Introduction
Dès leur arrivée en France, les demandeurs d’asile doivent faire face à un système administratif très complexe, non seulement pour entamer leur requête d’asile mais aussi pour avoir accès aux services de base pour eux-mêmes et leurs familles (logement, services de santé, aide légale, etc.). Naturellement, comprendre le fonctionnement de ce système et les différents rôles institutionnels en jeu peut s’avérer spécialement difficile pour les personnes qui ont une compétence faible ou nulle en langue française. La centralité des démarches administratives dans la vie des nouveaux arrivants se reflète d’ailleurs dans leurs répertoires linguistiques en français : il n’est pas rare en effet que parmi les premiers mots appris par un demandeur d’asile on retrouve des termes techniques comme récépissé ou des sigles comme OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides).
Pour mettre les demandeurs d’asile en condition d’interagir avec ce système et de s’insérer dans la société française, des cours de langue sont proposés par l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration). La formation linguistique des demandeurs d’asile et des migrants est considérée comme un enjeu fondamental pour leur insertion sociale, non seulement en France – où l’État affiche une politique d’immigration qui fait de l’intégration un objectif affirmé et la maîtrise de la langue la première condition de cette intégration
(Leclercq, 2012) – mais aussi dans le reste d’Europe.
Le Conseil de l’Europe a publié en 2014 un guide pour l’intégration linguistique des migrants adultes (Beacco et al., 2014), dans le but de faciliter la prise en charge de ce public par les institutions éducatives européennes. Dans le guide, un accent particulier est mis sur l’impact de l’apprentissage linguistique sur l’identité de la personne et, donc, sur son intégration dans le pays d’accueil. Notamment, quatre formes d’intégration linguistique sont présentées, dans un continuum qui va d’une intégration linguistique passive où le migrant n’est pas en mesure de communiquer de façon efficace dans le quotidien et où la langue d’origine conserv[e] à elle seule toute sa fonction identitaire
, à une intégration linguistique qui développe l’identité linguistique
, où au contraire la personne gère efficacement le nouveau répertoire linguistique acquis et où la/les langue(s) de la société d’accueil commencent à devenir co-identitaires
(Beacco et al., 2014, 15-16). Ainsi, dans la perspective du Conseil de l’Europe, les changements identitaires vont de pair avec l’apprentissage linguistique, autrement dit : tant qu’il n’y a pas de maîtrise de la langue, l’intégration dans le nouveau pays ne semble pas être possible.
Sans vouloir mettre en discussion les importantes implications identitaires de la reconfiguration du répertoire linguistique, cette étude vise à montrer que même des locuteurs ayant un niveau linguistique encore faible en français peuvent néanmoins avoir acquis une connaissance fine de certains aspects de la société française et avoir développé une identité complexe de (non-)citoyens français. Notamment, nous montrerons qu’à travers la mobilisation de répertoires plurilingues (Blommaert & Backus, 2011) – quoique peu développés en français – les demandeurs d’asile peuvent faire émerger cette identité lors d’interactions avec des représentants des institutions françaises.
1. Cadre théorique et méthodologique
Dans le domaine de l’analyse conversationnelle (Sacks, 1992), de nombreuses recherches ont été dédiées à étudier comment les participants à une interaction peuvent mobiliser certains traits identitaires (Antaki & Widdicombe, 1998 ; Greco, Mondada & Renaud, 2014 entre autres). Dans la perspective conversationnelle, les identités ne sont pas des catégories préexistantes et figées, qui définiraient les individus dans toute situation, mais au contraire des constructions interactionnelles, locales et situées. Autrement dit, dans la conversation les individus peuvent projeter des identités différentes (pour caractériser soi-même ou les autres) selon les contingences du moment. Par exemple, au cours d’une même interaction une personne peut mobiliser des identités variés (travailleur, bon citoyen, père de famille…) et, même, des identités qui pourraient entrer en contradiction avec les premières (paresseux, rebelle, divorcé…). De plus, une certaine identité peut être remise en discussion ou même refusée de manière nette par les interlocuteurs.
