Actes n°1 / Désir de langues, subjectivité et rapports au savoir : les langues n'ont-elles pour vocation que d'être utiles ?

Didactique des langues, idéologies linguistiques et désir de français

Jean-Louis Chiss

Résumé

Résumé

Cette contribution discute, dans un premier temps, les attendus du colloque de Montpellier et son sous-titre "Les langues n'ont-elles pour vocation que d'être utiles ?" pour ne pas maintenir un face-à-face stérile entre le fonctionnel et le culturel, le besoin et le désir, pour complexifier des dichotomies trop abruptes. Revenant sur la dimension actionnelle et plurilingue du Cadre européen, je plaide pour une conceptualisation historique des contextualisations face à des appréhensions psychanalytiques ou herméneutiques. Avec la notion d'idéologie linguistique, il est question, à travers les subjectivités, d'enjeux politiques et éthiques. C'est ce qu'illustrent, entre autres exemples, l'affaire de la "féminisation" et, plus largement, la conception des "qualités" et des "valeurs" portées par une langue. Il reste que la critique des idéologies linguistiques ne saurait faire oublier leur emprise et leur puissance de séduction que révèle, significativement, le livre d'Alain Borer De quel amour blessée...

Jean-Louis CHISS
DILTEC EA2288
USPC et Sorbonne Nouvelle Paris 3

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Introduction

Je veux bien respecter les textes sacrés, mais la langue ne peut pas être sacrée. (Hoda Barakat, Le Monde, 26 juillet 2019, p. 18)

C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que quand il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière. (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851, Paris : Les Editions sociales, 1969, p. 13-14)

C’est à partir de la lecture du livre d’Alain Borer (De quel amour blessée…Réflexions sur la langue française, Gallimard, 2014) que m’est venue l’idée de proposer une communication au colloque de Montpellier. Je souhaitais faire entendre une double voix : celle d’un plaidoyer caustique et brillant pour la langue française sous la plume d’un écrivain, celle d’un trouble – le mien – face à la séduction d’un discours renouvelant parfois avec bonheur l’argumentaire du « génie ». Mais, au-delà du cas Borer, c’est le propre des idéologies, singulièrement des idéologies linguistiques, de laisser ouverts des espaces qui vont du consentement à la fascination. Le présent article est l’occasion de revenir sur la problématique du colloque, de présenter ma réflexion sur les idéologies linguistiques et d’évoquer l’essai de Borer.

1. Le désir et son autre

Le colloque qui nous a réunis « Désir de langues, subjectivité, rapport au savoir » portait ce sous-titre : « Les langues n’ont-elles pour vocation que d’être utiles ? ». La réponse, évidemment négative, est contenue dans la question mais à condition que soit discutée la notion même d’ « utilité » (voir Nuccio Ordine, L’Utilité de l’inutile, Les Belles Lettres, 2013). Le texte de présentation du colloque renvoie l’« utilité » à tout un continent que traduisent les énoncés militants du type « vision utilitariste et économiste », « modèle néo-libéral et marché des langues », « conceptions managériales de la compétence »…Face à cette nébuleuse se trouverait le « désir » et ses déclinaisons : subjectivité, affectivité, qui refont surface dans nombre de manifestations scientifiques en didactique des langues – et c’est sans doute heureux. Quelle place pour le sujet s’interroge-t-on. Mais quel sujet ? Le sujet parlant ? Le sujet de l’apprentissage ? Où passent les frontières entre le « besoin » et le « désir » ? Règle-t-on la question de l’anglais en France et dans la mondialisation en en faisant la langue des technocrates et des touristes ? La fonctionnalité qui lui est attachée comme « langue de service » (!) oublie-t-elle la puissance originelle de sa séduction voire de son emprise dans le soft power anglo-américain (la musique, les modes alimentaires ou vestimentaires) ? Le désir d’apprendre des langues étrangères, si souvent allégué, y compris dans les attendus de notre colloque, se soutient-il de quelle enquête empirique, de quelle démonstration heuristique ? Ne pourrait-on pas, à l’inverse, mettre en avant la puissance des langues « maternelles », des langues à soi, des langues de ceux qui souhaitent être chez eux (« On est chez nous », a-t-on entendu crier ces derniers mois dans les rues de notre douce France !)1 dans leur terroir, leur territoire ou dans leur langue. Conflictualité des désirs entre le « propre » et l’« autre » mise en scène chez tant d’écrivains, dans leur rapport aux langues, dans leur écriture souvent (et je me suis étonné de l’absence de la littérature, des écrivains dans les titres des communications à notre colloque !).

