N°74 / Enseignement du français et enseignement en français: continuité ou rupture ?

Un « choc en retour » des enseignements en français (EMILE/CLIL) sur les enseignements de français langue étrangère (FLE) ?

Jean-Claude Beacco

Résumé

Résumé : Dans le cadre d’une éducation plurilingue, les didactiques des langues comme matière (le FLE, en l’occurrence) ont pour responsabilité de créer des transversalités en « fournissant » des instruments pour l’acquisition des connaissances disciplinaires dans ce qu’elles ont toutes de langagier (ce qu’on désigne souvent par littéracie spécifique/subject literacy). 

On montrera que ce rôle n’est généralement pas joué, dans la mesure où l’une des formes répandues de l’enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère (EMILE ; correspondant anglais : Content and Language Integrated Learning : CLIL) est d’organiser les enseignements sur la base de la didactique des langues/du FLE, en les réduisant ainsi au rôle de complément (réputé motivant et efficient) de la formation en langue étrangère/FLE. Par ailleurs, l’approche par tâches n’est pas une méthodologie, car elle ne permet pas de définir des objectifs, des progressions, des formes de séquence d’enseignement… Elle invite surtout à mettre en place une pédagogie collaborative impliquant les apprenants ou des activités réalistes. On peut aussi constater que, dans les cours d’EMILE comme dans les cours de FLE, la « méthodologie globaliste ordinaire » (Beacco 2007) demeure bien présente.

Mais les enseignements en français/langue étrangère sont aussi conçus, dans une « version haute », comme un laboratoire cognitif où des connaissances disciplinaires s’élaborent dans le cadre d’une pluriperspectivité cognitive/linguistique. Ils ont alors à être organisés en fonction de la didactique propre a à chaque discipline. Cela implique de porter la plus grande attention aux genres de discours présents en classe (où se déploie, selon des modalités diverses, la rhétorique de la connaissance, l’academic discourse de J. Cummins), aux compétences qu’impliquent leur usage effectif (textes faits pour être lus, compris, produits à l’oral…), et surtout à la distribution de l’emploi (alterné ou parallèle) des deux langues utilisées (« maternelle » et « étrangère ») en fonction des moments du cours… La maîtrise de ces formes textuelles spécifiques fait partie intégrante de savoirs disciplinaires et l’accent est à mettre sur leurs structures et sur leurs formes, en particulier, celles données aux fonctions cognitives-linguistiques, comme définir ou comparer. 

Une certaine refondation des enseignements des matières de type EMILE devrait permettre de (ré)introduire en didactique du FLE non des éléments de méthodologie mais l’analyse du discours, fondatrice d’une approche communicative authentique (fût-elle organisée par un ensemble de tâches). Ce choc en retour (titre que nous empruntons à F. Debyser 1977) pourrait être de même nature que celui du niveau 2 sur le niveau 1.

Summary: In the context of a plurilingual education, the didactics of languages as subject (the FLE, in this case) are responsible for creating transversalities by providing instruments for the acquisition of disciplinary knowledge in what they have all of language (which is often referred to as specific literacy / subject literacy).

It will be shown that this role is not generally played, since one of the most widespread forms of teaching a subject through the integration of a foreign language (CLIL) is to organize the teaching on the basis of the didactics of the languages, thus reducing them to the role of complement (reputed motivating and efficient) of the formation in foreign language / FLE. Moreover, the task-based approach is not a methodology because it does not make it possible to define objectives, progressions, forms of teaching sequence... It invites especially to set up a collaborative pedagogy involving learners or realistic activities. It can also be seen that in both CLIL and FFL courses, the "ordinary global methodology" (Beacco 2007) is still present.

But French / foreign language teaching is also conceived in a "high version" as a cognitive laboratory where disciplinary knowledge is developed in the context of a cognitive / linguistic pluriperspectivity. They then have to be organized according to the didactic proper to each discipline. This implies paying the greatest attention to the kinds of discourses present in the classroom (where the rhetoric of knowledge, the academic discourse of J. Cummins unfolds in various ways), to the competences implied by their actual use ( texts made to be read, understood, produced orally ...), and especially to the distribution of employment (alternating or parallel) of the two languages ​​used ("maternal" and "foreign") according to the moments of the course ... The mastery of these specific textual forms is an integral part of disciplinary knowledge and the emphasis is put on their structures and their forms, in particular those given to cognitive-linguistic functions, such as defining or comparing.

Some refoundation of the teaching of CLIL-type subjects should make it possible to (re) introduce into didactics of the FLE not elements of methodology but the analysis of the discourse, founder of an authentic communicative approach (even if it is organized by a set of tasks). This shock in return (title that we borrow from F. Debyser 1977) could be of the same nature as that of level 2 on level 1.

Jean-Claude Beacco - Université Paris III - Sorbonne nouvelle
jcb.mdg@wanadoo.fr

 

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Un « choc en retour » des enseignements en français (EMILE/CLIL) sur les enseignements de français langue étrangère (FLE) ?

 

Thématiser les relations entre enseignements du français comme langue étrangère et enseignements de contenus disciplinaires en français, comme le fait la présente livraison de TDFLE, a le très grand mérite d’ouvrir à nouveau le dossier des méthodologies d’enseignement, domaine somnolent que la diffusion du CECR avait un tant soit peu agité. Cet ensemble de problématiques n’est guère plus très présent dans le discours des didacticiens, car s’y est installée une sorte de doxa anesthésiante. Celle-ci, pour l’enseignement « classique » du français comme langue étrangère, représente l’approche actionnelle comme constituant la réponse totalisante aux questions relatives à la nature et à l’organisation des activités d’enseignement. Mais cette doxa, dans un même mouvement, tend à présenter l’enseignement de contenus et de compétences disciplinaires en français (généralement nommé : enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère EMILE) comme la solution alternative susceptible de susciter de la motivation chez les apprenants, antidote résolutive à l’essoufflement des enseignements en français. Il est donc bienvenu d’interroger ces croyances communes qu’a créées l’enseignement de la didactique de FLE, car elles ne sont pas exemptes d’approximations qui masquent les relations réelles entre enseignements du FLE et enseignements en FLE. Ceux-ci seront caractérisés au moyen de quelques observations limitées effectuées dans des manuels de FLE publiés en France. 

Cette opposition volontiers soulignée (surtout par les tenants d’EMILE) entre les pratiques d’enseignement du FLE, pourtant en principe renouvelées par l’actionnel, et les pratiques EMILE renvoie comme dos à dos ces deux stratégies posées l’une et l’autre comme innovantes. Elles sont, en principe, cantonnées dans des espaces institutionnels bien distincts dans les systèmes éducatifs (cours de français, enseignement bilingue ou cours EMILE), même si les porosités sont nombreuses : en témoigne, par exemple, l’expérience d’une collègue enseignant dans le primaire grec, qui introduit de l’EMILE dans une séquence d’enseignement de géographie en français et qui y voit la réponse aux problèmes d’enseignement du FLE (Iasonidou 2019) comme aux dépens, en quelque sorte de l’approche actionnelle ! Cette dichotomie, si elle s’avérait fondée dans les faits, serait plus que paradoxale dans le cadre d’une éducation plurilingue : la didactique des langues comme matière constitue l’espace d’intervention permettant de créer des transversalités entre les enseignements des diverses langues étrangères, mais aussi avec l’enseignement de la langue de scolarisation principale et avec les enseignements de matières scolaires dans ce qu’elles ont toutes de langagier (ce qu’on désigne souvent par littéracie spécifique/subject literacy). Si se dénoue la relation historique entre pratiques FLE et pratiques EMILE, la mise en œuvre de l’éducation plurilingue n’est pas pour demain !

En fait, dans les représentations circulantes, ces deux ensembles de pratiques ne sont pas si distantes qu’on veut bien le dire, même si elles ne se confondent pas. On montrera d’abord qu’elles sont représentées, l’une et l’autre, comme des démarches apportant des solutions définitives ou, à tout le moins, radicales aux questions de méthodologies de l’enseignement du français comme langue étrangère et qu’elles partagent certains traits, ceux de la méthodologie globaliste (pour cette notion, voir 5).

