N°81 / Actualité de l’enseignement de la grammaire en français langue étrangère : permanence, minoration ou renouveau ?

Les grammaires du français contextualisées : la recatégorisation du déterminant français par les enseignants chinois

Rui Li

Résumé

La catégorisation du déterminant français constitue l’une des difficultés d’apprentissage rencontrées par les apprenants chinois. Avant de débuter l’apprentissage de la langue française, ils ont forgé, à travers l’apprentissage antérieur du chinois et de l’anglais, des représentations catégorielles, qui sont en décalage avec la catégorisation traditionnelle du déterminant français. Nous avons choisi vingt-trois ouvrages de grammaire française édités en Chine comme objet de recherche. L’enjeu de cette recherche est d’examiner les manières dont les auteurs locaux adaptent sa

 

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Abstract : The categorization of French determiner is one of the learning difficulties encountered by Chinese learners. Before starting French, they have formed, through previous language learning, including Chinese and English, some categorical representations in their own mind, which are different from the traditional categorization of French determiner. Based on 23 French grammar books published in China, this research examines the ways in which local authors adapt the classification of French determiner according to the Chinese learners’ prior knowledge.

 

La didactique du français langue étrangère est confrontée à la diversité et à la complexité des cultures éducatives et linguistiques. L’enseignement de la grammaire française se trouve dans la même situation. Si la grammaire peut être comparée au paysage d’une langue, les ouvrages de grammaire correspondent à la manière de représenter et de décrire ce paysage. Sous l’influence de la mondialisation et de la globalisation, ce paysage tend à être esquissé d’une manière plus ou moins identique. Autrement dit, la tendance générale est de mettre en pratique un discours grammatical universel, qui est supposé pouvoir s’appliquer à tous les apprenants. Pourtant, les grammaires ne constituent pas des produits automatiquement exportables (ou importables) en ce qu’elles sont « élaborées dans un contexte donné (un lieu, une époque) et procèdent d’un point de vue sur la langue » (Vigner, 2004 : 12). Des problèmes se posent inévitablement lorsque l’on impose des catégories grammaticales qui sont en décalage avec la conceptualisation des apprenants. Rien ne permet de considérer a priori que les catégories auxquelles sont exposés les apprenants correspondent à la façon dont ils les perçoivent eux-mêmes. En effet, ils possèdent, grâce à leur parcours scolaire spécifique, une « culture métalinguistique » (Beacco, 1997). Cette culture ne se réduit pas à des connaissances « pures », mais représente un ensemble de passé métalinguistique des apprenants baignés dans une communauté et une culture homogènes. Ce « déjà-là » permet de structurer et de remodeler l’appréhension de nouvelles données de la langue cible (ci-après LC).

La démarche de contextualisation du discours grammatical avancée par l’équipe de recherche Grammaires et contextualisations (GRAC) semble constituer une voie de sortie, car elle permet d’aménager le conflit entre ces cultures métalinguistiques préalables et une nouvelle description de la LC en vue de faciliter la conceptualisation des apprenants. Dans cette perspective, les discours grammaticaux édités à l’étranger restent le point central des préoccupations du GRAC dans la mesure où ces ouvrages sont susceptibles de refléter des adaptations réalisées et mises en circulation par les enseignants locaux (Fouillet et al., 2015 : 38). Ces adaptations, appelées également contextualisations, renvoient à des modifications de la description du français qui « tendent à adapter celle-ci aux catégories métalinguistiques de langue du contexte (familières aux apprenants) ou à décrire des phénomènes morphosyntaxiques de manière spécifique, en fonction de difficultés d’apprentissage du français […] ou de fonctionnements de la langue du contexte » (GRAC, 2011 : 6).

La présente recherche aborde la question de la contextualisation de la description du français en contexte chinois. Nous choisirons comme objet de recherche le discours présent dans vingt-trois ouvrages de grammaire française produits sur place. Nous nous intéresserons à la catégorisation des déterminants français en supposant qu’elle fait l’objet des adaptations effectuées par les auteurs chinois en fonction de la culture métalinguistique de leur public. Ce point particulier n’a pas été choisi au hasard : il constitue l’une des zones de difficulté des apprenants sinophones. Nous nous attacherons avant tout à mettre en évidence cette difficulté envisagée du point de vue formel et culturel. Après une précision méthodologique de la recherche et une présentation du corpus, nous verrons comment les auteurs chinois des ouvrages retenus adaptent la catégorisation de cette classe grammaticale au contexte chinois.

