1. Le problème de la « conceptualisation utilitariste » des langues étrangères
En Europe mais aussi dans le reste du monde, la didactique des langues étrangères et du français langue étrangère s’appuie principalement sur l’utilisation de cadres communs de références, dont le Cadre européen commun de références pour les langues (CECR). Outil de l’harmonisation des formations en langues étrangères, celui-ci sert à privilégier l’orientation communicative-actionnelle dans les formations. De nombreuses critiques concernent le CECR mais nous nous intéressons plus particulièrement à celles qui portent sur sa « conceptualisation pragmatiste voire utilitariste de la langue » (Huver, 2017 : 30) et qui s’expriment dans les écrits de Prieur et Volle (2016 : 84) :
Le discours du cadre ne vise qu’à enseigner, à travers des «savoir-faire» et des «savoir être», un code communicatif et comportemental adapté aux réalités professionnelles et économiques de notre époque. L’oubli de la langue, de sa matérialité, de son inadéquation foncière au réel, de ses lieux d’équivoques revient à occulter l’altérité de la langue, celle-là même qui est à l’origine du désir que l’on peut avoir de l’apprendre.
S’impose la représentation que toute langue doit être utile et s’apprend d’une façon organisée, d’après des étapes et des procédures standardisées, qui renie les relations intersubjectives entre enseignants et apprenants et, ainsi, l’altérité qui se présente dans et par la langue. Cela remet en cause les notions d’enseignement et d’apprentissage car le risque est important de déresponsabiliser à la fois les enseignants et les apprenants dans la co-construction des savoirs en donnant la priorité à l’assimilation d’un code linguistique formaté dans des dispositifs semblables partout. Le travail en classe ne s’établit alors plus dans la relation humaine, dans une interaction alimentée par l’imprévu et l’imprévisible. La langue assimilée est pauvre, détachée de toute relation à une culture ou une autre, et incapable de permettre aux apprenants de se confronter véritablement à une langue-culture pour découvrir autrui et soi-même. Enfin, le travail proposé ne permet alors pas aux apprenants de vivre « une expérience radicalement subjective, affective, relationnelle, qui mobilise intégralement le sujet, son désir, son corps, son imaginaire, ses relations aux autres » (Prieur et Volle, ibid. : 85).
Le rôle et le statut de chacun des acteurs de la relation pédagogique se trouvent très limités, la puissance de découverte qui réside dans toute langue est déniée. Nous considérons que le travail en classe entre enseignants et apprenants perd alors tout son sens, c’est-à-dire à la fois sa signification dans le contexte socioculturel dans lequel s’inscrit la classe et son influence sur ce contexte. On n’oublie alors de se demander ce que la réunion des uns et des autres apporte ou change pour chacun, mais aussi pour l’environnement et comment chacun peut participer à cette dynamique.
Ce phénomène affecte de plus en plus les formations en langue en Europe, ce qui nous semble préoccupant. Travailler au niveau supérieur à partir d’une représentation des langues en tant qu’outils de communication peut éventuellement aller dans le sens de l’employabilité des étudiants attendue des instances gouvernementales et communautaires. Néanmoins, cela va assurément à l’encontre de visées sociales basées sur le développement personnel et l’amélioration de la compréhension interculturelle, pourtant rappelées régulièrement dans les textes officiels[1]. Par ailleurs, il nous semble que proposer aux étudiants une véritable expérience personnelle qui entretienne leur « désir de langue » devrait permettre d’entretenir leur dynamique d’apprentissage. Cela peut avoir une influence sur la fréquentation des formations et sur leur maintien, selon des considérations économiques de plus en plus importantes pour les établissements d’enseignement supérieur.
2. Vers une pédagogie intersubjective-créative
Pour les raisons que nous venons d’évoquer, il nous semble primordial de proposer une alternative à cette didactique appauvrie. Pour cela, nous tenons compte de ce qui constitue une part essentielle de la réalité de la classe, de ce qui lui donne sens : les relations des individus entre eux, induites, notamment, par leurs rapports avec leur environnement et par ceux qu’ils ont dans et avec la langue étrangère ou d’autres langues. Cela nous amène à appuyer notre réflexion sur des travaux de linguistique énonciative.
2.1. La créativité dans l’énonciation
Nous savons de Benveniste (1966 : 78) que « la parole asservit la langue à des fins individuelles et intersubjectives, lui ajoutant ainsi un dessin nouveau et strictement personnel » dans un processus d’énonciation qui est par essence dialogique et créatif. En effet, rappelons que « tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. Et tous les hommes inventent leur propre langue sur l’instant et chacun d’une façon distinctive, et chaque fois d’une façon nouvelle » (Benveniste, 1974 : 18-19). En outre, grâce « à la fois à la signifiance des signes et à la signifiance de l’énonciation » (Benveniste, 1974 : 65), chaque interlocuteur produit le monde et lui donne un sens grâce à la co-référence avec autrui. C’est ce potentiel créatif de la langue actualisé dans l’énonciation qui devrait être encouragée dans la classe de langue étrangère et ainsi lui donner sens.
Par ailleurs, nous retenons que Bakthine (1977 : 134-136) insiste particulièrement sur la « nature sociale » de l’énonciation. Les interlocuteurs sont influencés par les milieux sociaux dans lesquels s’insère la situation d’énonciation qu’ils développent et dans le même temps ils participent à un phénomène plus large que cette situation. En effet, Bakhtine indique que « toute énonciation (…) ne constitue qu’une fraction d’un courant de communication ininterrompu (touchant à la vie quotidienne, la littérature, la connaissance, la politique, etc.) ». Les interlocuteurs interviennent plus largement dans plusieurs réseaux de co-référence, ils participent à une polyphonie, un entremêlement de voix qui alimente l’énonciation pour répondre à d’autres énonciations, en engendrer de nouvelles.
Ajoutons que ce processus d’énonciation engage les interlocuteurs dans une relation immédiate, intime. C’est ce que nous comprenons de Merleau-Ponty (1945 : 407) :
Dans l’expérience du dialogue, il se construit entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde.
