Présentation
Ce texte s’attache à montrer en quoi la citoyenneté européenne de l’« acteur social », « utilisateur » du Cadre européen commun de référence est une citoyenneté hors sol qui, à la différence des plantes dites épiphytes, ne peut se nourrir de l’air du temps ni même de nutriments qui seraient présents dans le CECR, car celui-ci se révèle sans contenu opératoire, que ce soit pour apprendre ou pour enseigner, voire dangereux à terme. Parler d’« enseigner » et d’« apprendre » dans le CECR, c’est d’abord et tout simplement prendre en compte le sous-titre de ce document. Dans une précédente publication (2003 : 169-178), j’ai avancé, analyses à l’appui, que seul l’évaluer était en réalité l’objet crédible de ce document issu du Conseil de l’Europe au début de ce siècle après dix années de travaux, transactions et tractations, et devenu, volens nolens, le principe organisateur de toutes les certifications, tous les diplômes de langue(s), et partant, de tous les manuels ou méthodes de (F)LE, et in fine de toute la formation initiale et continue des professeurs de langues en Europe et même au-delà. Évaluer, s’auto-évaluer en langue(s) étrangère(s), nous en avons besoin, et pour cela le CECR est utile ; il l’est aussi pour l’harmonisation des niveaux favorisant la confiance mutuelle entre pays, entre universités, entre établissements et même entre individus et pour eux – ces « utilisateurs », comme les nomme le plus souvent le CECR (cf. Berchoud, 2003 : 170). Mais alors, pourquoi ce titre « Apprendre, enseigner, évaluer » ? Les deux premiers verbes seraient-ils là pour rien ? Ou pour inspirer confiance en adoucissant les rigueurs de l’évaluer ? Il y a aussi une ambition du CECR, ce texte nous permettra de la nommer de façon précise, étayée, puis d'évaluer ses procédés, ses effets, soit ses dimensions concrètes.
Considérons le surtitre du CECR: « apprentissage des langues et citoyenneté européenne » ; et ses suites: « Le Cadre européen commun de référence offre une base commune pour l’élaboration de programmes de langues vivantes, de référentiels, d’examens, de manuels, etc. en Europe. Il décrit aussi complètement que possible ce que les apprenants d’une langue doivent apprendre afin de l’utiliser dans le but de communiquer ; il énumère également les connaissances et les habiletés qu’ils doivent acquérir afin d’avoir un comportement langagier efficace. » (CECR : 9). Ainsi se profile l’apprendre, d'un point de vue institutionnel. Quant à l’enseigner : les professeurs n’ont qu’à suivre (les programmes, et l'énumération des connaissances et habiletés requises pour un « comportement langagier efficace » : voilà qui est dit selon les termes mêmes du passage cité). C'est-à-dire mettre en œuvre « une perspective actionnelle » (CECR : 15). Une perspective, qu’est-ce, sinon un point de vue, une façon de voir ? Selon le TLFi, une perspective, c'est cela : « 1. phénomène affectant la vision de loin des objets ou des différentes apparences (ou représentations) des objets suivant les changements de position de l'œil qui les regarde. » ; « 2. fig. manière particulière d'envisager les choses ou d'en interpréter le déroulement; aspect sous lequel les choses se présentent ». Et l’actionnel ? « Qui a rapport à l’action », selon le TLFi1, c’est un terme de grammaire de 1747, repris de façon indépendante par Balzac en 1832 dans Louis Lambert (histoire d’un génie devenu fou). La perspective actionnelle du CECR est donc bien l’imposition d’une manière de voir et d’interpréter (ce que sont apprendre et enseigner) ayant pour but l’action : apprendre pour faire. Mais faire quoi ; et qui ? Et aussi que ne pas faire ? qu’éviter ?
Entrons dans le concret, et même le concert des diversités, puisque les « utilisateurs » du Cadre ont chacun une voix, un corps, une vie, un contexte, des relations, des savoirs, un passé, des projets… Comment cette réalité de la diversité est-elle prise en compte ? Voici sans doute l’angle pour une évaluation du CECR, « enseigner, apprendre ». Plaçons-nous cependant au-delà d’un sentiment d’aise né de la mise en place d’une situation chaplinesque d’évaluateur évalué, même si l’apport vital d’un bref instant de sourire, voire de rire franc n’est pas à négliger. Autrefois, le Carnaval avait une fonction de mise en perspective (sic) des pouvoirs institués, en leur rappelant la fragilité d’une légitimité mal construite, il faisait suite aux fêtes analogues du monde latin, bacchanales, saturnales et autres lupercales. Aujourd’hui, plus modestement, nous allons préciser les termes du débat sur l’ « apprendre » et l’ « enseigner » dans le CECR à partir de l’analyse du texte même, puis placer ce débat avec ce qui en émerge dans le CECR sous la double focalisation des savoirs acquis d’une part en méthodologie, et de l’autre en neurosciences, afin de pouvoir énoncer ce que sont « apprendre et enseigner » selon le Cadre replacé dans son contexte historique, social, culturel, scientifique et politique. Cela permettra de conclure en ouvrant des perspectives, pour les « utilisateurs », « acteurs sociaux », qui sont également des sujets parlants, et plus largement pour les concepteurs du Cadre, les institutions du Conseil de l’Europe – organe consultatif – qui les emploient, ainsi que les institutions démocratiques de l’Union européenne.
Les termes du débat
Les pages 109-110, point 6.4 du CECR, sont souvent citées par les responsables engagés au Conseil de l’Europe, et/ou au CELV, Centre européen des langues vivantes de Graz : « Le Conseil de l’Europe a pour principe méthodologique fondamental de considérer que les méthodes à mettre en œuvre […] sont celles que l’on considère comme les plus efficaces pour atteindre les objectifs en fonction des apprenants concernés dans leur environnement social ». Ainsi la variété des supports et méthodes serait sauvegardée, et de même la motivation des apprenants, ainsi que la prise en compte de leurs diversités ; avec et malgré les modalités d’évaluation. C’est là être bien naïf… ou cynique, ou, nuançons, être sans mémoire et, de façon plus ou moins consciente, pratiquer la table rase de ce qui a existé avant. Soit, au total, un projet politique, ou tout au moins de politique linguistique et éducative. Ce projet pourrait être mis en relation avec celui qui apparaît en filigrane des Instructions et programmes officiels de 1882 (BO du 2 août 1882) faisant suite aux lois Jules Ferry et à l'établissement de la République (la IIIe) : il s’agit de former un citoyen et un républicain : « Cette éducation n’a pas pour but de faire savoir mais de faire vouloir » (op. cit. : 19). C’est l’hypothèse ici, nous verrons comment et jusqu’où elle peut être déclarée valide.