1.1. Didactique dominante et didactiques émergentes ?

Il s’agit par cette entrée critique de prendre au sérieux une problématique inscrite dans un contexte théorique, politique et didactique. Il appartient à l’histoire de la didactique des langues de voir se succéder, coexister de manière plus ou moins pacifique des configurations théoriques et méthodologiques, de passer de la confrontation directe à un éclectisme supposé pragmatique mais souvent paresseux. L’extension occidentale, et parfois au-delà, des orientations communicatives semblait avoir signé la fin de l’histoire avant que la perspective actionnelle du Cadre européen ne rebatte en apparence les cartes. En apparence car je considère que les réquisits pour définir une nouvelle méthodologie au sens de Puren (1988) ne sont pas réunis (pas de nouvelle conception théorique de l’objet, de l’enseignant et de l’apprenant) et qu’il s’agit, ce qui n’est pas négligeable, d’une orientation donnée à l’enseignement des langues en Europe, davantage axée sur le « faire » avec les langues dans les univers professionnels ou académiques.

Mais tout se passe comme si, une modélisation s’étant imposée dans les esprits et parfois sur le terrain, il convenait de lui opposer des contre-modèles, des didactiques alternatives, dénommées « socio-didactique » ou « ethno-didactique », de chercher dans une psychologie des émotions et des motivations, dans une philosophie herméneutique centrée sur l’interprétation et la relation, des ressources pour construire (?) des didactiques autres qui signalent certes des impensés mais ne constituent pas des matrices substituables à une configuration actionnelle, elle-même introuvable. Véronique Castellotti (2017) a le mérite de passer au crible tous ces essais de « correction » de la matrice considérée comme dominante, des options interactionnistes aux biographies langagières, de l’essor de la réflexivité à la nécessité de la contextualisation pour poser les bases d’une « didactique de l’appropriation » pour l’instant à caractère programmatique. Les « inversions » de trajectoire que l’auteure préconise, j’ai eu l’occasion d’en mesurer avec d’autres la portée quand, à propos de l’enseignement/apprentissage du français dit « langue maternelle », j’ai proposé de substituer à la didactique « descendante », encore marquée par la linguistique appliquée et malgré l’intérêt de la transposition didactique, une didactique « ascendante » consistant à définir, à partir d’un terrain travaillé par les chercheurs didacticiens, des problèmes et des questionnements susceptibles de « rencontrer » les théories du langage et de l’éducation. A défaut de substitution, une complémentarité en forme de rétroaction, d’effet en retour (voir Chiss, 2016 et Chiss et David, 2018, première partie).

1.2. Quel plurilinguisme pour l’Europe ?

Cette dimension méthodologique du Cadre européen s’accompagne, dans une liaison pas toujours fortement argumentée, d’une vision plurilingue et pluriculturelle qu’il faut bien considérer comme une idéologie, quelles que soient les réalités empiriques du phénomène que subsume cette expression restée pour moi toujours mystérieuse de « didactique du plurilinguisme » sauf à considérer qu’elle serait simplement l’antidote d’une didactique d’une langue qui ne serait au contact d’aucune autre, ni sur le plan social ni dans l’univers éducatif. De ce point de vue le syntagme « didactique du monolinguisme » ne s’inscrirait en rien comme antonyme du précédent. Face à une conception franco-française du français langue étrangère, auto-centrée, tributaire de son référent institutionnel constitué par les réseaux français de diffusion internationale du français, il me semble que s’est progressivement imposé un autre référent, celui des systèmes scolaires et universitaires d’Europe et du monde où le français est enseigné comme première, seconde, troisième langue étrangère, où il peut être aussi une langue d’accueil et de scolarisation.