1. Le déterminant français : une difficulté de catégorisation

 

Le déterminant français ne trouve pas de catégorie équivalente dans la langue maternelle (ci-après LM) des apprenants chinois. On est alors confronté à des difficultés afférentes à son introduction auprès de ce public. Ces difficultés d’enseignement-apprentissage ne sont pas uniquement à considérer d’un point de vue formel, mais aussi d’un point de vue culturel.

1.1. Le « déterminant » chinois et le déterminant français

Le déterminant constitue l’une des parties du discours dans la grammaire française. Mais il est approprié de noter que l’apparition du terme déterminant est assez récente dans l’histoire de la grammaire française. Auparavant, dans la tradition scolaire, on distinguait généralement la catégorie du substantif, celle de l’article et celle de l’adjectif. Les adjectifs se subdivisent en adjectifs qualificatifs et en adjectifs déterminatifs. Les premiers attribuent à une chose ou à un être un caractère qui lui est inhérent et les derniers délimitent un objet de l’extérieur (Wilmet, 1986 : 21-22).

À la suite des travaux de Bloomfield, les descriptions du groupe nominal sont nourries par le courant américain, le distributionnalisme. À partir de 1939, Gougenheim oppose en français les déterminatifs et les adjectifs, ce qui crée une confusion entre les nouveaux déterminatifs et les adjectifs déterminatifs que l’on utilisait dans la tradition d’enseignement scolaire. L’apparition du terme déterminant permet de lever cette équivoque, et les deux catégories – déterminant et adjectif – se sont installées à partir de la Nouvelle grammaire du français de Dubois & Lagane (1973) (Wilmet, 1986 : 22).

Dans la grammaire chinoise, la notion de déterminant existe sous le terme de dìngyŭ, mais renvoie à une réalité linguistique totalement différente. Selon les grammairiens chinois, le « déterminant » (dìngyŭ) constitue l’un des constituants phrastiques1 à l’instar du sujet ou de l’objet. Il s’agit d’un mot qui sert généralement à modifier ou à déterminer un nom. D’après Ma (1994), il existe huit types de « déterminants » en chinois. Nous en présenterons ci-dessous trois car ils reviennent très souvent dans cette langue : pronom démonstratif, pronom personnel et shùliàngcí, qui est composé d’un shùcí (quantificateur, noté Q) et d’un liàngcí2 (classificateur, noté Cl.). 

zhè           zhāng      zhuōzi

celui-ci       Cl.          table

cette table

tā          de           bĭ

il      Particule     stylo

son stylo

yī       liàng     chē

une      Cl.     voiture

une voiture

Ces trois exemples montrent que les mots en chinois qui jouent le rôle des déterminants français renvoient aux différents faits de langue et donc ne peuvent pas être classés sous une partie du discours. Différent du déterminant français, le « déterminant » chinois reste une notion formelle et syntaxique. Cette différence liée au découpage des réalités linguistiques pose ainsi une première difficulté de catégorisation aux apprenants chinois lors de l’enseignement du déterminant français.

1.2. La culture métalinguistique des apprenants chinois

Avant le contact avec le français à l’université, les étudiants chinois maîtrisent généralement déjà plus ou moins bien le chinois et l’anglais, langue étrangère imposée dans l’enseignement secondaire et supérieur. Le parcours scolaire spécifique des apprenants chinois permet à ceux-ci de construire au moins une compétence bilingue et une culture métalinguistique. Nous allons examiner celle-ci à travers les connaissances métalinguistiques de quelques manuels scolaires de chinois et d’anglais en mettant en évidence les termes métalinguistiques et les représentations catégorielles à leur disposition.

Les connaissances grammaticales qui n’occupent que quelques pages sont présentes dans les annexes des manuels de chinois. Nous avons repéré dans Le chinois – septième année II (2013b) douze parties du discours, dont míngcí (nom), xíngróngcí (adjectif), shùcí (Q), et liàngcí (Cl.) (Sun, 2013b : 227 -229).