 

1. La doxa en didactique du FLE : actionnel et EMILE.

En effet, la didactique des langues et du français n’est pas à l’abri des représentations sociales ordinaires, car tout sujet social a fait l’expérience de l’apprentissage des langues et a adopté des « idées » sur « comment apprendre », « comment enseigner »... Les élèves professeurs n’en sont pas exempts, qui ont une longue expérience de l’enseignement des langues comme apprenants. Et le discours didactique lui-même met en circulation des idées « simples » qui relèvent d’une sorte d’évidence consensuelle, sans grand recul critique. Cela est particulièrement visible dans la plupart les « fiches pédagogiques », genre FLE très prisé, disponibles sur bien des sites ou dans des périodiques et qui ont pour fonction de permettre « l’exploitation  de documents authentiques » (termes très présents dans la doxa didactique). Les représentations ordinaires qui sont attachées à l’actionnel et à EMILE présentent ceux-ci comme dotés des mêmes vertus.

 

1.1 Des idées reçues sur l’approche actionnelle

Ainsi, présenter « l’approche actionnelle » de l’enseignement des langues comme nouvelle relève d’une vision historique des méthodologies d’enseignement des langues périodisée en « époques», dont chacune serait caractérisée par une approche méthodologique particulière, ce qui revient à opposer celles-ci les unes aux autres dans une sorte d’histoire phénoménologique hégélienne. Or, on se saurait caractériser l’audience des méthodologies d’enseignement et leurs utilisations effectives sans prendre en considération leurs formes concrètes de diffusion et d’influence sur les programmes de langues, les manuels, les pratiques d’enseignement... L’histoire des méthodologies, telle qu’elle se pratique en France, se réduit à celle des formes successives et concomitantes que celles-ci prennent dans le foisonnant discours des didacticiens. Elle est souvent justifiée par une forme primitive d’analyse de discours qui se réduit à des commentaires de citations choisies. Elle est rarement ancrée dans une analyse de données quantitativement fiables et représentatives des pratiques effectives d’enseignement du FLE dans les contextes nationaux et régionaux d’enseignement du français.

Pour interpréter et mettre en œuvre l’approche actionnelle, il importe donc de ne pas perdre de vue qu’elle est le dernier avatar des pédagogies actives (et aujourd’hui collaboratives) du mouvement de l’Ecole moderne (fin du XIXème siècle) et de la Pédagogie Freinet. Elle renoue aussi, plus récemment, avec le Task Based Language Teaching, qui est une des interprétations possibles de l’approche communicative des années 80. Mais il semble que certains théoriciens, qui voient dans l’approche actionnelle une rupture, ont la mémoire courte (ou des lectures à compléter). En effet, contrairement à des stéréotypes didactiques en vogue, le Cadre européen commun de référence pour les langues ne préconise aucune méthodologie d’enseignement particulière. Comme on peut s’y attendre pour un document à valence internationale, il est explicitement précisé dans son chapitre 6 et en particulier dans sa section 6.4 (Quelques options méthodologiques pour l’enseignement et l’apprentissage des langues) que: « Le Conseil de l’Europe a pour principe méthodologique fondamental [en gras dans l’original] de considérer que les méthodes à mettre en œuvre pour l’apprentissage, l’enseignement et la recherche, sont celles que l’on considère comme les plus efficaces pour atteindre des objectifs convenus en fonction des apprenants concernés dans leur environnement social » (CECR 6.4). Il n’y a donc pas d’« enseignement selon le CECR ». Tout ceci explique le flou de l’approche actionnelle et de ses utilisations concrètes, car celle-ci se fonde de manière quasi exclusive sur la notion de tâche, notion méthodologique plutôt problématique et trop limitée pour permettre d’organiser des pratiques d’enseignement. Nous y reviendrons.

 

1.2 Des idées reçues sur les pratiques EMILE

De même, les pratiques EMILE font l’objet de quelques idées reçues qui les rapprochent de l’actionnel. La première est la croyance toujours proclamée de leur efficacité. Les effets des activités EMILE sur l’implication des apprenants dans des activités linguistiques semblent démontrés. En fait, cette conviction semble surtout se fonder sur le fait que les activités EMILE s’effectuent en anglais dans la majorité des cas, langue considérée a priori comme la clé de la réussite personnelle. Dans certains contextes, les pratiques EMILE sont caractéristiques de filières ou d’établissement d’excellence, ce qui leur donne un certain prestige social et garantirait leur efficacité accrue. Leurs acquis supplémentaires, qu’ils soient linguistiques ou cognitifs, par rapport à des enseignements « classiques »/monolingues des matières ou aux enseignements de langue étrangère, ne sont pas aussi nettement établis et l’on admet par consensus que les enseignements EMILE des matières n’ont pas d’effets négatifs sur l’acquisition des contenus disciplinaires. On dispose de bien peu d’études comparatives (apprentissage avec ou sans EMILE), à volume d’exposition égal à la langue cible. Les bénéfices pourraient simplement être mécaniques : les apprenants EMILE qui suivent aussi des cours de FLE sont exposés plus longtemps à la langue cible et c’est cette différence dans la durée de l’exposition qui pourrait rendre compte à elle seule des différences dans les acquisitions.

Les rares études réalisées portent à des conclusions très nuancées : dans une enquête comparative très contrôlée du point de vue méthodologique (Dallinger et al. 2016), on montre que des étudiants CLIL en histoire acquièrent des compétences supérieures en réception de l’oral, mais non dans les autres compétences, par rapport à ceux qui ne suivent pas l’enseignement de la matière en anglais ; les connaissances en histoire sont identiques dans les deux groupes observés (avec ou sans CLIL histoire), bien que les étudiants CLIL aient bénéficié de trois heures de cours d’enseignement de cette matière (au lieu de deux pour le groupe non CLIL). Ces résultats sont conformes au bon sens : davantage de temps est consacré à l’exposition à de l’oral à comprendre et, dans la mesure où CLIL/EMILE porte surtout sur les discours spécialisés des matières scolaires, les acquis qu’il permet ne sont pas nécessairement transférables aux échanges verbaux ordinaires, sauf peut-être en termes de fluidité. Mais d’autres enquêtes mettent en lumière des résultats différents, qui tiennent peut-être aux compétences disciplinaires concernées (étude sur l’apprentissage des mathématiques, Gajo & Serra, 2002) et au point de vue adopté : ici, l’étude de la flexibilité cognitive des apprenants qui se trouverait développée par EMILE. En tout état de cause, on ne dispose d’aucune démonstration massive ou incontestable en mesure de fonder la croyance sur des bénéfices acquisitionnels éminents d’EMILE.

 

1.3 La (vaine) recherche de la méthodologie parfaite

Ces deux ensembles de représentations ordinaires reposent sur la conception naïve qu’il existerait une réponse standard ou universelle aux questions que pose l’enseignement des langues et du français, en particulier partout où ses positions sont fragiles ou menacées. Or, les difficultés peuvent tenir tout simplement au caractère extensif de l’enseignement (par exemple, trois heures par semaine sur neuf mois), dont le format est aligné sur celui des autres matières scolaires. Ou bien elles peuvent relever de la pédagogie et dépendre de facteurs comme : la mise en confiance des étudiants, la bienveillance, des activités impliquant les apprenants ou collaboratives, la pédagogie de projet…, autant de ressources éducatives qui, par ailleurs, peuvent faire partie de quelque méthodologie d’enseignement des langues que ce soit. Valoriser CLIL/EMILE (malgré leurs différences de dénomination, car il y a matière (scolaire) dans EMILE et, génériquement, contenus dans CLIL) et inviter à le généraliser revient trop souvent à le présenter comme ayant recours à des méthodes actives, alors que rien ne les y rattache de manière substantielle. Et l’on ne sait pas véritablement si les pratiques EMILE sont aussi actives qu’on le dit, quand on peut assez aisément constater qu’une grande partie des cours des matières scolaires sont encore « frontaux », c’est-à-dire constitués par un exposé suivi de l’enseignant (en langue cible), avec peu de place laissée à des activités des apprenants.

Qu’il s’agisse d’approche actionnelle ou de pratiques EMILE, il me semble qu’il est illusoire de rechercher une réponse unique et prête à l’emploi, surtout parmi les dernières en date, comme si la nouveauté/modernité en la matière était une garantie de progrès. Il n’est d’ailleurs pas certain que la notion même de progrès ait une quelconque validité en didactique des langues.

