Hors série n°1 / Regards sur les pratiques enseignantes en matière de langues, première et/ou seconde

L'alternance codique et l'enseignement du/par le français au Maroc

Hicham Er-radi, Rachida Bouali

Résumé

Résumé : Cet article traite du statut scolaire du français au Maroc et présente la situation paradoxale de cette langue en rapport avec l’usage de l’alternance codique (désormais AC) arabe/français par les enseignants. Ainsi, loin des préjugés relatifs à l’AC perçue généralement comme une mauvaise herbe à extirper, notamment en classe de langue, le présent article discute le point de vue des spécialistes qui ont entrepris ce phénomène dans le contexte éducatif. En effet, à partir de l’analyse de notre corpus et les résultats de ces recherches, nous présentons ses différents aspects didactiques et communicatifs, son rôle en classe de langue et les attitudes à apprendre de la part des principaux acteurs éducatifs, en l’occurrence les apprenants et les enseignants.

Abstract : This article deals with the school status of French in Morocco and presents the paradoxical situation of this language in relation to the use of alternating Arabic/French coding (now AC) by teachers. Thus, far from the prejudices related to AC generally perceived as a weed to be eradicated, especially in language class, this article discusses the point of view of specialists who have undertaken this phenomenon in the educational context. Indeed, based on the analysis of our corpus and the results of this research, we present its various didactic and communicative aspects, its role in language classrooms and the attitudes to be learned from the main educational actors, in this case learners and teachers.

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Introduction

L’usage de l’alternance codique (désormais AC) est considéré de nos jours comme une pratique langagière naturellement liée au profil linguistique des locuteurs bilingues. Cependant, ce phénomène constitue un objet de débat difficile à entreprendre lorsqu’il est évoqué en rapport avec l’enseignement des langues et les langues d’enseignement, notamment le recours à la langue maternelle par les enseignants du français, en l’occurrence l’arabe marocain, ou à d’autres langues en plus de la langue officielle d’enseignement. En effet, cette pratique qui ne cesse de se répandre de façon très remarquable nous interpelle par rapport aux motifs expliquant l’usage de l’AC, aux conséquences de cet usage sur le processus d’enseignement-apprentissage du français et, par extension, aux conditions de sa mise en œuvre.

Cependant, le débat autour de l’enseignement du français au Maroc et le plus souvent focalisé sur les aspects didactiques du français langue enseignée ou, en d’autres termes, le français langue-objet. Une bonne partie du débat s’ouvre pourtant sur le « turnover » de cette langue quand elle devient langue d’enseignement (ou langue-support). Une telle situation présente le rapport langue d’enseignement/langue enseignée (ou langue objet/langue support) comme étant paradoxal : enseigner une langue par cette langue elle-même, c’est-à-dire être à la fois le nourrisson et la nourrice !

Par ailleurs, ce postulat est fortement corroboré par les observations faites sur les pratiques langagières en classe du français, notamment le recours des enseignants à l’arabe (standard ou marocain) de manière tantôt occasionnelle tantôt régulière, ce qui se manifeste par l’usage de l’AC codique arabe/français.

Cet état de fait nous interpelle sur les questions suivantes :

- Pourquoi les enseignants du français recourent à la langue arabe (marocaine ou standard) ?

- Comment se manifeste, ou devrait se manifester, ce recours ?

- Quel rôle peut jouer l’AC en classe de langue étrangère ?

  1. Deux langues françaises sur un même terrain : le paradoxe du statut

Le français jouit d’un double statut scolaire: langue enseignée et langue d’enseignement. Cette situation renforce sa valeur au sein du marché sociolinguistique marocain. Cependant, en tant que langue-objet (langue enseignée), tout comme les autres disciplines scolaires, l’enseignement du français constitue le souci majeur aussi bien pour les didacticiens que pour les responsables sur la politique éducative du pays. Or, le français langue d’enseignement, n’est souvent évoquée que par rapport à l’adoption de la pluralité linguistique et de l’alternance des langues et, par extension, au débat de l’arabisation/francisation de quelques disciplines scientifiques et/ou techniques, sans pour autant étendre le débat sur l’enseignement des langues, en l’occurrence le français, sinon, la question devient allergique.