Cette hypothèse s’est formée au fil d'années d’une culture académique plurielle, en sciences du langage, didactique des langues, et en sciences politiques, ainsi que de lectures et d’expériences avec le CECR. En particulier un projet quadriennal pour le CELV, Centre européen des langues vivantes du Conseil de l’Europe (2007-2011, avec responsabilité de coordination 2007-2009). Ce projet, focalisé sur l’évaluation et la formation des enseignants, supposait déjà une analyse et une pratique du CECR. Celles-ci ont été enrichies de travaux intermédiaires, dont une enquête par questionnaires et une analyse du vécu de l’évaluation chez les professeurs en formation à partir de leurs mémoires de fin d’études (travaux disponibles ici : http://ecep.ecml.at/Resources/tabid/1029/language/fr-FR/Default.aspx). L’évolution de ce projet quadriennal, dès son acceptation, conditionnée au retrait d’une dimension contextuelle cependant modeste, a permis d’affiner encore l’analyse grâce à des lectures et relectures dialoguées du Cadre, qui ont amené des questions plus nettes non seulement sur l’évaluation, mais aussi sur l’apprendre et l’enseigner. Ce qui m’anime aujourd’hui est l’envie de comprendre les significations et implications du CECR, texte sous-titré « Apprendre, enseigner, évaluer ».
« Qui tient l’évaluation tient tout le système » : à coup sûr, aucun des experts concepteurs du CECR ne peut ignorer que « l’évaluation est le nœud des actes d’enseignement » (Porcher : 1995, 46), surtout que ce thème a suscité un texte fort célèbre de Paul Valéry (1935, in « Variété », Œuvres, t.1, Gallimard, Pléiade, p. 1076). Dans ces conditions, il apparaît vain d’affirmer que le CECR « n’a pas pour vocation de promouvoir une méthode d’enseignement particulière mais bien de présenter des choix » (CECR : 2001, 109-110). Cela peut cependant conduire à « un débat » – nous y sommes - « toujours préférable à une l’acceptation2 de la pensée dominante essentiellement parce qu’elle est dominante » (ibid.). Quels sont donc les termes du débat nécessaire en matière d’enseigner et d’apprendre ? Les plus simples qui soient :
- Qui enseigne à qui ? Et où, dans quel(s) contexte(s) ?
- Qui apprend quoi ? Où, et comment ?
Pour développer ce débat sur l'« apprendre » et l'« enseigner » dans le CECR et selon lui, mais aussi selon d'autres voix, il faut nous placer sur le plan méthodologique, véritable noyau de l’apprendre et l’enseigner, largement mis en retrait depuis la publication du CECR, et en contextes divers. Car « présenter des choix » pour « l’efficacité » ne suffit pas quand les concepteurs du CECR et les autorités du Conseil de l’Europe y ont estompé les dimensions de pouvoir et de marché présentes dans la diffusion des langues, leur enseignement, leur apprentissage : liberté de circulation des biens, des services, des personnes – mais pour certains plus que d’autres, ce qu’on sait de source sûre, expérientielle, si elle n’a pas été balayée par une vision étroitement disciplinaire de son action, mise alors hors contexte pour privilégier la standardisation, l'harmonisation des grilles, normes, descripteurs.
La liberté de circulation résulte du traité de Rome (25 mars 1957) instituant la CEE, elle a depuis sans cesse été réaffirmée, concrétisée, élargie par des traités, règlements ou directives, par exemple en matière universitaire et d’éducation. La politique linguistique du Conseil de l’Europe (tout comme celle des instances de l’Union européenne actuelle), consiste d’une part à défendre et valoriser les langues minoritaires, ainsi que les langues des pays-membres, cependant que sa lingua franca est nettement l’anglais, au moins pour des raisons pratiques (et budgétaires). Les coordinateurs de projets au CELV l’ont vécu, en réunions de travail, ateliers, conférences de présentation-diffusion. Ce constat ouvre sur une dualité importante à prendre en compte, celle de deux niveaux d’interventions, voire deux types d’« utilisateurs » « citoyens » des langues (pour reprendre les termes du CECR) :
- Deux catégories de langues au moins, ce que la sociolinguistique (notamment avec Calvet, 1996) a établi, et qu’un peu d’attention nous fait apercevoir régulièrement;
- Mais aussi deux catégories d’humains, les anglophones courants (fluent anglophones) et les autres ; l’expérience commune, par-delà le CECR, nous fait constater que, dans les colloques plurilingues, seuls les anglophones ne traduisent pas leurs présentations en une autre langue.
Cela dit, et dans le but de répondre à nos questions sur les sujets parlants susceptibles d’apprendre des langues, leurs contextes et les moyens employés, faisons un détour de rappel par les méthodologies. En matière d’enseignement des langues, la ou une méthodologie, c’est « une analyse méthodique et critique des méthodes et pratiques relevant de cet enseignement, ainsi que de l’ensemble des hypothèses (linguistiques, psychologiques, sociologiques, idéologiques) qui les sous-tendent, que ces hypothèses soient ou non explicitées » (Besse, 1992/2000 : 10 ; l’italique est de l’auteur). Dans son ouvrage sur l’histoire des méthodologies, Puren (1988 : 11) mentionne explicitement « les objectifs » et « les situations d’enseignement », nous ne les oublions pas.
Le CECR : Méthodologie(s) zéro – et ... ?
Le Chapitre 6 du CECR (pp 103 et s.) se déclare consacré à la méthodologie. Mais nous constaterons que la « perspective actionnelle » présentée dès les pages 15 et 35 du CECR est un moyen à double finalité, faire apprendre / modeler la sensibilité voire la personnalité, en reliant le monde de la classe au monde social extérieur – un certain monde social, une sorte de partout et nulle part. Comment faire avec ? Le Cadre s’adresse aux praticiens et aux apprenants de langue vivante (p. 5) dans un but d’aide à l’utilisation du document. Cette aide se déploie à un niveau pratique, qui n’est cependant pas exempt de choix, présupposés, hypothèses sur ce qu’est apprendre et enseigner une langue.
