Introduction
Il s’agit selon les termes de l’appel à communication du colloque de « réfléchir à la place et à la figure du sujet en didactique des langues ». Je tenterai de mettre en lumière certains enjeux identitaires et subjectifs - deux dimensions anthropologiques différentes mais articulées et parfois contradictoires - révélés par la gestion et les modes d’enseignement/apprentissage des langues par et pour l’Union Européenne (UE), dans le cadre des dispositifs de politique éducative, notamment l’approche dite plurilingue adossée à une didactique du même nom et associée à une dimension pluri/inter-culturelle. J’interrogerai la pertinence métapsychologique de la notion opératoire de « plurilinguisme » qui joue un rôle central dans la politique linguistique de l’UE, telle qu’elle apparaît liée à un projet idéologique d’une nouvelle identité citoyenne plurilingue et pluriculturelle associée à une didactique du plurilinguisme, outillée par des dispositifs comme le CECRL1 et le CARAP2, entre autres. Je rappelle le rôle central du plurilinguisme qui selon Jean-Claude Beacco3 (2004 : 45) :
est une notion qui comporte à la fois des dimensions psycho-cognitives et didactiques, politiques et éducatives, qui sont toutes en mesure de constituer, ensemble ou séparément, des finalités communes pour les politiques linguistiques éducatives conformes aux valeurs définies conjointement par les Etats européens.
1. L’Union Européenne et la question des langues
A la lecture de nombreux textes officiels de l’UE, la question des langues en Europe apparaît comme un enjeu identitaire crucial et le projet de politique linguistique et éducative conçu par le Conseil de l’Europe est donc centré sur la promotion et le développement d’un plurilinguisme « en réponse à la diversité linguistique et culturelle de l’Europe4 ». Je rappelle la devise de l’UE : « In varietate concordia » (« Unie dans la diversité ») car précisément la grande diversité culturelle et ethno-linguistique européenne rend l’union problématique. Et de fait, l’hétérogénéité ethno-linguistique de l’Europe est grandissante, elle est d’abord constituée par la diversité des nombreux peuples natifs mais aussi par l’apport conséquent des vagues migratoires successives depuis plusieurs décennies. Selon « EUROSTAT5 » : « Au 1er janvier 2018, on dénombrait 38,2 millions de personnes nées en dehors de l’UE-28 et vivant dans un État membre de l’Union, tandis que 21,8 millions de personnes étaient nées dans un État membre différent de celui dans lequel elles résidaient. » Ces quelques chiffres sont évocateurs d’une situation fortement hétérogène qui fait peser la menace (selon les analyses des experts du Conseil de l’Europe) de replis identitaires, tensions communautaires et difficultés d’intégration. Une éducation plurilingue et pluri/inter-culturelle est donc envisagée pour contrer le danger d’une Europe « hyper-babélienne » ainsi nommée car cette hétérogénéité constitue une diversité qui crée des angoisses, des peurs6, de la xénophobie, un euroscepticisme7. Ce plurilinguisme semble pourtant contribuer à renforcer un sentiment phobique à l’égard d’une Europe dont l’hétérogénéité ethno-linguistique croissante effraye les peuples européens. Nous considérons l’hétérogénéité comme une diversité exacerbée, construite et problématique. Pour le cas français, Jean-Claude Chevalier, linguiste, écrivait en 2009 :
Il ne semble pas exagéré de penser que l’instauration du plurilinguisme, présent dans la plupart des pays européens, mais nouveau en France, pays jusque-là monolingue jusqu’à la provocation, n’est pas étrangère au sentiment d’inquiétude qui agite les Français et qui s’est manifesté par la multiplication de conflits mettant en cause les fondements de la démocratie.