Se conclut alors « un pacte avec autrui », par lequel chacun vit « dans un intermonde ». Il ne s’agit pas toutefois de s’illusionner d’un partage altruiste et nécessairement équilibré entre les deux interlocuteurs. Merleau-Ponty remarque bien que l’intermonde créé est d’abord « un projet mien » et que les engagements des interlocuteurs peuvent être de niveaux différents. Néanmoins, pour que le dialogue ait vraiment lieu, il doit y avoir « réciprocité » entre les deux interlocuteurs ou « la coexistence doit être en tout cas vécue par chacun » sous peine de ne pas trouver un « monde commun » (ibid. : 409-410).
La créativité énonciative peut induire, s’accompagner ou se nourrir de la créativité générale des interlocuteurs car elles ont des aspects similaires. C’est ce que nous retenons des travaux en psychologie sociale de Baerveldt et Cresswell (2015 : 93-108) lorsqu’ils discutent, entre autres, les écrits de linguistes tels que Herder, Von Humbolt, Chomsky ou Bakhtine pour éclairer la notion de créativité. Ils en arrivent à la conclusion que la créativité est un processus social et culturel : il implique une relation intersubjective et les actions qu’il induit « restent connectées aux tensions sociales et aux polarités qui les ont initialement provoqués » (ibid. : 107). D’après Csikszentmihalyi (2014 : 78), la créativité est un processus interne à la personne qui se joue dans l’interaction avec le contexte socioculturel. L’auteur propose un modèle systémique de la créativité qui la présente comme un processus interactif entre les personnes, les domaines et les champs (2014. : 165). Selon lui (ibid. : 167), il y a créativité lorsque plusieurs personnes agissent sur un domaine particulier, c’est-à-dire des connaissances, des représentations, des symboles constitutifs d’une culture, dans un champ donné, autrement dit un groupe social précis. La créativité est « un changement dans un système symbolique » qui va faire évoluer « les pensées et les sentiments des autres membres d’une culture ». Néanmoins, ce changement n’est possible que par la reconnaissance de « la variation » proposée dans le domaine par les membres constituant le groupe social intéressé par ce domaine et cette variation.
Cette idée de variation met en lumière ce qui incite et permet effectivement le développement de la créativité. C’est ce que Glăveanu et Gillespie (2015 : 11-12) présentent comme « la négociation des différences » qui a lieu « dans la relation entre soi-même, autrui, l’objet et le signe » et qui permet à l’humain de partager différentes représentations et de transformer « des différences intériorisées en des tensions productives et créatives ». Ce traitement de la différence se déroule soit dans une tendance à « réduire l’écart » entre un élément et un autre pour atteindre une forme de compréhension partagée, soit, à l’inverse, dans un mouvement « d’ouverture des différences » qui « encourage l’émergence de nouvelles perspectives dans un espace intersubjectif ». D’après les auteurs, Ricœur donne des exemples de ces deux tendances dans sa discussion sur la créativité du langage (1973). La polysémie étant caractéristique de toute langue, il existe des usages d’une langue qui vont chercher à réduire cette polysémie, comme les versions canoniques du discours scientifique, ou à la maintenir, permettant l’ambiguïté des significations, comme les archétypes du discours poétique. Nous considérons que les deux modes de traitement de la différence appliquée à la langue renvoient plus globalement à un positionnement par rapport à la norme. Dans les énonciations, les interlocuteurs évoluent continuellement entre réduction ou ouverture de l’écart par rapport à la norme du code linguistique mais aussi par d’autres normes sociolinguistiques ou socioculturelles imposées par le contexte d’énonciation.
Il nous semble finalement que pour mettre en œuvre une pédagogie qui incite la créativité en langue étrangère, il est nécessaire de permettre aux étudiants et aux enseignants de s’engager pleinement dans les situations d’énonciation en tant que personnes appartenant à des groupes socioculturels divers, tout en respectant les statuts imposés par la situation pédagogique dans un cadre institutionnel souvent contraignant. Cela est possible en encourageant chez les interlocuteurs la mise en œuvre du potentiel de créativité de la langue lors des énonciations mais aussi leur créativité dans son acception générale, ce qui leur permet de donner sens, c’est-à-dire une signification et une orientation, à leurs actes dans l’environnement. Cette dynamique créative se développe selon un jeu de fermeture ou d’ouverture en rapport avec les normes de la langue étrangère et des contextes socioculturels auxquels participent les apprenants et les enseignants. Nous arrivons ainsi à formuler quelques principes pour la mise en œuvre d’un modèle de pédagogie intersubjective-créative.
2.2. Une relation pédagogique souple pour des étudiants-auteurs sociaux
Ce modèle devrait permettre l’actualisation et la singularisation de la norme de la langue étrangère par les apprenants et les enseignants dans des situations d’énonciation non standardisées pour qu’ils donnent sens à un phénomène donné, à la fois linguistique, culturel et social, dans et en dehors de la classe. D’après nous, cela n’est possible qu’en incitant l’interrogation du connu, la découverte de l’inconnu ou du méconnu à travers des activités d’échange, de confrontation, de construction d’objets concrets ou abstraits basées sur un jeu d’ouverture/fermeture par rapport à des normes. Pour cela, il nous semble nécessaire que la relation pédagogique soit souple, évolutive.
Expliquons-nous en reprenant Berchoud (2015 : 240-241) qui valorise le fait que l’enseignant peut permettre aux étudiants de « transgresser pour apprendre » en testant les normes. Cette notion de transgression établit « un partage entre apprentissage dans le cadre de l’institution scolaire qui contient et contraint les corps (pour ne rien dire encore des esprits), et apprentissage par l’expérience, qui alors engage l’ensemble de l’être humain dans l’aventure ». Pour Berchoud, la relation pédagogique devrait permettre aux étudiants de vivre ces deux modes d’apprentissage pour permettre la transgression des normes. Elle devrait également permettre à la fois l’enseignement et « l’individualisation des apprentissages ». En effet, la norme étant « commune, elle serait la condition d’un enseignement », alors que l’apprentissage « ne peut être qu’individuel » parce qu’il s’appuie sur des recherches personnelles. Cette individualisation des apprentissages se déroule dans « une temporalité de l’ordre de la durée vécue, du rythme personnel » (ibid.). Dans la même logique, entre enseignement et apprentissages, la relation pédagogique devrait permettre des activités selon différentes configurations : avec ou sans guidage précis, en groupe ou individuelles, avec des corps contraints ou non, dans des espaces flexibles ou non. La relation pédagogique s’inscrivant dans différentes configurations, la difficulté résiderait pour les enseignants et les apprenants dans le fait de vivre des relations différentes.