En ce sens, quand les spécialistes du FLE prétendent s’inscrire dans une « didactique des langues », il faut d’abord lire cette revendication comme la prise en compte explicite des langues des apprenants et des contextes étudiés où s’enseigne le français. Pour moi, l’inscription principielle de toute didactique dans des cultures linguistiques et éducatives spécifiques est partie intégrante de sa définition. C’est pourquoi le travail entamé sur les processus de contextualisation doit être absolument poursuivi. Loin des esprits chagrins devant cette notion (Castellotti, 2017), je revendique la conceptualisation des contextualisations comme un axe de recherche incontournable, à condition de ne pas limiter le « contexte » au micro-environnement des activités linguistiques et éducatives, d’étendre la contextualisation aux aspects anthropologiques, épistémologiques, praxéologiques et axiologiques (Chiss, 2013, 2014, 2015, 2016). Evidemment, la contextualisation ne saurait, en aucun cas, prendre la forme d’une « adaptation » à un terrain donné sous peine de réduire à néant la dimension du rapport entre langue et culture2; elle doit, en revanche s’inscrire dans l’histoire, se penser comme indissociable des différents modes d’historicité.

C’est pourquoi, si j’en reviens frontalement à l’idéologie plurilingue et pluriculturelle portée par le Cadre européen, la question est bien de savoir dans quelle historicité se conçoit le plurilinguisme européen. C’est là sans doute que se noue le débat qui est politique et éthique. Le sens de ce plurilinguisme n’est sans doute pas le même que celui à attribuer à la pluralité des langues dans des sociétés extra-européennes, en Amérique latine par exemple (Dahlet, 2011), où l’accès à des langues non natives peut signer un sentiment de dépossession de soi comme dans les contextes d’immigration où le conflit entre langue dite d’origine et langue dite d’accueil engendre des troubles identitaires (Chiss, 2016, 2° partie à propos des débats sur l’immigration). Certes, l’inscription de ce plurilinguisme dans la synchronie du « marché » européen des langues et du modèle « néo-libéral » constitue une entrée, fabrique un point de vue, construit un paradigme marqué par l’économisme, l’utilitarisme, la technocratie ou le technicisme (qu’il ne faudrait pas confondre avec l’indispensable technicité).

Mais comment ne pas voir que le plurilinguisme européen, c’est aussi et pour moi d’abord, la permanence, et les éclipses, de la tradition humaniste depuis Erasme et Comenius, l’ouverture « plurilingue » étant consubstantielle à l’enseignement des humanités tant dans la tradition française des Lettres (avec le latin et le grec) que dans la romanistique allemande. Ce que j’appelle une « culture du langage » a été mise à mal par le nazisme et le communisme mais obstinément portée par les grands écrivains de l’Europe depuis les années 30 et par-delà la Shoah (Kafka, Canetti, Celan, d’autres encore)3. Jorge Semprun (2010, p. 10), à travers son plurilinguisme (espagnol, français, allemand), répond à Thomas Mann qui déclarait, comme tant d’autres : « la patrie d’un écrivain, c’est la langue » : « Je ne peux y souscrire. Je dirais pour ma part : la patrie d’un écrivain, c’est le langage » avant de souligner (op. cit, p 122) « le rôle de la culture juive d’expression allemande dans la formation universaliste de l’esprit européen des temps modernes ». C’est cet esprit européen dont Husserl analyse la crise en 1935 (« La crise de l’humanité européenne et la philosophie ») qu’il faut rappeler aux détracteurs de l’éducation plurilingue et pluriculturelle du Conseil de l’Europe et aussi à ses promoteurs pour qu’elle devienne réellement une Education européenne (Romain Gary, 1945).

1.3. Quelle langue du désir ?

On comprend aisément que face à ces conceptions communicationnelles-actionnelles de l’enseignement des langues et de l’idéologie plurilingue et pluriculturelle, la (ré)activation des références à la subjectivité, au « désir », constitue une porte de sortie – ou une entrée – commode s’il s’agit de dire ce qui échappe à ce qui est réputé dominant à condition d’abord d’accepter que ce qui est désirable pour les uns ne le soit pas pour les autres. C’est ce que j’ai voulu suggérer à propos des langues « maternelles » et des langues étrangères. J’ai affecté « maternelles » de guillemets, considérant les critiques récurrentes et techniquement fondées mais je tiens à cette dénomination et, plus encore, dans ce débat car il me semble que toutes les questions identitaires, existentielles, relationnelles sont d’abord enracinées dans la langue de première socialisation, la langue transmise et non apprise, même si le contact avec les langues secondes peut bousculer des équilibres, créer de nouvelles tensions ou acter des libérations.