Précisons que le plurilinguisme évoqué par Chevalier est en fait un multilinguisme éthique : le fait de parler plusieurs langues et d’accueillir l’altérité linguistique. Cette Europe, il faut bien le souligner, est construite et planifiée, au plan démographique, par les institutions européennes, pour être ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Le paysage démographique et culturel européen se modifie continûment et encore plus profondément par l’arrivée substantielle de populations étrangères et allophones. Babel, c’était le monde tel que nous le connaissions avant la mondialisation. « Hyper-Babel » c’est le monde - l’Europe en l’occurrence - construit dans l’hyper-diversité. Beacco (2004 : 45) confirme ce projet européen de construction d’une Europe nouvelle, « post-nationale » et « plurilingue » :
On ne construira pas l’Europe comme on a construit les nations européennes au XIX° siècle, autour d’une langue européenne commune identifiée à la « maison Europe ». Fonder des finalités, partagées entre Européens, relatives aux langues et à leur enseignement implique de considérer que ce qui est primordial ne sont pas tant les langues que ceux qui les parlent, non pas tant la diversité des langues dans un territoire (dit alors multilingue) que la diversité des langues utilisées par les individus (dite plurilinguisme), c’est-à-dire la diversité de leur «répertoires de langues», quel que soit le statut ou la fonction de celles-ci (y compris donc la langue dite maternelle).
Trois points problématiques retiendront particulièrement notre attention :
- La re-motivation sémantique du terme « plurilinguisme » afin de le différencier de « multilinguisme » et lui conférer un sens idéologico-politique dans une visée de gestion sociale de la diversité linguistique. Cette opération sur la paire notionnelle plurilinguisme/multilinguisme entraîne confusions et contradictions récurrentes dans les textes officiels de l’UE et dans les représentations.
- L’instrumentalisation des langues et des modes d’apprentissage, au profit d’une nouvelle identification plurilingue versus monolingue, pour en faire les vecteurs axiologiques d’une identité nouvelle produite ex nihilo dans le cadre d’une politique de refonte voire dépassement du sentiment national par le biais d’un vaste projet d’éducation plurilingue et interculturelle qui excède largement la didactique des langues.
- Enfin, la construction de la subjectivité langagière et le poids identificatoire et constituant des langues dont la langue maternelle qui, dans ce projet, subit une modélisation en rupture puisque l’identification à la langue maternelle (souvent nationale) est, d’une certaine manière, non pas ouvertement remise en question, mais idéalement complétée voire relayée par un répertoire plurilingue à développer et s’approprier, nécessitant un processus de décentration subjective.
2. Caractérisation du plurilinguisme européen
2.1 La re-sémantisation du terme « plurilinguisme »
L’utilisation récurrente et aléatoire de la paire notionnelle plurilinguisme/multilinguisme dans les textes officiels de l’UE a entraîné une confusion sur la base d’un amalgame synonymique qui a rendu nécessaire une re-motivation sémantique du terme plurilinguisme afin de lui conférer un sens nouveau. Il s’agissait surtout de fonder une nouvelle approche du rapport du sujet aux langues par un plurilinguisme qui remplacerait l’apprentissage académique, traditionnel des langues (didactique monolingue) ou qui a minima serait prépondérant.
Dans une acception commune, « plurilingue » (pluri-lingua), du latin « plures », signifie « plusieurs langues ». Le plurilinguisme est donc l’état ou la situation de l’individu ou de la communauté qui utilise plusieurs langues. « Multilinguisme » (multi-lingua) est formé sur « multi/multus » c’est-à-dire beaucoup, nombreux. Multilingue signifie que l’individu ou la communauté multilingue parle, possède plusieurs langues dans le sens de « beaucoup de langues », proche du terme « polyglotte » (du grec « poly » qui signifie nombreux, abondant).
Le multilinguisme serait ainsi, étymologiquement et communément, un plurilinguisme accentué, développé quantitativement à l’égard du nombre de langues parlées. Le sémantisme premier confirme que le rapport entre ces deux concepts est d’ordre quantitatif et non pas qualitatif. « Plusieurs » est moindre que « beaucoup » mais il n’y a pas d’opposition conceptuelle franche entre les deux notions qui sont apparentées.
