 07, le 08 et le 10 janvier 2019 au niveau du lycée Zamoum Mohamed de Boghni où nous avons soumis un questionnaire à soixante apprenants de la première année du secondaire, distribué sur deux classes. Cette technique nous a permis de  comprendre les représentations des apprenants sur  la langue française ainsi que leurs rapports avec l’apprentissage du FLE.  Notre questionnaire se répartit en trois items que nous résumons dans le tableau suivant :

                              items

                         objectif

1/ Représentation de la langue française par les apprenants.

Savoir comment les apprenants se représentent-ils  la langue française.

 

2/ Les pratiques de classe.

 

Voir comment les représentations se répercutent sur les pratiques langagières en classe.

Nous avons également effectué plusieurs observations participantes auprès des apprenants étant dans un cours de FLE, et ce, dans le but de  compléter les résultats du questionnaire. Pour ce faire, nous avons réalisé une grille d’observation des apprenants, proposée ci-dessous :

Phénomènes observés

                   Oui

                 Non

Sont calmes et attentifs

 

 

Participent

 

 

Répondent correctement

 

 

Ont de bons résultats

 

 

Bavardent durant le cours

 

 

Ils se montrent intéressés

 

 

Ils se montrent démissionnaires.

 

 

Ils interagissent avec l’enseignante.

 

 

3. L’analyse  et le croisement des résultats

Cette section est réservée aux résultats de notre enquête. En effet, plusieurs constats se dégagent de l’analyse du questionnaire qui a montré que les apprenants de la première année secondaire se font des représentations sur la langue française. Il est vrai que 35% de notre échantillon n’aime pas le français. Mais il est aussi vrai que 65% des apprenants, qui sont majoritairement du sexe féminin, aiment cette langue. Selon ce dernier groupe, le français n’est plus « un butin de guerre » comme l’a considéré le gouvernement algérien de 1962, mais plutôt « la langue de Molière » qui reflète « les belles lettres ». Les apprenants ont également justifié leur amour envers le français, par le fait qu’il est la langue de la modernité et de l’ouverture sur le monde. Pour quelques-uns, elle est « la meilleure langue du monde » pour reprendre leurs propos. Pour justifier leur amour, nos sujets ont utilisé des qualificatifs tels que :

«  Langue de classe »,

« Langue prestigieuse »,

« De prestige »,

« Haute gamme »,

« Langue d’élégance »,

« Elle reflète la bourgeoisie »,

« Une mode et une tendance»…

Toutes ces représentations influencent positivement l’apprentissage du FLE. Il semble cependant intéressant de souligner que ce sont ces mêmes sujets qui se sont montrés intéressés en classe de FLE. Ils sont en effet calmes et attentifs lors du cours. Ils participent et n’hésitent pas à poser des questions; ils n’ont pas de difficulté à assimiler les cours et répondent positivement aux séries d’exercices. L’on peut également considérer qu’ils n’ont pas de difficultés à s’exprimer en langue française.

Contrairement à cette tranche d’apprenants qui n’hésite pas à s’approprier la langue française, il y a bien ceux qui fuient et rejettent cette langue car :

« Elle n’est pas la nôtre »,

« Elle est la langue de ceux qui aiment se faire voir »,

« Et se montrer » ou « se vanter » pour reprendre leurs propos.

Selon ces apprenants, le français est la langue de « la classe aristocratique » et non pas la langue de « l’enfant du peuple ». Pour d’autres apprenants, la langue française est une langue difficile à assimiler ou elle est moins intéressante la comparant aux disciplines : mathématiques et physique. D’après leurs réponses, la langue  française est rejetée car :

« Elle est une langue difficile car elle a beaucoup de règles »,

« Elle n’est pas intéressante »,

« C’est une langue sans avenir »,

« On maitrise l’anglais ».