Dans des contextes professionnels plurilingues et interculturels, les identités institutionnelles priment généralement sur les identités linguistiques et nationales, néanmoins ces dernières peuvent être mobilisées en fonction des contingences de l’interaction (Kurhila, 2004 ; Mondada, 2004). Dans ces contextes, il peut arriver aussi que des alliances se créent entre les personnes appartenant à un certain groupe linguistique (Markaki et al., 2010) ou que, au contraire, les différences linguistiques passent au second plan car les participants mettent en avant un autre trait identitaire partagé (Piccoli & Chernyshova à paraître). Dans les deux cas, la construction d’une identité de groupe se réalise en opposition à un autre.
L’alternance codique est naturellement un moyen privilégié de mettre en avant une certaine identité linguistique, même dans le cas d’un recours ponctuel à une autre langue. Ainsi, l’utilisation d’un mot isolé propre à la culture d’un certain pays (par exemple, l’insertion du mot portugais saudade dans un discours en français) peut suffire à projeter une identité de connaisseur de cette culture. De plus, le recours ponctuel à un mot dans une autre langue, s'il a lieu dans une rencontre avec quelqu’un parlant telle langue (utiliser le mot saudade en parlant avec un portugais), peut avoir une fonction affiliative et faciliter la construction d’une relation positive avec l’interlocuteur (Piccoli, 2017).
1.1. Objet d’étude
Malgré l’abondance de travaux dans les sciences du langage qui ont été dédiés à la relation entre pratiques langagières et identités des migrants (Billiez, 1985 ; Biichlé, 2012 entre autres), au rôle des langues d’origine dans l’insertion des nouveaux arrivants, notamment en milieu scolaire (Auger, 2007 ; Huver & Goï, 2010 entre autres), ainsi qu’aux dynamiques des interactions entre migrants et institutions (Baraldi & Gavioli, 2007 ; Traverso, 2018 entre autres), à ce jour peu d’attention a été accordée à l’étude des identités émergeant dans les interactions entre migrants et représentants institutionnels. Cette étude s’intéresse justement à cet aspect.
Les interactions analysées dans cet article font partie du corpus audiovisuel réalisé dans le cadre du projet REMILAS (RÉfugiés, MIgrants et leurs LAngues face aux services de Santé) [1]. Le corpus est constitué de 91 interactions dans des contextes variés, avec différents professionnels liés à la santé (médecins généralistes, psychologues, assistants sociaux, etc.). Environ la moitié des interactions se déroule en présence d’un interprète, tandis que dans l’autre moitié les participants communiquent en français ou en anglais. Dans ce deuxième cas de figure, il n’est pas rare que les participants recourent à une communication fortement plurilingue et multimodale pour arriver à se comprendre (voir Traverso, 2017). Au contraire, quand un interprète est présent, les participants peuvent parler chacun dans sa langue maternelle. Cependant, les données montrent que les patients comme les soignants recourent assez souvent à des mots ou phrases isolés dans la langue de l’interlocuteur. Ces usages, qui reflètent les répertoires plurilingues des locuteurs, ont un impact important sur les identités émergeant dans l’interaction.
2. Analyse
Dans cette section, nous présentons l’analyse de deux séquences tirées de deux consultations faisant partie d’un suivi psychothérapeutique. Dans les deux cas, une patiente albanaise [2] communique avec la soignante (dans le premier cas, une psychologue, dans le second, une infirmière spécialisée en santé mentale) par l’intermédiaire d’une interprète professionnelle qui participe régulièrement aux séances.
Toutes les participantes aux interactions ont donné leur consentement éclairé à l’enregistrement de la consultation, conformément à la procédure éthique adoptée par les chercheurs du projet REMILAS [3]. Les interactions ont ensuite été transcrites selon les conventions ICOR [4], en anonymisant toutes les données personnelles, et les parties en langue albanaise ont été traduites (la traduction est en italique gris dans la transcription) [5].