Le principe de précaution invite à examiner toutes les approches disponibles, qui devraient être choisies et utilisées en alternance, en fonction des caractéristiques des apprenants, des contextes éducatifs, des langues en présence et, en particulier, des cultures et traditions éducatives. D’ailleurs le CECR invite à cette prudence qui liste non des méthodologies constituées mais des modalités des approches générales de l’enseignement (CECR 6.4.1) : celles-ci vont de « l’écoute de conversation auxquelles on ne participe pas » à des « combinaisons de présentations, d’explications, d’exercices (mécaniques et d’activités d’expression ». Quoi qu’il en soit, EMILE et l’actionnel sont posés comme ayant en commun la même efficience pour les apprentissages.

 

2. La démarche actionnelle et EMILE sont-ils des méthodologies et des méthodologies distinctes ?

Ceci posé, la question est de savoir si ces deux modalités d’enseignement constituent des méthodologies et des méthodologies distinctes, non pas pour les évaluer mais pour déterminer en quoi elles sont en mesure de structurer les enseignements de manière cohérente et en quoi elles sont susceptibles de se nourrir de leurs différences.

 

2.1 Qu’est-ce qu’une méthodologie d’enseignement des langues ?

A cette fin, il semble nécessaire de se fonder sur une définition de ce que l’on entend par ce terme. H. Besse (1985 : 14) définit ce que nous nommons méthodologie comme « [un] ensemble raisonné de propositions et de procédés (d’ordre linguistique, psychologique, socio pédagogique) destiné à organiser et à favoriser l’enseignement/apprentissage d’une langue ». En paraphrasant, on dira que les méthodologies d’enseignement sont à considérer comme des ensembles solidaires de principes et d’activités d'enseignement, organisées en stratégies, fondées en théorie (c'est-à-dire qui s'appuient sur des concepts ou des connaissances élaborés au sein d'autres disciplines impliquées dans l'enseignement des langues) et/ou par la pratique (par son efficacité constatée, par exemple) et dont la finalité est d’accompagner les apprentissages. La cohérence interne des méthodologies est centrale, puisqu’elle en définit les contours, alors que leurs éléments constitutifs ne leur sont pas nécessairement propres. Chacune doit apporter des éléments de réponse à des choix méthodologiques incontournables. Il n’est pas possible de les énumérer tous ; nous ne retiendrons pour notre propos que :

  • la possibilité de définir de manière explicite des objectifs linguistiques communicationnels, stratégiques, culturels, interculturels… et de permettre d’y amener les apprenants ;

  • celle de définir la progressivité de l’apprentissage ;

  • celle de relier de manière cohérente les différentes activités, de manière à ce qu’elles constituent une séquence (ou unité) d'enseignement claire et non une succession d’activités juxtaposées ; celle-ci n’est pas aisée à définir, car il ne s’agit pas d’une leçon, qui est en fait une unité de temps, ni de modules ou dossiers, comme dans les manuels, qui regroupent des séquences. Cela est indispensable pour permettre à l’apprenant de savoir, à chaque moment, pourquoi il fait ce qu’il fait, conscience qui est de nature à favoriser les processus d’apprentissage. 

 

2.2 Les dimensions méthodologiques de l’approche actionnelle

L’approche actionnelle n’est pas décrite dans un texte fondateur. On la relie au CECR, alors que celui-ci met clairement en garde contre une « interprétation méthodologique » de sa description prototypique et raisonnée de l’enseignement/apprentissage des langues. De facto, l’approche actionnelle semble se confondre avec celle du recours à des activités et à des tâches, ces dernières étant, sémantiquement, des activités imposées (à faire). La difficulté est que l’enseignement, quelles qu’en soient les modalités, est largement fondé sur des tâches que les apprenants doivent réaliser. La question à résoudre est donc, en fait, celle de la nature de ces tâches. La dimension sociale revendiquée par l’actionnel tendrait à privilégier des tâches réalistes et vraisemblables, qu’on pourrait nommer authentiques, même si elles sont simulées, au sens de : permettant aux apprenants de gérer des pratiques sociales établies qui comportent le recours à une/des langue/s.

Les critères de choix de ces tâches linguistiques-sociales à enseigner ne sont pas explicités davantage, ce qui laisse une grande marge d’incertitude, laquelle n’empêche donc pas le recours à des tâches qui sont en fait strictement formelles (vocabulaire, grammaire ; voir les pseudo-tâches dans Beacco 2008). F. Goullier (2006 : 21), dans son commentaire du CECR, souligne la nécessité de la « non-gratuité » des tâches destinées aux apprenants :  « [...], il n’y a tâche que si l’action est motivée par un objectif ou un besoin personnel ou suscitée par la situation d’apprentissage, si les élèves perçoivent clairement l’objectif poursuivi et si cette action donne lieu à un résultat identifiable ». La justification principale du choix des tâches est la notion classique de besoin langagier qui établit ainsi une forte corrélation historique et conceptuelle avec l’enseignement fonctionnel du français des années 1975 (voir, en particulier, Porcher 1976). Les tâches pédagogiques réalisées en classe doivent présenter de forts apparentements avec les tâches linguistiques-sociales pour lesquelles on cherche à doter les apprenants des connaissances et des compétences nécessaires. Ce critère permettant de définir des objectifs pertinents pour des publics différents est particulièrement adapté aux apprenants adultes, pour lesquels une anticipation des situations d’emploi de la langue-cible est possible. La détermination d’objectifs sur cette base est peu aisée pour des publics jeunes ou scolaires Quant à des actions en classe « suscitées par la situation d’apprentissage » (selon la formulation de F. Goullier, supra), on conviendra qu’elle n’est guère opérationnelle ni bien discriminante.

La progressivité des apprentissages et la répartition dans la durée de tâches de plus en plus complexes du point de vue linguistique ne fait pas l’objet d’observations particulières dans le discours sur l’actionnel et il n’est donc d’autre ressource programmatique que de recourir aux descripteurs du CERC et aux Descriptions des niveaux de référence du CECR par langue (les DNR) pour calibrer les objectifs linguistiques (fonctions, notions générales, grammaire…).

En termes de cohérence, on accepte communément de considérer que la tâche sociale-linguistique constitue l’unité minimale au niveau des objectifs. Les activités d’enseignement s’analysent en tâches pédagogiques locales et une tâche sociale-linguistique se distribue en différents moments et situations de communication qui requièrent la mise en place d’activités pédagogiques spécifiques. La cohérence de ces activités leur est donc donnée par celle de la tâche sociale-linguistique.

Sur la base de ces trois critères, on est en droit de considérer que l’approche actionnelle ne répond qu’en partie aux caractéristiques attendues d’une méthodologie constituée : elle fournit un principe pour la cohérence des activités, permet d’identifier des objectifs avec cependant une ample marge d’incertitude mais elle ne propose pas de critères spécifiques pour la progression et la nature exacte des activités.

 

2.3 Les dimensions méthodologiques d’EMILE

La perspective EMILE semble plus vague encore en ce qui concerne ses caractéristiques comme méthodologie permettant de cadrer des enseignements. Son point fort serait de permettre de définir des objectifs, à savoir la maîtrise de compétences en français/langue étrangère permettant l’appropriation de connaissances et compétences propres aux matières scolaires. Mais celles-ci n’ont pas fait l’objet d’un ou de plusieurs référentiels spécifiques (par matière) et les indications qui concernent ce point sont rares dans la littérature didactique correspondante.

L’autre objectif linguistique fréquemment observable est de nature lexicale et il concerne le vocabulaire relatif au sujet, lequel ne relève pas toujours de la terminologie spécialisée de la matière Dans l’exemple cité plus haut (Iasonidou), l’accent est mis sur le vocabulaire du système solaire, avec des éléments tels que étoile, satellite. Cette tendance à privilégier le lexique est observable aussi bien chez les enseignants qui organisent des activités en français dans le cycle primaire que chez les enseignants des matières dans les cycles scolaires successifs. La sélection du vocabulaire à enseigner reste largement dépendante des contenus abordés et elle varie aussi pour un même sujet, puisqu’elle n’est cadrée par aucun référentiel par matière.

Un schéma de séquence répandu est celui qui consiste en : l’activation de connaissances acquises et du vocabulaire requis, l’exposition à des textes ou vidéos contenant les connaissances visées (souvent de transposition didactique), la sollicitation de réactions de la part des étudiants (sous forme de « discussion ») ou des activités pratiques vérifiant la compréhension des concepts et enfin un bilan (Bentley 2010). Rien de très caractérisé, d’autant que l’on ne voit pas comment sont gérées les stratégies de compréhension et les activités linguistiques, qui portent sur le vocabulaire, la syntaxe et les fonctions.