La relation pédagogique qui se dessine ici peut sembler correspondre à ce que prône l’approche communicative-actionnelle, à savoir interactions entre les apprenants et les enseignants et centration sur l’apprenant couplé au travail de projet. Ce n’est pas le cas. Rappelons que la relation dialogique et intersubjective entre les enseignants et les apprenants prime pour non pas faire valoir des compétences communicatives dans des projets souvent artificiels, mais plutôt pour développer des compétences créatives, donnant sens au monde. La langue en discours permet de créer en commun un objet qui éclaire un phénomène ou une situation donnée. En nous inspirant de la « perspective auctoriale » évoquée par Berchoud (2017), nous pourrions dire que les interlocuteurs de la classe sont d’abord des auteurs sociaux avant d’être des acteurs sociaux, aussi bien dans la classe que dans l’environnement social plus large. Il s’agit de valoriser l’évolution personnelle des enseignants et des apprenants, il s’agit de donner la priorité au changement des statuts ou des rôles, au partage des émotions et des pensées, à la découverte de l’inconnu et de soi-même, pour donner un sens commun aux phénomènes abordés. Cette perspective demande de faire évoluer sensiblement le paradigme généralement en place, notamment au niveau universitaire.
2.3. S’inspirer des principes de la création collective théâtrale ?
Pour préciser ce que pourrait être cette évolution, nous pensons pouvoir nourrir notre réflexion du travail de création théâtrale. En effet, nous constatons dans les écrits de Pierra (2001 : 22) que le travail théâtral en langue étrangère correspond aux fondements théoriques de la perspective créative que nous venons de présenter. Dans le travail dramatique « se joue une pédagogie qui s'excède pour aller vers une pratique de la parole, créative et spontanée, qui engage chaque étudiant dans tout son être, dans son dire et dans son faire de sujet, dans une socialité incarnée par le groupe, enseignante incluse ». Accéder à une œuvre théâtrale et la présenter demande de créer « un espace relationnel (…) ouvrant la possibilité d'échanger, de ressentir et de critiquer » dans lequel « peuvent se délivrer les paroles qui agissent pour construire l'objet de la mise en scène du texte, mis en voix dans le mouvement des étudiants-acteurs qui l'éprouvent et s'éprouvent à lui ». Ainsi, se développe un « travail conséquent, un faire individuel et collectif qui donne leur sens profond aux échanges langagiers, dans une liberté d'expression totale, permise par les limites du projet ou contrat accepté au départ ».
Notre expérience d’acteur et d’animateur d’atelier théâtre en FLE nous laisse penser que le processus de création collective théâtrale plus particulièrement ouvre des pistes de réflexion pour la mise en œuvre d’une pédagogie intersubjective-créative. Rappelons les principes de la création collective, en nous référant à des spécialistes québécois de ce genre de théâtre (Hébert, 1977 ; Rousseau, 1982 ; Villemure, 1977). La création collective théâtrale se construit sur un rapport particulier des acteurs avec le public et avec le metteur en scène. Les comédiens sont censés traiter de problèmes ou de sujets qui concernent directement le public auquel ils s’adressent. Généralement, cette « centration sur le public » amène les comédiens à s’adresser à un public restreint. De ce premier principe découle un deuxième qui redéfinit la fonction de l’acteur. Celui-ci n’est plus simplement un interprète mais devient acteur-créateur du spectacle, ce qui implique le changement du statut des autres participants à la création d’une pièce. Pour permettre aux comédiens de collaborer pleinement à la création collective, au même titre qu’un auteur ou un metteur en scène, ce sont les techniques d’improvisation théâtrale qui sont privilégiées durant le travail. Finalement, la création collective théâtrale ne se construit généralement pas à partir d’un texte préétabli, mais s’appuie sur l’écriture d’un texte collectif à partir d’improvisations, ce qui n’exclut pas d’utiliser des textes déjà existants.
A l’académie de la Culture de Lettonie (l’académie), nous appliquons ces principes depuis 2010 dans le cadre d’un atelier optionnel en parallèle de cours obligatoires de et en français proposés durant les 4 années d’une formation en licence pour spécialistes. En général, pour créer des spectacles, nous menons des activités de technique théâtrale et jouons le rôle de metteur en scène, mais le travail sur les personnages et leurs relations, la scénographie et la mise en scène se construit à partir des improvisations et des propositions des étudiants-acteurs. L’atelier se déroule sur 6 semestres durant lesquels les participants peuvent créer des spectacles selon un volume horaire de 24h à une soixantaine d’heures selon le type de création. Deux créations collectives sont montées dans les trois premières années alors qu’il est proposé en quatrième année d’adapter un ou plusieurs textes de théâtre ou d’autres genres littéraires en fonction des caractéristiques du groupe de travail et des publics visés. Chaque spectacle est présenté au cours d’une à trois représentations généralement pour les francophones de Riga ou des publics plus ciblés comme par exemple les enfants d’une école, ou d’autres étudiants, francophones ou non francophones en Lettonie ou ailleurs.
L’atelier théâtre en FLE mis en œuvre selon les principes de la création collective théâtrale permet apparemment de développer une pédagogie intersubjective-créative, telle que nous l’avons définie auparavant. En effet, durant les répétitions s’opère une véritable relation dialogique et intersubjective entre les étudiants-acteurs mais aussi entre ceux-ci et l’enseignant-animateur grâce à une redéfinition progressive des statuts et des rôles de tous. Ainsi, grâce au partage des émotions et des idées, grâce à la découverte de soi-même et de l’autre, le travail en commun donne sens à des signes, le texte de la pièce écrite mais aussi jouée ou représentée, dans plusieurs contextes, ceux propres aux répétitions et aux représentations. Ce travail s’effectue en mettant tous les créateurs dans l’obligation de jouer avec les normes de la langue, du contact relationnel avec autrui et celles du théâtre. Sans tout cela, il est impossible de créer une pièce et de la présenter au public : les acteurs en restent au niveau de la récitation de texte, technique et sans signification pour qui que ce soit. Cependant, des doutes persistent puisque certains étudiants-acteurs semblent ne pas comprendre le travail de création en commun et ne dépassent finalement pas le stade de la récitation. Il semblerait que le travail de création collective théâtrale ne permette pas de développer la créativité en français de ces personnes. Peut-être ne permet-elle pas non plus ce développement en classe de FLE.