Ce rejet est également dû à des facteurs psychologiques tels que la honte, la timidité, le complexe du colonisé, le fait qu’ils n’aiment pas leurs enseignants du FLE ou le rejet de ces derniers… Ces mêmes apprenants expliquent qu’ils ne peuvent pas faire appel au français lors de  leurs conversations même s’ils sont en plein cours de français. Et c’est bien ce que nous avons constaté lors de nos observations. Toutes ces représentations négatives influencent négativement l’apprentissage du FLE. Les résultats de l’observation ont montré que la majorité de ces apprenants ne participent pas en classe de FLE ; ils sont moins attentifs, ils bavardent et ils ne répondent pas correctement aux séries d’exercices. Selon leurs réponses, le cours de français est très lourd et la séance ne s’achève pas rapidement : ce qui les ennuie.

Selon les enseignants du FLE, les apprenants qui aiment la langue française ont obtenu de très bons résultats et sont meilleurs que ceux qui rejettent cette langue. Nous proposons dans ce qui suit un tableau récapitulatif des conséquences et de l’influence des représentations (de l’amour ou du rejet de la langue française) sur l’apprentissage du FLE.   

Apprenants ayant des représentations positives

Apprenants ayant  des représentations négatives

Aiment et s’approprient la langue française

N’aiment pas et rejettent la langue française

Sont attentifs lors du cours du FLE

Ne sont pas attentifs

Sont calmes

Sont calmes

Participent toujours

Sauf quelques exceptions, ils ne participent pas

Répondent correctement aux exercices

Ne répondent pas correctement aux exercices

Ont obtenu de bons résultats

Sauf des cas rares, ils ont de mauvais résultats

Ont la volonté d’apprendre le FLE

N’ont aucune volonté d’apprendre le FLE

Parlent couramment et font appel à la langue française lors de leurs interactions de classe

Ne font pas appel à la langue française lors de leurs interactions de classe

Conclusion

A travers cette étude, nous avons voulu mettre l’accent sur les représentations langagières et la dimension subjective de l’apprentissage du FLE chez les locuteurs algériens, plus précisément chez les apprenants algériens de la première année secondaire (ceux de notre terrain d’enquête). Tout en mettant l’accent sur l’influence des représentations sur l’apprentissage du FLE, nous avons conclu que l’appropriation et la volonté d’apprendre une langue repose sur l’amour ou le rejet de cette langue. Ces quelques constats amènent cependant à considérer que les représentations positives et négatives  des apprenants  conditionnent l’apprentissage et l’expression en langue française, ce qui fait de  l’apprentissage, un acte subjectif.

Références bibliographiques

ABBES KARA, Atika,  KEBBAS, Malika,  OULEBSIR, Kamilia, Contacts de langues et communication  médiatisée par ordinateur (CMO), Alger, Socles, 2013. 

ASSELAH- RAHAL, Safia, Plurilinguisme et migration, Paris, l’Harmattan, 2004.

BENRABAH, Mohamed, Langues et pouvoir en Algérie- Histoire d’un traumatisme linguistique,  Paris, Edition Séguier, 1999.

BERGHOUT, Noujoud, Réflexions sur les pratiques linguistiques et l’alternance codique dans le  discours de locuteurs chaoui : Représentations spatiales et communication urbaine. Thèse de doctorat en sociolinguistique, sous la direction de  Kara, Atika et de Bulot, Thiery, Ecole Nationale Supérieure des Lettres et Sciences, Alger, 2009.

CHIBANE, Rachid, Culture, jeunes et plurilinguisme à Tizi-Ouzou : pratiques francophones d’un micro-réseau social.  Thèse de doctorat en sociolinguistique, sous la direction de Haddadou, Mohamed-Akli et Bulot, Thiery, Université de Tizi-Ouzou, Volume 1. Tizi-Ouzou, 2015.

DERRADJI, Yacine, « Vous avez dit Langue Étrangère, le français en Algérie? », in Castellotti V. (dir.) & Chalabi H. (dir.), Le français langue étrangère et seconde: des paysages didactiques en contexte, Paris, L’Harmattan, 2006.

GRANDGUILLAUME, Gilbert, « Le maghreb confronté à l’islamisme : Arabisation et démagogie en Algérie », Paris, Le monde diplomatique,  1997.

GRANDGUILLAUME, Gilbert, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, éd. Gp Maisonneuve et Larose, 1983.

 

[1] Selon Cuq et Gruca, 2002.

[2] Article 3 de la Constitution de 1962, cité par Chibane, 2015.

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