Objectifs et situations d’enseignement ? Oralités, mobilités et échanges
« La fonction du Cadre européen commun de référence n’est pas de prescrire les objectifs que ses utilisateurs devraient poursuivre ni les méthodes qu’ils devraient utiliser » (CECR : 5). Dont acte. Mais le Cadre dit (ibid.) avoir deux objectifs, « encourager les praticiens […] à se poser un certain nombre de questions » et « faciliter les échanges d’informations entre les praticiens et les apprenants ». Notons que les questions à se poser ne concernent pas toutes l’apprendre une langue, puisque les deux premières questions3 sont « Que faisons-nous exactement lors d’un échange oral ou écrit avec autrui ? Qu’est-ce qui nous permet d’agir ainsi ? »
Il s’agirait donc d’apprendre à faire la classe, côté praticien, et d’apprendre à apprendre, côté apprenant, cela sur le mode du dialogue, de l’échange oral. Il semble qu’un vieil Européen, un certain Socrate, avait un programme approchant, mais lui n’a pas laissé d’écrit de cadrage, juste du contenu et des exemples vécus, grâce à un de ses élèves, un nommé Platon. La situation d’enseignement est celle de l’échange oral et l’objectif serait le développement de la conscience réflexive. En quelle langue praticiens et apprenants échangent-ils oralement ? Nous pouvons l’imaginer pour partie, selon nos expériences antérieures. Peut-être une interlangue, une langue-pont, l’alternance des codes...
Bien en-deçà (ou au-delà) de la classe de langue, il s’agit « d’améliorer la communication entre Européens de langues et de cultures différentes parce que la communication facilite la mobilité et les échanges et, ce faisant, favorise la compréhension réciproque et renforce la coopération. Le Conseil soutient également les méthodes d’enseignement et d’apprentissage qui aident les jeunes, mais aussi les moins jeunes, à se forger les savoirs, savoir-faire et attitudes dont ils ont besoin pour acquérir davantage d’indépendance dans la réflexion et dans l’action afin de se montrer plus responsables et coopératifs dans leurs relations à autrui. En ce sens, ce travail contribue à promouvoir une citoyenneté démocratique. » (ibid.). Autrement dit, il s’agit de concourir à la formation d’une personnalité individuelle et collective idéale pour l’Europe de la mobilité et des échanges. Le rapprochement esquissé plus haut avec la formation du citoyen par l’école républicaine de Jules Ferry est donc rien moins qu’occasionnel ; bien au contraire, le projet a été élaboré en vue de créer des citoyens acteurs sociaux capables de médiation, de coopération et d'autonomie relative. Sa méthodologie, précontrainte par l'évaluation, est déclinée en notions d’arrière-plan de tout enseignement et de tout apprentissage des langues mis en œuvre par les praticiens selon leurs moyens, leur culture et leur formation. Ainsi s'expliquent les savoir-être, savoir-faire, les tâches, et la délimitation-définition des compétences autour de la communication interindividuelle. La fameuse « perspective actionnelle » (CECR : 15, 35) fait alors davantage signe que réellement sens : agissons ensemble en communiquant comme on nous a dit.
La ou une méthodologie ? C’est donc l’affaire des praticiens, qui sont encouragés à « fonder leur action sur les besoins, les motivations, les caractéristiques et les ressources de l’apprenant. » (ibid.). On les suppose formés pour cela, et capables de se déprendre de (ou s’asseoir sur) leurs déterminations sociologiques, culturelles, institutionnelles et idéologiques pour se couler dans le moule-cadre. Il y a plus, fonder une action d’enseignement sur les besoins-motivations-caractéristiques-ressources de l’apprenant ici-maintenant, et seulement cela, c’est, pour le praticien, s’auto-limiter en se privant de mémoriser, capitaliser, transmettre, en se privant de réfléchir plus loin que l’échange oral du moment. Autrement dit, pas la peine de philosopher, nul besoin d’abstraire et de théoriser, il suffit de répondre à la demande au fur et à mesure qu’elle advient. Un praticien n’aurait-il pas matière à réfléchir sur sa pratique, n’en aurait-il pas l’aspiration, voire le besoin ? Voilà qui est heureusement hors du champ du Cadre, dans la liberté de l’intime individuel.
On l’a dit plus haut déjà, « Quelques options méthodologiques » sont proposées aux utilisateurs du CECR dans le chapitre 6 de ce document (p.102 et s.), mais, méthodologiques, le sont-elles vraiment ? Ce qui suit nous en fait fortement douter : « L’énoncé des buts et des objectifs de l’enseignement et de l’apprentissage des langues devrait se fonder sur une estimation des besoins des apprenants et de la société ». La perspective de l’ici-maintenant se confirme, et l’apprenant est corrélé directement avec la société. Nulle extériorité salvatrice : apprendre une langue doit être utile. Il faut « traiter efficacement l’ensemble des actes de communication » (id. : 103), selon les besoins ou (dans cette page citée) la demande de l’apprenant. Nulle trace cependant d’une réflexion sur ces notions, pas même un renvoi aux réflexions et recherches antérieures – ne serait-ce que les précédents travaux du Conseil de l’Europe sur ces notions (Richterich, 1972, Richterich & Chancerel, 1978, Porcher, 1980). Ce qui peut passer pour une erreur, mais affirme clairement une volonté de table rase du passé (avant la décennie 90), est aujourd’hui corrigé sur le site du Conseil de l’Europe, dans ses notions-clés : après avoir cité les noms ci-dessus (en omettant toutefois Porcher, peut-être parce que son ouvrage s’intitule Interrogations sur les besoins langagiers en contextes scolaires et que l’onglet où se trouve cette notion de « besoin » est placé sous le titre « Intégration linguistique des migrants adultes » mais, paradoxe, c’est justement là que Porcher, a beaucoup d’œuvres au Conseil de l’Europe !), une définition des besoins langagiers est proposée : « les ressources linguistiques nécessaires aux apprenants pour gérer avec succès des formes de communication dans lesquelles ils vont être impliqués à court ou à moyen terme ». Nous tournons en rond dans les limites énoncées plus haut.
Quels objectifs peut ou doit avoir l’apprentissage d’une langue non première, selon le CECR ? Étant entendu que l’enseignement se calquera sur ces objectifs, car il s’agit de « se fonder sur une estimation des besoins des apprenants et de la société, sur les tâches, les activités et les opérations que les apprenants doivent effectuer afin de satisfaire ces besoins, et sur les compétences ou les stratégies qu’ils doivent construire ou développer pour y parvenir. » (CECR, 6.1.1 : 103). On voit se profiler là une vision plane et monochrome des apprenants, en particulier dans leurs activités et de leurs stratégies. Et il en est de même pour la société. Cependant, on ne peut imaginer d’apprentissages de masse, en matière d’objectifs et de progressions, « il faut prendre une décision au cas par cas » (p. 105), mais bien sûr dans les limites de ce que requièrent les échanges sociaux. Au passage, notons cependant à travers ce chapitre six, des notions intéressantes comme la « compétence déséquilibrée et évolutive», qui manifeste une prise en compte des réalités de l’apprendre ; pour ce qui est de l’apprentissage inscrit dans le plurilinguisme, où, par exemple, une langue apprise ou acquise pourrait aider à se perfectionner dans une autre langue, la proposition est séduisante, mais c’est la plupart du temps le fait de sujets parlants sachant déjà apprendre, ou alors juste une sensibilisation.