3. L’apport du terrain : une recherche sur la représentation sociale (RS) de la créativité chez des étudiants-acteurs lettons
En tenant compte des considérations théoriques précédentes mais aussi de nos observations de terrain, nous cherchons à évaluer dans quelle mesure les principes de la création collective théâtrale peuvent participer au développement d’une pédagogie intersubjective-créative en FLE et plus largement en langue étrangère. Pour lancer cette recherche, nous nous intéressons tout d’abord aux représentations sociales (RS) de la créativité chez les étudiants-acteurs qui participent à l’atelier théâtre de l’académie. Nous cherchons à repérer ce que leurs RS ont de commun avec les éléments constitutifs de la pédagogie intersubjective en langue étrangère que nous avons mis en évidence plus tôt et des principes de la création collective théâtrale. En tenant compte de ces correspondances ou de l’absence de correspondances, nous tentons de comprendre si les principes de la création collective théâtrale en FLE, pratiqués par ces personnes, ont influencé leurs RS et peuvent contribuer à développer une pédagogie intersubjective-créative. Si c’est le cas, nous tentons d’évaluer dans quelle mesure cela est faisable.
3.1. Huit entretiens pour un travail d’analyse de discours
Cette première étape de recherche se base sur la notion de RS qui est « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 2003 : 53). Cette connaissance est « un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyance et d’informations se référant à un objet ou une situation » (Abric, 2003 : 206). En s’intéressant à la RS d’un objet, nous pouvons donc comprendre principalement comment les membres d’un groupe social vivent leur rapport à cet objet et comment ils se construisent par rapport à cela. Nous cherchons les caractéristiques que les membres de ce groupe social donnent à l’objet en question, selon « la théorie du noyau central » développée par Abric. Le noyau « est un sous-ensemble de la représentation, composé d’un ou de quelques éléments, dont l’absence déstructurerait ou donnerait une signification radicalement différente à la représentation dans son ensemble » (Abric, 2003 : 215). En identifiant les caractéristiques principales d’une RS, nous pouvons tenter de comprendre ce qui a participé à la construction de cette représentation dans le vécu des personnes qui la partagent. Nous cherchons à identifier les caractéristiques que les étudiants-acteurs de l’académie donnent à la créativité et à comprendre ce qui a influencé ou influence chez eux le développement de cette RS, notamment dans leurs expériences à l’atelier théâtre en français. Nous arrivons à cela en effectuant un travail d’analyse de discours à partir de transcriptions d’entretiens semi-directifs à propos de la notion de créativité dans son acception générale mais aussi dans le contexte théâtral et dans celui de l’usage ou de l’apprentissage du français ou d’autres langues étrangères.
Huit personnes ont été interviewées en français, sept femmes (Agija, Elvija, Ilva, Liana, Marija, Margita et Smaida) et un homme (Juris). Le déficit de représentation du genre masculin s’explique par le fait que très peu d’hommes suivent le cursus de français à l’académie. Les personnes rencontrées ont participé au travail de création collective pour au moins un spectacle et ont présenté plusieurs fois leurs pièces. Au moment des entretiens, elles avaient généralement terminé leur cursus de français depuis un à trois ans et elles menaient des activités professionnelles, certaines plusieurs en parallèle, liées à la communication interculturelle (3 personnes), à la formation ou à l’enseignement (4 personnes), à l’ingénierie culturelle (3 personnes) ou au service aux personnes (2 personnes). Des conditions d’entretiens favorables ainsi qu’une relation de confiance établie durant les semestres de création collective théâtrale entre l’intervieweur, ancien enseignant-animateur, et chaque interviewé, ancien étudiant-acteur, ont permis aux personnes interviewées de présenter librement et en détails leurs positions sur les thèmes abordés et d’obtenir ainsi un matériau riche et nuancé.
3.2. Résultats de la recherche
L’analyse des transcriptions des entretiens effectués permet d’identifier précisément les RS que les anciens étudiants-acteurs de l’atelier théâtre en français de l’académie ont de la créativité, de la créativité au théâtre et de la créativité en langues étrangères mais aussi du développement de la créativité en général ou dans le contexte universitaire. Pour arriver à ces résultats, nous avons repéré les éléments constitutifs des noyaux centraux des représentations en faisant la part des éléments communs à plus de 70% des interviewés (6 à 8 personnes) et ceux qui sont évoqués dans un peu plus de 50% des entretiens (4 à 5 personnes). Dans le même temps, nous avons tenu compte du positionnement de chaque interlocuteur par rapport à un élément ou un autre.
3.2.1. La RS de la créativité
Nous remarquons que la RS de la créativité chez les personnes interviewées se compose de nombreuses caractéristiques communes qui forment un noyau apparemment conséquent. D’après les entretiens, la créativité ne correspond pas à un domaine d’emploi ou de développement particulier. Elle est spontanément rattachée au domaine artistique mais elle peut s’exprimer dans les situations de la vie quotidienne (cuisiner, s’habiller, etc.) ou dans des domaines professionnels variés hormis l’administration. Nous notons que seules les personnes qui travaillent dans les domaines de l’éducation ou de la formation estiment que la créativité peut aisément investir ces domaines. Les autres, influencés par leurs expériences dans le système éducatif letton, considèrent que cela est peu probable.
La créativité est pour presque tous principalement un processus cognitif individuel qui amène l’individu à penser et agir hors de la norme, « hors du cadre » d’après les mots d’Elvija ou de Juris, et à créer un objet inédit et unique. La personne créative n’est généralement pas vue comme extravagante, mais elle se démarque de la norme sociale d’après certains traits nuancés, ce que Juris exprime par « une petite chose qui te différencie des autres » ou Ilva par « il y a quelque chose d’un petit peu différent dans cette personne ». Nous rapprochons cette image d’une idée partagée par quasiment tous les interviewés : la créativité se développe à partir de ce qui existe déjà. Agija présente cela de deux façons différentes. Il s’agit soit de « lier des éléments que tu as pour créer », soit de s’inspirer d’objets ou d’actions faits par d’autres personnes. Nous remarquons que cette idée que la créativité s’appuie sur l’existant se révèle plus particulièrement quand ces anciens étudiants justifient l’utilité de leurs parcours à l’académie tout en valorisant leurs parcours de vie, leurs expériences. Smaida, tout comme les autres, conçoit que les études, même si elles n’ont pas été créatives, donnent « l’inspiration ». Le fait d’apprendre « toutes ces histoires, toutes ces biographies » n’est pas créatif en soi, mais « ça élargit ta vue, ton point de vue sur le monde. Ton point de vue, il devient différent (…) ».
