Hors série n°8 / Mobilités, exils et migrations : des femmes/des hommes et des langues

Les hybrides linguistiques comme marqueurs d’identité ?

Christian Lagarde

Résumé

Cet exposé me permet de revisiter 25 années de recherche, à partir de ma thèse tardive – celle-ci devant préférablement être une étude de cas – jusqu’à de possibles perspectives transversales, qu’il convient de toujours manier avec précaution.

À travers l’autodénomination melandjao surgit l’affirmation voire la revendication de l’hybridité linguistique – dans une certaine mesure, également, d’une hybridité sociale – qui est celle du migrant, en l’occurrence celle du migrant économique en France, et plus précisément en Catalogne Nord. Un tel entre-deux est par nature ambivalent : il se révèle inclusif et en tant que tel, identitaire, mais aussi excluant et signe d’altérité. Il peut certes sembler créatif, mais il n’en est pas moins contraint et stigmatisé. Et l’on hésite à nommer ces productions langagières interlecte, à savoir variété autonome, ou interlangue, qui suppose pour les acquisitionnistes une étape transitoire. L’enjeu sociolinguistique est donc entre intégration et fossilisation/extranéité.

Cette approche binaire s’avère néanmoins inadéquate à plusieurs titres. Tout d’abord parce que les individus, aussi bien que les groupes et les sociétés, sont et deviennent de plus en plus complexes. Ensuite, parce que les formes de migration, au-delà des exils, ne se limitent pas aux flux de main d’œuvre peu ou pas formée, chez qui l’hybride est signe d’absence de choix faute de compétences. En revanche, les migrations d’individus davantage formés, entre autres, au bi- plurilinguisme, changent et complexifient la donne : ainsi se multiplient les acteurs, travailleurs qualifiés ou expatriés cosmopolites et polyglottes, capables de jouer intentionnellement du switch et des marques transcodiques. Mais l’hybridité bas de gamme a-t-elle pour autant disparu ?...

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Mon intérêt pour l’hybride remonte à l’ancien monde, au temps béni où on se souciait peu des particules fines… Merci aux gentils organisateurs de me faire revisiter ce pan de ma recherche, qui correspond à ma thèse tardive, soutenue il y a 25 ans (Lagarde, 1993). Depuis, j’ai été amené à aborder d’autres thèmes, mais j’avoue m’être replongé sans déplaisir dans les hybrides linguistiques. Je centrerai ici ma réflexion sur la signification de l’hybride au regard de la question des identités. Henri Boyer avait consacré l’ouvrage collectif Hybrides linguistiques, publié en 2010, aux hybrides hors mouvements migratoires [1]… Avec l’autodénomination melandjao (Lagarde, 1996a) – régulièrement citée par Boyer dans divers ouvrages [2] – dont je vais vous entretenir ici entre autres, on a affaire à une configuration à la fois semblable et différente. Mais commençons par tenter de définir les notions d’hybride et d’hybridité.

L’hybride, c’est avant tout l’hétérogène, comme la mythologie nous en offre maints exemples (centaure, minotaure etc.), parfois – presque toujours – l’association de la carpe et du lapin. C’est donc une rencontre a priori improbable, inattendue, insolite, qui de ce fait attire l’attention de manière ambivalente, entre surprise et admiration, d’une part, effroi et réprobation, de l’autre. Tout dépend bien entendu du point de vue d’où l’on parle. Si l’on est du côté de l’hybride (hybride soi-même ou producteur/locuteur d’hybride), on est/on se sait hors-norme ; si on l’observe ou le subit, on se trouve plutôt du côté de la norme. Du fait de sa singularité, l’hybride a vocation à être minoritaire. Il faut donc nous rendre à l’évidence : nous sommes dans un rapport de domination (externe et non pas interne), qui peut en revêtir tous les aspects de violence, symbolique ou pas (Bourdieu, 2001).

Mais nous voilà à la fois au début et à la fin de la boucle que représente cette approche, car si je tente de définir l’hybride en tant que tel, j’ouvre déjà la porte aux interprétations – aux instrumentalisations – qui en sont faites. Mon intention est clairement de faire d’abord un sort aux aspects proprement linguistiques, et de n’en venir que dans un second temps à sa/ses dimension(s) identitaire(s) : ce n’est que de l’observation des données qu’il est permis d’extrapoler, d’en mesurer les effets voire les distorsions. Ce à quoi on objectera avec raison que l’hybride linguistique n’est jamais que la résultante d’un processus sociolinguistique… Mais contentons-nous pour l’instant de continuer de baliser le terrain, avant d’entrer dans une analyse plus détaillée.

