N°78 / La résistance à l’apprentissage des langues

Attitudes et discours négatifs comme cause de la résistance à l’apprentissage du français en Algérie

Une autre cause de résistance

Mohamed Gacemi

Résumé

La résistance à l’apprentissage d’une langue est souvent posée comme facteur naturel faisant partie du processus d’apprentissage des langues. En Algérie, cette résistance est principalement affichée contre le français plutôt qu’une autre langue. C’est lors d’une enquête par entretiens semi-directifs réalisés auprès d’enseignants de français de collège ayant pour objet d’identifier le choix des langues que font les enseignants de français dans la salle des professeurs que ces derniers ont rapporté qu’un certain nombre de discours de rejet sont souvent exprimés par leurs collègues des autres disciplines (majoritairement arabisants) contre leur choix de s’exprimer en français en ce lieu. De cette analyse, une hypothèse intéressante s’est alors profilée : Si ces enseignants des autres disciplines sont à tel point radicalement opposés à ce que leurs collègues de français s’expriment en français en salle des professeurs, ne diffuseraient-ils pas par la même ces discours contre le français dans leurs classes à l’intention de leurs apprenants lorsqu’ils dispensent leurs cours ? Serait-ce une des causes de la résistance à l’apprentissage du français à l’école ? L’analyse des témoignages des enseignants enquêtés permettra d’identifier le degré d’opposition au français montrant à quel point ces discours peuvent éventuellement encourager les apprenants à résister à l’apprentissage de cette langue.

 

Abstract

Resistance to language learning is often posited as a natural factor that is part of the language learning process. In Algeria, this resistance is mainly displayed against French rather than another language. It was during a survey by semi-structured interviews carried out with middle school French teachers with the aim of identifying the choice of languages ​​made by French teachers in the teachers' room that the latter reported that a certain number of rejection speeches are often expressed by their colleagues from other disciplines (mainly Arabists) against their choice to speak French in this place. From this analysis, an interesting hypothesis then emerged: If these teachers from other disciplines are so radically opposed to their French colleagues speaking French in the teachers' room, would they not broadcast by the same these speeches against French in their classes intended for their learners when they are giving their lessons? Could this be one of the causes of resistance to learning French at school? Analysis of the testimonies of the teachers surveyed will allow us to identify the degree of opposition to French, showing to what extent these discourses can possibly encourage learners to resist learning this language.

Key words: resistance, negative attitudes, anti-French discourse, rejection of French

Mots-clés

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Par Mohamed Gacemi – Université Abdelhamid Ibn Badis Motaganem, Algérie 

gacemi20univ@gmail.com

1. INTRODUCTION

Le lien entre représentations positives ou négatives et réussite ou échec de l’apprentissage à l’école est depuis longtemps établi. Les travaux de recherches en didactique ont clairement mis au jour le rapport de cause à effet entre les représentations en général et la motivation ou la résistance à l’apprentissage. Si la motivation ou la résistance à l’apprentissage peuvent indistinctement concerner diverses disciplines à l’école, la question prend une toute autre dimension lorsqu’il s’agit de l’apprentissage des langues. En effet, les représentations des langues et de leur apprentissage montrent le rôle essentiel des images que se font les apprenants de ces langues et de leurs locuteurs. Pour Castellotti et Moore, ces « images très fortement stéréotypées, recèlent un pouvoir valorisant ou, a contrario, inhibant vis-à-vis de l’apprentissage lui-même. Elles prennent naissance et se perpétuent dans le corps social au moyen de divers canaux (média, littérature, dépliants touristiques, guides à l’usage de certaines professions, etc.) » (2002 : 10).

En Algérie, de nombreuses recherches sur l’enseignement / apprentissage des langues ont relevé chez beaucoup d’apprenants un phénomène de résistance à l’apprentissage du français à tous les niveaux d’études à l’école (Bouanani, 2008 ; Outaleb-Pellé, 2014). Cette résistance qui, avant la période dite de « la décennie noire » [i], se limitait aux niveaux du secondaire et de l’université, s’est peu à peu étendue à tous les niveaux scolaires (le collège et même le primaire qui pourtant était un cycle où l’apprentissage de cette langue était plutôt apprécié par les apprenants). Cependant, peu de travaux ont sondé en profondeur les causes à l’origine de ce phénomène. Cest paradoxalement une résistance à lapprentissage dune langue qui est non seulement reconnue comme « [...]  un instrument de communication largement employé même en dehors du secteur économique » (Amara, 2010 : 122), mais plus encore, une langue parlée dans un pays qui compterait  un tiers de francophones selon des sources de l’OIF.