Chez toutes les personnes rencontrées, la créativité demande une activité importante, un engagement personnel fort qui s’exprime comme une passion ou comme une volonté marquée par « une obstination énorme », selon les mots de Margita. D’après plusieurs interviewés, cet engagement se développe dans un rapport libre et lucide à soi-même et à ses émotions. Ilva évoque, elle, la nécessité de « se laisser aller » c’est-à-dire d’accepter de vivre ses émotions pour pouvoir créer. Pour Liana, la clé de l’engagement créatif réside dans l’acceptation de ses émotions : elle déclare « tu dois être en connexion avec tes émotions pour être créatif » ou encore « une personne qui a peur de ce qu’il se passe à l’intérieur d’elle-même, elle aura du mal à être créative, ce sera impossible en fait ». Nous remarquons que ces considérations sur la nécessité d’accepter ou de gérer la peur pour permettre l’engagement créatif est présente dans tous les témoignages. Il s’agit de la peur de ses propres émotions mais également de celle suscitée par le regard que chacun peut porter sur soi-même. Margita explique que « cette peur de ce jugement que je pose envers moi-même » représente « un obstacle qui, qui n’est pas surmontable ». En effet, se dire « Voilà, tu ne seras pas suffisamment assez bonne, donc ça vaut pas, ça vaut pas la peine de même essayer », empêche de faire un « essai », un « premier pas » qui lancerait le processus créatif. Pour certaines personnes, cette peur de se tromper ou de constater un échec s’alimente ou correspond en fait avec celle d’affronter l’inconnu. Assurément, ces peurs relatives à soi-même s’accompagnent d’une peur suscitée par autrui, son regard qui juge et enferme. Nous remarquons que cette dernière peur est souvent évoquée lorsqu’il s’agit d’aborder le sujet de l’éducation scolaire ou universitaire et, surtout des activités d’évaluation imposées par les enseignants.
Cela nous amène à parler de l’influence du rapport à autrui sur la créativité, ce qui apparaît dans tous les entretiens. Les interviewés considèrent qu’autrui peut inciter à créer, comme Juris qui remarque que « ce n’est pas (son) parcours qui (lui) a permis d’être créatif mais c’est plutôt les gens (…) rencontrés ». Ainsi, la seule présence d’autrui engage, incite chacun à agir, réagir ou collaborer (ou pas). Selon certaines personnes, cela peut se dérouler dans un rapport conflictuel avec autrui mais quasiment toutes déclarent que c’est un rapport positif inspirant ou collaboratif qui permet de développer la créativité. Marija explique que l’autrui créatif donne l’impulsion pour le devenir soi-même : « les gens avec qui j’étudiais, le milieu qui incite à être créatif, parce que t’es entre des gens créatifs qui réfléchissent de différentes manières et qui t’influencent à vouloir voir ça, ça, à faire ça, ça, ça ». Cependant, quelques personnes insistent sur le fait que, comme Smaida le dit, « ça dépend (des) attitudes » des personnes en contact. Pour Elvija, qui utilise l’exemple du travail d’un orchestre, pour être créatif « en grand groupe (…) il faut être sur la même vague », il est nécessaire « d’avoir une idée commune » pour pouvoir créer quelque chose. Dans le témoignage d’Elvija est présente de façon sous-jacente l’idée que la créativité ne se développe pas seulement dans le contact avec autrui mais dans une activité interpersonnelle. Cela est bien plus explicite dans la plupart des autres témoignages, comme dans celui de Margita lorsqu’elle évoque une situation vécue durant les répétitions de création collective de l’atelier théâtre en français avec une partenaire de jeu : « On a travaillé ensemble avec Marija, on était deux, oui, et je crois que c’est bien parce qu’on a pu travailler avec le partenaire. Donc, on a pu échanger des idées, on a pu créer des dialogues, oui, et on a pu créer notre monde à nous ». Nous remarquons que dans la plupart des cas, le développement de la créativité est représenté dans une relation interpersonnelle, duale, et non pas dans des interactions au sein d’un groupe.
D’autres caractéristiques de la créativité sont évoquées dans un peu plus de la moitié des entretiens. La créativité n’est pas qu’une activité cognitive, c’est aussi une activité d’expression du vécu, des sentiments, des idées. Elle a généralement pour support ou résultat de produire un objet concret. Marija, par exemple, « pense que la créativité, elle ne doit pas toujours passer par une créativité intellectuelle (et qu’)elle peut être une créativité manuelle, une créativité pratique ». L’objet porteur ou résultat de cette créativité le plus souvent évoqué est celui de l’œuvre artistique. Lorsqu’elle se remémore son parcours scolaire, Liana en parle : « On avait la chance par exemple de peindre quelque chose mais pour moi, c’est pas une façon de m’exprimer du tout. On pouvait écrire des choses, de la littérature ». Pour Juris, l’aspect expressif de la créativité se dévoile dans le maniement des idées et de la parole. Pour lui, « une connaissance » peut être utilisée « d’une manière créative pour développer plus de choses, des idées ou une conversation avec des amis ou des, ou avec d’autres gens ». Marija nous permet de faire la synthèse des points de vue en faisant appel au concept d’interprétation qui permet de mettre en relation les aspects réceptifs, expressifs et cognitifs de la créativité : « C’est que pour la créativité, il faut une interprétation. Une créativité ne peut pas commencer du fait de répéter quelque chose qui a déjà été fait ou dit. Donc, si je répète quelque chose que quelqu’un m’a raconté, ça ne mène pas à la créativité. Il faut qu’il y ait une interprétation physique, sensorielle ou consciente, enfin réfléchie, par moi ».
Il nous semble que la RS de la créativité chez les anciens étudiants-acteurs de l’atelier théâtre comporte de nombreuses caractéristiques qui correspondent aux fondements de la pédagogie intersubjective-créative que nous avons présentés auparavant : connaître les normes et les dépasser pour créer un objet qui éclaire un phénomène ou une situation, mettre en place une relation pédagogique souple et évolutive, accorder la priorité à une relation intersubjective pour donner sens au monde.