Toute une tradition depuis Saint Augustin, en passant par Dante et jusqu’aux linguistes que j’ai étudiés comme Victor Henry (Chiss, 2004) et surtout Charles Bally (Chiss, 2006) fait de la langue « maternelle » le lieu de l’intériorité et de l’attachement à celle-ci le destin du sujet humain. C’est pourquoi langue du cœur et de la spiritualité, de l’imagination et des émotions, traversée par l’ambivalence amour/haine (à la mesure de la figure de la « mère » ou de ses substituts), elle marque la proximité la plus intense, contrairement aux langues « étrangères », quelle que soit leur degré de xénité4. On voit bien que quelque chose de l’intériorité des sujets est atteint quand ils expriment des jugements d’empathie ou de rejet pour tel ou tel mot, quand, par exemple, ils mettent en avant ce que les linguistes appellent « euphonie » pour refuser « écrivaine » ou « autrice » (voir infra). Mais ces « sentiments » linguistiques, ces représentations mises en discours ne sont pas appréhendables, de mon point de vue, par des conceptualisations issues de la psychanalyse (Patrick Anderson) ou d’une approche phénoménologique-herméneutique (Castellotti-Debono-Huver)5. Il y faut l’historicité et la contextualisation, ce qui revient à dire le même sous deux vocables différents : il y a une histoire du « maternelle » de « langue maternelle », sans doute une histoire du « désir », en tout cas par exemple une Histoire des émotions (Corbin, Courtine et Vigarello, éds, 2016-2018).

2. Pourquoi travailler sur et avec les idéologies linguistiques ?

Dans la dynamique de mon travail (voir La culture du langage et les idéologies linguistiques, Lambert-Lucas, 2018a), je me suis enquis de l’inépuisable litanie des « qualités » de la langue française et des « valeurs » qui lui sont attachées ; elle se décline, sur tous les tons, dans les discours des politiques linguistiques et éducatives et de la socialité conversationnelle et littéraire. Constitué en idéologie linguistique, le « génie de la langue française » (voir Siouffi, 2010) a sa propre historicité et ses contextualisations multiples. Tenu en lisière par les « sciences du langage », il pose une question d’importance à l’idéologie plurilingue contemporaine. S’il offre une prise de choix à la critique d’une théorie du langage, il est porté par les subjectivités ordinaires qui le distribuent en toutes sortes de représentations prégnantes dont on sait l’effet sur l’enseignement et l’apprentissage du français.

2.1. Le français, les langues : déconstruire les idéologies

Si j’ai choisi d’employer le terme d’« idéologie linguistique » et pas celui d’ « imaginaire » par exemple, c’est qu’il n’en va pas seulement de l’investissement du sujet et de la problématique du désir (ou de son envers répulsif) – je renvoie à la discussion précédente – mais de déterminations politiques et éthiques. Certes les représentations esthétiques, logiques ou pragmatiques des langues s’expriment chez les sujets parlants mais les idéologies linguistiques se construisent comme des ensembles structurés de représentations et de discours avec une consistance, une systématisation, une historicité surtout, et s’inscrivent dans des cultures linguistiques et éducatives spécifiques. Elles sont liées à l’histoire des langues nationales, des institutions et des politiques linguistiques. Qu’il s’agisse du « génie » et de son ambivalence constitutive (entre le sens du « caractère » de la langue et celui de son de son « exceptionnalité », fabriquant une antinomie avec le plurilinguisme, voir Chiss, 2018b), de la « crise du français » (Chiss et Puech, 2004) aux contenus différents selon les temporalités, des fils à tirer dans ces grands ensembles (la « clarté » française, le purisme, la « grande querelle » de la féminisation, voir Cerquiglini, 2018), il s’agit de penser un continent qui ne concerne pas seulement une langue – le français – dans son rapport aux autres langues6 mais le rapport au langage et la conception du sens (voir Thouard (2016, à propos de Humboldt).