Les pages 106-107 du CECR nous mettent en contact avec « la variation des objectifs en relation avec le Cadre de référence » : soit « en termes de développement des compétences générales individuelles de l’apprenant » ; « en termes d’extension et de diversification de la compétence à communiquer langagièrement » ; « en termes de meilleures réalisations de telle(s) ou telle(s) activité(s) langagière(s) » ; « en termes d’insertion fonctionnelle optimale dans un domaine particulier » ; « en termes d’enrichissement ou de diversification des stratégies ou en termes d’accomplissement de tâches ». Il s’agit toujours de communiquer, faire, dire. On pourrait penser que ce sont là les objectifs majeurs de l’apprendre une langue étrangère. Mais alors que vient faire dans le CECR le « savoir-être » (« traits de la personnalité, attitudes, etc. : 105), cet énoncé quasi-impossible, sauf à envisager un guidage, un formatage de l’être lui-même, et pas seulement dans ses attitudes ? La réponse est dans la question.
Quant aux situations d’apprentissage…
Leur diversité est réduite par le biais des « échanges sociaux » vus à travers les activités, opérations, stratégies et compétences à développer. Nul besoin de situations concrètes dans leur complexité, donc, seulement les situations que listent les descripteurs (chap. 5), cependant que le chapitre 4 quadrille le contexte d’utilisation de la langue par l’apprenant en « domaines », « situations », « conditions et contraintes » (car le réel, c’est ce qui résiste), et « contexte mental » de l’utilisateur/apprenant, comme de son et ses interlocuteurs. « Le contexte renvoie à la multitude des événements et des paramètres de la situation (physiques et autres) propres à la personne, mais aussi extérieurs à elle, dans laquelle s’inscrivent les actes de communication » (p. 15). Certes, mais s’il a fallu décrire – réduire pour concevoir des niveaux et des procédures d’évaluation, pourquoi s’empêcher en plus de prendre en compte ce contexte à travers des exemples, des possibilités d’analyse, afin de laisser ouverte la possibilité de son existence concrète, dense, complexe ? Pourquoi sinon en vue d’un projet de citoyen européen minimum ? Il n’y a donc de situations que simplifiées, aplaties, réduites aux dimensions de surface des échanges interindividuels. En va-t-il de même pour les méthodes et pratiques, comme semblent le montrer nos premières approches ?
Méthodes et pratiques : autour de l’apprenant acteur social dans l’inter-individuel
Dans le Cadre…
Ces méthodes et pratiques se développent à l’intérieur de différents « domaines », « public, professionnel, éducationnel, personnel » (p. 18), et ce dernier « sera caractérisé aussi bien par les relations familiales que par les pratiques sociales individuelles » (ibid.) : voilà qui est réduit, mais s’explique sans doute par les méthodes mises en avant, de façon explicite ou non. L’apprenant, utilisateur ou usager des langues, comme il est le plus souvent désigné, est un « acteur social » ayant « à accomplir des tâches » (ibid.). On conçoit donc que les méthodologies mises en avant dans le Cadre se fondent sur les interactions de communication orales ou écrites, enrichies d’une proclamation de « perspective actionnelle », reprise par tous les manuels de langue aujourd’hui. Cela étant, quelle action réelle peut produire un apprenant de langue ? Et quel est l’intérêt du fait que cette action s’inscrive dans le réel social ? Lequel, d’ailleurs ? Et que devient le réel de la classe de langue, cet espace intermédiaire d’essais et d’erreurs entre pairs régulé par l’enseignant, afin qu’il soit propice à l’apprendre ? Il est sommé de ressembler le plus possible à la vie sociale : voilà qui est exaltant ! Nuançons : utile, non suffisant, car une langue n’est pas seulement un outil de communication… et un apprenant non plus.
Avant le CECR...
Le SGAV, méthodologie structuro-globale audiovisuelle, avait déjà eu le même projet d’utilité sociale, en réaction aux méthodologies de type traditionnel (c’est-à-dire ne faisant pas dans leurs propositions d’enseignement la différence entre langue première et langue étrangère, selon une centration sur la langue elle-même, le reste revenant au professeur) et s’était vu ensuite confiné dans ses limites par l’irruption du (besoin de) communicatif dans le réel des apprenants et enseignants en classe de langue. Ici, un retour sur ces différentes options méthodologiques se révèle nécessaire.
Les méthodologies traditionnelles laissaient la liberté de contextualiser (ou pas) au professeur : dès la leçon 1 du Cours de Langue et de Civilisation françaises de Mauger (1953 : 3), on peut lire « autour de cette leçon schématique, le professeur organisera, à son gré, une classe vivante et active », c’est une preuve de lucidité, qu’on aimerait trouver plus souvent. La méthodologie proposée est qualifiée par ses promoteurs comme « un empirisme réfléchi » (ibid. : V), ce qui autorise une prise en compte des réalités des situations d’enseignement.
Puis la préface de Voix et images de France (Credif : 1960), un des ensembles pédagogiques du SGAV, appuyé, comme tous ceux de cette orientation, sur la linguistique et les exercices structuraux, propose « une langue enseignée comme un moyen vivant de communication » (préface de la 1re édition, 1960, p.23), cela, à partir de « conversations[s] entre deux-trois personnages… [qui] traite[nt] d’un centre d’intérêt de la vie courante » (ibid. méthode, p. 25).
Ensuite, la première méthode communicative, C’est le printemps (ronéotypé puis Clé international : 1969 / 1973, 5, 7) se définit comme « une suite de situations mettant en scène des personnages divers, des gens de tous âges, des français et même des étrangers vivant en France » et « tout est prétexte à expression et surtout, comme la progression linguistique a été conçue à cet effet, l’étudiant peut rapidement parler de lui-même, de ses activités, de ses projets et questionner le professeur sur la vie des français et des étrangers en France… ».
Quel bilan pouvons-nous tirer de ce bref rappel ? Un point commun réunit les méthodologies que nous venons d’évoquer : elles prennent en compte la classe ; le CECR, lui, s’efforce de limiter l’importance de cet espace intermédiaire non contrôlable, ni soumis à la citoyenneté européenne, car régulé par les participants eux-mêmes, avec le professeur, et au-delà, les institutions nationales. Serait-ce le constat qui a mené le CECR, dont l’objet central est l’évaluation, à enrichir son titre avec l’enseigner et l’apprendre ? Et à évacuer toute méthodologie ? Examinons cette hypothèse.