Si les discours et les attitudes contre le français diffusés auprès des apprenants sont difficilement observables à lécole, ce sont surtout des discours négatifs de la part denseignants arabisants dautres disciplines proférés à lencontre des enseignants de français en salle des professeurs qui ont le plus été rapportés par ces derniers. En effet, ces enseignants dautres disciplines reprocheraient à leurs collègues de français la tendance à sexprimer en français dans un lieu de rencontre où dordinaire on parle en arabe. Lidentification de ces attitudes et de ces discours contre lusage du français en ce lieu confortera lhypothèse selon laquelle ces mêmes discours et ces mêmes attitudes seraient également diffusés en classe à lintention des apprenants renforçant possiblement leur résistance à l’apprentissage du français.

Le présent article passera en revue tout dabord les facteurs identifiés comme susceptibles de générer de la résistance à l’apprentissage du français, principalement les facteurs historiques, politiques et linguistiques. Il exposera la manière dont les discours sont introduits à l’école pour installer des représentations négatives contre le français et les locuteurs qui en font usage. Il présentera ensuite l’enquête menée auprès d’enseignants de français du collège qui a pour objectif de vérifier, entre autres, l’hypothèse selon laquelle la diffusion de discours antifrançais à l’école par des enseignants (arabisants) d’autres disciplines concourrait à l’installation chez les apprenants de représentations négatives contre le français comme facteur à l’origine de la résistance à l’apprentissage du français.

2. Les facteurs générant des sentiments antifrançais en Algérie

 

2.1. Les différentes politiques à l’origine des discours contre le français

L’un des facteurs souvent invoqués dans les travaux sur les représentations négatives contre le français est le discours politique relayé par les médias publics arabophones et les réseaux sociaux. C’est un discours antifrançais qui s’enclenche dès qu’un problème politique survient et envenime les relations entre les dirigeants des deux pays. Certains discours atteignent parfois le paroxysme pour devenir belliqueux de part et d’autre. Toute allusion par les officiels français à une affaire « interne » algérienne titille la veine patriotique et réveille le sentiment antifrançais dans la population. Cette « ingérence » dans les affaires du pays par l’ex-occupant est considérée comme une remise en cause de l’indépendance de l’Algérie, voire plus grave comme une attaque contre la souveraineté nationale. S’exacerbe alors dans l’opinion le ressentiment contre la France, ennemi à l’origine de tous les malheurs que vit l’Algérie. La réaction ne se fait jamais attendre et c’est sur la langue française que s’abat la hargne populaire. Le français en tant que langue est  anathématisé par les discours politiques antifrançais. Les slogans scandés dans les dernières manifestations du Hirak sont un parfait exemple de la réaction de la rue face à ce que l’on dénonce comme une ingérence de la France.

Des slogans antifrançais ont réapparu vendredi dans le cortège des manifestants antirégime du hirak lors de leur marche hebdomadaire à Alger, au lendemain de l’annulation inopinée de la visite du Premier ministre français, Jean Castex, prévue dimanche dans la capitale, a constaté lAFP. “La France est de retour, jeunes levez-vous !” ont crié des protestataires, tandis que des pancartes étaient barrées des slogans : “Là où arrive la France, c’est la destruction” (Le Point Afrique, 2021).

Ces tensions vives entre les Algériens et la France, sa langue et sa culture survenant à des moments de couacs diplomatiques retombent dès que les différends sont réglés. Nul ne doute aujourd’hui que ces tensions, souvent exagérées, sont l’œuvre de lobbys politiques manipulant l’opinion lorsque certaines affaires sont dénoncées dans les médias français. Dourari s’étonne même qu’« […] on lâche la bride aux conservateurs arabistes et islamistes qui font dans un discours de stigmatisation frôlant le ridicule, tartinant à outrance sur la langue du colonialisme » (Dourari, 2016).