Le premier extrait est tiré d’une consultation entre Annik (ANN), une femme albanaise, sa psychologue Lucie (PYC) et l’interprète Ilyana (IPI). Annik est en train de parler de son fils Arsim, de ses progrès et de ses difficultés à l’école. En rapportant une conversation qu'elle a eue avec son instituteur et puis en parlant des notes d’Arsim, elle recourt à plusieurs reprises à des mots et expressions en français (en gras dans la transcription).
Extrait 1 [REMILAS_CH_CAJ_161019_PY1_2_F_AL_IP]
((00:12:38))
01 ANN po (0.5) se sot e kam pas e kam vet msusin për klasen (0.9)
02 euh edhe msusi tha asht hala pak e din hala ka po qysh
03 me than euh: diffikult do t’thot
oui (0.5) car aujourd’hui j’avais j’ai demandé à l’instituteur
à propos de la classe (0.9) euh et l’instituteur a dit qu’il
est encore un peu tu sais qu’il a encore un peu comment dire
euh difficulté veut-il dire
04 IPI hm hm
05 ANN e po c’est pas mal tha se është: mir (0.6) thuj jam
mais que c’est pas mal il a dit qu’il est: bien (0.6) dis-lui
06 [tuj ndimu unë ktina
que je suis en train de l’aider
07 IPI [shum mir
très bien
08 (0.4)
09 ANN a bi ka notat [très bien
ses notes sont des a et des b très bien
10 IPI [ah::
11 ANN t b
12 IPI oui très bien
13 ANN une ia kqyra më para fletoret po pak a din: se herën e par që e
14 kam vet m’ka than mir ësht (0.6) e sot je vetëm me
15 Arsim ndoshta a din (0.5) tha është pak me vështirësi
16 por ky asht tu shku mir m’tha
je les ai regardés un peu ses cahiers mais juste un peu tu
sais: car la première fois que je lui ai demandé il m’a dit
c’est bien (0.6)et aujourd’hui tu es seule avec Arsim
peut-être tu sais (0.5) il a dit qu’il a un peu de
difficultés mais il m’a dit qu’il avance bien
17 IPI [shum mir
très bien
18 ANN [prap se është (0.6) euh: është c’est pas mal m’ tha
que c’est encore (0.6) euh: c’est pas mal il m’a dit
19 IPI d’accord (0.3) ok (0.6) donc elle a demandé l- le: aux instits
20 (0.3) pa`ce qu’il a il y avait un instit quand elle est allé à
21 (inaud.)
22 PYC hm
23 (0.4)
24 IPI qui a dit que (0.2) il a un peu de difficulté encore un peu d`
25 difficulté mais c’est (0.2) pas mal
26 PYC hm hm
27 IPI il a a (0.3) que des a et b (0.4) et des t b donc des très bien
28 PYC [d’accord
29 ANN [t b oui t b [(inaud.)]
30 IPI [voilà ] très bien (0.6) t b
Dans cet extrait, Annik explique que son enfant, ayant rencontré des difficultés à l’école dans le passé, est actuellement en train de les surmonter. Pour soutenir son affirmation, elle rapporte le discours de l’instituteur, c’est-à-dire le représentant de l’autorité scolaire. Elle tient aussi à ce que son investissement personnel dans le parcours d’apprentissage du fils soit reconnu (dis-lui que je suis en train de l’aider
, l.05-06). Certains des termes qu’elle utilise en français sont tirés du discours rapporté de l’instituteur : le terme diffikult
(l.03), qui constitue une version albanisée du français difficulté (la forme correspondant en albanais serait vështirësi, qu’elle utilise plus tard, l.15), et l’expression c’est pas mal
, qu’elle utilise à deux reprises (l.05, 18). Ces changements de langue rentrent dans le phénomène très étudié de code-switching dans le cadre d’un discours rapporté (Gumperz, 1982 ; Auer, 1984 ; Gafaranga, 2001 entre autres) et montrent une compétence partielle en français de la demandeuse d’asile. Les autres termes français utilisés par Annick servent à indiquer les notes obtenues par Arsim : « a », « b », très bien
(l.09), t b
(l.11, 29). Ces termes reflètent donc la connaissance qu’Annick a du système scolaire français et, en particulier, de ses modalités d’évaluation. Par ailleurs, on peut remarquer que pendant la traduction de l’interprète, Annick prend la parole pour répéter le sigle t b
, en montrant ainsi sa compréhension (au moins partielle) du discours de l’interprète et en soulignant une nouvelle fois sa maîtrise de ce sigle utilisée par l’école française.