L’ambigüité fondamentale réside dans la question de savoir si une classe EMILE adopte le format des cours de FLE en prenant appui sur des supports d’enseignement relatifs à la langue utilisée ou si elle est gouvernée par la didactique de chaque matière où il sera nécessaire de définir le régime linguistique des cours (forme de présence et d’alternance des langues). Quoiqu’il en soit l’approche EMILE est relativement claire pour ce qui est des contenus, puisque ce sont ceux des programmes des matières concernées. Mais les programmes linguistiques de ces « révisions » (et, partant, de la progression) sont très vagues et rien de précis n’est proposé pour organiser les activités de classe de manière cohérente, en particulier, pour ce qui est de la relation entre les activités liées à la matière et les activités linguistiques.

 

Il apparaît donc relativement hasardeux de parler de méthodologie aussi bien pour EMILE que  pour l’actionnel. Ce n’est pas un problème en soi, mais cela rend compte de la grande variabilité et du flou qui s’attachent aux pratiques d’enseignement qui s’en réclament. Ainsi est rendue complexe toute mise en regard frontale des enseignements actionnels du français et des pratiques EMILE en français, observés au niveau des pratiques : elles ne peuvent pas être opposées comme deux méthodologies distinctes, car l’une et l’autre structurent faiblement les enseignements.

 

3. La démarche EMILE : interprétations ordinaires

Devant cette relative indifférenciation, nous montrerons désormais que la démarche EMILE, interprétée comme étant autre chose qu’une extension des cours de français sous une autre forme, présente des potentialités méthodologiques qui ne pourraient que bénéficier à la structuration de l’approche actionnelle.

Pour cela, il est nécessaire de retrouver le sens premier des enseignements EMILE, offusqué par sa définition « molle » : celle-ci donne lieu à des pratiques assez peu caractérisées mais, surtout, qui ne permettent pas d’atteindre les finalités et les objectifs que se sont fixés ces démarches. En fait, y est utilisée spontanément par les enseignants, une forme de méthodologie ordinaire/globaliste, au sens que lui donne Beacco (2007, 2.2, voir 5), méthodologie aussi très présente dans les enseignements de français étiquetés approche actionnelle, ce qui contribue à une forme d’indistinction. Ainsi, à propos de CLIL spécifiquement, on a parlé d’un umbrella term (Coyle (2008) utilisé indifféremment pour désigner tout enseignement en deux langues ; cette caractérisation ne donne que de très vagues indications sur le choix des échantillons de langue qui traitent de « contenus non-linguistiques ». Car on peut faire lire un texte traitant de l’histoire de la France ou de la pollution atmosphérique en classe de français ; bien des textes/supports utilisés dans EMILE pourraient figurer dans des cours de FLE.

On définit la démarche EMILE par le fait que des contenus des matières enseignées et la langue étrangère sont conjointement impliqués et cela de manière dite généralement équilibrée. Ce terme ne suffit évidemment pas à préciser comment s’articulent langue et contenus disciplinaires. Dans des pratiques observées, on voit aisément que la balance penche plutôt du côté de la langue. Dans les cours en langue, on pose, par exemple, comme principe de réduire au minimum le recours à la langue première (qui est le plus souvent la langue principale de scolarisation), tabou hérité de l’époque audio-visuelle FLE. Ou bien l’accent est mis sur le vocabulaire, qu’il appartienne ou non à la terminologie de la discipline. Particulièrement caractéristique est cet extrait (qu’il m’est déjà arrivé de citer pour sa valeur exemplaire) d’une leçon dans une classe de primaire (2°) à Tripoli (Liban) où les mathématiques sont enseignés en français et (non en arabe) :

 

Prof : dans une ferme il y a /quarante six poules et seize lapins/ quinze lapins dix poules s’échappent/ il y a deux questions/ [puis elle traduit en arabe] / maintenant avant de faire les deux questions on va expliquer un peu qu’est-ce qu’on a dans une ferme/ que veut dire ferme ?

Elève 1 [en arabe : jardin]

Prof. : ferme ?

Elève 2 [en arabe : maison]

Prof : non

Elève 3 [en arabe : maison]

Elève 4 [en arabe : ville]

Prof : non

[…]

 

L’enseignante commence classiquement la séquence par l’énoncé d’un problème. Mais elle fait tout de suite élucider ferme, alors que ce mot n’est pas pertinent pour la résolution du problème ; plus important d’ailleurs serait le sens de s’échapper. Réflexe lexical ordinaire des enseignants de langue pour lesquels aucun mot ne doit rester inexpliqué.

Les cours EMILE réalisés par des enseignants spécialistes de la matière et qui ont des compétences en français adoptent souvent le format de communication : exposé de l’enseignant comportant des questions à la classe, suivi de réponses de l’apprenant et évaluation des réponses par l’enseignant. Voici un extrait assez caractéristique (classe 11° en Roumanie ; leçon sur l’appareil digestif), relevé par Bellini (2008) :

 

Prof. :(euh) avec les autres je vous propose des affirmations et vous me [disez] c'est vraie affirmation ou c'est fausse les poumons sont formés de lobules et segments sss les poumons sont formés de lobules et segments (le professeur lit) palmanii sunt formati lobuli si segmente les poumons sont formés de lobules et segments c'est vrai ou c'est faux. Petru (en le désignant de la main)

Elève 4 : oui

Prof. : oui 

Elève 4 : oui (euh) c'est c'est vrai /

P. oui / les poumons sont formés de lobules et segments / c'est très bien

 

Le terme poumon est associé à sa description, présentée comme une affirmation qu’il faut évaluer. L’absence de réponse, après répétition de la question, amène l’enseignant à traduire littéralement en roumain. Puis l’enseignant valide la réponse, en répétant la formulation initiale pour la quatrième fois. On est fondé à considérer qu’ici l’objectif linguistique est au moins aussi important que l’objectif disciplinaire, quand celui-ci prend la forme, comme c’est visiblement le cas ici, d’une acquisition par mémorisation.

L’autre dimension affichée des activités EMILE ordinaires est de « réviser » des connaissances déjà acquises dans les cours de FLE. Mais, considérant la faible coordination entre cours de FLE et cours EMILE en FLE, on peut s’attendre à ce que ces contenus dépendent finalement de faits linguistiques présents de manière plus ou moins significative dans les supports (écrits, oraux, audiovisuels…) utilisés. Rien ne garantit que ces éléments linguistiques présents dans les supports fassent vraiment difficulté pour les apprenants, ce qui supposerait que l’enseignant de la matière connaisse bien les ressources en français de chaque apprenant, connaissance qui ne relève pas de ses compétences didactiques. Ces « révisions » ne sont probablement pas inutiles, avec cependant un net risque de répétitivité. Le plus souvent ces activités grammaticales empruntent à la méthodologie ordinaire : présentation et explication/illustration d’une « règle » par l’enseignant, exercices écrits d’application à réponse fermée On peut nourrir des doutes sur la capacité de ces activités à constituer des remédiations.

La démarche méthodologique ordinaire la plus répandue ressemble sans doute à celle utilisée dans la fiche pédagogique suivante, accessible sur un site où figurent de nombreuses séquences très semblables élaborées par des enseignants de matières, en formation CLIL/EMILE (IPRASE Trento). Cette fiche, produite par un enseignant en formation, décrit la structure d’une séquence qui est constituée des tâches/activités suivantes :

 

1

Introduction of functional language: sea, drop, mountain, river, lake, rain, snow, ice, wind, cloud, sun…

Teacher elicits vocabulary relating to the bodies of water and the weather.

Flash cards. Key words. Posters. Song the water cycle for kids

2

Look and register to learn the specific vocabulary: the water cycle, Evaporation, condensation, precipitation, runoff…

Teacher tells that the process by which water moves and is changed is called the water cycle.

To present a model of the water cycle, teacher puts some hot water in a glass and covers it whit a top.