C’est dans ces situations que beaucoup de catégories professionnelles, principalement proarabes adhèrent à de pareils discours anti-langue française. Ce sont des discours qui alimentent l’opinion propageant des représentations contre la langue française et sa culture induisant des attaques frontales contre des symboles de cette culture à commencer par les médias francophones. Il est imputé alors au français tous les maux de l’Algérie sur tous les plans : économie, éducation, santé, culture, société. Sur le plan éducatif, il lui est même reproché les échecs scolaires, l’annihilation des capacités développementales des apprenants, le retard de l’école algérienne.

Si personne ne doute que la presse francophone jouit d’une large diffusion, parfois excédant en nombre de tirages même celle de ses consœurs arabophones, cela ne la met pas pour autant à l’abri des foudres de la contestation dès que la diplomatie entre les deux pays se trouve dans l’impasse. Benrabah cite les détracteurs du français qui dénoncent les journaux francophones, soupçonnés d’être des agents à la solde de lex-colonisateur. Selon eux, ces journaux […] qui utilisent la langue du colonialisme destructeur sont à l’origine de tous les maux et les malheurs qui secouent le pays « […] cette presse est derrière l’échec des précédentes expériences d’arabisation » (Benrabah, 1999 : 251).

2.2. Les représentations antifrançaises à l’école

Personne ne semble minimiser l’engagement qui était celui de l’État algérien dans sa volonté de réussir la refondation de l’école après l’indépendance du pays. S’il faut reconnaitre une certaine réussite quant aux objectifs retenus au niveau quantitatif, il n’est pas sûr que les objectifs au niveau qualitatif soient atteints. Le bilan sur le plan qualitatif est plutôt négatif. Après six décennies de politique éducative, les résultats n’ont pas été à la hauteur des ambitions affichées dès la refondation de l’école algérienne. K.Taleb Ibrahimi rend compte du triste constat de ces bacheliers qui rejoignent l’université avec « […] des lacunes immenses dans la maitrise de la langue française, première langue étrangère enseignée à l’école mais langue d’enseignement des disciplines scientifiques et technologiques à l’université » (Taleb Ibrahimi, 2015 : 53). Les faibles performances des étudiants constatées en fin de cursus scolaire sont principalement dues à la faiblesse en français, principale langue d’enseignement à l’université. Cette faiblesse du niveau soulève des interrogations sur les facteurs qui sont à l’origine de tels résultats.

Pour un temps, cest l’arabisation qui est pointée du doigt. Pour Chachou, l’enjeu politique d’écarter le français de la gestion des affaires du pays passe par l’école et la révision de son statut de langue seconde.

Placé, depuis 1962, dans un rapport conflictuel avec la langue arabe (langue nationale et officielle), le français est désormais défini sur le plan institutionnel comme une langue étrangère. Toutefois, ce statut reste théorique dans la mesure où la situation linguistique se caractérise par une forte prééminence de l’usage de la langue française dans le pays, avec des variations suivant les zones géographiques (Chachou, 2016 : 3 ).

Cette décision sest révélée  préjudiciable au statut du français qui, de langue de scolarisation sest vu reléguée à langue étrangère. Taleb Ibrahimi constate que son enseignement « […] va largement péricliter et même pratiquement disparaître dans certaines régions de l’intérieur et du sud » (2004 : paragraphe 33).

Outre larabisation du secteur éducatif, une cause moins évoquée dans les recherches en didactique, selon laquelle beaucoup d’apprenants développent une résistance à l’apprentissage du français dès les premières années de scolarisation, semble très pertinente. Si la résistance constatée dans le domaine de l’apprentissage des langues est souvent associée à un « […] réflexe d’autoprotection cognitive [et à] une réaction défensive qui cherche à maintenir la primauté de sa configuration interne face à un environnement perçu comme menaçant » (Shaules, 2014 : 83), il n’est pas certain que ce soit l’unique source de résistance à l’apprentissage de cette langue. Pour les apprenants, les représentations sont le plus souvent élaborées à partir d’un processus où le déjà là, le connu, le familier sert d’élément de comparaison, néanmoins ce déjà connu (l’arabe) entretient historiquement une relation conflictuelle avec la langue d’apprentissage, le français. Dans beaucoup de cas, le rapport au français est distendu dès les premiers contacts avec l’univers de cette langue.