La classe dans le CECR : le lieu du « partenariat pour l’apprentissage »
Entre les pages 6 et 108, le terme « classe » (au sens qui nous intéresse) apparaît une petite dizaine de fois : enseignants et apprenants dans la classe (p.6), journal de classe (p.16), puis en général chaque classe de chaque école (p.38), salle de classe, rentrée des classes, interaction en classe (p. 42-43, id. p.47), discours de la classe (p. 78), alors qu’il est bien plus fréquemment employé au sens grammatical et logique ; on note également quelques occurrences de « classe-s sociale-s ». La classe, comme espace-temps-lieu-réunion orienté vers l’enseignement et l’apprentissage d’une langue avec un enseignant, semble prendre quelque réalité dans le chapitre six, « Les opérations d’apprentissage et d’enseignement des langues », point 6.3. Que peut faire chaque type d’utilisateur du cadre de référence pour faciliter l’apprentissage de la langue ? Où l’on voit que l’interrogation est individuelle - pardon, classée selon les types d’utilisateurs, c’est-à-dire : évaluateurs et professionnels qui y sont impliqués, auteurs de manuels, enseignants, apprenants. L’enseignement est « un partenariat pour l’apprentissage composé de nombreux spécialistes, en plus des enseignants et apprenants » (p.109). Ce qui constitue la « contribution [des enseignants] dans le partenariat sur l’apprentissage qui doit s’établir entre chercheurs en éducation et formateurs d’enseignants » (p.110) c’est… tout cela, soit plus qu’un partenariat :
- des obligations, « respecter les instructions officielles, d’utiliser des manuels et du matériel pédagogique (qu’ils ne sont pas nécessairement en mesure d’analyser, d’évaluer, de choisir ni d’y apporter des compléments), de concevoir et de faire passer des tests et de préparer les élèves et les étudiants aux diplômes »
- un travail varié, « prendre des décisions sur les activités de classe qu’ils peuvent prévoir et préparer auparavant mais qu’ils doivent ajuster avec souplesse à la lumière de la réaction des élèves ou des étudiants. On attend d’eux qu’ils suivent le progrès de leurs élèves ou étudiants et trouvent des moyens d’identifier, d’analyser et de surmonter leurs difficultés d’apprentissage, ainsi que de développer leurs capacités individuelles à apprendre. Il leur faut comprendre les processus d’apprentissage dans toute leur complexité, encore que cette compréhension puisse s’avérer être un résultat de l’expérience plutôt que le produit clairement formulé d’une réflexion théorique»
Rien que cela, tout cela ! Avec le CECR, sommes-nous donc dans le déni ou le mépris, voire le cantonnement des enseignants à leur rôle de « praticiens » de terrain ? Peut-être, ou peut-être pas ; mais bien des enseignants ont un grave défaut, être libres d’esprit, se mêler de penser, et aussi recrutés et payés nationalement, donc avoir à se situer selon des directives nationales et locales, et ne pas faire (assez) partie des milieux européens supra-nationaux, comme les experts et chercheurs, inclus eux aussi dans le fameux partenariat. Heureusement, l’évaluation est là pour réguler l’apprentissage et l’enseignement des langues ainsi que la formation des enseignants, et je redis qu’en ce domaine, j’ai expérimenté. Alors rappelons à tous les Européens que le terme « université », venu du latin universitas, marquait certes l’ambition d’universalité, mais respectait les diversités unies autour du savoir, puisque chaque « escholier » appartenait et s’identifiait à une région, province ou nation. Pourquoi cela serait-il désormais hors de propos ?
Enfin, si les professeurs sont des partenaires de l’apprentissage, c’est que le Cadre se positionne sur les théories de l’apprentissage (p. 108 et s.)… en ne se positionnant pas (§ 6.2.2 Comment les apprenants apprennent-ils ?) et même, en ne citant aucun des noms ou œuvres ayant marqué le débat, mais… il demande à autrui de le faire : « Les utilisateurs du Cadre de référence envisageront et expliciteront selon le cas sur quelles hypothèses le travail relatif à l’apprentissage de la langue se fonde, et leurs conséquences méthodologiques. » Le CECR en profite ici pour clarifier les termes à utiliser, acquisition ou apprentissage, invitant ensuite les utilisateurs du Cadre « à éviter de les utiliser de manière contraire aux usages en vigueur » (c’est-à-dire contraires aux usages du Cadre). Alors, le CECR, une cathédrale de mots et de vide ? Il affirme en tout cas se situer « entre les deux extrêmes », pour des pratiques « plus éclectiques », et avec « la plupart des étudiants et des enseignants ‘courants’ », « Ils admettent que les apprenants n’apprennent pas nécessairement ce que les enseignants enseignent et qu’il leur faut un apport de langue substantiel, contextualisé et intelligible ainsi que des occasions d’utiliser la langue de manière interactive ; ils admettent aussi que l’apprentissage est facilité, notamment dans les conditions artificielles de la salle de classe, par la combinaison d’un apprentissage conscient et d’une pratique suffisante afin de réduire ou de supprimer l’attention consciente portée aux aptitudes physiques de niveau élémentaire de la parole et de l’écriture, ainsi qu’à l’exactitude morphologique et syntaxique, libérant ainsi l’esprit pour des stratégies de communication d’un niveau supérieur. »
Bilan
La salle de classe vit « dans des conditions artificielles » : sans doute cela signifie-t-il qu’on est loin des idéaux actionnels propres à l’acteur social, ce citoyen européen modèle, qui serait sans émotions excessives ni affects indicibles, sans secrets et sans intime (sauf aux niveaux les plus avancés, et seulement par projection-identification avec la littérature). Ou alors, en un élan de lucidité, cet acteur social, ce citoyen-modèle en formation se révèlerait au final totalement artificiel de même que les situations et projets actionnels qui lui sont proposés. Autrement dit, le Cadre développe une citoyenneté hors sol, pour une entité à faible réalité politique et, justement pour cela, estompant ses diversités contextuelles, hésitante qu'elle est entre agrégats d'États-nations et marche vers le fédéralisme politique, fût-il restreint, comme l’est l’euro. Pour résumer, le CECR, émanant du Conseil de l'Europe, organe consultatif, fait ainsi l'aveu de sa non-légitimité à prescrire mais, pour lui donner un peu de corps, se glisse dans les pas de l'UE en adoptant ses visées, avec ses hésitations, son déficit démocratique et ses frilosités. Pour un bilan, c'est un bilan ! Venons-en, puisque le Cadre n’en dit rien non plus, à ses hypothèses sous-jacentes, mises en relation avec celles résultant des travaux de neurosciences, en particulier dans l’apprendre.