Par ailleurs, en tant que langue d’enseignement (langue support), le français change de nature et revêtu un nouveau rôle, celui du véhicule du savoir, et doit ainsi être appréhendé, non pas seulement comme langue, dans le sens purement linguistique du terme, mais plutôt comme un moyen de communication ayant ses propres considérations.

Cette situation renvoie à trois considérations essentielles dont l’articulation permet au débat sur la langue d’enseignement d’appréhender la question dans sa totalité et, par conséquent, d’atteindre sa plénitude. Il s’agit tout d’abord de partir d’une analyse des données socio et psycholinguistiques respectivement relatives au statut de la langue française et des autres langues en contact au sein de l’école, et à la nature du rapport qu’entretiennent les enseignants et les apprenants avec chacune de ces langues. Ensuite, engager une réflexion profonde sur les possibilités de mise en corrélation du niveau d’accessibilité de la langue d’enseignement, en l’occurrence le français, et celui d’apprentissage tout au long du cursus scolaire. Enfin, dépasser la vision réductionniste qui limite exclusivement le débat sur la langue d’enseignement à certaines disciplines, en l’occurrence les disciplines scientifiques et techniques, ou certains niveaux scolaires, notamment le préscolaire et le primaire, sans pour autant évoquer les autres

Par alternance codique, Clyne (1986) comprend l’emploi de deux langues à l’intérieur d’un énoncé ou l’alternance de codes entre deux énoncés. Causa (2002) entend l’AC comme « les passages dynamiques d’une langue à l’autre dans la même interaction verbale ; ces passages pouvant se produire à la fois au niveau interphrastique ou au niveau intraphrastique ».

Face aux difficultés linguistiques éprouvées par ses apprenants en français, l’enseignant se trouve dans l’obligation de diversifier ses stratégies de communication d’où le choix de l’AC. Selon Jean-Pierre Cuq « l’alternance codique est une stratégie de communication, une ressource qui permet au locuteur d’exprimer un éventail large de fonctions et d’attitudes [...] ». Causa affirme, à ce sujet, que « la réalité dans le domaine de l’enseignement montre que l’alternance codique employée par l’enseignant est une pratique naturelle conforme à toute situation de communication du contact des langues », toujours selon Causa : «pour faciliter l’accès à la langue cible, l’enseignant emploie l’autre code qui "circule" dans la classe ».

Dans les sociétés bi-plurilingues, le milieu scolaire et, éventuellement, l’espace-classe, doit être perçu comme « un espace illocutoire potentiellement bilingue » (Lüdi, 1991). Ainsi, les sujets bilingues, en l’occurrence les enseignants et les apprenants, quel que soit leur niveau de bilinguisme, se servent naturellement de l’AC comme « stratégie de communication utilisée par les locuteurs bilingues entre eux » (Hamers et Blanc, 1982). En effet, les usages que l’on en se fait diffèrent en fonction des contextes et des intentions des enseignants. Généralement, l’usage de l’AC comme « stratégie communicative d’enseignement » prend l’une ou l’autre des deux formes proposées par M. Causa (1996), à savoir « la stratégie contrastive » et « la stratégie d’appui ».

2.1. L’AC comme « stratégie contrastive »

« La stratégie contrastive est la mise en rapport des deux systèmes linguistiques en présence pour en relever les points communs et les différences. » (M. Causa: 1996). Ainsi, de ces deux systèmes linguistiques, l’un est acquis chez les uns et les autres, puisqu’il s’agit de leur langue maternelle (l’arabe marocain/l’amazigh). Quant à l’autre système (en l’occurrence le français, il est soit appris à un certain degré, soit en voie d’apprentissage.

En AC, la stratégie contrastive se caractérise essentiellement par deux aspects : d’une part, les passages d’une langue à l’autre sont marqués par des phrases ou mots introductifs et, d’autre part, ces passages ne concernent – tout au moins dans notre corpus – que le métalangage aussi bien au niveau lexical qu’aux niveaux syntaxique et morphologique.