Labels, pictures, a cup of glass, Hot water, Worksheet

Firstly Teacher to students and then students to students

3

Watch a video to review vocabulary relating the water cycle

Teacher show a video to present a model of the water cycle

Video Bill Nye WaterCycle

4

Students cut out pictures and use them to do a sequence of water cycle;

Students label a worksheets about the specific stages

 

A noter que l’on ne reproduit ici qu’une partie de cette fiche, ce qui tend à la simplifier. La séquence commence par une activité d’anticipation, très utilisée en lecture de textes en langue étrangère, d’ailleurs fort discutable dans son principe. Dans une perspective scientifique, on se serait attendu à ce que l’enseignant mette en évidence avec les apprenants leurs savoirs spontanés sur le sujet. L’enseignant expose ensuite la nature du cycle de l’eau et met l’accent sur le passage du vocabulaire savant au vocabulaire spécifique (évaporation, condensation, précipitation). On ne précise pas la forme textuelle que devrait prendre ce discours de vulgarisation. Aucune indication n’est donnée sur la méthodologie employée pour guider la compréhension de l’oral. L’enseignant procède ensuite à une expérience, mais on ne dit rien de la nature des échanges avec les apprenants et de la forme du commentaire suivi de l’expérience par l’enseignant. La vérification des acquis s’effectue sur des données graphiques et les activités proposés concernent les termes principaux, mais séparément et à la manière de l’enseignement du lexique. Cette fiche ne permet pas vraiment de comprendre si et comment l’enseignement en langue se distingue de l’enseignement de la langue, tant les activités relatives à l’acquisition des connaissances restent dans l’ombre de celles consacrées à langue étrangère utilisée. Et il est vraisemblable que ce n’est pas le schéma proposé qui est en cause, mais bien l’absence de prise en compte explicite des dimensions cognitives de l’acquisition des connaissances disciplinaires.

 

4. EMILE version haute : son potentiel méthodologique

Cette version ordinaire des activités et des séquences EMILE n’est pas la seule décrite dans la littérature didactique. Une autre interprétation d’EMILE recèle des potentialités méthodologiques qui pourraient contribuer à une réalisation pleine de l’approche par tâches.

 

4.1 EMILE comme accès aux connaissances et à l’expression scientifique en deux langues

Une autre conception d’EMILE/CLIL consiste à considérer cette démarche comme une stratégie d’acquisition de compétences scientifiques en deux langues. Il s'agit de cours consacrés à une matière qui utilisent deux langues et c’est ce recours à deux langues qui produirait des bénéfices cognitifs, en termes d’accès à la méthodologie de la discipline et de construction des concepts. Dans un article récent, O. Meyer et al. (2015) font état d’études sur les relations entre acquisitions langagières et acquisitions cognitives dans les pratiques CLIL. Les auteurs soulignent, à partir du concept de littéracie (des disciplines), que cette dernière doit être définie, indépendamment de la langue utilisée (nationale ou étrangère, mais utilisée comme langue d’enseignement des matières – dite aussi langue de scolarisation), comme étant le contrôle des « discours secondaires » par rapport aux « discours de la familiarité ». On retrouve là la distinction entre les formes de la communication ordinaire (Basic Interpersonal Communicative Skill, BICS) et les formes de la communication relatives aux connaissances, quelles qu’elles soient (Cognitive Academic Language Proficiency, CALP), distinction rendue populaire par J. Cummins dans l’espace anglophone, depuis les années 1975. Or, une étude de C. Dalton-Puffer (2004) montre que, dans les classes CLIL observées, des compétences productives en langue ne sont pas vraiment développées. Mais, surtout, elle relève que la dimension CALP, sous la forme de ses fonctions cognitives-linguistiques comme définir ou faire des hypothèses, est très peu présente dans les discours de la classe, alors que la maîtrise des matières scolaires passe par celle de leurs formes linguistiques appropriées (CALP). 

L’approche EMILE/CLIL aurait, dans cette perspective haute, deux finalités éducatives majeures, qui lui sont spécifiques, relatives l’une et l’autre au développement cognitif-linguistique des apprenants. D’une part, en tant qu’utilisant une langue étrangère, EMILE/CLIL permet des approches bilingues/plurilingues des concepts et des notions, des procédures, des méthodologies et des épistémologies des disciplines, qui sont fondamentales pour leur compréhension. Et, en ce sens, l’emploi de deux langues crée de la pluriperspectivité cognitive susceptible de favoriser les acquisitions disciplinaires. D’autre part, en tant que langue d’enseignement des matières, c’est-à-dire, en fait, en tant que langue de scolarisation, EMILE doit permettre aux apprenants d’accéder à l’expression scientifique dans une autre langue (le français en l’occurrence), ce qui doit se réaliser en étroite collaboration méthodologique avec l’enseignement des matières dans la langue de scolarisation principale du contexte, lequel a la même responsabilité à cet égard. Le détour par une autre langue assure une forme de souplesse conceptuelle, qui doit conduire les apprenants à davantage de réflexivité. Celle-ci se manifeste avant tout à la capacité de gérer les différentes conventions discursives des communautés scientifiques qui se sont construites avec le temps Car, si les démarches méthodologiques, les cadres épistémologiques et les concepts sont partagés au sein de chaque communauté, les formes discursives, surtout écrites, qui les représentent, ne le sont pas nécessairement : elles dépendent de traditions nationales, c'est-à-dire, en dernière instance, des langues. La pluriperspectivité cognitive ne passe pas seulement par les termes, différents d’une langue à l’autre, qui réfèrent à un même objet de savoir, mais aussi par la diversité des formes de la communication qui sont des formes différentes de « faire/dire la science ».

Ces finalités ne se confondent visiblement pas avec des objectifs linguistiques de meilleure maîtrise de la langue étrangère, en général, décrits plus haut. Une telle absence des finalités cognitives-linguistiques dans la plupart des formations EMILE/CLIL est préoccupante, comme cela a été souligné de manière très argumentée dans l’article : « Towards a Linguistic-Cognitive Turn in CLIL : Unfolding Integration » (Reitbauer et al. 2018), auquel on invite le lecteur à se reporter. Car la maîtrise du discours des disciplines est déterminante pour la réussite scolaire.

 

4.2 D’une « méthodologie EMILE » à EMILE comme gestion de l’alternance des langues dans les enseignements en français

Les conséquences de cette manière d’appréhender les finalités d’EMILE/CLIL sont alors assez simples à énoncer : la trame méthodologique de l’enseignement est nécessairement celle de la matière enseignée, telle que l’on peut l’élaborer à partir de la didactique correspondante (par ex., didactique des mathématiques ou de la géographie) et non à partir de la didactique des langues. Cet EMILE/CLIL "cognitif bilingue" consiste à organiser les enseignements d'une matière en fonction de ses propres principes didactiques, mais en tenant compte du fait que deux langues sont utilisées pour enseigner. Il n’a pas à intervenir sur la nature des activités et sur leur mise en séquence, mais uniquement sur les modalités de gestion des deux langues co-utilisées. Des bénéfices cognitifs sont alors envisageables à partir de cet emploi « simultané » de deux langues. Mais simultané ne veut pas dire « emploi de deux langues mélangées dans le même énoncé » (code meshing) ; cela renvoie à l’emploi de deux langues dans la classe à des moments différents qui permettrait des modalités plus riches d’accès aux connaissances. En effet, il ne s’agit pas de laisser enseignants et apprenants utiliser les deux langues à leur gré, ce qui reviendrait à privilégier la langue qu’ils connaissent le mieux. La micro-alternance, au niveau d’un énoncé ou d’un bref échange, est utilisée de manière intuitive pour surmonter des difficultés limitées. Mais, pour rendre possible des acquisitions cognitives-linguistiques, l’alternance de leur emploi doit être définie et utilisée de manière consciente et stratégique. Elaborer, pour chaque contexte d’enseignement, un modèle de référence pour l’emploi alterné des langues en classe constitue la base d’un contrat pédagogique entre enseignants et apprenants qui pourrait permettre d’assurer de manière contrôlée des acquis cognitifs-linguistiques.