Méthodologie(s) d’enseignement-apprentissage des langues, CECR et neurosciences
Hypothèses sous-jacentes (linguistiques, psychologiques, sociologiques, idéologiques, et scientifiques)
Le Cadre adopte une position raisonnable en matière d’apprentissage, dit-il, « entre les deux extrêmes » que sont d’une part « l’exposition à la langue avec interactions » (méthodologie naturelle mâtinée de communicatif ?), et d’autre part, des «activités cognitives » qui seraient « suffisantes », « avec les règles de grammaire et de vocabulaire » (p. 109), ce qui peut évoquer les méthodologies traditionnelles mais aussi les exercices structuraux. Autrement dit, le CECR balaie (aux divers sens de ce terme) toute l’histoire des méthodologies pour se situer en un point idéal moyen dont l’existence et même la simple possibilité logique ne sont pas avérées. Peut-être faut-il y voir la « méthodologie circulante » (Beacco, 1995 : 42) ? Ou plus prosaïquement, le fait que la méthodologie n’est pas convoquée, vu qu’elle n’a aucun intérêt, que seuls comptent l’apprentissage et la formation citoyenne et linguistiques des acteurs sociaux ?
Les hypothèses sous-jacentes du Cadre seraient donc une structure absente, diluée, adaptable partout, et ayant la forme d’un projet de société tissé d’interactions, de cultures, de médiation et de dialogues entre usagers ancrés dans une culture – avec la littérature, mais seulement pour les niveaux les plus élevés. Mais peut-être pourrait-on avancer que le Cadre a intégré les apports marquants des neurosciences durant tout le XXe siècle et au-delà ? Il est temps de confronter les indications méthodologiques présentes dans le texte du CECR avec les savoirs en neurosciences sur l’apprendre, même si ces savoirs sont hors du champ réglementaire et politique du Conseil de l’Europe, et plus généralement, de l’Union européenne. Nous verrons alors (ré)apparaître nos questions, que le CECR avait entendu estomper tout en marquant verbalement sa tolérance à la diversité (linguistique et culturelle), citée une dizaine de fois dans le texte, d’une part au début, et ensuite à partir du chapitre 5. Rien donc dans le cœur de l’objet-CECR, soit entre les pages 18 et 84, Approche retenue, Niveaux, Utilisation de la langue.
Alors, serait-ce que le CECR a pris en compte les découvertes des neurosciences touchant aux apprentissages ? Et donc que les utilisateurs du Cadre pourraient, voire devraient et en urgence se donner toute latitude de se préoccuper de nos questions : Qui ? Où ? Quelle(s) langue(s) et culture(s) ? Pourquoi et pour quoi ? Et ainsi métamorphoser ce Cadre en lui donnant chair, contextes et contenus. Quelle que soit la réponse sur les intentions stratégiques des auteurs du Cadre, il convient à présent de se préoccuper de nous tous, usagers et acteurs sociaux à temps partiel, certes, mais surtout et fondamentalement sujets de parole.
Brève présentation autour des neurosciences, et suites pour les « usagers » contraints du CECR
Le prix Nobel de médecine attribué à Eric Kandel en 2000 pour des travaux (avec son équipe) sur la mémoire a fait connaître les avancées en neurosciences, mais une découverte aussi cardinale que la plasticité cérébrale (ou neuronale) est largement plus ancienne : premiers travaux du médecin anatomopathologiste de Boeck au tournant des XIXe et XXe siècles, travaux de Ramon y Cajal, prix Nobel 1906, jusqu’à la découverte datée comme telle en 1960 par Raisman, avec tous les précurseurs dont seuls quelques-uns sont notés ici. Un point utile sur cette question historique est fait par Droz-Mendelzweig dans son article « La plasticité cérébrale de Cajal à Kandel : cheminement d’une notion constitutive du sujet cérébral », Revue d’Histoire des Sciences (2010 : t. 63-2, 661-698).
Maintenant, voyons ce qui nous concerne dans cette découverte et en quoi celle-ci est liée à nos préoccupations de méthodologie : « Il est désormais acquis que les éléments les plus fins du processus de transfert de l’information entre les neurones, c’est-à-dire les synapses, sont remodelés en permanence en fonction de l’expérience vécue. Les mécanismes de plasticité opèrent tout au long de la vie de l’individu et déterminent de manière significative son devenir. » (Ansermet & Magistretti, À chacun son cerveau, 2004 : 11).
Autrement dit, l’expérience vécue par le sujet parlant et apprenant est essentielle, car constitutive de son apprentissage et de son évolution ultérieure. Alors, les neurosciences de l’apprentissage constitueraient-elles le fichier théorique caché du CECR en ce sens que l’action menée en vue de conformer les acteurs sociaux européens par les langues aurait tiré les conséquences de leurs apports en faisant apparaître l’urgence d’une police des apprentissages, des cœurs et des esprits ? Il faut ici rappeler que les apports des neurosciences sur l’individualisation des apprentissages courent tout au long du XXe siècle et même avant, puisque dès 1891, le médecin anatomopathologiste de Boeck notait que « L’ensemble des impressions venues au cerveau, l’empreinte qu’elles y ont laissée, les associations qu’elles y ont provoquées, le souvenir des actes extérieurs qui en sont résultés, la manière dont se font les associations constituent un ensemble propre à un individu donné, un capital qu’il est seul à posséder, son individualité. » (De Boeck, Journal de la société royale des sciences médicales de Bruxelles, in Droz-Mendelsweig, 2010 : 662). Plus même, ces savoirs sont acquis intuitivement depuis bien plus longtemps, et les actions de contention et conformation sur les élèves, apprenants, sujets et citoyens sont récurrentes dans la société française – nous avons évoqué plus haut les Instructions officielles de 1882, visant entre autres à former de bons républicains - et il en va de même dans bien d’autres régions du monde.
Cependant, si réellement le Cadre a tiré des conséquences des découvertes de neurosciences, il s’est limité à celles convenant à son projet d’ensemble sur la citoyenneté européenne. On l’a montré, c’est une citoyenneté hors sol, sans État car sans fédéralisme, donc décontextualisée pour exister quand même de façon volontariste. Un projet de politique linguistique et éducative peut-il remplacer les avancées politiques nécessaires, à bon droit maintenant nous en doutons : il lui manque le processus démocratique que le rendrait crédible et viable, car voulu et partagé. « On ne tire pas sur les fleurs pour les faire pousser » (proverbe africain ; attribué aussi à Vaclav Havel).