Exemples:

  • « faɛil » ça veut dire quoi ?
  • C’est ce qu’on appelle la forme de définition, at-taɛrif.
  • Ça peut être une peine privative de liberté, yaɛni saliba li l-ḥurriya.

2.2.      L’AC comme « stratégie d’appui »

Causa (1996) définit « la stratégie d’appui » comme étant « l’utilisation de la langue du public par l’enseignant». Elle se distingue de « la stratégie contrastive » par ses passages dynamiques (sans marquage) d’une langue à l’autre (Lüdi et Py, 1986). En outre, elle ne porte pas uniquement sur à apprendre mais aussi sur le discours «naturel» tel qu’on le retrouve dans des interactions ordinaires.

L’utilisation de la langue maternelle dans des situations d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère est présente chez les enseignants et chez les apprenants, mais les deux emplois se situent à deux niveaux différents. D’une manière générale, chez les apprenants, et cela tant en situation d’acquisition qu’en situation d’apprentissage, le recours à l’arabe tient principalement à un manque de maîtrise du français. L’arabe intervient donc pour remédier à des problèmes de communication.

Cependant, l’emploi de l’arabe par l’enseignant a pour but de résoudre principalement des difficultés pour les apprenants, mais aussi de débloquer certaines situations où l’enseignant se trouve lui-même incapable de résoudre en restant fidèle à la langue officielle d’enseignement.

Voici quelques exemples illustrant l’usage de l’alternance codique par les enseignants du FLE comme stratégie d’appui :

  • skut ! tu te tais, sois sage !
  • S’il vous plait, l-lah yxalli-kum deġya !
  • Petit rappel, ana xaṣni nebqa hnaya ! petit rappel vas-y !
  • Dépêchez-vous ! ra-ha ġadi tsonni.
  1. L’AC dans la classe de langue étrangère : le point de vue des spécialistes

Si, comme nous l’avons déjà signalé, l’AC s’impose régulièrement dans le déroulement des cours de langue étrangère, sa présence obéit à une grande diversité, d’une classe à l’autre. Ainsi, dans certaines, le discours de l’enseignant est produit quasi exclusivement en langue cible alors que, dans d’autres, l’usage de la langue maternelle ou langue première est très largement toléré, voire même dans certains cas encouragé; certains enseignants se refusent systématiquement de recourir eux-mêmes à la L1 de leurs élèves tandis que d’autres en usent (et en abusent…) (Castellotti, 2001).

À une époque où prédomine une approche communicative de l’enseignement des langues étrangères, l’utilisation de la langue maternelle en classe était une question beaucoup discutée aussi bien dans la recherche sur l’acquisition d’une langue en milieu scolaire que dans le domaine de la méthodologie (Martin-Jones, 2000). En étudiant ce débat, nous pouvons constater que, historiquement, dès l’entrée de la méthode directe au début du XXième siècle (Cuq et Gruca, 2005), la langue maternelle dans la classe de langue étrangère a été plus ou moins bannie (Causa, 2002). Dans cette optique, on suppose que l’acquisition d’une langue étrangère en classe se déroule, plus ou moins, de la même manière que celle d’une langue première. Il faut attendre jusqu’aux années 1980-90 pour trouver une défense de l’utilisation de la langue maternelle en classe de langue étrangère.

Entre autres, Cicurel (1985) souligne qu’ « on peut faire la description de la langue enseignée en LM, cela n’empêchera pas l’acquisition d’une compétence de communication dans la langue cible. »  Pendant les dernières décennies, plusieurs études donnent ainsi une image plus nuancée de l’emploi de la langue maternelle dans la classe de langue étrangère. L’hypothèse principale de ces études est que la langue maternelle non seulement ne freine pas l’acquisition d’une langue étrangère, mais qu’elle peut effectivement avoir un effet positif (Castellotti, 1997 ; 2001) et que sa place est naturelle dans l’enseignement d’une langue étrangère. Dabène (1994) s’est prononcée tôt contre une attitude trop normative vis-à-vis de ce type de bilinguisme dans la classe de langue : « […] on tend de plus en plus à considérer le parler du bilingue comme un ensemble original dont il peut être plus bénéfique d’étudier le fonctionnement que de repérer les déviances ou les insuffisances par rapport aux normes standard des langues concernées ».