Cela est rendu possible, malgré les différences didactiques entre les disciplines, par le fait que ces enseignements, quels qu’ils soient, partagent des formats de communication verbale qui en structurent les différents moments. On en trouvera une description dans la section 3 : Les formes de la communication en classe et l’acquisition des connaissances disciplinaires dans Beacco et al. (2010), résumée ici comme suit : 

  • l’exposé de l’enseignant : l’enseignant parle seul et les élèves sont en situation d’écoute et n’interviennent pas ou peu (par ex. demande de clarification). On vise à ce que les apprenants soient capables de reproduire ces connaissances, signe qu’ils les auraient intégrées ; 
  • l’exposé avec interactions : à l’exposé sont incorporées des questions aux élèves, dont l’enseignant connaît la réponse et il attend celle-ci. L’échange prend alors la forme classique : question; réponse d’un l’apprenant ; évaluation de la réponse par l’enseignant ;
  • les échanges collectifs : ceux-ci ne visent pas à transmettre un savoir mais à négocier la signification de ce dont il est question dans la leçon. Ces échanges ressemblent à des conversations ordinaires. Ce format de communication permet aux apprenants de passer des savoirs ordinaires aux savoirs scientifiques (Renfew & Brown 2007) ;
  • les interactions entre apprenants. Elles portent sur la tâche à réaliser. Si cette dernière comporte une dimension verbale (réponse à une question, production d’un compte-rendu écrit d’expérimentation..), les échanges deviennent métalinguistiques. Mais ils peuvent facilement glisser vers du « privé » et prendre le cours des conversations ordinaires ;
  • les exposés par un/des élève/s : souvent réalisées à l’aide de notes ou de Power Point, ils constituent une activité d’exposition organisée qui relève du discours de divulgation…. Ils reposent sur la consultation de sources pertinentes et fiables, qui sont transposées. C’est une forme d’approche du discours scientifique lui-même ;
  • la prise de notes par les apprenants, qui correspond à des stratégies très personnelles (par exemple notes prises spatialement par nuages/bulles et liens) ;
  • la lecture du manuel ou d’autres textes documentaires (audiovisuels, par exemple, comme ceux disponibles sur Internet) qui relève du lire pour apprendre et pour mémoriser (et qui peut donc s’accompagner de prise de notes) et, plus indirectement, du lire pour écrire ;
  • la production de textes écrits. Les genres de textes attendus des élèves sont le plus souvent mal caractérisés. Ils sont souvent indéterminés (comme le « résumé ») mais pourront se rapporter aux genres de discours relatifs à la divulgation des connaissances ou même à des genres « non scientifiques » (par ex., roman historique, lettres échangées entre les membres d'une société savante…). 

Toute la question est d’identifier la forme de distribution des deux langues entre ces formes de communication la plus propice aux acquisitions cognitives-linguistiques (voir aussi Tarja, Dalton-Puffer & Llinares García 2013). Celle-ci dépend très vraisemblablement :

de chaque matière scolaire et des disciplines scientifiques de référence concernées ;

de la place occupée par les différents formats de communication utilisés dans la classe en fonction de la démarche méthodologique propre à chaque matière ;

des activités cognitives concernées ; 

de l’enseignant et, en particulier, de son degré de maîtrise du français ;

du degré de maîtrise de langue étrangère des apprenants;

[…]

On pose que ces formes de référence de l’alternance doivent être élaborées par les didacticiens des disciplines et des langues et mises au point dans des recherches-actions organisées, même si chacune est propre à une matière donnée. Considérant l'état de la recherche sur cette question, ces décisions reviennent, pour le moment, à l'enseignant d’une matière en français : il importe alors de le sensibiliser à ces questions, car il a la responsabilité d’évaluer les bénéfices escomptés de l’emploi d’une langue, de l’autre ou de deux simultanément dans chaque forme de communication.

 

4.3 Un moteur méthodologique : les genres discursifs comme fondement pour EMILE

Dans l’espace de la classe EMILE, ce qui importe pour l’organisation de l’enseignement est bien la gestion des formats de communication verbale, mais aussi la connaissance des formes linguistiques que celle-ci reçoit. Or, elles ne sont pas aléatoires, car ces textes oraux ou écrits, comme tous les textes, sont la réalisation de genres de discours. De la sorte, les textes qui relèvent d’un même genre peuvent présenter une structure partagée ou des réalisations verbales ritualisées, plus ou moins communes (Beacco 2004).

 

L’expression scientifique : les fonctions cognitives-linguistiques

Pour construire un « programme linguistique » propre à une matière scolaire, il est ainsi nécessaire de disposer d’un inventaire des compétences disciplinaires impliquées, par exemple, pour l’histoire : formuler les bonnes questions à propos des documents disponibles ; analyser les sources d’information disponibles et faire la distinction entre sources primaires et secondaires…  Mais il convient aussi de décrire chaque genre de discours et ses éléments constitutifs, par exemple, pour le genre  exposé : interpréter des données quantitatives ou « [le]°développer de manière claire et méthodique, en en soulignant les points significatifs » (descripteur B2 du Cadre européen de référence pour les langues, p. 50). Ces éléments constitutifs des genres de discours sont, en particulier, des fonctions cognitives-linguistiques, c’est-à-dire les représentations discursives des processus cognitifs activés pour l’élaboration ou l’exposition du savoir, soit des opérations cognitives comme : calculer, classifier, comparer, décrire/représenter, déduire… (Beacco 1988, Schleppegrell, 2004). Pour chacune, il est possible d’identifier les ressources linguistiques nécessaires à leurs réalisations, propres à un genre donné dans une discipline donnée. Définir en histoire peut se réaliser par une série d’exemples, par une/des comparaisons, par l’étymologie... Ce qui renvoie à la maîtrise de formes linguistiques comme : par exemple, à titre d’exemple, ces exemples montrent que…, d’après ces exemples… (Beacco 2010). Les fonctions cognitives-linguistiques sont utilisées de manière isolée ou sont peu reliées entre elles dans les interactions orales en classe, du fait du caractère improvisé de celles-ci. Il est tout à fait envisageable de créer des inventaires de leurs réalisations verbales, à la manière des fonctions des Descriptions des niveaux du CECR par langue ou des Niveaux-seuil.

L’expression scientifique : les textes

Les textes suivis monologaux (exposé de l’enseignement et, surtout, texte du manuel) sont plus proches des textes produits dans les communautés scientifiques, même s’ils demeurent des discours de transmission des connaissances (et non d’exposition/discussion des connaissances).

La prise de conscience par les apprenants des règles/régularités de leur fonctionnement doit alors s’appuyer sur une analyse de discours menée en bonne et due forme. On donne ici à titre d’exemple, l’analyse d’un extrait d’un manuel d’histoire destiné aux élèves français de 3°année primaire, réalisé avec de tels instruments1.


Pourquoi parle-t-on de Gallo-Romains ?

Les Romains ne cherchent pas à opposer les vainqueurs et les vaincus. Les notables gaulois, personnages importants, participent à la direction des villes et du pays. Au fil des années, les Gaulois disposeront des mêmes droits que les Romains.

La Gaule se romanise : les Gaulois adoptent les croyances, la manière de vivre et la langue des Romains, le latin. Ils conservent néanmoins certaines traditions, leurs dieux et leur savoir-faire dans l’artisanat et l’agriculture. Ce mélange de nouveauté et de tradition forme la civilisation gallo-romaine.

(Odysseo – Histoire-Géographie CE2, Magnard, 2013, page 42)


Ce texte est centré sur « définir » (fonction cognitive-linguistique) ; la question initiale trouve sa réponse dans la dernière phrase du texte (… forme la civilisation gallo-romaine). Cette définition est donnée par une énumération d’éléments, non reliés par des conjonctions. Elle prend la forme d’une description (avec éléments de récits). On utilise des phrases simples (sans subordonnées) au présent dit historique (avec une anticipation : disposeront). Le caractère double de la notion est développé par deux paragraphes, qui concernent la politique de Rome en Gaule et les réactions des populations locales, représentées par des pluriels: Romains, Gaulois). Ces termes sont répétés, ce qui assure une bonne lisibilité des reprises anaphoriques (à la différence de gallo-romain/mélange ; voir infra).

La première partie de la définition est une affirmation (ne cherchent pas à opposer) illustrée par deux exemples (direction des villes, droits). Le second adopte la même structure : une assertion (se romanise) et des donnés/exemples (après les deux points : croyances, manière de vivre, langue). Un correctif est apporté (introduit par néanmoins), toujours sous forme d’exemples (certaines traditions, dieux …). Des mots génériques (se romanise ; tradition) permettent de passer des faits concrets à ce mélange, terme qui est comme un résumé final. Ce terme non scientifique (qui reprend aussi gallo-romain) permet d’éviter des termes plus techniques comme métissage, acculturation de manière à s’adapter au niveau des apprenants. Des définitions sont données au fil du texte (notable = personnages importants ; langue de Romains = latin). On n’utilise aucun fait/lieu précis (désigné par un nom propre) mais des termes abstraits, souvent au pluriel (droits, croyances, traditions, savoir-faire…), avec des déterminants indéfinis (des, certaines). Cette forme de la représentation du savoir historique permet de rester sur un plan général, non problématisé, adapté à la stratégie de transposition didactique.