Un autre aspect de l’hybride est qu’a priori il ne se reproduit pas. Du moins peut-on en faire le constat dans le règne animal : les mulets et bardots issus du croisement des juments/chevaux avec des ânes/ânesses sont stériles. Les hybrides linguistiques, quant à eux, à défaut de se reproduire, évoluent-ils ou au contraire figent-ils ? C’est un aspect qu’il nous faudrait analyser. Mais on conviendra qu’on est ici aussi du côté des résultats…

Pour ce qui est des données linguistiques, comment et pourquoi ne pas analyser les modalités de l’hybride linguistique, à savoir comment les éléments linguistiques se distribuent entre un code et un autre ? Par modalités, on entendra deux types de configurations. Tout d’abord, l’alternance ou code switching, qui associe des segments de discours (ou des éléments isolés, que sont les marques transcodiques) dans une langue, à d’autres, réalisés dans l’autre/d’autres langue(s), selon l’intitulé emblématique du compte rendu d’enquête de Shana Poplack dans le Barrio new-yorkais : Sometimes I’ll start a sentence in English… y termino en español (1980). Ou bien, comme forme interférentielle, le code mixing, c’est-à-dire la production de termes de formation hybride, tel que melandjao, vocable qui croise le français mélanger avec la forme populaire du suffixe du participe passé espagnol de premier groupe. Et si code switching et code mixing sont bien tous deux le produit d’un contact de langues, ils supposent une gestion linguistique de ce contact bien différente.

À partir de là, il reste à tenter de repérer les éventuelles régularités que présente le discours hybride. Et qui dit régularité, dit règles. Le discours hybride n’est-il qu’un chaos informe et infâme, ou bien est-il, jusqu’à un certain point, régulé – et même autorégulé ? En tout cas, si règles il y a, elles ne sauraient être qu’implicites, l’hybride relevant de l’oralité, celle-là même qui fait problème à l’heure de sa transcription, du fait que l’écrit est apparemment plus corseté par les normes – les spécialistes de ces corpus (Blanche Benveniste, 1998) ayant pourtant démontré le contraire. Autrement dit, est-il licite, ou en tout cas bien réel, qu’il existe une stricte dichotomie, une frontière bien étanche entre régulations de l’oral et de l’écrit ?

Je n’ai procédé jusqu’ici qu’à un balisage du pan linguistique de la question des hybrides. On accédera à partir de là à la pente sociologique, c’est-à-dire aux représentations sociales qui s’attachent à la pratique des hybrides linguistiques, avec la double interprétation antinomique déjà signalée : si les hybrides, en tant que bâtards linguistiques impurs sont le plus souvent facteur de stigmatisation, il arrive qu’ils deviennent un emblème de contestation de la domination qui vient à s’exprimer à l’encontre de la stigmatisation (cf. Benjamin-Labarthe, 1993 pour les chicano). L’hybride est donc en ce sens ambivalent, réversible. Là aussi, il conviendra de développer.

 

1. Quelles modalités d’hybrides ?

Parler ou écrire hybride, c’est accoler dans un même énoncé ou un même discours des éléments relevant de deux codes linguistiques distincts. Selon la linguistique de la langue, héritée de Saussure et développée (voire dévoyée : Saussure, 2006 ; Arrivé, 2007) par les structuralistes, on s’est plu (complu) à faire de la parole (puis du discours) une simple traduction/mise en mots, à partir du système, du corpus phonético-phonologique, morphosyntaxique et lexico-sémantique d’une langue donnée. En se référant, de manière toujours implicite – comme si cela allait de soi – à la mise en œuvre de la langue de référence, voire du standard. Sans aucune considération dia, c’est-à-dire de type variationniste (diachronique, variation dans le temps ; diatopique, dans l’espace ; diastratique, selon le niveau socioculturel et souvent socioéconomique ; diaphasique, selon les contextes). Il aura fallu attendre Labov (1975) pour qu’on s’y intéresse, alors même que Chomsky, en quête d’élaboration d’une grammaire des grammaires (1968) continuait à se référer au locuteur idéal, celui-là même qui possède la compétence absolue dans sa langue. SA langue, une seule langue. Une langue à l’écart – à l’abri – des autres…