Il est parfois difficile – et c’est heureux – de tracer une ligne de démarcation claire entre l’investigation scientifique et la pensée des idéologies linguistiques. Des thématiques comme l’origine du langage ou la « vie et la mort des langues » ont toujours oscillé entre le statut d’objets de science et la constellation de représentations ancrées dans des discours philosophiques, anthropologiques ou religieux. Parfois, telle représentation cherche ses justifications dans le travail des linguistes, la « douceur » du français dans les observations de la phonétique (les e muets), la « clarté » du français dans les constructions grammaticales (l’ordre direct de la phrase) de sorte que le couple science/idéologie si prégnant dans la conjoncture intellectuelle des années 1970 s’efface au profit du travail de la théorie du langage dans une épistémologie spécifique aux sciences humaines.

Si l’on s’en tient à quelques éléments de notre actualité, on voit bien comment se réactivent des débats qui tiennent tout autant de la permanence et des métamorphoses du « génie de la langue française » que de « la crise du français », même si l’expression elle-même définit des conjonctures successives seulement depuis le milieu du XIX° siècle. Le surgissement de l’écriture inclusive, la reprise des discussions sur le féminin dans l’accord du participe passé, plus largement l’affaire de la « féminisation », particulièrement celle des noms (Cerquiglini, 2018), prouvent qu’on a affaire à des symptômes d’une « crise » plus générale, à des manifestations d’une idéologie linguistique concernant le français voire d’un rapport global au langage. A travers cette querelle de la féminisation, si chargée d’émotion et génératrice de ces « émotions » qui sont comme de petites émeutes dans la vie culturelle, Bernard Cerquiglini repère les résistances du purisme, le poids des conceptions monosémiques du langage qui ne sont évidemment pas l’apanage de l’Académie : il faut compter, écrit-il, avec « la réticence du public » (op.cit, p. 89). Délicieux euphémisme si l’on veut bien considérer le fonctionnement propre aux idéologies linguistiques et leur propriété première qui est de circuler entre les formations discursives, l’examen de ce dossier spécifique ne permettant pas à l’auteur une contextualisation d’ensemble. En rappelant certains emportements de Marc Fumaroli (op. cit p. 164, et « La querelle du neutre », Le Monde, 11 août 1998) – et oui, il y a de la véhémence, signe du désir contrarié, dans tous ces discours de crise – Bernard Cerquiglini ajoute des pièces à un dossier particulièrement chargé (voir Chiss, 2016, première partie), celui de la « défense » de la langue française, toujours, constitutivement menacée par les langages scientifiques, les tchatcheurs des cités, les technocrates de l’administration, les clichés des journalistes, l’invasion des américano-anglicismes, la liste est ouverte et renouvelable depuis le XVI° siècle 7.

Il s’agit dès lors de résister non pas au supposé déclin de la langue mais au discours de la menace ici ou là teinté de complotisme dans le même temps où l’on s’essaie à déconstruire, à travers cette investigation sur les idéologies linguistiques, le fonctionnement des attributs, des « qualités » (voir supra) et aussi des « appartenances » : langue de la nation et langue de l’empire, langues de culture et langues de service, langue de la révolution (le français), langue de l’impérialisme et du dollar (l’anglais), langue des assassins (l’allemand), la liste est ouverte de ces dénominations circulantes qui mettent en cause et le sens et la force du langage. Dans cette double entreprise, on peut avoir le viatique de la connaissance, celle de la culture du langage dans l’histoire et les sociétés contemporaines : « De sorte que l’ennemi du français n’est nullement l’anglais, mais l’inculture, à tous les niveaux, du langage et des langues, y compris le français » (H. Meschonnic, « L’ennemi des langues, c’est la langue », Le Monde, 3 juillet 1999). Il y faut aussi une certaine expérience de la littérature : « Les seules personnes qui défendent la langue française (comme l’Armée pendant l’Affaire Dreyfus) ce sont celles qui l’’attaquent’ » (M. Proust, Lettre à Madame Emil Straus, 1908).