3.2.2. La RS de la créativité en langue étrangère
La RS de la créativité en langue étrangère ne semble pas aussi précise que la précédente. Très peu d’éléments caractéristiques sont partagés par une majorité des interviewés. Par ailleurs, même si tous considèrent qu’il est possible d’être créatif en langue étrangère, la plupart des éléments concernant cette créativité sont présentés de façon vague.
C’est le cas pour la première caractéristique repérée, à savoir que la créativité en langue, c’est produire à l’oral plutôt qu’à l’écrit, ce que Smaida exprime nettement ici :
Si on parle de la langue, comme telle, de manière linguistique, quoi, la créativité, c’est de... de déjà de parler. Le processus de parler, ça demande de la créativité, quand tu apprends une langue étrangère. Surtout au départ. Il faut être... faut, donc, connecter, lier toutes ces connaissances que tu as à apprendre et ça demande une sorte de créativité de tout mettre ensemble et de commencer à parler.
Elle nous donne par ailleurs l’explication à cela. Apprendre une langue, c’est de l’ordre de la « collecte des savoirs, de l’information » alors qu’ « ensuite, la créativité, c’est de l’utiliser ». Agija explique qu’« en fait, au début quand t’as pas… assez de mots pour t’exprimer d’une manière propre, il faut que tu trouves une solution pour dire ce que tu veux. Donc, forcément, c’est une sorte de créativité ». Comme pour Agija, la plupart des interviewés indique que cette nécessité et ce processus de créativité en langue étrangère sont particulièrement ressentis « au début » de l’apprentissage, même si cela est évoqué également parfois pour la suite de leur parcours. En outre, ce qui apparaît encore dans la citation d’Agija, la créativité en langue étrangère se représente dans un rapport au mot plutôt qu’à la phrase ou au texte, ceci valant pour une petite majorité des interviewés. Ainsi, être « créatif en langue étrangère », pour Liana, « ça veut dire inventer de nouveaux mots ». La représentation de la créativité en langue étrangère pour les anciens étudiants-acteurs se construit sur leur expérience d’apprenant débutant avec une attention particulière portée sur la créativité lexicale dans la production orale.
Même généralement limitée à l’aspect lexical de la langue, cette créativité semble suffire à chacun pour atteindre son objectif déclaré : « s’exprimer ». Dans ce contexte, cela signifie principalement présenter des idées, des informations et non pas en échanger avec un interlocuteur ou lui faire part de ses sentiments ou de ses sensations. En général, les personnes interviewées se présentent seules en train de manier la langue pour exprimer leurs pensées, autrui est alors complètement inexistant. Cela est renforcé par le discours, repéré déjà auparavant, que la créativité se joue d’abord dans le rapport que chacun entretient avec soi-même.
Cependant, nous remarquons dans les témoignages que le locuteur n’est pas toujours isolé et que la créativité peut parfois se jouer aussi dans le rapport au contexte et à autrui, alors présentés comme des supports. Juris insiste sur la nécessité d’avoir un soutien bienveillant : « Il faut avoir une personne qui t’écoute, avec qui, avec laquelle tu te sens bien, qui te… qui te gêne pas, qui te laisse partir dans ce trip de langage, enfin, dans la créativité ». Agija voit en autrui un modèle : « (…) tu vas essayer de recopier ce que les autres sont en train de dire, de t’inspirer, de dire des petits mots, des phrases, les lier ensemble ». La RS de la créativité en langue étrangère que nous repérons ici évacue globalement l’importance d’une dynamique et dialogique engageante que la RS de la créativité dans son acception générale pouvait laisser attendre.
Finalement, la RS de la créativité en langue étrangère chez les personnes rencontrées semble beaucoup moins correspondre aux fondements de la pédagogie intersubjective-créative en langue étrangère que nous avons présentés plus haut que leur RS de la créativité dans son acception générale. La créativité en langue étrangère est globalement considérée comme un processus intérieur portant sur l’aspect lexical de la langue et se développant dans l’activité de production orale. Elle est loin de la créativité en langue que nous avons évoquée plus haut, c’est-à-dire une activité dialogique, intersubjective et engageante entre des interlocuteurs-partenaires ancrés culturellement et socialement censés donner sens à des combinaisons de signes dans un contexte donné à partir d’un jeu de variations sur des normes. Qu’en est-il alors de la RS de la créativité au théâtre et au théâtre en langue étrangère que ces anciens étudiants-acteurs partagent ? Dévie-t-elle également de leur RS de la créativité ou leur permet-elle de mettre en relation les deux RS évoquées jusqu’ici ?
3.2.3. La RS de la créativité au théâtre et dans l’atelier de création collective de l’académie de la Culture de Lettonie
Quand il est question de la relation entre créativité et théâtre ou entre créativité et atelier théâtre auquel elles ont participé, il est remarquable que toutes les personnes rencontrées considèrent que le théâtre et encore davantage l’atelier de création collective, permet de stimuler ou de développer la créativité dans son acception générale. Parmi elles, une petite majorité insiste sur le fait que le travail théâtral, notamment celui de création collective, exerce la créativité car il consiste à mettre en relation différents éléments pour s’exprimer, c’est-à-dire, en l’occurrence, fournir une interprétation singulière d’un objet ou d’une situation, dans la création d’un personnage ou d’une scène. D’autres témoignages montrent que le théâtre est considéré comme un moyen de se préparer à être créatif, par exemple grâce aux activités de mise en condition généralement utilisées dans l’atelier avant le travail d’improvisation ou de répétition. Liana considère que l’expression théâtrale permet d’effectuer un travail sur soi-même pour « lâcher prise » et ne pas avoir peur de s’exprimer. Elle déclare : « Si on parle de l’improvisation, par exemple, ou d’une création qu’on a faite (…) dans l’atelier, ça, ça développe pas la créativité, ça développe le courage de faire sortir ce qui se passe en toi ». Plus loin, elle explique que « quand tu te connais toi-même et quand tu peux lâcher prise avec la peur, ton vrai toi va sortir, et tu pourras être créatif, tu pourras faire beaucoup de choses et tu n’auras pas peur de faire des erreurs ».