Or, nous le savons bien – c’est le constat qu’on peut faire, et que l’on a/aurait toujours pu faire –, une langue n’est pas monolithique (son standard n’en est qu’une des variétés) et elle n’est pas – sauf exceptions – isolée, préservée de tout contact avec les autres. Weinreich, le maître de Labov, l’avait affirmé haut et fort dès les années 1950, avec son étude de cas sur la Suisse alémanique : Languages in Contact. Findings and Problems (1953). Le contact des langues engendre des problèmes, c’est-à-dire des altérations de toutes les langues ou variétés mises en contact ; aucune n’en ressort vraiment indemne ! Si Weinreich démontre pour son cas d’étude qu’il n’y a pas véritable concurrence entre dialecte et standard (la situation pourtant de loin la plus répandue), il n’en occulte pas pour autant les possibles altérations subies.

Tout dépend s’il y a, de la part des locuteurs, mélange ou pas. La véritable hybridation fautive, qui déclenche systématiquement la stigmatisation de la part, aussi bien des locuteurs contrôlés (ceux qui exercent sans faillir leur contrôle linguistique sur leur discours) que des instances légitimées de ce contrôle (Académies, institutions scolaires et culturelles) ou, à l’échelle individuelle, des locuteurs cultivés, est le code mixing. Il consiste en des phénomènes d’interférence (vocable emprunté aux sciences physiques), c’est-à-dire de brouillage des codes linguistiques, comme il peut en advenir des fréquences hertziennes.

Le code mixing se pratique à l’échelon intraphrastique, au niveau des mots, des syntagmes ou des phrases. Dans les mots, toutes les apparences vont à une possible identification de ce phénomène comme relevant du lexique (le terme n’est pas répertorié, il est inventé, donc fautif), mais en réalité les aspects lexicaux se mêlent souvent étroitement à des considérations morphémiques (l’erreur grammaticale porte généralement – pas exclusivement – sur la suffixation). Le plus souvent, il s’agit de l’association du lexème appartenant à une langue avec un morphème prélevé sur l’autre. Dans le cas de locuteurs immigrés, l’hybride se constitue d’un lexème de langue seconde et d’un morphème de langue première, pour la simple une raison qu’il en coûte moins de maîtriser le vocabulaire que la grammaire d’une autre langue. Le vocabulaire s’acquiert/peut s’acquérir isolément, au cas par cas, la grammaire fait système et se révèle par conséquent plus complexe. Le terme melandjao dont on m’attribue la paternité scientifique est ainsi fait. Mélanger, bien que passablement différent de l’espagnol mezclar, est moins difficile à s’approprier que les formes de construction du participe passé. Mieux vaut rester en terrain connu… À l’échelle du syntagme et davantage encore de la phrase, ce sont les structures syntaxiques calquées ou mixtes qui sont en cause, d’autant plus difficiles à déceler que l’habillage lexical pourra être perçu comme conforme aux normes de la langue affichée.

L’interférence peut advenir entre n’importe quelle langue, y compris des langues éloignées. Nous pouvons prendre l’exemple du spanglish des États-Unis (l’anglo-américain et l’espagnol n’ayant guère de points communs) ou plus encore du jopara du Paraguay (Penner 2010) – les structures du guarani, langue amérindienne agglutinante, étant fort différentes de l’espagnol). Mais force est de constater qu’une plus grande proximité (langues appartenant à une même famille, comme les langues romanes) favorise l’interférence, et donc le code mixing, parce qu’elle est plus propice aux confusions (faux-amis). « Le habían emplatrao el brazo », signifie plâtrer que l’on retrouve en position centrale comme lexème, encadré par un préfixe calqué de l’espagnol enyesar, et le suffixe –ado du participe passé. Dans les locutions, le calque aboutit à une traduction littérale, mot-à-mot. Deux exemples plus ou moins cocasses : l’expression « tocar la retreta », qui est correcte en espagnol. Elle signifie sonner la retraite, le repli, sur un champ de bataille, à mille lieues de toucher la retraite (la percevoir), expression familière usuelle en français que le locuteur souhaitait exprimer. Ou bien l’exclamation « ¿Pero dónde tengo yo la teta? » censée reprendre mais où ai-je la tête ?, sauf que l’espagnol teta n’est pas la tête, mais le sein, et que c’est une femme qui s’exprime !…