Dans son article de 1992, Simon met en valeur les travaux qui relient l’acquisition et le bilinguisme. Dans cette optique, l’apprenant est à considérer comme bilingue, même si son registre linguistique est moins élaboré en ce qui concerne la langue cible. Elle constate qu’« […] on pourrait considérer que l'apprenant débutant en langue étrangère exploite des stratégies bilingues de manière à évoluer progressivement vers une utilisation monolingue de la langue étrangère et, ce faisant, développe et enrichit ses capacités bilingues. » (Simon, 1992).

Cette manière de voir l’utilisation des deux langues dans l’enseignement représente une autre perspective de l’acquisition et de l’apprentissage d’une langue étrangère que celle qui est à la base d’une optique mono-linguale. Causa (2002 ; 2007), de son côté, souligne que l’alternance codique ne peut pas être analysée comme le signe d’un manque de maîtrise dans l’une des deux langues concernées. Au contraire, elle témoigne d’une compétence bilingue qui est favorable à l’apprentissage de la langue cible et qui n’est pas à être considérée comme un obstacle (Swain et Lapkin, 2000).

Cook (2001) affirme qu’ « il est temps d'ouvrir une porte fermée à l'enseignement des langues depuis plus de 100 ans, à savoir l'utilisation systématique de la première langue (L1) en classe »

Même si Turnbull (2001) est d’accord avec Cook sur le fait que la langue maternelle a une place dans l’enseignement d’une langue étrangère, il formule quelques stratégies pour « un emploi judicieux et sélectif de la L1 /… / » (p. 612).

Donc, dans cette discussion sur la place de la langue maternelle dans la classe de langue étrangère, il prend une position intermédiaire en mettant en garde contre une « surutilisation » de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère.

  1. Quel rôle pour l’AC dans la classe de langue étrangère?

  2. 4.1. L’emploi de l’AC : une solution de facilité ?

Suite aux précédents constats sur la présence de l’AC en cours de langue étrangère, il paraît légitime de se demander si le recours par les apprenants à leur langue maternelle ne serait pas simplement un choix ou une solution de facilité. En réalité, en tant qu’apprenant de langue étrangère, nous avons tous eu tendance un jour ou l’autre à recourir à notre langue maternelle, notamment en raison de son caractère familier et rassurant: le fait de communiquer dans sa langue première a quelque chose de sécurisant dans la mesure où il s’agit généralement de la langue que nous maîtrisons le mieux et que nous avons acquise de manière naturelle dès notre plus jeune âge (Castellotti, 2001).

En règle générale, les apprenants sont plus confiants et plus à l’aise lorsqu’il s’agit pour eux de s’exprimer dans leur langue d’origine, plutôt que dans la langue étrangère étudiée. « On peut penser qu’en premier lieu, le manque de compétence dans la langue à apprendre pousse les apprenants à se réfugier, à la moindre difficulté, derrière la « valeur sûre » d’une langue sécurisante parce que suffisamment maîtrisée, qui permet d’exprimer des idées de manière plus subtile et d’argumenter de façon plus convaincante. » (Castellotti, 2001).

  1. 4.2. Quelles fonctions de l’AC selon le niveau des apprenants?

« Dès l’aube de l’enseignement organisé de langues étrangères ou secondes, il semble qu’ait été posée la question du rôle de la langue première. » (Castellotti, 2001).

A présent, il convient donc de porter notre attention plus spécifiquement sur la répartition et les différents rôles ou fonctions que peut occuper la langue maternelle des apprenants en cours de langue étrangère ; et l’on peut rapidement s’apercevoir, en se référant aux travaux de Causa (1996) et Castelloti (2001), que cela diffère en fonction du niveau des apprenants en question.

A un niveau débutant, le fait que cette langue soit partagée au même titre et avec un haut degré de compétence par l’ensemble des apprenants et, dans la plupart des cas, par l’enseignant lui-même, et qu’elle soit en temps normal la langue de communication ordinaire de la classe renforce sans doute son usage. (Castellotti, 2001).