Certains membres de la famille, arabisants, imprégnés dès la prime enfance dans une culture antifrançaise[ii], installent chez leurs enfants une représentation très négative du français notamment à l’occasion de célébrations de journées commémorant le déclenchement de la lutte armée ou celle de l’indépendance. Ce sont des occasions où les membres de la famille ressassent à volonté les horreurs de la guerre et n’hésitent pas à incriminer le Français. En faisant de la sorte, ils leur dépeignent (sciemment ou non) des images négatives de la France, de son peuple et de sa culture. Les enfants n’ont aucun mal à faire l’amalgame et confondent indistinctement le colonisateur et sa langue.

À l’école, ce sont en général certains enseignants[iii], influencés par le discours antifrançais médiatisé, qui tiennent des discours antifrançais, stigmatisant par là même ceux qui en font usage en public ou en privé. Ce sont des discours qui peuvent possiblement influencer les apprenants dans leur rapport au français voire les encourager à adopter une posture de rejet de cette langue qui les conforterait dans leur résistance à son apprentissage. Dès l’école primaire, un discours historique servi par l’enseignant arabisant[iv] dénonce les exactions de l'armée française en Algérie. Les apprenants se forgent alors d’emblée une conception antagonique du contact de leur langue avec le français. Cette inculcation précoce que la langue du colonisateur est à l’origine des malheurs de l’Algérie pousse les apprenants à élaborer individuellement et collectivement des représentations négatives contre cette langue.

2.3. La difficulté de l’apprentissage du français

Si souvent les recherches en didactique interrogent les échecs en apprentissage d’une langue en se focalisant sur les apprenants, l’étayage argumentaire basé généralement sur les résultats peu performants que ces derniers obtiennent en fin d’apprentissage cache bon nombre d’autres facettes de cet échec. Pour certains enseignants, ce sentiment de rejet a pour origine la difficulté systémique de l’apprentissage du français. Amara impute cette difficulté à la non prise en compte de l’éloignement entre les deux langues. « L’arabe et le français n’ayant pas la même origine, ni la même évolution, d’importantes différences marquent ces deux langues, non seulement au niveau phonologique, mais aussi aux niveaux lexical et morphosyntaxique » (Amara, 2001 : 189).

Ce sont donc les représentations qu’ont les apprenants sur leur langue-source qui sont primordiales lorsqu’il s’agit de considérer les autres langues. Pour ces derniers, s’approprier une autre langue, c’est bousculer les certitudes qu’ils ont mis un temps à élaborer au cours de leur développement. Ils organisent le monde autour de cette appropriation au travers de leur langue première. L’avènement de cette nouvelle langue les confronte souvent à d’autres perceptions de ce monde. Ils doivent alors réadapter leur rapport au monde et à leur langue. Et c’est à l’aune de leur langue première considérée comme le mètre étalon que seront évaluées les autres langues. Si l’on s’en tient à ce raisonnement, il n’est nul doute que beaucoup d’apprenants algériens appréhendent le français dans la confrontation. Dès lors, ce sera une confrontation de plus car déjà il subsiste une première confrontation pour ces locuteurs utilisant l’arabe algérien face à un autre arabe, l’arabe scolaire.

Pour d’autres, c’est la centration sur l’évaluation dans l’appréciation des compétences des apprenants et la trop grande importance attribuée au statut de l’erreur qui expliquerait l’échec de l’apprentissage. Pour Bouthiba, « Ces sentiments largement partagés par nos élèves témoignent d’une insatisfaction linguistique dans la mesure où les élèves voient l’erreur sous l’angle de l’échec et se contentent d’attitudes passives (Honte, Déception, etc.) pour réagir à l’égard de l’erreur » (Bouthiba, 2018 : 35).

3. Les enseignants de français, informateurs des discours contre le français

Les enseignants de français rapportent souvent des témoignages selon lesquelles leurs collègues des autres matières ont une attitude négative à leur encontre simplement parce qu’ils ont choisi de s’exprimer en français. C’est pourquoi une enquête par entretiens semi-directifs menée auprès de 17 enseignants de français exerçant au collège dans la wilaya de Saïda (une wilaya située à 450 km à louest dAlger) s’est fixé pour objectif de vérifier jusqu’à quel point le discours antifrançais est présent à l’école, précisément dans un espace dédié à la rencontre entre enseignants de toutes les disciplines : la salle des professeurs.    

L’enquête, en relevant les discours négatifs contre l’usage du français dans la salle des professeurs dans les témoignages des enquêtés, confortera lhypothèse selon laquelle ces discours contre le français seraient aussi diffusés en classe à l’intention des apprenants expliquant possiblement la résistance qu’ont certains contre lapprentissage du français.