Le code switching est d’une tout autre nature. Il se manifeste, au bas mot, par l’inclusion de marques transcodiques dans un discours. Toutefois, ces éléments ne peuvent pas toujours être considérés en tant que tels comme allogènes, s’il s’agit d’un emprunt que la langue réceptrice a incorporé, et qu’il a donc perdu tout caractère d’étrangeté. Les locutions présentent cette même ambivalence, mais au-delà on peut observer le switch dans des syntagmes, des propositions et jusqu’à des phrases, dans une alternance plus ou moins équilibrée qui comporte des éléments à la fois relevant de codes différents, corrects, conformes à la norme de chacune des langues convoquées au sein d’un véritable interdiscours.

 

2. Qui sont les producteurs d’hybrides ?

Après avoir distingué les deux formes de discours hybride, il convient de nous interroger au sujet de ceux qui les produisent. Que l’on mixe ou que l’on alterne, ces formes discursives mixtes supposent un émetteur bilingue, ou présentant un certain degré de bilinguisme… à moins que l’on ne reçoive en héritage le parler hybride et que l’on se borne à le reproduire, à le mettre en œuvre, sans doute de manière évolutive…

Le premier problème est celui des compétences, de la double compétence, et il doit être mis en relation avec la conception que l’on se fait du bilingue. Un bilingue est volontiers représenté par le profane comme quelqu’un qui pense dans deux langues, un être exceptionnel qui aurait la parfaite maîtrise des deux codes linguistiques, sans doute aussi des deux cultures. Un bilingue symétrique, équilibré. Ce à quoi l’écrivain franco-américain Julian/Julien Green ([1941] 1987), lui-même exemplaire à cet égard, répondait qu’il s’agit d’un véritable merle blanc, autrement dit un oiseau rare, voire introuvable, arguant du fait, au terme de son Expérience en anglais, que le changement de langue d’écriture l’a fait deven[ir] quelqu’un d’autre, que le discours [plus précisément, le texte] qu’il produit, est devenu nécessairement différent, parce que conçu (pensé) dans une langue-culture autre.

Le code switching est néanmoins la modalité dans laquelle le locuteur/scripteur peut déployer ses compétences bilingues qui, sans atteindre la perfection, n’en sont pas moins élevées. À preuve : nous avons déjà vu que les différents segments produits dans les codes alternés sont a priori exprimés dans une (en fait, deux) langue(s) correcte(s). Switcher, c’est jouer sur deux claviers (ou davantage), comme on passe du piano à l’orgue. L’interaction verbale en discours switché met donc en principe en face-à-face deux véritables bilingues, capables de s’astreindre aux activités d’encodage et de décodage partagées, dans une véritable connivence transculturelle (qui va au-delà de la simple juxtaposition interculturelle). Il y a là tout un espace ludique : on joue des langues en contact comme d’un véritable instrument et cela peut procurer un plaisir partagé… au risque de se révéler une fonction cryptique, du simple fait d’exclure du jeu (et donc de la communication) les individus qui ne partagent pas ces doubles compétences…

Or, mixer n’est pas switcher… Pour la bonne raison que mixer, c’est ne pas discriminer les langues, le plus souvent ne pas être conscient – contrairement au switch – de jouer sur deux répertoires linguistiques. C’est – pour reprendre la terminologie de Lüdi et Py – ne pas maîtriser la fonction interprétative qui fait de la compétence bilingue l’aptitude à la construction métalinguistique, chacune des deux langues constitu[ant] pour le bilingue une ressource qui lui permet d’attribuer un sens à l’autre (2002 : 78-79). Le code mixing, contrairement au switch, est involontaire. Il repose sur une compétence limitée – parfois fort limitée – en langue seconde, la langue première venant suppléer ces carences.

Les nécessités communicatives mettent le locuteur dans une position délicate, avec un sentiment plus ou moins diffus d’incompétence qui appelle des stratégies, d’un point de vue sociolinguistique, compensatoires. En effet, si l’emprunt ou le calque sont dissimulés (plus ou moins grossièrement) par le recours au terme mixte (avec traitement différencié selon le degré de difficulté dans l’appropriation des éléments de langue seconde pour les mots ; avec recours à la traduction littérale pour les locutions et autres syntagmes), le locuteur peut en arriver à tenter de se persuader de la correction de son sabir voire à le revendiquer comme recevable. Autrement dit, le fait même de compenser des lacunes peut aboutir à une véritable surcompensation, en tant que compensation illégitime, à la fois du point de vue linguistique (j’ai des lacunes) et éthique (je reconnais les avoir). En lieu et place, je nie avoir des lacunes, je prends le contrepied pour valoriser ces formes discursives.