En effet, il paraît tout à fait logique de croire que la langue maternelle étant partagée par la majorité voire tous les apprenants, cela les incite, consciemment ou inconsciemment à communiquer dans celle-ci, comme ils le font habituellement, y compris en dehors des cours de langue étrangère. Ainsi, afin de créer un climat d’intercompréhension entre l’enseignant et les apprenants, mais aussi entre les apprenants eux-mêmes, il paraît nécessaire et primordial de ne pas bannir la langue maternelle du cours de langue étrangère.

De même, il s’avère que les apprenants des niveaux débutants ont inévitablement besoin de recourir à leur langue maternelle car ils ne possèdent pas encore les compétences et les connaissances de base, nécessaires pour toujours comprendre l’enseignant ou un autre locuteur, ni même pour s’exprimer et se faire comprendre correctement en langue étrangère. Le professeur a recours à la langue première pour s’assurer de la bonne compréhension des apprenants, pour infirmer ou confirmer leurs hypothèses et contrôler leur interprétation. (Castellotti, 2001).

L’enseignant de langue étrangère s’inscrit ainsi dans une démarche de guidage envers ses apprenants, laquelle a pour but de faciliter et d’évaluer, et le cas échéant, de remédier à l’accès au sens. Qui plus est, le fait pour l’enseignant d’employer la langue d’origine de ses apprenants de niveau débutant et de les laisser y recourir également permet d’instaurer un climat de confiance dans lequel ces derniers peuvent se sentir à l’aise. Sans pression, ils seront donc en mesure d’augmenter progressivement leur usage de la langue cible et ainsi l’enseignant agit dans l’intérêt de leur apprentissage de la langue étrangère.

A un niveau indépendant, il s’avère que la langue maternelle occupe également un rôle important pour la bonne acquisition de la langue étrangère en ce qui concerne la construction des aptitudes et des savoir-faire, ainsi que des compétences linguistiques en langue-cible chez les apprenants.

En effet, par le biais d’une langue intermédiaire, et notamment de leur langue d’origine, les apprenants ont besoin d’acquérir et de vérifier les connaissances et les compétences de base de la langue étrangère. Les étudiants peuvent donc apprendre à établir une relation entre leur langue d’origine et la langue étudiée.

En outre, cela est particulièrement vérifiable lorsqu’il s’agit pour l’enseignant de la langue étrangère en question d’émettre un commentaire ou une explication d’ordre grammatical ou métalinguistique afin de construire avec les apprenants une réflexion sur la langue-cible : […] ces derniers pouvant manifester des difficultés de compréhension dues à des lacunes d’ordre terminologique en langue étrangère, la langue première s’impose alors parfois comme un moyen plus sûr de s’assurer de la compréhension de phénomènes grammaticaux. (Castellotti, 2001).

En effet, il est très courant de voir les apprenants exprimer un besoin de faciliter la compréhension d’un phénomène grammatical complexe. Or, cela peut se faire par un passage dans leur langue maternelle afin de s’assurer de leur bonne compréhension. La langue maternelle est une véritable langue matrice dans le processus d’apprentissage et d’appropriation de la langue étrangère. « A travers un répertoire composé de plusieurs langues, les outils communicatifs et réflexifs du bilingue sont plus riches ; les langues en présence tendent à se spécialiser : la L1 assume [alors] une fonction essentiellement métalinguistique.» (Gajo, 2000).

Dans ce cas-là, il convient donc de considérer le bi/plurilinguisme comme une source particulière d’activités d’ordre métalinguistique. Lorsque le recours à la langue première est le fait de l’enseignant, soit qu’il l’ait lui-même initié, soit qu’il poursuive dans cette voie, une grande partie des alternances relevées peut effectivement être souvent analysée comme l’indice d’une fonction régulatrice et/ou métalinguistique ; il s’agit alors essentiellement pour lui :

• de gérer les activités et de faciliter la progression des échanges.

• de contrôler la compréhension.

• de mener une réflexion et une explication métalinguistique.