Nous remarquons que dans toutes les activités théâtrales qui permettent le développement créatif, les personnes sont généralement présentées dans un processus interne. Symbolique de cela, Juris se remémore une activité de mise en condition qui permet « d’accéder » à la créativité qui «est en nous, à l’intérieur » : « Je me souviens très bien de ce ballon inventé qu’on a dû lancer en l’air pendant une heure, je ne sais pas. Donc, c’est un ballon qui n’existe pas, tu l’inventes, tu le crées et tu le fais, enfin d’une manière, comme tu veux, enfin, voilà ». Margita pense « qu’au théâtre, la base, c’est que tu travailles avec toi-même ». Cela dit, lorsqu’il est question du processus de création collective, les témoignages font apparaître d’autres personnes qui entrent en relation avec celle qui crée : le partenaire ou le metteur en scène. Dans les deux cas, ces personnes sont présentes en tant qu’éléments facilitateurs ou inhibiteurs de l’activité créative, en fonction du regard qu’ils portent sur ce que fait celui qui crée. La relation au metteur en scène plus particulièrement est évoquée dans plusieurs entretiens. Liana insiste sur le fait que la créativité de l’acteur dépend de la « liberté d’être créatif » que lui laisse le metteur en scène. Elle considère qu’il est important d’établir une relation de « soutien » avec chaque acteur dans un rapport individuel pour que celui-ci puisse être créatif. Pour Smaida, cela « dépend du metteur en scène », de son « attitude » et de « ce qu’il veut de ses acteurs ». Quelques personnes valorisent davantage le fait que la créativité de l’acteur se développe dans une relation de coopération avec le metteur en scène. Margita est la seule à présenter explicitement le processus de travail au théâtre et dans l’atelier comme un véritable échange avec le metteur en scène mais surtout avec les autres comédiens. Elle est également la seule à évoquer la relation singulière et immédiate qui se joue entre l’acteur et le public pendant la représentation comme un aspect de la créativité au théâtre.
Nous notons pour terminer que la question du rapport au texte dans le développement de la créativité au théâtre en langue étrangère est abordée par cinq personnes qui considèrent que travailler à partir d’un texte initial facilite la créativité en tant que base de travail. Cependant, aucune personne ne traite du rapport de l’acteur et de l’équipe de création avec la polyphonie qui participe de toute énonciation, mise en évidence par Bakthine. Par ailleurs, nous remarquons que la question de la créativité en langue n’est pas reliée spontanément à celle de la créativité au théâtre ou dans l’atelier en français. Nous considérons même que les personnes interviewées évitent cette mise en relation ou l’évoque de façon très peu précise.
Nous estimons finalement que contrairement à la RS de la créativité en langue étrangère, celle de la créativité au théâtre ne dévie pas de la RS de la créativité générale. Cependant, elle comporte peu d’éléments stables qui reprennent seulement quelques caractéristiques de la RS de la créativité prise dans son sens général. La créativité est la mise en relation d’éléments existants afin d’exprimer des sentiments, d’interpréter le monde. Elle se joue d’abord dans le rapport que l’acteur vit avec lui-même. Autrui stimule ou inhibe la créativité de l’acteur par son jugement ou le rapport qu’il institue avec l’acteur mais ne participe pas au processus créatif.
3.3. Pourquoi les RS ne correspondent-elles pas entre elles ?
Nous constatons finalement que les caractéristiques communes aux RS de la créativité dans les contextes évoqués sont peu nombreuses. Il s’agit :
- de la valorisation d’un processus interne à la personne, étudiant de langue ou comédien ou créateur lui-même ;
- de la conscience que la relation à autrui influence la créativité : elle dépend de son jugement ou de son attitude. Autrui peut aussi être un modèle, une référence. Autrui n’est pas co-créateur, co-énonciateur.
Il nous semble que les principes de la création collective théâtrale en FLE, pratiqués par ces personnes, peuvent avoir influencé ou renforcé leur RS de la créativité en général. Cela reste cependant à vérifier. Etonnamment, elles ont peu influencé les RS de la créativité au théâtre et pas du tout celle de la créativité en langue étrangère. Par ailleurs, nous constatons que parmi les RS des anciens étudiants, seulement celle de la créativité dans son acception générale entre en correspondance avec les fondements d’une pédagogie intersubjective-créative en langue étrangère : connaître les normes et les dépasser pour créer un objet qui éclaire un phénomène ou une situation, mettre en place une relation pédagogique souple et évolutive, donner la priorité à une relation intersubjective pour donner sens au monde.
Nous supposons que pour les étudiants, il est impossible de lier des objets qui sont en fait abordés dans des contextes complètement différents, la classe et l’atelier. Le seul point commun entre ces contextes, c’est justement le travail individuel (sur la langue-code ou sur l’expression théâtrale) dans un questionnement sur la relation à autrui, principalement l’enseignant et accessoirement les autres étudiants dans la classe, les autres acteurs et l’animateur-metteur en scène dans l’atelier. Cette différence entre les situations vécues entraîne la non-correspondance entre les RS. C’est vraisemblablement pour la même raison que la RS de la créativité dans son acception générale est beaucoup plus développée que les autres. Elle se construit sur d’autres expériences et discours dans des contextes sociaux différents de celui de la formation en FLE à l’académie. Nous constatons finalement que pour les interviewés, leur parcours d’apprentissage (en français, au théâtre) est conditionné d’abord par les rapports que l’étudiant-comédien entretient avec lui-même, ses propres difficultés, ses propres sentiments ou pensées puis avec autrui, essentiellement l’enseignant-animateur. Il semble que ce parcours est accessoirement fonction du rapport que l’étudiant-acteur entretient avec la langue étrangère. Cela paraît logique lorsque nous savons que cette langue est abordée en classe seulement en tant que code à maîtriser et non en tenant compte de la mise en œuvre de son potentiel créatif dans les co-énonciations entre étudiants et avec les enseignants.