Les véritables producteurs d’hybride peuvent donc faire montre d’attitudes ambivalentes : soit, en conscience, culpabiliser face à un interlocuteur compétent, soit, pour donner le change, se poser eux-mêmes comme étant de compétence égale. Auquel cas l’artifice devient duplice. L’involontaire, le subi, peut donc éventuellement (tenter de) se muer en style discursif assumé, comme affirmation de soi ou même, au plan collectif, à des fins cryptiques. Ainsi, les formes très particulières (entre catalan, caló et français régional) du parler des Gitans de Perpignan (Escudero, 2004), avec son phrasé et ses courbes intonatives propres, permettent-elles aux seuls membres de la communauté de se reconnaître et d’échanger à l’exclusion des paios de tout poil.

L’hybride peut donc se transmettre d’une génération à l’autre ; il peut s’apprendre en tant que tel, même si à l’origine il est né d’une situation de contact et d’un déficit de compétence. Se trouve ainsi posée la question de l’évolution de l’hybride – et c’est là, comme dans la métaphore écosystémique et écolinguistique, que l’analogie entre nature et culture, le biologique et le langage humain, atteint son aporie. Y a-t-il ou non figement des hybrides ? On peut penser que les caractéristiques majeures perdurent, que le caractère d’interlangue (Vogel, 1987), fondamentalement transitoire, peut se muer en interlecte, inscrit dans la durée, mais comment et pourquoi dénier aux hybrides ce que l’on peut constater pour l’ensemble des autres formes langagières, c’est-à-dire des degrés plus ou moins importants d’évolution ? L’évolution même des langues en contact, des contextes et de la production terminologique dont ils sont le théâtre, tout plaide à l’encontre d’un figement sévère du parler hybride. Même dans le cas où il endosse une fonction cryptique, il peut être appelé à évoluer, plus ou moins à la marge, dans la mesure où il peut continuer à singulariser.

Il n’y a donc pas lieu de penser que l’hybride n’est pas/ ne serait pas transmissible et évolutif. Cette analyse appelle à s’interroger, de manière connexe, sur le fait de savoir s’il peut être reproduit voire recréé. La question se pose dans le cas d’une transposition à l’écrit littéraire. Et comme pour tous les autres lectes différents du standard ou de la langue de référence, il convient d’avoir présent à l’esprit que toute situation de mimesis donne lieu à une simple réfraction, c’est-à-dire à une imitation tant soi peu déformée du réel observable. Concernant le melandjao ou fragnol, j’en veux pour preuve le roman récemment primé (2014) par le jury Goncourt, de Lydie Salvayre, intitulé Pas pleurer, qui met en scène et en discours sa mère, immigrée espagnole en France. La recréation est-elle à l’image/à la hauteur de son modèle ? Il y a bien des ressemblances, qui s’appuient sur le souvenir de l’expérience vécue de la langue maternelle, mais on y voit dans le détail l’auteur faire appel à une série de procédés un peu trop stéréotypiques qui mettent à mal la crédibilité du récit. Et l’on pense à l’espagnol quechuisé que s’était forgé naguère le romancier péruvien José María Arguedas ([1971] 1990), pour rendre compte de la parole des Amérindiens de son pays, sur la base d’une phonétique et d’une syntaxe proches là aussi du stéréotype. Là se situe vraisemblablement la limite de la reproductibilité de l’hybride ; et par-delà se profile également toute la problématique des revivals linguistiques aux mains de néo-locuteurs plus ou moins incompétents…

 

3. Les représentations sociolinguistiques sur les hybrides

Après avoir tangenté les questions proprement sociolinguistiques de fond, et avoir pointé les problématiques de la légitimité et de la crédibilité en matière d’hybrides, il est temps à présent d’aborder l’analyse par le biais des représentations de cet objet, du jugement de valeur qui leur est attribué dans la sphère sociale, et d’en rechercher les motifs.