En somme, on peut donc constater que la langue maternelle du public apprenant a un rôle important, y compris chez des individus de niveau indépendant, dans la mesure où ceux-ci ont besoin d’assurer et de vérifier leur compréhension des points grammaticaux ou métalinguistiques complexes leur permettant ainsi d’asseoir la construction des aptitudes, savoir-faire et compétences linguistiques dont ils ont et/ou auront besoin par la suite.

A un niveau expérimenté, au sujet de la place et du/des rôle(s) de la langue d’origine en cours de langue étrangère avec des utilisateurs expérimentés, il apparaît que celle-ci ne soit pas indispensable. En réalité, les apprenants des niveaux avancés sont supposés avoir déjà acquis les connaissances et les compétences nécessaires pour comprendre et s’exprimer correctement en langue étrangère.

De surcroît, à de tels niveaux d’apprentissage en langue étrangère, certains peuvent voir dans le recours à la langue maternelle un élément contestataire, possiblement gênant et qui risquerait d’entraver l’accès à la langue étrangère et le recours à son utilisation. La référence à la langue première est donc le plus souvent considérée comme essentiellement négative, comme un mal vers lequel on est irrésistiblement attiré, auquel on ne peut s’empêcher de succomber, mais qu’il convient de combattre fermement si l’on veut progresser. (Castellotti, 2001).

Arrivés à un tel niveau en langue-cible, les apprenants n’ont désormais plus (ou très peu) besoin de recourir à leur langue maternelle lors du cours de langue étrangère. L’enseignant préfèrera alors répéter ce qu’il a dit précédemment ou bien utiliser des tournures synonymiques que les apprenants sont aptes à comprendre. Seuls les points métalinguistiques complexes et le vocabulaire technique nécessiteront éventuellement un bref retour à la langue maternelle.

Pour aller plus loin, il semble indéniablement que le fait de recourir à la langue maternelle des apprenants lors d’un cours de langue étrangère avec des étudiants de niveau expérimenté puisse s’avérer être un frein à l’acquisition de la langue-cible. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la communication : plus la pratique de la langue étrangère sera favorisée et incitée, et plus les apprenants se révèleront en mesure d’acquérir du nouveau vocabulaire et de nouvelles connaissances.

Il est donc fondamental que les apprenants pratiquent au maximum la langue étrangère en essayant de minimiser le recours à leur langue première, afin de ne pas oublier les connaissances qu’ils ont déjà réussi à acquérir et afin de les mettre concrètement en pratique.

C’est pourquoi l’enseignant doit solliciter les apprenants à s’exprimer au maximum - non seulement avec lui mais également avec leurs camarades -, à l’oral comme à l’écrit, en langue étrangère. Il ne s’agit cependant pas de bannir strictement le recours à leur langue d’origine, car en cas de grosse difficulté à laquelle ils n’arriveraient pas à faire face en langue étrangère, les apprenants seraient indubitablement tentés de se tourner vers leur langue maternelle.

    1. Quelle(s) attitude(s) adopter ?

Ainsi, suite aux précédentes analyses, il semble tout à fait pertinent de s’interroger sur l’attitude qu’il serait judicieux d’adopter à la fois pour les apprenants comme pour les enseignants, en ce qui concerne l’usage de la langue maternelle des apprenants pendant le cours de langue d’étrangère.

Par attitude, il faut donc entendre l’état d’esprit, le comportement d’une personne ou d’un public. Il s’agit de la disposition mentale, perceptive, appréciative ou de jugement qu’un individu porte sur son environnement. Dans notre contexte, on peut plus précisément dire qu’il s’agit d’un état d’esprit ou d’une disposition qui pousserait ou au contraire freinerait à enseigner-apprendre la langue étrangère.

Généralement donc, l’attitude adoptée par une personne (apprenant, ou enseignant dans notre cas) peut être soit positive (tolérance, ouverture, etc.), soit négative (évitement, rejet, frustration, etc.), soit neutre (attitude ni positive, ni négative).