La démarche pour identifier indirectement le discours contre le français auprès des apprenants en sappuyant sur les témoignages des enseignants de français est inspirée d’une technique de la physique des particules qui réussit à détecter des particules qui ninteragissent pas avec latome et sont par conséquent indétectables[v]. Ainsi la démarche visant à identifier des discours et les attitudes négatives contre le français et les enseignants qui le parlent dans la salle des professeurs, peut de même permettre de supposer que ces mêmes discours francophobes soient également diffusés dans l’espace classe à l’intention des apprenants.

Peu nombreuses sont les recherches qui rendent compte de l’existence de discours négatifs à l’égard du français et de ceux qui en font usage dans un lieu où d’ordinaire les relations entre différentes disciplines sont apparemment apaisées et n’ont pas de raisons d’être conflictuelles. En cause, le caractère latent et peu discuté voire tabou de l’existence de ce rejet du français dans des espaces où les représentations socioculturelles influent sur les comportements langagiers.

Indéniablement, si ce rejet concerne essentiellement cette langue en particulier (pourtant langue associée symbiotiquement à l’arabe algérien dans les pratiques langagières des Algériens) c’est parce qu’elle charrie dans ce type d’espace des représentations négatives ancrées dans la doxa algérienne. Dourari affirme que « […] le rejet, dans certains discours d’occasion, est l’expression d’un conformisme sociétal où il est convenu de faire mine de ne pas aimer le français, langue du colon, alors que les textes fondamentaux de la Révolution, des premiers jusqu’aux derniers, ont été rédigés en français ! » (Dourari, 2018).

4. Discours contre le français en salle des professeurs

 

4.1. Le sentiment de gêne lorsque les enseignants s’expriment en français 

Dans les entretiens, les enquêtés rapportent les attitudes et les discours de leurs collègues (d’autres disciplines, des arabisants) résolument opposés à l’usage du français dans un espace dédié à la rencontre qu’est la salle des professeurs. L’analyse des témoignages permet d’une part de rendre compte de la nature des discours diffusés contre le français en ce lieu et d’autre part de conforter lhypothèse que ce discours soit également diffusé auprès des apprenants renforçant leur résistance contre l’apprentissage du français.

Lorsque nous avons demandé aux enquêtés dans quelle(s) langue(s) ils s’expriment lorsqu’ils sont dans la salle des professeurs en présence de leurs collègues des autres disciplines, leurs réponses font état d’une véritable opposition à leur encontre. Beaucoup denquêtés font part de leur gêne lorsqu’ils s’expriment en français en cet endroit.

Khadidja 53 : c’est l’arabe c’est l’arabe /sinon on est vu (rires) comme des envahisseurs

E[vi] : ça veut dire ?

Khadidja 54 : lorsqu’on parle en français c’est bizarre pour eux/ c’est bizarre pour eux lorsqu’on nous entend parler en français/ » (Khadidja, 47 ans).

Karima 61 : « (…) déjà lorsqu’on se rencontre dans la salle des professeurs on se dit bonjour en français tout le monde se dit : « ah ça y ‘est les professeurs de français sont là/ ils sont en train de parler en français…»/ (Karima, 42 ans).

D’autres témoignages ont rapporté l’attitude de refus de certains enseignants des autres disciplines qui manifestent leur mécontentement contre l’usage du français en salle des professeurs. Serait-on ainsi face à une forme de pratiques glottophobes à l’encontre de locuteurs francophones mais à une échelle localisée ? Bulot affirme que ces pratiques « […] sont non seulement le fait dagents particuliers (professionnels de la langue, enseignants...) ou dinstances spécifiques (académie, médias...), mais aussi de tout locuteur qu’il en ait conscience ou non qu’il soit passif ou actif dans les changements que subit la société » (Bulot, 2001 : 199).

4.2.  Le refus du français en salle des professeurs

Les enseignants arabisants refusent que leurs collègues de français sexpriment en français en salle des professeurs. Et sils devaient le faire, ils devraient le restreindre au cours de français.

Kébir63: ah attention ! ah attention ! parler en français avec les autres collègues « cha’rah Hasseb rouHeh hada ! (traduction : pour qui il se prend celui-là ?)

E : comment ils considèrent ça ?