On assiste pourtant à une différenciation à la lecture de certains textes officiels de l’UE qui conduit à une incompréhension voire une contradiction car malgré la co-existence et la promotion des deux attitudes (pluri et multi) dans de nombreux textes, on trouve entre ces deux notions une opposition sans aucune ambiguïté dans les textes abordant la didactique du plurilinguisme. Mais il est clair qu’il s’agit pour le multilinguisme de parler plusieurs langues, on en préconise trois et c’est bien l’UE qui est à l’origine de cette promotion. Les caractéristiques d’un plurilinguisme ad hoc en font assurément un outil idéologique car il ne s’agit pas uniquement d’acquérir une compétence multilingue fonctionnelle mais de promouvoir une « conscience pluriculturelle » afin d’agir sur les processus de construction de l’identité personnelle par une identification plurielle aux différentes langues-cultures d’un répertoire langagier à constituer. La distinction plurilinguisme/multilinguisme est bien précisée dans le préambule de la « Charte européenne du plurilinguisme » (Assises européennes du plurilinguisme, 2005-2019) :
Nous convenons de désigner par plurilinguisme l'usage de plusieurs langues par un même individu. Cette notion se distingue de celle de multilinguisme qui signifie la coexistence de plusieurs langues au sein d'un groupe social. Une société plurilingue est composée majoritairement d'individus capables de s'exprimer à divers niveaux de compétence en plusieurs langues, c'est-à-dire d'individus multilingues ou plurilingues, alors qu'une société multilingue peut être majoritairement formée d'individus monolingues ignorant la langue de l'autre.
2.2 Un « changement de paradigme »
En outre, la version intégrale du « Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe : de la diversité linguistique à l’éducation plurilingue » (2003 : 38-39) annonce que :
Ce plurilinguisme est considéré comme un répertoire de ressources communicatives dont le locuteur joue selon ses besoins propres… Cet emploi simultané de plusieurs variétés linguistiques, nommé alternance codique, donne au locuteur une grande souplesse dans la communication… Ce qui demeure commun à tous ces plurilinguismes est une compétence à maîtriser différentes langues à des degrés divers, à utiliser toutes les ressources de ces langues connues dans la communication et à faire que toutes les langues des répertoires individuels, du sien comme de celui des autres, soient considérées comme étant d'égale valeur.
Et J-C. Beacco (2003 : 40) de proposer que :
La question de l’enseignement des langues en Europe devrait alors être reformulée. Ainsi, il ne s'agit pas tant de décider quelles langues ''étrangères'' (et combien) doivent être enseignées dans les systèmes éducatifs que d'orienter les finalités des formations en langue vers l'acquisition d'une compétence plurilingue, de fait unique, englobant la langue ''maternelle'', la ou les langues nationales, les langues régionales et minoritaires, les langues européennes et extra européennes.
Le CECRL (2001 : 11) confirme que :
De ce point de vue, le but de l’enseignement des langues se trouve profondément modifié. Il ne s’agit plus simplement d’acquérir la ''maîtrise'' d’une, deux, voire trois langues, chacune de son côté, avec le ''locuteur natif idéal'' comme ultime modèle. Le but est de développer un répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques trouvent leur place.
Dans cette configuration, ce « répertoire langagier » ressemblerait à une forme d’attelage langagier hétéroclite proche du « bricolage » (qui peut tout à fait être pertinent) mais à partir duquel il est difficile d’imaginer une communication structurée et satisfaisante. J’ai moi-même tenté l’expérience subjective d’exploiter les ressources de mon répertoire langagier en Italie récemment mais avec fort peu de réussite… Ce dispositif glottopolitique semble surtout servir de levier agissant sur l’identité personnelle par le biais de l’éducatif et des didactiques du plurilinguisme en se différenciant des didactiques « traditionnelles » des langues. Selon Bruno Maurer (2015) :
Cette didactique du plurilinguisme, qui s'est développée à la suite du CECR s'est construite sur une erreur logique qui en condamne le développement, avec de potentiels effets négatifs sur la didactique des langues… On cherche à former des attitudes de plurilingues mais en essayant de faire l'économie du développement de réelles compétences dans plusieurs langues… Il faut retrouver la possibilité d'une véritable didactique plurilingue qui se détacherait des visées trop étroitement utilitaristes ou politiques que l'on assigne, depuis le CECR, aux langues et à leur enseignement.