Pour conclure…
Apprentissage et enseignement des langues vivantes, perspectives closes et ouvertures
Les analyses du Cadre européen commun de référence en matière d’enseigner et d’apprendre présentées tout au long de ce texte ont fait apparaître des conceptions appauvries des apprentissages, des enseignants et des apprenants. La même observation peut être faite à propos de la culture, de la littérature ou des sciences. On a vu ce qu’il en était des sciences liées aux apprentissages, abordons ici brièvement la littérature, car son traitement est révélateur de l’effort de non-contradiction d’autrui par englobement de tout et son contraire déployé par le CECR : d’une part, il y est dit que « Les études littéraires ont de nombreuses finalités éducatives, intellectuelles, morales et affectives, linguistiques et culturelles et pas seulement esthétiques. » (CECR : 47) ; d’autre part, la suite de la section 4.3.5, « utilisation esthétique ou poétique de la langue » s’efforce de concrétiser une place pour la littérature, place trop visiblement mineure, tout en désamorçant les critiques éventuelles en rappelant sa dimension patrimoniale éminente (ibid.) ; mais la littérature n’est pas faite que d’auteurs morts et sacralisés, elle est vivante, multiforme, et multi-canal, la langue est aussi une parole, riche de métaphores partagées, de grands symboles, d’émotions et de sentiments humains.
Sans doute ce déficit de confiance dans les pouvoirs de partage de la littérature explique-t-il que le texte littéraire n’apparaît dans les descripteurs que pour le niveau B2, en compréhension de l’écrit (p 27), dans les niveaux C sur les échelles DIALANG d’auto-évaluation ou d’évaluation (p. 165, 166, 168). Et, paradoxe supplémentaire, le texte littéraire serait moins partageable que les textes de spécialité : p. 168, en compréhension de l’écrit, le niveau C1 est mentionné pour les spécialités (oui, mais lesquelles ? cela peut largement varier) alors qu’il faut avoir accédé au niveau C2 pour un texte littéraire. Mais comment pouvons-nous reléguer les apprenants et leurs apprentissages loin des libertés de la parole, loin des œuvres et de la création qui est au cœur de toute l’aventure humaine ? Il est clair que je ne le veux pas. Dans cette perspective, qui, on l’aura compris, est activement non-actionnelle, comment le culturel, et les partages qui en sont la trame, apparaissent-ils ? Et que pouvons-nous faire ? Ici, prenons la casquette de praticienne et entrons en classe pour montrer comment l’interculturel peut être une voie d’accès à l’individualisation des apprentissages, à l’expression personnelle, pour un savoir-apprendre et un partage d’expérience qui ne seraient pas du semblant.
Un Cadre régulant curricula et certifications, mais des enseignants bien présents : un exemple de contribution autour de l’interculturel
Qu’est devenu l’interculturel, cet enrichissement par les différences (pour paraphraser Porcher) ? Dans le CECR on trouve une seule fois le terme interculturel, employé comme adjectif, « compétence interculturelle » (p. 25), réservée à un niveau de compétence avancée. Et pour le plus grand nombre, alors ? « Les utilisateurs du CECR envisageront et expliciteront de quelle conscience de la relation entre sa culture d'origine et la culture cible l'apprenant aura besoin afin de développer une compétence culturelle appropriée. » (p. 83), ce qui s’inscrit dans le «développement de la compétence plurilingue et pluriculturelle d’un individu, pour lui permettre de faire face aux problèmes de communication que pose la vie dans une Europe multilingue et multiculturelle » (p. 6)
Il serait donc seulement question de communication, mais pas de vivre ensemble, et encore moins d’enrichissement mutuel ? Et dans la classe – puisque nous nous focalisons sur l’enseigner et l’apprendre – qu’en est-il ? L’interculturel peut-il être un apport, et cela en tenant compte des curricula et certifications paramétrés par le CECR – bien sûr : il interpelle chacun sur ses centres d’intérêt, il relie l’individuel et le collectif, le proche et le lointain, il permet de (faire) pratiquer la/les langues en se sentant libre, libre d’exister dans l’une et l’autre langue, et enfin, il amène chacun à proposer et partager ses découvertes vécues. Les besoins et demandes des apprenants ne sont-ils pas là ?
J’ai pu élaborer et expérimenter cela lors d’une mission de formation organisée pour et par deux Alliances françaises en Argentine (novembre 2013, Salta et La Plata) en direction des enseignants et formateurs d’enseignants, qu’ils exercent en Alliances ou dans le système scolaire et de formation argentin. Car ces professionnels, qu’ils le veuillent ou non, ont à œuvrer dans et avec le Cadre. Or l’année 2013 avait été déclarée dans toutes les Alliances d’Argentine Année de la perspective interculturelle. D’où la demande de formation, comment faire avec l’interculturel et le CECR ?
Avec les professeurs et sur la base d’un matériel divers (documents vidéos, audio, textes créatifs et de littérature) nous avons travaillé à des projets de séances autour du savoir-apprendre, du développement personnel et de l’individualisation des apprentissages dans des classes où les profils, les personnalités, les centres d’intérêt et les niveaux sont divers. Car l’interculturel c’est d’abord une rencontre, un engagement, une motivation liée à l’apprentissage. C’est aussi un essentiel de et dans l'apprentissage, mais de façon subtile : il faut apprendre à se débrouiller vu qu’il n’existe pas d'interculturel en kit ni dans le CECR ni ailleurs, il faut être créatifs, engagés, humains. Et si la compétence est la «capacité à résoudre un problème dans un contexte donné » (Michel & Ledru, 1990, 4), il est grand temps d’en faire usage, en tant que professionnel de langues, puisque la notion de « compétence » s’est formée dans le monde professionnel. Et non pas seulement comme usager, mais comme sujet parlant, auteur de sa propre parole dans une et même plusieurs langues.
Ainsi, nous avons pu parler et faire parler sur la bande-annonce du film Jimmy P. (d’A. Desplechin, sept. 2013) mettant en relation de soin puis d’amitié l’ethnopsychanalyste Devereux et Jimmy Picard, Indien mohave revenu blessé de la première guerre mondiale : compréhension orale, décryptage des gestes et attitudes, expressions d’opinion, de ressenti… Sur tous ces plans, l’interculturel se révèle un formidable condensateur d’attention, d’émotion, de motivation. L’interculturel ne s’use donc que si on ne s’en sert pas, car il s’adresse en réalité autant à la raison qu’au cœur. Et la classe de langue n’est pas nécessairement formatée et dirigée d’en haut par le CECR pour ce qui est des méthodologies, les enseignants tiennent évidemment compte de la régulation certificatrice en aval. Il se passe que chacun, élèves, apprenants, enseignant(s), parle, dit, écoute, quel que soit son niveau et sans souci de perspective actionnelle ni de faire à tout prix. Expressions créatives, écoute, attention, estime de soi, intelligences multiples vs communication entre acteurs sociaux et usagers.