Kébir65 : c’est mal vu ! c’est mal vu ! c’est mal vu ! il faut parler en arabe/ tu es professeur de français tu parles le français durant « le cours n’taâk »/ cha’rah Hasseb rouheh ?« ha h’dar belâarbia/ gaouri n’ta ! » ça y’est ! (traduction : Il faut parler en arabe/ tu es professeur de français tu parles en français dans ta salle de cours/ mais pour qui il se prend celui-là ?/Parle en arabe/tu n’es pas européen à ce qu’on sache non!/)  (Kébir, 53 ans).

Il est fréquent que la salle des professeurs, espace de rencontre entre professeurs de différentes disciplines se transforme en salle de réunion pour tenir les conseils de classe par exemple. Lorsque certains enseignants de français qui ne sont pas très à l’aise dans la langue arabe standard décident de s’exprimer en français, ce choix est boudé par l’auditoire. Selon Azziz, s’exprimer en français, c’est présenter une image hautaine du locuteur (qui s’exprime d’habitude en arabe algérien). Gêné par le regard réprobateur de ses collègues, lintervenant se résigne à s’exprimer sans grande conviction dans un mélange d’arabe standard et d’arabe algérien.

 Azziz 53: […] à d’autres moments c’était difficile pour lui-même s’il s’exprime en français/ il y a un auditoire qui ne le comprendrait pas donc c’était un problème/ l’auditoire ses collègues généralement c’est des arabisants s’il discutait en français alors c’était pour eux snobe excès de zèle/ ils ne comprendraient pas donc pour éviter ce problème-là directement il parlait en arabe/. (Azziz, 50 ans).

Un autre enquêté, Amine, enseigne dans un village où l’usage du français est très rare. Il fait part lui aussi d’un sentiment de gêne quand il s’agit de s’exprimer en français. La culture arabophone du lieu, clairement antifrançaise, contribue à dissuader le locuteur à s’exprimer en français.

 Amine30 : […] non je ne peux pas utiliser la langue française / ils sentiraient plutôt ça comme quelque chose je ne sais pas de prétentieux / moi je ne sais pas mais je sens ça/si on utilise la langue française on sent que : elle n’est pas coutumière dans notre façon de parler/. (Amine, 28 ans).

Certaines remarques sont encore plus acerbes puisque ceux qui refusent l’usage du français en salle des professeurs dénoncent la francophilie de leurs collègues de français. En s’exprimant en français, ces locuteurs francophones sont soupçonnés de vouloir s’assimiler aux Français. De vouloir être plus proches de la culture des Français que de la leur.

Abdelkrim40 : en salle des profs ? on sent que tous les enseignants ++ se posent la question pourquoi ce mec là il parle en français comme sil est en France d’accord/ donc qu’est ce qu’il veut ce mec il veut se vanter ou quoi ? il veut montrer qu’il sait parler le français :: donc on se sent gêné/on parle en arabe en salle des profs/. (Abdelkrim, 40 ans).

Si l’école connait une diffusion de représentations négatives contre le français en tant que langue et culture, il est certain que ce nest pas lunique espace de diffusion. Ces représentations contre le français ont également pour origine la société et ses discours, des discours épilinguistiques opérant dans la doxa. Comme nous l’avons expliqué plus haut, les arabisants tiennent pour indubitablement vrai que « […] les francophones sont les “alliés objectifs” du (néo)-colonialisme. Ce complexe de culpabilité deviendra un “complexe de trahison” qui sera un thème récurent du discours officiel ou de celui des associations militantes liées au pouvoir » (Benrabah, 1999 : 246). Cette image collée aux francophones les embarrassent à tel point qu’ils s’abstiennent souvent de s’exprimer en français de peur d’être stigmatisés.