Nous comprenons que l’objectif de ce plurilinguisme n’est pas uniquement langagier/communicatif, il est aussi politique et culturel ou plutôt pluri/inter-culturel car :
Ce plurilinguisme est considéré comme comportant un versant culturel, constituant ainsi la compétence plurilingue et pluriculturelle, comme expérience potentielle de plusieurs cultures. Conçu comme valeur il peut fonder un enseignement plurilingue mais aussi peut avoir pour finalité une conscience pluriculturelle... La mise en œuvre du plurilinguisme implique de promouvoir une éducation au plurilinguisme, qui ne se confond pas avec l’enseignement des langues et qui est en relation avec l’éducation à la citoyenneté démocratique.(Guide, 2007 : 40)
La didactique du plurilinguisme occupe donc une place stratégique dans le processus de construction du futur citoyen européen. Michel Candelier (in Simonin, 2013) évoque un « changement de paradigme » et affirme que « ce qui porte la didactique du plurilinguisme, se place au niveau d’un renouvellement des représentations de ce qu’est la compétence linguistique ». Beacco (2004 : 49) confirme ce renouvellement nécessaire des représentations collectives à l’égard des langues, de leur apprentissage scolaire et des modes d’enseignement :
La mise en œuvre d’une éducation plurilingue, comme dénominateur commun des politiques linguistiques éducatives, ne passe pas par des mesures révolutionnaires, mais par l’aménagement des enseignements existants. Modifier les curriculums existants pour arriver à des formes d’éducation linguistique intégrant les enseignements de langues et diversifiant les langues sur toute la durée des apprentissages, suppose fondamentalement d’agir sur les représentations sociales des utilisateurs et des décideurs.
3. Plurilinguisme et identité européenne
A l’évidence, l’ensemble de ces textes et déclarations montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’enseigner ou d’apprendre des langues mais aussi de promouvoir et construire une nouvelle forme d’identité plurilingue et pluriculturelle, afin d’habiter, autrement qu’enfermé dans les frontières ethniques et nationales, un territoire européen à réorganiser et unifier à partir d’une certaine « manière d’être aux langues » (Beacco). Effectivement, la division des politiques linguistiques du Conseil de l'Europe théorise dans de très nombreux textes un « plurilinguisme politique » associé à une « identité-carrefour » inter/pluri-culturelle.
Les programmes à l’œuvre en Europe… empruntent deux grandes voies : l’une est tournée vers la recherche… de "bonnes pratiques d’enseignement", l’autre est de nature politique. Elle s’interroge sur les finalités des enseignements de langues, sur leur relation avec la constitution d’une appartenance à l’espace culturel et politique européen ou sur leur rôle dans la cohésion sociale et la citoyenneté démocratique. Elle n’est plus de nature didactique, mais bien d’ordre politique, au moins au sens de l’anglais policy.(Beacco, 2004 : 42)
Ainsi, il ne s’agit pas simplement d’apprendre plusieurs langues. Ce dispositif glottopolitique du plurilinguisme se développe au plan éthico-pédagogique dans une « éducation au plurilinguisme », un « éveil aux langues », à la pluri-culturalité, s’exprime pragmatiquement par une méthodologie en didactique des langues et s’inscrit plus largement dans une conception politique et sociale de la « citoyenneté démocratique » européenne. Les langues comme objets d’enseignement et d’apprentissage deviennent ainsi des outils de production et d’élaboration identitaires au service d’une certaine idéologie sociolinguistique face au défi problématique de la diversité et de l’altérité dans le cadre des politiques d'intégration européenne. Candelier (in Simonin, 2013 : 206) justifie cette stratégie en expliquant que :
L’Europe est, historiquement, le lieu de naissance des nations unifiées et, conjointement, de construction des langues nationales appuyées sur une idéologie monolingue triomphante, mais l’influence de ces langues (comme celle des nations qui les portent) est actuellement en déclin, face à la domination linguistique anglophone et à l’évolution d’autres galaxies linguistiques. En outre, se pose la question des formes d’une citoyenneté européenne multiréférentielle, difficilement conciliable avec le choix et l’imposition d’une langue commune. Le développement d’une didactique du plurilinguisme en Europe apparaît donc aujourd’hui cohérente avec cette situation.
La charte européenne du plurilinguisme annonçait déjà en 2005 que : « Le plurilinguisme est inséparable de l’affirmation d’une Europe politique » […] Il est une source fondamentale du sentiment de citoyenneté européenne » et préconisait une pédagogie d’éveil aux langues et de « distanciation vis-à-vis de la langue maternelle », l’une des « compétences » (C5) visées par le CARAP8. Beacco (2005) évoque :
La création d’une collectivité nouvelle européenne qui relève d’une dynamique de constitution globalisante et qui a pour fin de créer en particulier par un processus d’identification culturelle aux allures de mythe fondateur une communauté transnationale… Cette entité européenne en gestation ne saurait se constituer sur le modèle des états du XIXe siècle.