On fait l’hypothèse que la perception des traits les plus importants de ce texte est de nature à faciliter le guidage de sa lecture par les apprenants, voire à permettre de les accompagner dans la production de textes similaires. Rôle déjà « ancien » assigné à l’analyse de discours en didactique du FLE (voir Beacco & Darot 1984, puis Dalton-Puffer 2004). Il est bien évident que l’analyse proposée plus haut l’est à des fins démonstratives et qu’elle n’est pas immédiatement accessible à un enseignant d’histoire.

Tout ceci implique que les enseignants EMILE soient sensibilisés à ces questions linguistiques. Il ne s’agit pas de faire d’eux des linguistes, mais de prévoir des formations dans ce domaine et, surtout, d’établir les bases de collaborations avec les enseignants de FLE classiques (qui peuvent être amenés à utiliser des textes d’orientation scientifique, en particulier dans les formations sur objectifs spécifiques) et avec ceux de la langue de scolarisation, qui ont à préparer les apprenants aux cours des autres matières donnés dans cette langue. Nous ne sommes certes pas les premiers à suggérer ce genre de convergences (pour l’anglais en France, voir Chaplier 2013, 6.4.1 et aussi 6.4.2 pour l’alternance des langues).

Il importe aussi de faire une place majeure dans les enseignements EMILE aux textes écrits (car ce sont eux qui se rapprochent le plus de l’expression scientifique effective), en organisant des activités de lecture et en prévoyant des activités de production écrite de genres de textes, dont la nature et les caractéristiques formelles et structurelles auront été clairement identifiées. Et enfin, il convient de tirer parti du fait que cet enseignement en deux langues est aussi une expérience de l’altérité discursive : l’appropriation des connaissances en deux langues permet des formes de pluriperspectivité cognitive favorable aux apprentissages, mais c’est aussi une expérience de la diversité culturelle des discours, omniprésente dans l’enseignement des langues et cruciale dans les formes textuelles de l’expression scientifique. En effet, dans une même communauté scientifique, qui a en partage concepts, épistémologies, méthodologies … la forme des textes produits est différente d’une langue à l’autre, puisque la bonne forme des genres de discours (leur « propriété », au sens de D. Hymes) utilisés pour la communication scientifique et technique, est commandée par des « règles » (souvent non explicites) différentes. Ce « détour » par un CALP en langue étrangère est de nature à favoriser l’acquisition du CALP en langue première, qui est fondamentale pour la réussite scolaire des apprenants. En effet, on peut raisonnablement avancer que «  […] la maîtrise des connaissances ne se réduit aucunement à celle du langage qui permet de les exprimer […]. Le langage des apprenants utilisé dans les matières scientifiques, artistiques et techniques (dont, partiellement, les enseignements de la/des langue/s de scolarisation) est à considérer par les enseignants de ces matières comme un ensemble d’indices de surface permettant indirectement d’observer leurs acquis cognitifs. Mais, inversement en quelque sorte, si les apprenants acquièrent les « bons moyens » linguistiques de communiquer relativement aux connaissances, alors cette maîtrise est peut-être en mesure d’influencer positivement leurs acquisitions et de les amener aux postures et démarches scientifiques recherchées. » (Beacco et al. 2010). L’entrée dans l’Ecole constitue un dépaysement discursif que masque l’usage d’une langue réputée connue, constat déjà effectué dans la didactique des disciplines en France depuis les années 80 (voir collectif INRP 1983 ou Caillot 1994).

 

Recentrer ainsi les approches EMILE revient à les inscrire dans une dynamique de refondation. Celle-ci est en mesure de créer des perspectives de recherche en méthodologie des enseignements des langues, en général, et d’en devenir le « moteur ». On est en droit d’attendre des avancées en termes de gestion de l’alternance des langues, de connaissance de formes de l’expression scientifique et de transposition des connaissances en français et dans les langues de scolarisation des apprenants ou encore de nouvelles formes de collaboration entre enseignants de langue étrangère, des disciplines et de langue de scolarisation. Mais indépendamment de cela, une véritable approche EMILE en français, non conçue comme une annexe du cours de FLE, ne peut que prendre la forme d’un retour aux origines de l’approche communicative, qui se fonde sur la centralité de la communication et donc des compétences de communication verbale et des textes/discours.

 

5. À la recherche de l’actionnel

Or, l’approche actionnelle, si elle veut être ce qu’elle ambitionne d’être, doit prendre le même chemin, pour ne pas rester une modification cosmétique des manières d’enseigner le français comme langue étrangère. En effet, si l’on effectue un sondage dans les manuels FLE publiés récemment par les éditeurs français, il est aisé de constater que l’introduction de cette « nouvelle » méthodologie n’a pas produit les bouleversements annoncés dans les discours de certains didacticiens.

 

5.1 Actionnel ou projet ?

En premier lieu, la place des « tâches », quelles que soient les ambigüités attachées à ce terme, ne s’en trouve pas augmentée de manière significative. Dans un manuel publié par un éditeur qui affiche son ancrage dans la « perspective actionnelle » (Défi 1, quatrième de couverture), les tâches (sur support papier ou numérique) occupent une place très limitée en fin de « dossier » : dessiner un arbre généalogique (dossier 01), réaliser des statistiques sur les familles de la classe (dossier 02), créer un spot publicitaire pour soutenir les commerces de proximité (dossier 07), créer une brochure sur les gestes anti-gaspillage (dossier 08)… La plupart sont des tâches langagières sans dimensions sociales effectives et elles ne se distinguent pas véritablement d’activités pour l’apprentissage de la langue qui entreraient dans la catégorie traditionnelle : activités de réemploi. De manière générale, actionnel est interprété comme réalisation de projets de groupe, comme les Ateliers 2.0 du manuel Saison 1 : créer un mini-guide de sa ville (module 2, unité 6), réaliser une newsletter (module 3, unité 8) ou préparer une exposition (module 3, unité 9) ou comme les Projets de classe, à réaliser de manière collaborative, de Cosmopolite A2 : postuler à un « job de rêve » (fin du dossier 3), écrire un article sur un sujet d’actualité pour publier dans un journal citoyen (fin du dossier 8).

Ces activités sont certes bienvenues mais, confinées en fin de module/dossier, elles font figure d’appoint aux activités proposés dans les pages antérieures de ces manuels, pages où l’on chercherait en vain de l’actionnel. Ces projets et, à plus forte raison, la préparation à gérer des tâches sociales réalistes, ne servent pas à structurer l’ensemble des activités d’apprentissage, comme on pourrait s’y attendre quand on dit s’inscrire dans une méthodologie constituée. Tout se passe comme si dans tâches sociales, on avait oublié social pour ne conserver que tâches, ce qui est d’un bénéfice quasi nul, puisque n’importe quelle forme d’enseignement (sauf les projets autogérés) est organisée par des activités « imposées » aux apprenants par l’enseignant ou le manuel, c’est-à-dire par des tâches de nature communicative ou métalinguistique.