Et puis il faudrait aussi dire quelques mots d’un récit avec lequel nous avons œuvré, Ce qu’il advint du sauvage blanc (prix Goncourt du premier roman, 2012 : 44-45), en particulier la scène de rencontre de deux êtres – deux univers – ne partageant pas la même langue, et des aventures qui ont suivi, et aussi de l’écriture créative, dont la consigne était « écrire un mensonge », à partir du site www.ecrituredesoi.net en lien avec Le Magazine littéraire consacré à l’autobiographie (n°409 / 2002 & hors-série n°11/2007). Voilà pourquoi l’avant-dernier mot de cette contribution est : Assez d’acteurs sociaux, assez d’utilisateurs, assez de partenaires de l’apprentissage – On demande des auteurs !
Des auteurs, oui : vers une perspective auctoriale
Ce texte ne signifie point que son auteur est contre la paix, la prospérité et l’harmonie en Europe, ces principes qui sont à l’origine même de l’ambition européenne ayant donnée naissance à la CEE, bien au contraire, et on va le voir in fine. Cependant, le parti pris dans le Cadre européen commun de référence pour les langues, peut-être en écho lointain au mot attribué à tort à Jean Monnet, « si c’était à refaire, je commencerai par la culture », ne semble pas la meilleure façon de susciter une citoyenneté européenne hors sol car fondée sur un non-État européen et selon des procédés au final proches de la manipulation. La seule perspective qui vaille est une démocratie réelle, autrement dit une relation humaine, qui se produit dans l’enseignement et l’apprentissage des langues tout en produisant cet apprentissage.
Enfin, point ultime, ne perdons pas de vue que les peuples gardent la mémoire des contraintes. On le sait pour et par les guerres, puisque celles-ci recommencent à intervalles réguliers (voir l’ex-Yougoslavie, pour ne parler que du continent européen), on le sait moins, ou on feint de n’en rien savoir pour les violences et contraintes plus « douces », c’est-à-dire maquillées, dissimulées. Or le Cadre européen commun de référence pour les langues constitue une tentative habile de faire changer les paradigmes ordinaires, culturellement situés, traditionnels de l’enseignement des langues en suscitant la création d’un citoyen européen. Cela, de la même manière que les législateurs de 1882 pour l’école primaire visaient l’émergence d’un citoyen républicain par-delà religion, provincialisme et tradition. Or, plus de cent ans après, les enseignants du primaire en France ont encore les mots et la mémoire de cette étape, engrammée dans la mémoire transgénérationnelle individuelle et collective, on l’entend à leurs mots, « la théorie », par exemple, venus tout droit des Cahiers et Programmes de la fin du XIXe siècle, et de même les élèves ou ex-élèves des siècles suivants, qui appréci(ai)ent modérément de « rentrer dans le moule ». Tels sont les résultats d’une étude sur corpus différents autour du thème de la transmission transgénérationnelle (Colloque Crossroads in Cultural Studies, 6-8 juillet, université Paris-3, symposium « Memory, migration, mobility » ; WRAP Conference, Writing Resaerch Across Borders, 18-21 février 2014, université Paris-10). Pour cette raison également, et c’est l’horizon prochain du CECR : on demande d’urgence des auteurs, pas des acteurs.
Références bibliographiques
ANSERMET P. & MAGISTRETTI F., 2004, À chacun son cerveau, Paris : Odile Jacob.
(de) BALZAC H., 1832, 1re éd., Louis Lambert, roman accessible aussi ici :
BEACCO J.-C., 1995, « La méthodologie circulante et les méthodologies constituées », Le Français Dans le Monde – Recherches et Applications « Méthodes et méthodologies », dir. Pécheur J. & Vigner G.
BERCHOUD, 2013, « L’intime et le Cadre européen commun de référence pour les langues » chap. 7 (169-177), « in Berchoud M., Rui B. & Mallet C., L’intime et l’apprendre – la question des langues vivantes, Berne : Peter Lang.
BESSE H., 1992, Méthodes et pratiques des manuels de langue, Paris : Didier. Rééd. 2000.
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DROZ-MENDELZWEIG M., 2010, « La plasticité cérébrale de Cajal à Kandel : cheminement d’une notion constitutive du sujet cérébral », Revue d’Histoire des Sciences (2010 : t. 63-2, 661-698).
GARDE F., 2012, Ce qu’il advint du sauvage blanc, Paris : Gallimard, puis Livre de poche.
MAURER B. 2011, Enseignement des langues et construction européenne, Paris : éditions des Archives contemporaines.
MICHEL S. & LEDRU M., 1990, « Description des compétences et formation : une approche cognitive », Éducation permanente, n° 105.
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VALÉRY P., 1935, « Variété », Œuvres, t. 1, Paris : Gallimard, coll « Pléiade ».
Documents institutionnels
Ministère de l’Instruction publique, 1882, Instructions et programmes, BO du 2 août 1882. Accessible sur l’internet ici :
http://www.inrp.fr/edition-electronique/ (ou) http://jl.bregeon.perso.sfr.fr/Programmes.htm
Conseil de l’Europe, Division des Migrations :
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/liam/search_themes/notices/language_needs_FR.asp
Notes
1 L’adjectif « actionnel » dans son co-texte balzacien : « ce pouvoir prodigieux dont dispose l'être actionnel qui, suivant Lambert, peut s'isoler complètement de l'être réactionnel, en briser l'enveloppe, faire tomber les murailles devant sa toute-puissante vue » Louis Lambert, 1832, p. 82<; Soit le triomphe d’un sens sur tous les autres, et de l’action sur les autres inclinations, choix et besoins de l’être humain.
2 Remarque : une l’acceptation, citation faite selon le texte du Cadre paru chez Didier en 2001.
3 Voici l’ensemble des sept questions :
« Que faisons-nous exactement lors d’un échange oral ou écrit avec autrui ?
– Qu’est-ce qui nous permet d’agir ainsi ?
– Quelle part d’apprentissage cela nécessite-t-il lorsque nous essayons d’utiliser une nouvelle langue ?
– Comment fixons-nous nos objectifs et marquons-nous notre progrès entre l’ignorance totale et la maîtrise effective de la langue étrangère ?
– Comment s’effectue l’apprentissage de la langue ?
– Que faire pour aider les gens à mieux apprendre une langue ? »