L’hybride, en tant que mixte non assignable, non catégorisable, dérange les taxonomies scientifiques et les codes sociaux (sociolinguistiques, socioculturels, voire sociopolitiques). On aura ainsi plutôt tendance à définir l’hybride par ce qu’il n’est pas que comme ce qu’il est ; par défaut – de correction, de légitimité – plutôt que par ce qu’il est, un aboutissement, une somme de plusieurs ressources langagières, par combinaison de celles-ci. Ce point de vue suppose en bonne logique une attitude négative de stigmatisation et de dénigrement. Or ces attitudes n’adviennent pas ex nihilo, elles s’activent sur une base psychosociale, éthico-philosophique banale, un ensemble de normes et catégorisations dominantes, majoritaires, et donc perçues comme évidentes, non-marquées, alors même que les configurations qui leur échappent sont quant à elles marquées – le plus souvent du sceau de l’infamie.

Les langues se conçoivent, bien à tort, comme des corpus clos. Leurs locuteurs sont quant à eux volontiers assimilés au locuteur idéal de Chomsky, et par voie de conséquence, le bilingue se voit représenter comme locuteur pour ainsi dire doublement idéal (et de ce fait trop idéalisé). Si ce type d’approche convient assez bien pour la description du locuteur switcheur capable d’en faire un exercice de style et de partager celui-ci, il n’est nullement applicable au switcheur par défaut – celui qui passe d’un code à l’autre par défaut de compétence, pour se mettre à l’abri de l’incorrection, de la faute – et a fortiori au mixeur qui, hormis dans la pratique consciente du cryptage, mêle les langues faute de mieux, lui aussi par incompétence ou sentiment d’incompétence, en espérant se faire entendre ainsi de ses interlocuteurs.

Du côté de la réception (du seul point de vue de la communication), le locuteur (dominant) monolingue sera sans doute dérouté – faute de maîtriser les deux codes – par la pratique du langage switché : invoquant le principe de l’économie, mis en lumière par Saussure et ses successeurs, à quoi bon mettre en œuvre deux codes, si un seul pourrait suffire ? Pour quel(s) motif(s) se verrait-il exclu de la réception intégrale des messages produits, qui lui apparaissent (à dessein ?) cryptés ? Ces considérations sont en soi recevables, mais c’est là dénier, pour des raisons ego/ethno-centrées, toute plus-value linguistique et stylistique (précision lexicale), de compétence (dans deux langues au lieu d’une) et psycho-socio-affective (connivence, esprit communautaire) au discours bilingue. Au-delà, se situent d’autres types d’approche, ortholinguistique (si je peux dire) et proprement sociolinguistique.

J’entends par ortholinguistique, l’intégration et la fétichisation de la norme standard. Le discours switché, qui produit des segments différents mais corrects, n’est pas visé par une telle perspective. En revanche, le discours mixé (l’hybride en tant que tel) sera perçu sans coup férir comme incorrect, et partant répréhensible, stigmatisable par les tenants du bon usage. Sera ainsi pointé (somme toute à raison) le défaut de compétence linguistique du locuteur ou de l’interlocuteur. D’un point de vue plus spécifiquement sociolinguistique, il s’agira d’une stigmatisation, non plus tant de la faute que de la différence, de l’altérité sociale et linguistique. Il vise de la même manière les langues et variétés minoritaires et/ou minorées que les langues étrangères, c’est-à-dire celles des étrangers.

Le discours hybride et ses porteurs sont répréhensibles, du fait même qu’ils ne répondent pas à une conception du monde et des hommes en forme de série biunivoque : un locuteur, une langue, un peuple, une nation, un État. Ce locuteur-là est à cheval sur deux langues, et par voie de conséquence sur tous les autres référents mentionnés. Il attente potentiellement à la conception unitaire qui est faite du peuple, de la nation et de l’État, et se révèle en cela suspect parce que potentiellement dangereux, facteur d’instabilité. Et il est en quelque sorte sommé de choisir son camp. Derrière une telle logique d’inclusion/exclusion se trouve une conception particulière – quoique très répandue – de l’identité, individuelle et/ou collective.