2.2. Les idéologies linguistiques : emprise et séduction

Le travail critique ici à l’œuvre ne peut ignorer, même s’il tient ferme la distinction entre langue et discours, l’emprise que constituent les représentations des langues chez les écrivains, les traducteurs et même les linguistes qui ont tôt fait d’idéologiser leurs descriptions des langues surtout dans une optique comparative. Ainsi, entre autres exemples, celui canonique de la relation entre le français et l’allemand. Charles Bally (1932, édition de 1944, p. 29) met en avant la « tendance synthétique attribuée à l’allemand » vs la « tendance analytique qui est censée caractériser le français » et, tout en discutant ces catégories, dérive parfois des caractéristiques de la langue vers les caractères du peuple. Madame de Staël, déjà, dans De l’Allemagne (1814, p. 112) s’était livrée à cette comparaison entre les deux langues pour en tirer des conclusions sur les aptitudes respectives des locuteurs à « l’esprit de conversation » : « Le français ayant été parlé plus qu’aucun autre dialecte européen est à la fois poli par l’usage et acéré pour le but. Aucune langue n’est plus claire et plus rapide, n’indique plus légèrement et n’explique plus nettement ce qu’on veut dire. L’allemand se prête beaucoup moins à la précision et à la rapidité de la conversation. Par la nature même de sa construction grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la phrase. » Récemment, Anne Weber, romancière et traductrice entre allemand et français, dans un article significativement intitulé « A la fin était le verbe » (Le Monde, 6 octobre 2017, p. 4) soulignait à propos de la langue française : « Cette ‘érudition’ du vocabulaire a pour effet que les Français vivent dans un monde plus distingué et en quelque sorte plus pâle, en tout cas moins sensuel que les Allemands, dont la langue est toute de terre et de chair ». Tout en ayant conscience de la fragilité et de la réversibilité de ces représentations, « à mi-chemin entre la vérité et le stéréotype » (ibid.), tout en relativisant l’affaire du « verbe à la fin », Anne Weber n’en assigne pas moins au traducteur de « sauver, dans l’œuvre qu’il donne à lire, quelque chose des singularités de la langue d’origine (ibid. C’est moi qui souligne).

Ce travail critique trouve aussi parfois ses limites quand l’on accepte de se rendre attentif à une puissance de séduction – facette de ce « désir » au cœur de notre colloque – celle qu’exerce par exemple un livre, ici celui d’Alain Borer, De quel amour blessée… Réflexions sur la langue française (Gallimard, 2014). Si je choisis de m’y arrêter en conclusion c’est à la fois pour son caractère paradigmatique (modèle d’une recension quasi exhaustive des thématiques du « génie ») et son originalité érudite, réflexive et stylistique, comme une forme de « poétique » du français. La tradition de la « Défense et illustration » de la langue française a souvent produit des libelles peu convaincants, des essais où la déploration efface l’argumentation. Ici, le discours de « crise » est porté par la rationalité tout autant que par le désir… de français. La grande culture linguistique de Borer (il lit les linguistes et Meschonnic, ce qui n’est jamais mauvais !), son refus de considérer la langue comme un outil, sa manière de s’affronter à des questions non triviales comme les « difficultés » des langues et de traiter brillamment certaines spécificités du français, la volonté d’assumer une hiérarchie des langues, des registres et variations à l’intérieur de la même langue, de conjuguer enracinement et universalité, son inlassable inventivité métalinguistique, tout cela, à défaut de convaincre, attire et retient.

Heureusement que les excès du lexique du renoncement et de la « collaboration » (la fin de la langue française et de la France) remettent les pendules des discours déclinistes à l’heure du conservatisme voire de la réaction. Mais, c’est avec cet ouvrage d’un grand lecteur de Rimbaud, l’opportunité de saisir les racines d’un attachement à la langue « maternelle » ici indissolublement langue de l’écriture, d’un écrivain, de mesurer ainsi comment la question de la langue fait corps avec le sujet, le politique et la culture. De Du Bellay à Borer en passant par Rivarol, l’idéologie du « génie » de la langue française a aussi perduré parce qu’elle n’a pas enfanté que des discours inanes. C’est pourquoi, le meilleur moyen de s’en distancier, comme de toutes les autres idéologies linguistiques, est de la prendre au sérieux, de résister à ses indéniables séductions, d’en faire un objet de recherche, au moins de réflexion, au sein des théories du langage et de la didactique des langues.