Il est intéressant de souligner que, au cours du discours de la demandeuse d’asile, l’interprète s’aligne avec ses changements de langue. Notamment, à la ligne 12, elle fait un commentaire en français, en reprenant précisément le syntagme très bien
(l.12) déjà mobilisé par Annick, au lieu d’utiliser l’expression équivalente en albanais (shum mir), comme elle le fait à plusieurs reprises dans le reste de l’extrait (l.07, 17).
Dans cet extrait, ce ne sont pas des identités du type étrangère ou migrante qui se dégagent du discours d'Annick. L’identité qu’elle mobilise – et qui est acceptée et reconnue par ses interlocutrices – est avant tout celle de mère investie dans l’apprentissage de son fils et, par conséquent, d’experte du système scolaire français. Le recours aux mots en français contribue à la construction de cette identité.
Le second extrait est tiré d’une consultation entre Iris (IRI), une demandeuse d’asile albanaise qui a déjà été déboutée, l’infirmière en santé mentale Joëlle (IFJ) et l’interprète professionnelle Ornela (IPO). Dans cet extrait, Iris reparcourt les différentes étapes de sa demande d’asile en utilisant plusieurs termes provenant du français (en gras dans la transcription).
Extrait 2 [REMILAS_BO_170208_IF1_2_F_AL_IP]
((00:24:46))
01 IFJ pa`ce que vous quand vous étiez à Oullins quand on vous a dit
02 euh de partir vous ê- vous ê- vous êtes pas restée vous avez
03 (0.2) pensé qu'i` fallait partir
04 (0.5)
05 IPO kur ju thane juve kur ishit tefoyeri ne: [Oullins
quand ils vous ont dit à vous quand vous étiez au foyer à:
06 IRI [Oullins
07 (0.8)
08 IPO ju thane: duhet me ik (1.1) nuk e provuat ju te rrinit aty
quand ils vous ont dit de partir (1.1) vous n’avez pas essayé
de rester là
09 (0.9)
10 IRI po ne: (0.4) na thane dy here dy domethene kur na erdhi (0.3)
11 OFPRA negative na ka thene (1.2) drejtori i Racines[6]biles dhe
12 asistenti (0.3) qe ju duhet te leshonifoyerin se: (0.4) ju ka
13 ardhur negatif
mais: (0.4) ils nous ont dit deux fois c’est-à-dire quand on a
reçu la réponse négative de l’OFPRA ils nous ont dit (1.2)
c’est même le directeur et l’assistant de Racines (0.3) que
vous devez quitter le foyer car: (0.4) vous avez reçu le négatif
14 (0.5)
15 IPO quand on a eu la réponse négative de l'OFPRA le directeur i`
16 nous avait dit que vous devez quitter le foyer (0.6) pa`ce que
17 vous avez la réponse négative
18 (0.7)
19 IRI nuk e kemi leshuar (0.4) e njejta gje dhe kur na ka ardhur rekuri
on l’a pas quitté (0.4) la même chose quand on a reçu le recours
20 (0.5)
21 IPO euh on n:'est pas partis (0.2) [on a pas quitté le foyer
22 IFJ [hm
23 (0.3)
24 IFJ hm hm
25 IPO euh et i` di- nous a dit la même chose quand on a eu la réponse
26 négative de:::
27 IFJ de la CNDA
28 IPO de [la CNDA
29 IRI [ouais
30 (0.8)
31 IRI kur ka ardhur pastaj e treta maladia qe kishte burri im negative
quand est arrivée la troisième négative celle de la maladie de mon mari
32 (0.5)
33 IPO après quand on a: eu la réponse négative de: d'étranger malade
34 IFJ hm
35 (0.3)
36 IPO que mon mari il avait fait la demande
37 IFJ hm
38 IRI atehere na kane nxjerre (0.3) ka ardhur policia ka sjell letren
39 nga prefektura ju duhet te lini pallatin
c’est alors qu’ils nous ont sorti (0.3) la police est venue
nous aamené la lettre de la préfecture que vous devez quitter
l’immeuble
40 (0.9)
41 IPO c'est la police qui est venue avec un courrier de la préfecture
42 (0.4)
43 IFJ [d'accord
44 IPO [et qui nous ont dit vous devez quitter le: (1.0) le bâtiment