 

4. Relire les hybrides à la lumière des théories de l’identité

Cette conception, nous la retrouvons formulée, heureusement métaphorisée chez les philosophes français Gilles Deleuze et Félix Guattari d’une part, chez Paul Ricœur de l’autre, dont les théories sont particulièrement éclairantes et aisément articulables. Elles prennent en compte l’ambivalence de la notion même d’identité, à savoir l’identique (et donc le grégaire) et la singularité (l’unicité, l’originalité). Dans Mille plateaux (1980), Deleuze et Guattari opposent deux conceptions de l’identité : l’identité-racine et l’identité-rhizome. Du côté de la racine, se trouve cette conception biunivoque évoquée précédemment. La racine est unique, elle nous assigne de manière définitive une série de caractéristiques qui nous définissent et qui font de chacun un membre d’une communauté qui se dessine de la même manière. Il s’agit d’une identité fermée, donc solide et opposable selon un critère d’appartenance ou non au groupe, en permettant de dessiner les contours d’un nous face à eux. Cette conception est en soi réductrice/réificatrice (tous les paramètres sont-ils pris en compte ?) ; elle est à la fois protectrice (le collectif qui me reconnaît/dans lequel je me reconnais, me protège) et répulsive/hostile (si je n’en suis pas). On retrouve dans Soi-même comme un autre (1990) de Ricœur, une polarité similaire, qu’il baptise la mêmeté, qui s’inscrit elle aussi du côté de l’identique, et le philosophe lui adjoint opportunément la notion d’exigence de mêmeté. D’une part, la mêmeté agglomère, soude et fidélise les groupes dans un certain confort que procure l’appartenance – c’est le cas des communautarismes et des nationalismes – mais ce faisant, elle sépare en catégorisant, elle devient instrument de différenciation, d’exclusion, de stigmatisation.

De l’autre côté se trouvent l’identité-rhizome de Deleuze et Guattari, et l’ipséité de Ricœur. Mais avant de les évoquer, je ferai un petit détour par la dichotomie proposée par Fredrik Barth (1969) au sujet des groupes. Barth distingue utilement à mon sens les groupes d’appartenance – on vient d’en parler – et les groupes de référence. L’appartenance nous est donnée par la racine, par nos origines ; on peut aussi y adhérer/s’y convertir dans une démarche ultérieure et individuelle (rejoindre le groupe). La référence, c’est précisément le fait de se démarquer de son appartenance pour rejoindre un groupe dans les caractéristiques/les valeurs duquel nous nous reconnaissons mieux, qui nous correspond. Les groupes de référence sont des collectifs choisis, auxquels je fais la démarche – un tant soit peu inconfortable ou périlleuse, ayant quitté le cocon de l’appartenance – de me rapprocher, de m’identifier. Il y a là un signe d’ouverture, place pour le libre-arbitre, que nous retrouvons dans le rhizome et dans l’ipséité, au pôle de la singularité.

L’identité-rhizome, contrairement à la racine, est multiple, à la manière des radicelles, et elle correspond aux nombreuses identifications que peut connaître et se reconnaître l’individu. Le rhizome est aussi anarchique, possiblement contradictoire, en recomposition constante et partant imprévisible. Au lieu d’une vision essentialiste, nous sommes ici dans une perspective constructiviste, susceptible de baliser un parcours de vie. L’ipséité se situe en partie sur cette ligne : ipse, contrairement à idem (le même), c’est soi, soi-même, en tant qu’individu. Mais elle la dépasse : Ricœur nous invite à se considérer soi-même comme un autre, c’est-à-dire à prendre en compte (dans ce qui serait la multiplicité des radicelles de Deleuze et Guattari) la part d’altérité, de différence, de disconformité que chacun peut avoir en lui par rapport aux siens. Nous ne sommes pas d’une seule pièce : je suis moi et un autre/l’Autre (c’est l’inquiétante étrangeté de Freud). Et c’est parce que je peux accepter cette part d’altérité en moi que je peux admettre l’altérité chez l’Autre, admettre sa différence et coexister pacifiquement avec lui. Il y a donc ainsi possibilité d’une vision généreuse et humaniste, qui a bien du mal à prévaloir dans la réalité quotidienne et planétaire. En revanche, si je me déteste, ou si je déteste mon image, on peut s’attendre à ce que les autres aient à en souffrir. Et l’actualité, examinée sous ce prisme, est édifiante !...

Pour ma part, je considère les théorisations, non pas comme une fin en soi mais comme susceptibles de fournir des clés interprétatives à des problématiques complexes, ce qui est aussi bien le cas avec les hybrides qu’avec les identités. Nous tenterons de les appliquer à notre objet.