Cependant, structurer les enseignements de la sorte ne pose pas de problèmes d’organisation méthodologique insolubles, comme les montrent les formations destinées aux adultes et, en particulier, aux adultes migrants, qui sont tenues de présenter un haut degré de vraisemblance sociale pour créer de la motivation. La notion de scénario social (voir 2.2 supra) a une déjà longue histoire en didactique du FLE, que l’on peut faire remonter à l’ère du français fonctionnel, avec le scénario de recherche d’un emploi élaboré par P. Colombier & J. Poilroux (1977). Elle a été remise en lumière par le Conseil de l’Europe (Rossner 2014) et est utilisée de manière massive et stratégique dans les formations destinées aux adultes migrants par l’Office fédéral suisse des migrations (site fide). Rien n’empêche de réaliser l’approche actionnelle dans des méthodes FLE, si l’on prend bien garde au fait que, pour des publics jeunes, et vivant loin de pays francophones, ce réalisme sociolinguistique n’est pas la panacée

 

5.2 La dissolution de l’actionnel : écrasement des genres discursifs/des textes, écrasement des stratégies d’apprentissage

Dans les méthodes de français publiées en France, l’actionnel a reçu cette forme caractéristique des méthodes actives, dont elle constitue un avatar, mais qui est encore loin des objectifs affichés d’enseigner le français en donnant aux apprenants les moyens linguistiques de réaliser des tâches sociales concrètes faisant sens pour eux. Il a aussi dû compter avec les manières habituelles et répandues d’enseigner le français que nous avons déjà caractérisées comme relevant d’une méthodologie ordinaire/globaliste (Beacco 2007). Celle-ci se caractérise par le fait que les supports utilisés servent de point de départ à toutes les activités d’enseignement, quelles qu’elles soient : de nature communicative (relatives à la gestion de la production/réception des textes oraux et écrits) ou de nature formelle (descriptive ou métalinguistique) : morphosyntaxe, lexique, prononciation… De la sorte, les échantillons de langue ainsi utilisés ne sont pas considérés comme des textes exemplifiant des genres de discours, mais comme des illustrations du fonctionnement général du système de la langue française.

Le premier effet de l’approche globaliste est de sous-estimer le fait que chaque compétence communicative relève d’une démarche méthodologique propre : on n’apprend pas à écouter un enregistrement vidéo comme on apprend à rédiger un texte. La seconde est que la description des caractéristiques linguistiques de chaque genre est largement ignorée et sacrifiée à une description générale standard du français. La grande flexibilité de cette approche lui permet de s’approprier des éléments des méthodologies constituées, comme les fonctions de l’approche notionnelle-fonctionnelle (dénomination première de l’approche communicative : Wilkins 1976). Mais cette intégration d’éléments isolés déconstruit la cohérence de la méthodologie d’origine à laquelle ils appartiennent et fait se « dissoudre » celle-ci dans les pratiques d’enseignement préétablies, fondées sur des supports à exploitation polyvalente.

Il en va de même pour l’actionnel/par tâches. Ces tâches sont réalisées à partir de supports, « exploités » de manière polyvalente, comme dans les exemples suivants. Dans l’unité 6 de Défi 1, un document et un questionnaire destiné aux apprenants sur l’utilisation d’Internet (p. 94-95) servent à la lecture, à des échanges entre apprenants (qui doivent comparer les résultats de l’enquête) et à des activités grammaticales. Un document enregistré sur le même sujet sert à l’écoute, à la langue, à produire dans des interactions (discutez en groupe) et à la production écrite (écrire des questions pour aider vos camarades à réviser). Dans Cosmopolite 2 (leçon 5, dossier 5 p. 92), un site Internet donne lieu à des activités de lecture, à des activités orales en petits groupes (chercher des associations) et puis à des activités écrites (préparer une liste d’activités). Dans ces cas, les activités d’élargissement/d’« exploitation » auraient avantage à partir de supports plus adaptés par exemple, à l’interaction orale ou à la production d’écrits.

Il est vrai que, d’une manière générale, les méthodes FLE consultées ne sont plus organisées aussi systématiquement qu’auparavant à partir d’un support principal où s’accrochent la plupart des activités : elles présentent plusieurs supports. Mais elles tendent, en fait, à les multiplier outre mesure : on peut voir là une manière de s’adapter aux pages Internet qui regorgent des textes et d’images. Edito A1 (unité 6 p. 90-91) adopte une approche par compétences (compréhension écrite, production orale, compréhension orale…) et ne laisse pas de pages sans documents illustrés, ce qui est une préoccupation éditoriale compréhensible. On y trouve une trace de polyvalence avec de la production orale, consistant en des réponses à des questions à partir de quatre exemples écrits, le risque étant celui de la reproduction pure et simple ou avec des variations lexicales mais sans interaction simulée. Ce qui est surtout à noter est que le guidage de la compréhension des textes écrits est réduit à des questions standard (de quoi on parle ? vrai ou faux ?) : elles sont trop indifférenciées et limitées pour constituer véritablement un enseignement des stratégies de lecture qui requiert de la réflexivité (et donc de la place dans l’espace éditorial).

On croit donc voir se profiler ce qui semble être une tendance à la réduction de la polyvalence par multiplication des supports mais, en même temps, une miniaturisation des activités, par effet Internet : celle-ci tend à écraser l’apprentissage des stratégies communicatives et nuit à l’adoption de méthodologies spécifiques à chacune des compétences visées. La non prise en compte des textes, en tant que tels, perdure et l’absence de focalisation sur des stratégies d’enseignement, destinées à devenir des stratégies d’apprentissage, conséquence de la multiplication d’activités rapidement menées (ce qui est censé permettre de contrecarrer la démotivation), ne permet pas d’échapper à l’indifférenciation, qui est la marque de la méthodologie de la polyvalence.

 

6. Actionnel et communicatif, même combat !

Pour redonner des couleurs à une approche par tâches ainsi diluée, une des possibilités réside, comme pour un EMILE cognitif-linguistique, dans l’adoption de méthodologies différenciées par compétences qui prennent aussi en charge les textes et non uniquement la langue. Cette méthodologie des textes et des stratégies dispose des ressources théoriques nécessaires avec, entre autres, l’analyse du discours qui peine à se frayer un passage dans les activités d’enseignement et ce depuis longtemps (Beacco 1996). Son enseignement dans les formations FLE est d’ailleurs en recul, signe de la décentration progressive de la didactique du FLE qui se retire du champ des sciences du langage (mais voir la discussion de Coste 1997). Signe aussi de la moindre visibilité, par rapport aux années 80, de l’analyse du discours elle-même dans les sciences du langage.

Rapprocher l’approche actionnelle et l’approche communicative/par compétences est rendu possible parce que les méthodologies d’enseignement spécifiques aux différentes compétences communicatives n’interviennent pas au même niveau de structuration des enseignements que l’approche par tâches. Qu’il s’agisse d’enseignement en FLE ou du FLE, les décisions à prendre pour organiser les activités peuvent être schématisées sommairement comme suit :

 

I Principes éducatifs pour l’apprentissage d’une langue 

II Situations de communications retenues

I II Compétences de communication retenues (interaction, production...)

et stratégies d’enseignement/apprentissage correspondantes

IV Genres de discours et textes retenus dans ces situations de communication

V Activités communicatives et métalinguistiques correspondant au niveau de maîtrise visé (niveaux de référence du CECR)

 

L’approche actionnelle intervient au niveau II, dans la mesure où une tâche sociale-linguistique ou la réalisation d’un projet se distribue en différents moments et situations de communication qui font intervenir des formes discursives différentes, lesquelles requièrent chacune la mise en place d’activités pédagogiques spécifiques. La cohérence de ces activités est alors assurée par cette tâche sociale-linguistique, qui les fait converger (au niveau II). Ces choix commandent ou encadrent ceux des compétences à développer (nature, importance relative : une seule compétence, un profil différencié de compétences, un niveau homogène ?) et ceux des genres de discours à apprendre à maîtriser (III et IV). La notion de séquence méthodologique peut être utilisée aussi bien pour désigner la succession d’activités langagières constitutives d’un scénario social ou d’un projet (niveau II) que pour caractériser l’ensemble des activités communicatives et formelles qui sont destinées à faire acquérir la maîtrise d’un genre de discours et les stratégies communicatives correspondantes.

 

 

Nous avons tenté de montrer que pour revivifier l’approche actionnelle et développer un EMILE cognitif-linguistique, l’on pouvait avoir recours à des concepts et à des procédures partagés, à ceci près qu’EMILE doit aussi gérer l’alternance des deux langues utilisées. Une certaine rénovation des enseignements de FLE pourrait prendre appui sur la nécessaire refondation d’EMILE, qui a le vent en poupe, à partir des formes discursives. Mais il n’est pas certain que cette authenticité socio-discursive ainsi prise en compte soit, demain, un levier pour des dynamiques innovantes concernant l’enseignement du français. La doxa didactique, si l’on considère la fébrilité qui se développe actuellement (= fin 2018) autour de la médiation, n’a pas dit son dernier mot.

 

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Edito A1 (2016), Paris : Didier.

Saison 1 (2015), Paris, Didier.

Note

1. Exemple déjà présenté dans 2017 : "Language in all subjects: the Council of Europe’s perspective", European Journal of Applied Linguistics 5.2, p. 157-173.

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