Par ailleurs, les auteurs établissent une distinction entre deux grandes classes de mots – shící (mots pleins) et xūcí (mots vides) – qui sont inspirées par les pensées taoïstes. Les mots pleins renvoient à des mots dotés d’un sens relativement réel alors que les mots vides possèdent un sens moins concret que les mots pleins, et aident ceux-ci à exprimer des idées (Lu, 2002 : 17-18). Cette distinction est propre à la grammaire chinoise, mais n’aboutit pas à une théorie des parties du discours. Les deux classes de mots fonctionnement ensemble pour construire des énoncés dans la langue chinoise mais aussi dans d’autres langues.

Dans l’annexe du manuel Le chinois – 9e année II (Sun, 2013a: 241-245), on recense les mots vides du chinois classique à maîtriser par les élèves chinois. Au sein des manuels Le chinois – 7e année II (2001a) et Le chinois – 8e année I (2001b), on adopte ces deux grandes classes pour catégoriser les parties du discours du chinois moderne. Faute de définition, les mots pleins incluent le nom, le verbe, l’adjectif et le quantificateur (Zhongxue yuwenshi, 2001a : 270) et les mots vides englobent l’adverbe, la préposition, la conjonction, la particule, l’interjection et l’onomatopée (Zhongxue yuwenshi, 2001b : 266).

Si les représentations catégorielles chez les élèves chinois sont construites à travers ces métalangages utilisés pour décrire la langue chinoise, elles ne cessent d’être renforcées lors du processus de l’apprentissage de la première langue étrangère – l’anglais. En anglais, les auteurs chinois des manuels analysés distinguent dix parties du discours, dont l’article et l’adjectif numéral. Ils sont mis en parallèle avec le nom, le pronom, l’adjectif, le verbe, l’adverbe, la préposition, la conjonction et l’interjection au lieu d’être regroupés sous le terme determiner. Cette classification des mots génère chez les apprenants chinois des représentations catégorielles sur l’article anglais, qui est considéré comme l’une des parties du discours, et la notion de determiner n’est pas abordée. En outre, afin d’expliquer ce qu’est l’article, les auteurs chinois se servent du terme xūcí (mot vide) pour catégoriser l’article puisqu’il aide les noms à exprimer le sens : « L’article, une sorte de mot vide, est souvent placé devant un nom pour aider à indiquer le sens du référent auquel le nom renvoie. » (Liu et al., 2014 : 116).

À travers l’apprentissage antérieur du chinois et de l’anglais, les apprenants chinois ont ainsi construit une culture métalinguistique stabilisée et partagée. Besse souligne à ce titre l’importance de la prendre en compte :

Si les étudiants ont appris un métalangage (à propos de leur langue maternelle ou d’une première langue étrangère) et qu’ils ont retenu une partie des catégorisations et des opérations, on ne peut éviter pédagogiquement de tenir compte de ce métalangage, parce que c’est à travers son prisme qu’est perçu et interprété le fonctionnement de langue cible.  (Besse, 1980 : 127).

Leurs expériences avec l’enseignement-apprentissage de la L1 (langue première) et de la L2 (langue seconde) constituent un pré-acquis non négligeable. Elles permettent aux apprenants d’accéder à un certain degré de culture métalinguistique. C’est à cette culture que viendra se surimposer la description d’une nouvelle langue, dans laquelle l’article est joint aux autres adjectifs déterminatifs dans la classe du déterminant. Nous supposons que les enseignants chinois ont aménagé ce contact en modifiant la « grammaire française du français » selon la culture métalinguistique de leur public. Cette prise en compte du « déjà-là » des apprenants est susceptible de donner naissance à de nouvelles formes de descriptions qui diffèrent de celles produites pour les utilisateurs locuteurs natifs.

2. Méthodologie de recherche et corpus

 

Nous avons choisi de caractériser les contextualisations à partir des ouvrages de grammaire publiés en contexte chinois en ce qu’ils sont des matériaux stabilisés et faciles d’accès, qui permettent de s’assurer d’une certaine représentativité quantitative (Beacco et al., 2014 : 8). La démarche méthodologique de cette recherche consiste à effectuer une comparaison afin d’identifier des écarts entre les descriptions rédigées par les auteurs chinois et les descriptions de référence proposées par les grammairiens francophones. Celles-ci désignent à la fois « ce à quoi on se réfère » et « ce qui est reconnu comme faisant autorité par l’ensemble de la communauté » (Fouillet et al., 2015 : 40). Nous avons retenu Grammaire méthodique du français de Riegel et al. (1999) et Le bon usage de Grevisse & Goosse (2008) en tant que grammaires de référence car ce sont les plus citées par les auteurs chinois. Le corpus qui servira à effectuer la comparaison est constitué d’un ensemble de vingt-trois ouvrages de grammaire française publiés en Chine entre 1949 et 2017.