On voit bien comment l’hybride s’inscrit dans la logique du rhizome, de par sa dualité intrinsèque, le caractère contradictoire ou en tout cas inattendu, hors-norme, des éléments qu’il associe. Il n’est ni l’un ni l’autre code linguistique (selon une approche négative par rapport au même et à l’injonction de mêmeté), mais bien l’un et l’autre des deux codes qu’il associe (dans une perspective compréhensive, aux deux sens de prendre avec et de comprendre, admettre). On voit bien ce que la conception en termes de racine peut avoir à lui reprocher, parce qu’il échappe à toute appartenance exclusive, et on comprend bien en quoi il peut être stigmatisé, parce qu’il ne se conforme pas à la règle, qu’il est fautif. Les normes, linguistiques ou sociales, régulent le fonctionnement des groupes. Or l’hybride (parfois partagé par des groupes) est toujours singulier par rapport à la masse, puisqu’il a vocation à être minoritaire. Il est aussi nécessairement minoré, dévalorisé par rapport à la norme. Si bien que les locuteurs du melandjao, chaque fois qu’ils évoquent leurs performances linguistiques (au sens chomskyen du terme), emploient le verbe defenderse, à savoir se débrouiller, être capable de faire face, dans l’interaction, dans la position d’outsider, de challenger qui est celle de l’étranger, de l’immigré…

Dans des groupes sociaux où la fétichisation de la norme est de mise, où l’insécurité linguistique et le contrôle linguistique sont permanents, de l’individu envers lui-même, de l’un à l’autre, des institutions (académiques, scolaires, médiatiques) à l’individu et aux minorités, s’exerce logiquement (et avec d’autant plus de zèle) la censure et la réprobation vis-à-vis de l’atypique et du trublion qu’est l’hybride. La hantise de l’incorrect, de l’inconforme est aux manettes, et elle va souvent de pair avec celle du déclassement, de la perte de pouvoir, d’attractivité des langues. Mais tout cela n’est que réification, manipulation du réel, qui appelle en réponse une attitude de défi, de revendication d’une identité hybride : dans « nosotros hablamos melandjao », il y a à la fois aveu d’incompétence, d’échec dans la production linguistique pure, mais aussi la revendication collective de l’être hybride que ne peut que difficilement éviter d’être le migrant, l’immigré ou son descendant. Il ne faudrait pas, à moins d’attitude compensatoire, chercher chez lui la pureté de sang que réclament depuis toujours les essentialistes.

On voit bien en revanche comment une démarche d’acceptation du caractère rhizomique des langues et de leurs locuteurs ouvre des perspectives de convivencia, du vivre ensemble. Au sein même des langues, passer d’une perspective purement normative de la langue en tant que système qu’on voudrait intangible, à une perspective sociolinguistique basée sur la série des dia- qui amène à voir chaque langue ou la multiplicité des langues comme un diasystème, conduit à accepter l’altérité pour elle-même, la multiplicité et l’hybridité comme des faits attestés et une véritable richesse.

Tant et si bien que l’hybride en soi et sa perception constituent de puissants révélateurs des conceptions qui peuvent prévaloir ou s’affronter de l’identité. Une conception hermétique, défensive et offensive à la fois, des langues et de leurs locuteurs, propre aux nationalismes et aux impérialismes ; une conception ouverte, sensible, militante, en faveur de la multiplicité et des porosités, non pas comme de possibles abâtardissements mais autant d’enrichissements, voilà les deux termes du débat, les deux blocs au combat. La toile de fond de l’ipséité de Ricœur n’est autre que l’éloge de la diversité, ou de la créolisation au sein du Tout-monde d’Édouard Glissant (1990). Elle me paraît bien préférable au conflit linguistique de Lluís Vicent Aracil (1965) ou à la guerre des langues illustrée en son temps par Louis-Jean Calvet (1987). Malheureusement, c’est bien celle-ci qui prend le pas, et c’est celle qui traite l’Autre et l’hybride en paria, à moins qu’on ne le domine ou qu’on ne le corrige.

 

Bibliographie

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[1] … encore que ce point soit discutable s’agissant du spanglish, que traite de manière remarquable dans cet ouvrage Sophie Sarrazin (2010).

[2] On citera entre autres les différentes éditions de : Henri Boyer, Introduction à la sociolinguistique, Paris, Dunod, 2017, pp. 89-90, pour la dernière en date, et un développement du caractère conflictuel de l’hybride dans Lagarde, 1997.

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