4. Pour conclure, quelques propositions
Nous constatons que la création collective théâtrale en langue étrangère telle qu’elle est pratiquée à l’académie semble pouvoir participer à développer une pédagogie intersubjective-créative en langue étrangère seulement ou principalement sur quelques points propres à la relation pédagogique et à la relation à autrui, en tant que soutien ou obstacle à la créativité de chacun. Afin de favoriser véritablement une pédagogie intersubjective-créative au sein de l’atelier, il s’agirait de faire valoir tous les principes de la création collective. Le principe valorisé dès la première année est celui de l’acteur-créateur du spectacle qui travaille en collaboration avec le metteur en scène sur la base d’improvisations. Par contre, le principe du rapport direct au public n’est pas explicité clairement et il ne s’impose qu’en fin de parcours, dans les derniers semestres de l’atelier. Le travail sur le texte n’est pas explicitement présenté comme un processus de co-énonciation mettant en jeu plusieurs voix. Nous estimons qu’il est nécessaire d’amener les étudiants-acteurs à prendre la mesure du processus co-énonciatif qui se joue dans les répétitions et dans les représentations, notamment dans la mise en scène de textes choisis en complément des improvisations. Pour cela, il faudrait inciter tout d’abord les étudiants-comédiens à choisir leurs publics ou, en tout cas, à en tenir compte concrètement aussi bien dans le travail d’improvisation-répétition que durant les représentations. En outre, il nous semble nécessaire d’engager plus avant une politique de diffusion des spectacles auprès de publics qui peuvent être intéressés par les pièces elles-mêmes et non seulement par la « langue en spectacle ».
En ce qui concerne la promotion d’une pédagogie intersubjective-créative à l’académie dans les cours obligatoires de FLE, il nous semble opportun de porter l’attention sur ce qui importe le plus aux étudiants-comédiens que nous avons rencontrés : la relation à autrui, notamment à l’enseignant. Pour la faire évoluer et engager la mise en œuvre d’un nouveau paradigme, les enseignants pourraient s’inspirer du principe de coopération entre l’acteur-créateur et le metteur en scène propre à la création collective théâtrale. Pour qu’il puisse appréhender ce principe, il serait nécessaire de mettre en place un travail de création collective entre enseignants puis avec les étudiants. Comme cela paraît peu envisageable, il s’agirait donc plutôt de travailler directement sur les situations pédagogiques mêmes, en s’appuyant par exemple sur la notion de « relation d’aide » développée par Rogers « pour promouvoir l’apprentissage » (1972 : 125-126).
Pour une pédagogie intersubjective-créative en classe de FLE au niveau supérieur, la recherche effectuée incite à explorer de pistes de réflexion et de travail sur des activités pédagogiques qui s’inspireraient de la création collective théâtrale mais porteraient sur d’autres domaines. Il s’agirait vraisemblablement de porter attention à la mise en relation serrée entre les activités de créations collectives en direction d’un public donné et les activités d’enseignement/apprentissage tout en mettant les étudiants en relation avec leur environnement socioculturel. Il s’agirait alors de s’intéresser notamment aux moyens de dépasser les limites physiques et idéologiques de la classe dessinées jusqu’à présent, rappelons-le, par des cadres d’harmonisation sans doute trop valorisés par les instances administratives et pédagogiques mais aussi par les enseignants eux-mêmes.
Références bibliographiques
ABRIC, Jean-Claude, « L’étude expérimentale des représentations sociales », dans Denise Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 205-223.
BAERVELDT, Car & CRESSWELL, James, “Creativity and the generative approach to culture and meaning”, in Vlad Petre Glăveanu, Alex Gillespie & Jaan Valsiner (eds.), Rethinking Creativity. Contributions from social and cultural psychology, New-York, Routledge, 2015, p. 93-109.
BAKHTINE, Mikhail, Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, traduction française Marina Yaguello, Paris, Les éditions de Minuit, 1977.
BENVENISTE, Emile, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974.
BENVENISTE, Emile, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966.
BERCHOUD, Marie, « Apprendre, enseigner, selon le CECR : SOS cadre vide, on demande des auteurs ! », Revue TDFLE, n° 70 [en ligne], 2017. Disponible sur < http://revue-tdfle.fr/les-numeros/numero-70/22-apprendre-enseigner-selon-le-cecr-sos-cadre-vide-on-demande-des-auteurs >
BERCHOUD, Marie, « De la transgression dans les apprentissages : usages et limites », Voix plurielle, 12.-1, 2015, p. 241-251.
CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, The Systems Model of Creativity, Dordrecht, Springer Science+Business Media, 2014.
GLăVEANU, Vlad Petre & GILLESPIE, Alex, “Creativity out of difference: theorising the semiotic, social and temporal origin of creative arts” in Vlad Petre Glăveanu, Alex Gillespie & Jaan Valsiner (eds.), Rethinking Creativity. Contributions from social and cultural psychology, New-York, Routledge, 2015, p.1-15.
HEBERT, Lorraine, « Pour une définition de la création collective », Jeu : revue de théâtre, n°6, été-automne 1977, [en ligne] 1977, p. 38-46. Disponible sur < http://id.erudit.org/iderudit/28584ac >
HUVER, Emmanuelle, « Peut-on (encore) penser à partir du CECR ? Perspectives critiques sur la version amplifiée », Mélanges CRAPEL, n° 38/1 [en ligne], 2017. Disponible sur < http://www.atilf.fr/IMG/pdf/3_huver.pdf >
JODELET, Denise, « Représentations sociales : un domaine en expansion » dans Denise Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 47-78.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
PIERRA, Gisèle, Une esthétique théâtrale en langue étrangère, Paris, L’Harmattan, 2001.
PRIEUR, Jean-Marie, VOLLE, Rose-Marie, « Le cadre européen commun de référence : une technologie politique de l’enseignement des langues », Education et sociétés plurilingues, n° 41, Décembre 2016, 2016, p. 75-87.
RICOEUR, Paul, “Creativity in language”, Philosophy Today, 17(2), 1973, p. 97-141.
ROGERS, Carl, Le développement de la personne, Paris, Dunod-InterEditions, 2005.
ROUSSEAU, Pierre, « La mise en scène en collectif », Jeu : revue de théâtre, n°25 (4) , [en ligne], 1982, p.92-99. Disponible sur < http://id.erudit.org/iderudit/28267ac >
VILLEMURE, Fernand, « Aspects de la création collective au Québec », Jeu : revue de théâtre, n°4, hiver 1977, [en ligne] 1977, p.57-71. Disponible sur < http://id.erudit.org/iderudit/28548ac >
[1] Cf. par exemple le communiqué de la Conférence ministérielle européenne pour l’enseignement supérieur de Paris 2018.