Parmi une centaine d’ouvrages édités pendant cette période, nous avons d’abord effectué une sélection des corpus en excluant les ouvrages importés3, dans lesquels le niveau d’intervention des auteurs chinois reste très bas, et en conservant seulement ceux élaborés par des enseignants chinois pour les lecteurs chinois. Ensuite, une deuxième sélection a été réalisée en fonction du contenu : afin d’examiner la manière de catégoriser le déterminant français, nous avons privilégié les grammaires de synthèse qui essaient de décrire des faits langagiers du français d’une manière globale, et non celles qui ne traitent que des difficultés d’apprentissage du français chez les apprenants chinois.

Les ouvrages retenus relevant du type de grammaires dites pédagogiques sont, en général, conçus pour les étudiants à l’université qui apprennent le français comme spécialité ou comme deuxième langue étrangère. Dans tous les ouvrages analysés, l’unique langue de présentation des descriptions est le chinois. Les entrées grammaticales du sommaire sont présentées en LM des apprenants dans la plupart des ouvrages analysés tandis que dans le reste des ouvrages, elles sont rédigées en chinois et en français.

Nous avons procédé à l’analyse de la catégorisation du déterminant français en examinant le sommaire ainsi que les descriptions du déterminant dans ces grammaires produites sur place. Il est hors de notre portée d’évaluer l’influence de ces descriptions sur l’appropriation effective de la LC. En outre, nous tenons à préciser que seuls des extraits traduits en français par nos soins seront étudiés ici.

3. La recatégorisation du déterminant français dans les ouvrages de grammaire produits en Chine

 

Il ressort de l’analyse du corpus que la catégorisation du déterminant français par les auteurs chinois présente certains écarts par rapport à celle proposée par les grammairiens des grammaires de référence. Ces écarts relèvent d’une formalité de contextualisation que nous choisissons de dénommer recatégorisation de la LC, procédé qui consiste à recatégoriser les classes grammaticales ou faits de langue en fonction des représentations catégorielles des apprenants forgées à travers l’apprentissage antérieur des langues.

3.1. L’article français posé comme une partie du discours

La première forme de la recatégorisation de la LC est illustrée par le cas de l’article français. Chez Riegel et al. (1999), la présentation du groupe nominal se situe dans le chapitre VI de la deuxième partie de l’ouvrage, Dans ce chapitre, un sous-chapitre appelé « les déterminants » est divisé en cinq parties : formes et fonction, les déterminants définis, les déterminants indéfinis, autres déterminants et l’absence de déterminant. La présentation est bien hiérarchisée : on arrive à l’article français en passant par la partie du discours déterminant et ses sous-classes les déterminants définis et indéfinis. Mais force est de constater que l’article n’apparaît pas dans le sommaire. Là, nous nous demandons comment les apprenants débutants qui n’ont pas encore établi le système grammatical du français peuvent y retrouver facilement l’article. Chez Grevisse & Goosse (2008), le déterminant s’installe toujours en tant qu’une des parties du discours dans le sommaire de l’ouvrage. Étant une sous-classe du déterminant, l’article se trouve en parallèle avec les déterminants4 numéral, démonstratif, indéfini, possessif, relatif, interrogatif et exclamatif.