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Thouard, Denis, Et toute langue est étrangère. Le projet de Humboldt, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

 

1Mais « Quand donc est-on chez soi ? » se demande Barbara Cassin, sous-titre de son ouvrage La nostalgie, Paris : Autrement (2013).

2Dans la gamme immense des « adaptations », je ne résiste pas au plaisir de reproduire un extrait d’un cours de français radiodiffusé (Français, livre 4), Leçon 4, 1974, en usage durant la Révolution Culturelle en Chine :

« Wang : Camarade Lou, voulez-vous me dire quelques mots sur votre village natal ?

Lou : Volontiers. Dans mon village natal, on a beaucoup souffert avant la libération… »

(passage cité dans la thèse de doctorat de Yan Xu, Histoire des méthodologies de l’enseignement du français en Chine (1850-2010), université de Nice Sophia Antipolis et université des langues étrangères de Pékin).

3L’Europe, c’est le Printemps de Prague, tout aussi bien que Mai 68, la chute du Mur de Berlin, tous ces événements qui ont contribué à construire une Europe, davantage menacée aujourd’hui par les « démocraties illibérales » avec leurs tentations nationalistes et xénophobes que par la Commission européenne ou le Parlement de Strasbourg…Etudiant de Husserl, Jan Patocka, philosophe tchèque, est mort en 1977 sous les coups de la police du régime communiste. Voir son ouvrage L’Europe après l’Europe (Verdier, 2007).

4Y-a-t-il des langues étrangères dans la langue « maternelle », est-elle susceptible de se dédoubler quand elle se confond avec la langue « nationale », ouvrant vers d’autres pratiques linguistiques, en particulier scolaires ou administratives (Pierre Encrevé intitulait un article « La langue de l’Etat est une langue étrangère aux Français », Libération, 12 mai 2002) ? Et la littérature qui « consiste à forger une langue étrangère dans la langue maternelle » (Encrevé et Braudeau, 2007, p. 75), dans le sillage de Proust et Sartre.

5Je cite ces collègues présents et intervenants dans le colloque de Montpellier.

6Antoine Compagnon (1998) s’interrogeait ainsi, il y a 20 ans : « Pourquoi le français devient une langue comme les autres ? ». Quelle que soit sa nostalgie de professeur de littérature française, il analyse lucidement au moyen de son expérience et de données chiffrées ce qui, pour certains, se dirait dans les registres du désastre et de l’inacceptable.

7Il faudrait sur une courte période, par exemple la fin du XX° siècle, période chargée en discours déclinistes, reprendre toute cette archive : rapport demandé par l’Académie à Jacqueline de Romilly et Hélène Carrère d’Encausse (novembre1995), articles de Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde (par exemple 13 mars 1996, 11 avril 2001, 6 février 2002), ouvrages de Jean Dutourd A la recherche du français perdu (Plon, 1999), de Claude Duneton La Mort du français, (Plon, 1999). Les titres parlent d’eux-mêmes qui épinglent tout à la fois le triste devenir d’une langue et le sabotage de son enseignement, oublieux des grands textes, fâché avec la mémorisation, tout entier tourné vers la communication. N’oublions pas la francophonie genevoise (avec un clin d’œil au Charles Bally de La Crise du français en 1930) : La Tribune de Genève des 20-21 novembre 1999 titre « Malmené dans les écoles genevoises, le français est en péril ».

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Processus de subjectivation langagière et plurilinguisme européen

Marc Gonzalez

Résumé A la lecture de nombreux textes officiels de l’Union Européenne, la question des langues apparaît comme un enjeu identitaire crucial et le projet de politique linguistique et éducative conçu par le Conseil de l’Europe est donc centré sur la promotion d’un plurilinguisme « en réponse à la diversité linguistique et culturelle de l’Europe » (cf. CECRL, p. 7) ». La problématique du colloque soulève précisément cette question essentielle pour l’être humain : le rapport du sujet parlant aux langues qui le structurent, sa...

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