Sollicitée par une question de l’infirmière (l.01-03), Iris raconte son parcours de déboutée : d’abord, la première réponse négative reçue de la part de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), qui amène les responsables de l’association qui les logeait à les inviter à quitter le foyer (l.05-19) ; ensuite, la réponse négative relative au recours qu’ils avaient fait à la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile) et la nouvelle invitation à partir (l.19-30) ; enfin, le troisième refus, concernant la demande du titre de séjour pour étranger malade, pour le mari d’Iris, suivi par l’arrivée de la police qui leur a donné un courrier de la préfecture leur ordonnant de partir (l.31-44).
Le récit d’Iris est très clair, synthétique et complet, et montre sa connaissance du système français de la demande d’asile, aussi grâce à la mobilisation de plusieurs termes inhérents à ce parcours administratif. En effet, Iris utilise plusieurs termes français, qu’elle adapte à l’albanais : foyerin
(foyer, l.12), précédemment utilisé par l’interprète (l.05) ; rekuri
(recours, l.19) ; maladia
(maladie, l.31), qu’elle utilise pour indiquer la dénomination du titre de séjour, au lieu d’utiliser le mot équivalent en albanais (sëmundje). De plus, deux sigles indiquant des institutions françaises jouant un rôle dans la demande d’asile sont mentionnés : l’OFPRA, cité directement par Iris, et la CNDA, qui est introduite de manière collaborative par l’infirmière et l’interprète (l.25-28) et puis validée par la demandeuse d’asile (l.29).
Ainsi, en mobilisant un répertoire linguistique spécifique, Iris fait émerger dans l’interaction son identité d’experte du système de la demande d’asile en France – identité qui n’est pas remise en question par les autres participantes. De plus, en faisant référence à sa résistance à suivre les invitations à quitter le foyer et en mettant en avant, dans son récit, la violence symbolique de l’intervention de la police (ils nous ont sortis
, l.38), elle affiche une posture critique envers ce système [7].
Conclusion
L’analyse menée nous a permis de dégager deux observations. La première est que la présence d’un interprète n’efface pas le plurilinguisme des participants. Comme Blommaert et Backus (2011) l’ont montré, dans le monde d’aujourd’hui, les répertoires linguistiques des locuteurs se caractérisent par la présence de ressources très diverses : les individus peuvent avoir des connaissances et des compétences linguistiques et pragmatiques de degrés très variés en plusieurs langues, en fonction de leurs parcours de vie. Ainsi, les répertoires linguistiques des locuteurs reflètent leurs biographies et la mobilisation de ces ressources mène à la création d’espaces de parole plurilingues, où les locuteurs peuvent faire converger different dimensions of their personal history, experience and environment
(Li 2011:1223). Les termes que les demandeurs d’asile intègrent à leur répertoire témoignent de leur quotidien et de leur relation aux institutions françaises, ce sont en somme des termes que les locuteurs associent à certaines réalités et qu’ils ne ressentent pas le besoin de traduire dans leur langue maternelle. D’autres études seraient nécessaires pour déterminer si ces termes ne se figent qu’au niveau individuel ou s’ils finissent par constituer des lexiques partagés par certaines communautés (par exemple, le mot maladia serait-il fréquemment adopté par la communauté albanaise en France pour désigner la demande de séjour au titre d’étranger malade ?).