Or, l’article français devient une partie du discours à part entière dans certains ouvrages de grammaire édités en Chine comme celui de Wu (1965). Notons que la notion de déterminant n’est pas encore apparue dans la grammaire française à l’époque de la publication de cet ouvrage. L’auteur propose onze parties du discours, dont l’article fait partie, et sépare l’amalgame d’adjectifs en « adjectif de nombre », « déterminatif » et « adjectif qualificatif » (Wu, 1965 : 13-14). Voici sa justification de cette classification : « Il est difficile pour les apprenants chinois, surtout débutants, d’accepter le fait que certains adjectifs qui qualifient les noms peuvent être utilisés avec l’article (par exemple, le drapeau rouge) alors que d’autres mots appelés également « adjectifs » ne le peuvent pas (par exemple, notre drapeau rouge) » (Wu, 1965 : 13). Donc, le fait de ne pas regrouper l’article et le déterminatif sous le terme de déterminant est lié d’une part à la non apparition de cette notion à cette époque-là, et d’autre part, à la prise en compte des difficultés d’apprentissage rencontrées par les apprenants chinois.

Parmi les ouvrages de grammaire française publiés après l’apparition du terme déterminant en 1973, sept auteurs (Wu (1979), Xu (1982) ; Gu (1989) ; Ruan et al. (1999) ; Chen (2007) ; Gao & Li (2011) ; Liu et al., (2017)) font preuve d’un certain conservatisme en gardant toujours la tradition grammaticale, dans laquelle on distingue au sein des « parties du discours » le nom, l’article et l’adjectif.

Mais la position de certains auteurs chinois semble moins claire : le terme déterminant ne figure pas dans le sommaire, mais apparaît dans leurs descriptions grammaticales. Citons un extrait du sommaire de Yan (2012) :

Schéma 1. La catégorisation de l’article français chez Yan (2012 : 1-2)

La classification illustrée s’inscrit à première vue dans la grammaire traditionnelle. Pourtant, l’auteur se sert du terme déterminant dans sa présentation de l’article :

[Extrait 1] Le nom est généralement précédé d’un déterminant dans la langue française. Le déterminant regroupe l’article, l’adjectif possessif, l’adjectif démonstratif, l’adjectif interrogatif, l’adjectif exclamatif, l’adjectif indéfini et l’adjectif numéral. (Yan, 2012 : 30)

Dans sa description, Yan englobe l’article et les adjectifs non qualificatifs sous le chef de déterminant. Cette manière de catégorisation, retrouvée également chez Xu (1978), Zhang (2003), Zhang (2006), Wang et al. (2009), et Wang et al. (2011), relève ainsi d’une incohérence au niveau de la théorie linguistique. Mais nous y voyons quand même une tendance à placer l’article sur le plan des parties du discours en français, au moins dans le sommaire.

La classification relevant de la grammaire traditionnelle présente des inconvénients : l’adjectif qualificatif sert à qualifier un nom et peut être attribut ou être transformé en nom ou en adverbe, tandis que les autres adjectifs ont la fonction de déterminer un nom. Ces deux types d’adjectifs ne présentent pas la même caractéristique grammaticale. Malgré ces inconvénients, presque la moitié des auteurs chinois maintiennent ou ont tendance à maintenir cette classification traditionnelle probablement parce qu’ils se basent sur les représentations catégorielles des apprenants chinois sur l’article anglais, classé de la même manière dans les manuels d’anglais. Aux yeux de ces apprenants, l’article reste l’une des parties du discours. Nous supposons que les auteurs ne veulent pas prendre le risque de détruire ces représentations préétablies afin de rendre la description plus accessible à leurs lecteurs.

3.2. Le transfert des faits de langue chinois dans la grammaire du français

Le second type de recatégorisation de la LC consiste à introduire dans la grammaire française une classe grammaticale typique de la grammaire chinoise. Il s’agit d’abord du cas de la classe grammaticale nommée fŭzhùcí (mot de support), appelée également xūcí (mot vide) (Lu, 2002). Ces deux termes sont utilisés pour classer les parties du discours dans la grammaire chinoise. Sept auteurs chinois (Wu (1965 : 61) ; Chen & Zhou (1983 : 50) ; Huang (1997) ; Mao (2002) ; Gui (2010 : 70) ; Zhou (2015 : 276) et Xia et al. (2017)) les introduisent dans les descriptions du déterminant ou de l’article. Citons entre autres :

[Extrait 2] Étant une sorte de fŭzhùcí, le déterminant sert à déterminer le nom. Son utilisation est généralement obligatoire dans un groupe nominal pour garantir la correction de la phrase au niveau sémantique et au niveau grammatical. (Gui, 2010 : 70)

[Extrait 3] L’article est une sorte de xūcí. (Xia et al., 2017 : 57)