3.1. De la part de l’apprenant

Si l’on s’intéresse à la conduite que pourrait convenablement adopter l’apprenant par rapport à l’usage de sa langue maternelle lors des cours de langue étrangère, il convient de porter notre attention sur les propos de H. H. Stern, selon qui le « bon apprenant » serait celui qui sait faire face au défi que représente l’abandon des schèmes de référence provenant de sa langue maternelle. Il sera alors capable de tolérer les sentiments de frustration et de désorientation qui accompagnent généralement les premières phases de l’apprentissage d’une langue étrangère. Or, comme l’auteur le souligne à juste titre dans son ouvrage, si les efforts de l’apprenant sont reconnus, cela peut impacter sa motivation d’une façon très bénéfique et valorisante pour lui…

3.2. De la part de l’enseignant

On peut dans un premier temps, décider d’ignorer ce « déjà-là » ou d’en tenir compte : on peut ensuite, si l’on accepte de reconnaître la réalité de sa présence, tenter de l’évacuer de la classe de langue étrangère, considérant qu’il fait obstacle, ou, pour le moins, écran, à l’appropriation d’une autre langue ; on peut, à l’inverse, s’appuyer sur les acquis des apprentissages premiers pour les investir dans l’accès à une langue étrangère. (Castellotti, 2001 : 7). En effet, bien que la langue maternelle soit souvent considérée comme un obstacle, un frein à l’acquisition de la langue-cible, c’est pourtant sur sa langue d’origine que l’on prend généralement appui pour aborder l’apprentissage d’une autre langue. Ainsi, la langue maternelle peut passer du statut d’obstacle au statut de privilège dans la mesure où les apprenants peuvent s’appuyer sur elle et sur les repères qu’ils ont construits à partir d’elle pour s’en éloigner progressivement tout en admettant un fonctionnement différent pour chacune des langues en cours d’apprentissage.

Dès lors, il ne s’agit plus pour l’enseignant de langue étrangère de considérer la langue maternelle de ses apprenants comme un obstacle ou un frein à leur acquisition de la langue étrangère, mais plutôt d’en faire un atout permettant alors aux étudiants d’établir des analogies ou au contraire des différences entre les langues qu’ils ont à leur actif : Il est clair qu’on ne peut ignorer la langue première des apprenants, qui figure au centre de leurs représentations et, à ce titre, constitue toujours un point d’ancrage ; elle peut aussi représenter, à condition de l’accepter comme point de départ ou de référence, un auxiliaire de premier plan dans l’accès à d’autres langues, plus ou moins étrangères. (Castellotti, 2001).

Les apprenants seront alors en mesure de s’inscrire dans une démarche d’analyse comparée des langues, qui peut s’avérer particulièrement intéressante et enrichissante, et qui pourra les aider à développer une conscience accrue du pluralisme linguistique et culturel (Gajo, 2000).

Cependant, comme le reconnaît V. Castellotti, Ce sont essentiellement les enseignants qui restent les maîtres du jeu : maîtres d’accepter ou non la langue première, maîtres de l’utiliser ou non eux-mêmes pour certains usages, maîtres de lui conférer un rôle plus ou moins important dans l’apprentissage et, ce faisant, de renforcer son éviction ou de la réhabiliter aux yeux des apprenants. (Castellotti, 2001). En effet, il s’avère particulièrement difficile voire impossible de mettre en pratique une présence ou a contrario une absence (voire peut-être une éviction) totale de la langue d’origine dans les cours de langue étrangère. On peut notamment penser que malgré une politique qui interdirait formellement l’usage de la langue maternelle en classe de langue étrangère, cela serait durement applicable, car en effet, forcer les apprenants à renoncer à l’usage de leur langue d’origine lors du cours de langue étrangère risquerait de provoquer chez eux un sentiment de frustration intense qui pourrait avoir des conséquences négatives sur leur participation au cours et sur leur motivation, donc sur leur apprentissage.

Pour ne pas conclure …

Même s’il y a des opinions différentes sur la place de la langue maternelle dans l’enseignement d’une langue étrangère et qu’il reste des questions auxquelles il faut répondre, la grande majorité des chercheurs sont d’accord sur le fait qu’un emploi prudent de la langue maternelle peut être favorable à l’apprentissage d’une langue étrangère en classe, mais qu’il est important d’essayer d’utiliser la langue cible et de ne pas retomber dans une surutilisation de la langue maternelle.

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