La deuxième considération concerne les conséquences du recours à ces répertoires plurilingues sur le plan identitaire. L’adoption d’une approche interactionnelle nous a permis de jeter un regard émique sur les représentations qui émergent dans les interactions. Autrement dit : à travers l’analyse, nous avons eu accès aux identités que les deux demandeuses d’asile mobilisent pour elles-mêmes. Dans les deux interactions analysées, le recours à des termes et sigles en français (dans une forme adaptée ou non) contribue à montrer la connaissance approfondie des deux femmes de certains aspects de la société française (le système scolaire, la procédure de la demande d’asile) et à faire émerger ainsi des identités d’expertes dans ces domaines. Par ailleurs, ces séquences révèlent aussi leur attitude envers ces réalités (adhésion dans le premier cas, posture critique dans le second).
Dans le contexte sociopolitique actuel, où les migrants tendent à être représentés soit en termes dépréciatifs, comme des profiteurs des bénéfices sociaux des pays d’accueil (voire même des criminels), soit au contraire comme les victimes passives d’un système injuste (Ben Saad-Dusseaut, 2017), observer comment les demandeurs d’asile s’auto-représentent permet de sortir de ce dualisme et d’éviter des représentations stéréotypées et réductives. En ce sens, cette étude contribue à montrer que, même à un stade encore initial de l’apprentissage linguistique, les migrants et les demandeurs d’asile peuvent afficher des identités complexes, à plusieurs facettes, qui reflètent leur statut hybride de (non-)citoyens.
L’auteure remercie le LABEX ASLAN (ANR-10-LABX-0081) de l'Université de Lyon pour son soutien financier dans le cadre du programme "Investissements d'Avenir" (ANR-11-IDEX-0007) de l'Etat Français géré par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).
Bibliographie :
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Auer, Peter, (1984), Bilingual conversation, Amsterdam, John Benjamins.
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Baraldi, Claudio & Gavioli, Laura, (2007), "Dialogue Interpreting as Intercultural Mediation. An Analysis in healthcare multilingual settings", dans M. Grein & E. Weigand (Eds), Dialogue and Culture, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 155-175.
Beacco, Jean-Claude, Little, David & Hedges, Chris, (2014), L’intégration linguistique des migrants adultes : guide pour l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques, Strasbourg, Conseil d’Europe.
Ben Saad-Dusseaut, Fatma, (2017), « L’immigration clandestine au regard des médias français : reflet d’un nouvel ordre identitaire », REFSICOM [en ligne], L’identité dans tous ses états : 2. Catégories symboliques et enjeux sociaux.
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[1] http://www.icar.cnrs.fr/sites/projet-remilas/
[2] La communauté albanaise est parmi les plus nombreuses dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, où le corpus a été recueilli.
[3] http://www.icar.cnrs.fr/sites/projet-remilas/corpus/
[4] http://icar.cnrs.fr/projets/corinte/bandeau_droit/convention_icor.htm
[5] Je remercie Arber Shtembari pour son travail de traduction et les discussions eues avec lui.
[6] Le nom de l’association (Racines) a été changé conformément à la politique d’anonymisation des données.
[7] Une telle posture sera d’ailleurs explicitée davantage dans la suite de la consultation (15 minutes plus tard environ), où Iris manifestera le désir de pouvoir parler avec le préfet pour lui expliquer l’injustice dont elle est victime. L’infirmière, en souriant, la qualifiera alors de « rebelle ».