Au lieu de décrire d’emblée les propriétés morphologiques et syntaxiques du déterminant, Gui emploie un terme familier aux lecteurs chinois. En chinois, fŭzhù veut dire aider ou assister. Fŭzhùcí peut être interprété comme un mot qui aide à bien former un syntagme nominal ou verbal. Son utilisation dévoile la fonction du déterminant qui est de « supporter » un nom. Xia et al. se servent de leur part du mot vide pour expliquer l’article français, ce qui donne l’impression que celui-ci possède un sens peu concret et une fonction grammaticale. Il résulte de ces deux descriptions que les auteurs construisent une classe supérieure au déterminant - fŭzhùcí ou xūcí - qui est inédite au sein des grammaires de référence.

Les auteurs locaux rapprochent ainsi la description du déterminant français des apprenants chinois. Ces derniers ont appris à subdiviser les faits de la L1 en mots vides et mots pleins et ensuite en parties du discours au cours de l’apprentissage du chinois. Cette tradition de catégorisation est prolongée dans la présentation de l’article anglais et dans celle du déterminant français.

Le cas du liàngcí (Cl.) est tout aussi représentatif d’un transfert classificatoire de la grammaire du chinois à la grammaire du français. Il s’agit d’une partie du discours typique et très courant en chinois, mais qui n’a pas d’équivalent en français. Son importance pousse malgré tout Gui (2010) et Zhang (2010) à introduire cette étiquette classificatoire chinoise dans le sommaire de leur ouvrage et même à y consacrer une section :

[Extrait 4] On emploie peu souvent le classificateur dans la langue française. La notion de classificateur est généralement impliquée dans l’article indéfini ou les adjectifs numéraux cardinaux. […] Mais […] nous avons trouvé que le classificateur possède bien des sous-catégories et se caractérise par l’utilisation de la préposition de après le classificateur pour introduire des noms et par l’omission d’article devant les noms.  (Zhang, 2010 : 109)

[Extrait 5] On utilise, dans la plupart des cas, le nom avec l’adjectif numéral sans intercaler de classificateur. […] mais on emploie parfois le classificateur, […] on en distingue trois types dans la langue française,des noms qui expriment une unité de mesure, des mots qui ont leur sens original mais qui sont utilisés en tant que classificateur, des mots qui expriment une quantité approximative. (Gui, 2010 : 108)

Le « classificateur français » renvoie, selon Zhang, au nom utilisé dans les expressions de quantité construites avec la préposition de, par exemple, une tablette de, où tablette est un « classificateur ». Ces deux auteurs effectuent une comparaison implicite entre le chinois et le français en soulignant que l’utilisation du « classificateur français » est moins fréquente que celle du classificateur chinois. Ils emploient le terme liàngcí comme s’il faisait partie de la grammaire française et le maintiennent en fonction de leurs besoins de descriptions. On reconnaît bien la proximité entre les classificateurs chinois et les « classificateurs » français, mais ils ne recouvrent pas les mêmes faits langagiers : les premiers sont de deux types, nominal ou verbal, tandis que les derniers ne renvoient qu’aux noms dans les expressions de quantité.

En plus du liàngcí, la partie du discours shùcí ainsi que le fait de langue chinois shùliàngcí (Q + Cl.) font également l’objet d’un transfert classificatoire. Quatre auteurs (Wu (1959) ; Chen & Zhou (1983) ; Wang et al. (2009) et Xia et al. (2017)) dénomment par abréviation l’adjectif numéral shùcí au lieu de proposer une traduction littérale, soit shùzì xíngróngcí. D’ailleurs, Wu (1959) et Wang et al. (2009) le séparent du déterminant pour créer une nouvelle partie du discours et y consacrent même un autre chapitre. Nous supposons que cela reflète une influence de la classification de la grammaire chinoise dans laquelle on retrouve facilement la partie du discours shùcí.

Zhang (2010), quant à lui, considère que le déterminant n’englobe que l’article, le déterminant démonstratif, le déterminant possessif, et le déterminant indéfini. On assiste à la création d’une nouvelle partie du discours appelée shùliàngcí (« numéraux » selon le terme utilisé par l’auteur) qui regroupe les mots et expressions relatifs aux nombres :

Schéma 2. La catégorisation des « numéraux » (Zhang, 2010 : 1)

L’auteur modifie la classification du déterminant en incluant shùliàngcí car il tient compte d’une relation étroite entre le shùcí et le liàngcí, qui fonctionnent souvent ensemble pour déterminer les noms en chinois.