5. Conclusion 

La revue des facteurs à l’origine des discours contre le français montre qu’ils sont nombreux et que c’est véritablement le facteur historique qui induit tous les autres, à savoir les facteurs politiques, culturels et linguistiques. L’analyse des témoignages rapportés par les enseignants de français, visiblement victimes de ces attitudes et de ces discours antifrançais, a montré à quel point ces enseignants arabisants des autres disciplines sont convaincus par « lextravagance » de lusage du français dans la salle des professeurs et sont déterminés à refuser son usage en ce lieu. Indéniablement, l’hypothèse de la diffusion de tels attitudes et discours à l’intention des apprenants n’est pas à écarter. Accoutumés à un discours de stigmatisation du français distillé par leurs enseignants arabisants, ils développeront inexorablement une résistance à l’apprentissage du français. C’est incontestablement le facteur historique qui, en tant que discours anticolonial, rend crédible tout argumentaire dissuadant ces apprenants à apprendre cette langue. Reste alors la réflexion que devront mener praticiens et spécialistes de l’éducation pour tenter d’ouvrir un débat sur le sujet entre enseignants de français et enseignants des autres disciplines et montrer à quel point ces attitudes et ces discours contre le français sont contre-productifs et peuvent compliquer le rapport qu’entretiennent les apprenants au français.

Kateb Yacine voyait lappropriation du français par les Algériens comme un butin de guerre. Peuvent-ils réellement se passer du français ? Il est clair aujourdhui qu'étant donné le peu de maitrise d’une autre langue européenne, à l’exemple de l’anglais, et l’incapacité de la langue arabe à assurer l’enseignement des disciplines scientifiques et techniques, l’éducation en Algérie a tout à gagner en maintenant le français en tant que langue seconde, une voie d’accès à l’appropriation de savoirs scientifiques en perpétuelle évolution.

 

Notes


[i] Les slogans contre l’apprentissage du français ont commencé pendant la période 1990-2000, dite « décennie noire ». Cest une période où le français s’est vu frappé d’une « interdiction totale […] dans toute la wilaya de Blida proféré le 21 septembre 1994 par un groupe islamiste » (Tounsi, 1997 : 106).

[ii] C’est le cas des régions où le français n’a pas eu d’emprise sur la population pendant la colonisation. C’est particulièrement vrai pour les zones rurales et les régions reculées du sud algérien.

[iii] Muller et de Pietro notent aussi une tendance chez certains enseignants à renforcer les stéréotypes qui servent de base à ces représentations (2001 : 55).

[iv]Lorsqu’on parle d’un « arabisant » en Algérie, c’est par opposition à un « bilingue ». C’est en général quelqu’un qui a suivi toute sa scolarité et sa formation professionnelle en arabe. Ce qui n’est pas le cas du bilingue qui lui a suivi sa scolarité en arabe et en français (le français dispensé pour les matières scientifiques et techniques). Mis à part l’arabe algérien qui est sa langue maternelle, il ne parle que l’arabe standard. Souvent, et même si sa position à l’égard du français n’est pas exprimée explicitement, c’est quelqu’un qui n’aime pas le français et la francophonie. Il les considère comme un lourd héritage colonial dont il faut se débarrasser.

[v] Cette conception scientifique nous a été inspirée par la physique des particules qui recourt à une technique particulière pour détecter des particules très singulières appelés « neutrinos ». Des milliards de neutrinos parvenant des étoiles en fusion nous traversent chaque seconde sans pour autant interagir avec les atomes : c’est la raison pour laquelle ils sont discrets. Leur détection ne peut se faire que de manière indirecte. Curieusement, dans l’eau le neutrino interagit avec un atome, des particules ainsi chargées sont produites et émettront de la lumière qui sera enregistrée par des milliers de capteurs disposés à cet effet dans le réservoir, ce qui va révéler enfin le passage des neutrinos. De leur côté, les attitudes et les discours qu’ont les enseignants des autres matières (arabisants) à l’encontre de leur collègues de français lorsque ces derniers s’expriment en français révèleront la nature des discours que ces derniers distilleront à leur apprenant à l’encontre du français.

[vi] L’enquêteur.

 

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Apparentes résistances envers les dispositifs bilingues à Berne : approche pluridisciplinaire et plurilingue de politiques linguistiques familiales francophones

Jesabel Robin

À la fois capitale d’une Confédération helvétique plurilingue et d’un canton bilingue (allemand-français) mais ville, quant à elle, exclusivement germanophone, Berne a inauguré en 2019 sa toute première offre de scolarisation bilingue. Si de nouvelles dynamiques liées aux langues nationales et à leurs enjeux dans les milieux éducatifs y semblent à pied d’œuvre, tous.tes ne partagent l’enthousiasme pour la « nouvelle idéologie dominante » (Maurer, 2011) du plurilinguisme. Certain.e.s francophones semblent exprimer de la méfiance à l’encontre de ce type...

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