Les faits de langues mentionnés ci-dessus ne sont plus représentés à travers les catégories descriptives élaborées tout au long de l’histoire grammaticale de la LC, mais par le biais des catégories à la disposition des apprenants. Les nouvelles « parties du discours » telles que « fŭzhùcí », « shùliàngcí », « shùcí » « liàngcí » sont apparues de manière un peu « exotique » dans les grammaires destinées aux apprenants chinois. Ceux-ci perçoivent les réalités linguistiques d’une nouvelle langue à travers les représentations catégorielles préconstruites en L1 et en L2. Leur riche passé échappe pourtant aux descriptions grammaticales de référence, mais est pris en compte par les enseignants locaux, qui partagent des représentations et termes métalinguistiques avec les apprenants. Les auteurs chinois mettent ainsi en évidence une catégorisation du déterminant français qui n’est pas habituellement proposée par les auteurs francophones.

 

Cette recherche a montré que les auteurs chinois, conscients de l’incompatibilité des catégorisations des déterminants français avec celles que construisent les apprenants au cours de leur apprentissage, adaptent la description de référence à la culture métalinguistique de leur public. Ces adaptations consistent à recatégoriser cette classe grammaticale en fonction des représentations catégorielles préconstruites des apprenants. D’une part, la moitié des auteurs chinois considèrent ou ont tendance à considérer l’article français comme une partie du discours en soi. Le fait d’« isoler » l’article français est lié soit aux difficultés d’apprentissage, soit au choix du fondement théorique linguistique, soit à la volonté de prolonger le modèle métalinguistique en anglais acquis par les élèves chinois. D’autre part, nous avons repéré des descriptions où les classes grammaticales en L1 sont introduites en vue d’une meilleure appropriation de la LC. Il s’agit de l’introduction de fŭzhùcí (mot de support), xūcí (mot vide), liàngcí (Cl.), shùcí (Q), shùliàngcí (Q + Cl.).

Ces formes de contextualisations « ne sauraient garantir mécaniquement un « meilleur » apprentissage ni constituer une remédiation efficace aux difficultés d’appropriation » (Beacco et al., 2014 : 7), mais répondent à un souci de rendre le discours grammatical plus accessible au public local. Elles permettent aux apprenants de partir du connu pour s’approprier l’inconnu.

Nous espérons, par la présente recherche portant sur la contextualisation, avoir donné des éléments pour orienter les futurs enseignants vers des approches didactiques étroitement élaborées en fonction des spécificités linguistiques, éducatives et culturelles du public, non plus exclusivement conçues dans une perspective universaliste de l’enseignement du français.

 

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1. On considère qu’il y a généralement six éléments phrastiques dans la grammaire chinoise : le sujet, le prédicat, l’objet, le déterminant, l’adverbial, le complément.

2. Liàngcí (littéralement « mots de mesure ») ou classificateurs sont « des unités de mesure qui renvoient à des choses, à des actions ou comportements, ou à des repères temporels » (Ma, 1994 : 49). Le classificateur est souvent précédé d’un quantificateur et ils fonctionnent ensemble pour déterminer un nom.

3. Il s’agit des ouvrages de grammaire qui sont élaborés par des auteurs francophones et dont les descriptions grammaticales sont traduites par des auteurs chinois.

4. Grevisse et Goosse emploient le terme déterminant à la place du terme adjectif.

 

 

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Le continuum implicite-explicite comme repère pour la description des pratiques grammaticales

Emilie Kasazian

Cet article s’interroge sur la façon dont les enseignants de français exerçant en Angleterre mettent en œuvre des activités grammaticales au sein d’une approche communicative souvent mal interprétée.  En nous appuyant sur un corpus de transcriptions d’observations de classes de français et d’entretiens des enseignants observés, nous tenterons de catégoriser les différentes approches grammaticales à partir des niveaux d’explicitation des activités et discours mis en place. Nous nous aiderons des discours des enseignants recueillis en entretien pour mieux appréhender leurs choix...

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