Et ajoute que « l’identification à une langue est un artefact ». Ces propos sont annonciateurs de projets identitaires qui vont bien au-delà du simple objectif de multi ou pluri-linguisme. A l’évidence, les langues constituent dans ce projet politique des instruments de réélaboration des représentations identitaires et la didactique des langues se retrouve instrumentalisée et noyée sous des présupposés idéologiques. Beacco annonce un projet de changement radical de paradigme :
Les nations étant devenues du fait des flux migratoires massifs des entités politiques culturellement complexes, il faudrait donc parier sur l'identification plurilingue et pluriculturelle en abandonnant l'identification mono-linguistique/culturelle.
Bruno Maurer (2011 : 1) dans son préambule confirme cette instrumentalisation des langues :
Avec l’éducation plurilingue et interculturelle, il ne s’agit plus en réalité d’enseigner les langues, mais de construire de toutes pièces l’identité du futur citoyen européen. Les langues sont instrumentalisées au profit d’un projet politique.
4. L’« Autre versant du langage ». Subjectivité et motivation inconsciente
Développer une « compétence de décentration et distanciation par rapport à sa propre langue/culture », « regarder sa propre langue de l'extérieur », « dépasser les évidences qui sont forgées en relation avec la langue/culture maternelle » (cf. notes de bas de page 6 sur le CARAP), « parier sur l'identification plurilingue et pluriculturelle », « abandonner l'identification mono-linguistique/culturelle », « considérer l’identification à une langue comme un artefact »… etc. Il s’agit assurément d’une politique linguistique et éducative en rupture nette avec l’idéologie linguistique de la plupart des nations européennes qui confèrent une valeur identitaire prépondérante à la langue nationale souvent confondue avec la langue maternelle. Beacco (2001 : 2) écrit que « promouvoir le plurilinguisme ne saurait se faire sans tenir compte des idéologies linguistiques antagonistes toujours fort actives et qui sont en mesure d’en entraver la diffusion ». Il reconnaît que « le plurilinguisme ne va pas de soi ».
Et en effet, nous savons qu’une langue première a des incidences sur la structure métapsychologique9 et cognitive du sujet parlant. Les langues apprises en tant que langues étrangères, langues secondes ou d’emprunt, ont également des effets sur la constitution subjective, c’est-à-dire sur le rapport inconscient du sujet aux langues qui l’affectent, selon le contexte, la situation, la configuration familiale, culturelle… etc. : l’apprentissage scolaire d’un natif n’est pas l’apprentissage obligatoire d’un migrant ou la formation d’un expatrié volontaire ou encore d’un réfugié. Les conditions d’appropriation et de subjectivation des langues diffèrent considérablement selon les situations et le désir inconscient du sujet qui est à l’œuvre à son insu, selon les attentes conscientes et inconscientes des sujets à l’égard des langues du répertoire.
Nous entendons par subjectivité, ce qui relève des déterminations et opérations inconscientes structurant le sujet, qui se superposent ou s’interposent à la production d’identité qui elle relève de l’acteur social, de ce que Freud nomme le « Moi » dans sa seconde topique. Deux registres bien différents, l’un métapsychologique, l’autre sociologique qui ne mettent pas en jeu les mêmes structures et dont il faut différencier les incidences provoquées par toute gestion institutionnelle des langues. Car les effets de subjectivité sont liés à la prise des sujets dans les langues et les discours. Ainsi, supposer qu’une action sur les langues n’affecterait que la dimension fonctionnelle du locuteur en tant qu’utilisateur conscient (c’est-à-dire acteur social), c’est ignorer ce que Michèle Aquien nomme « l’Autre versant du langage » (1997 : 10). Elle explique que :
La fonction de communication sociale (utilitaire) est débordée de tous côtés car il existe aussi au niveau de l’individu des émergences langagières qui brouillent la pure information au sens du rapport socialisé et qui ne relèvent que de façon biaisée de l’analyse linguistique. Tout phénomène de langage n’est pas destiné à être communiqué : la réalité dans la communication sociale est fondée sur un consensus, et il arrive que pour le locuteur, il y ait une part de réalité qu’il voudrait cacher ou que la règle sociale invite à cacher, et qui apparaît plus ou moins malgré lui, dans son langage ; le locuteur fait ainsi entendre cette réalité dans la vie courante, soit de manière involontaire dans les lapsus, oublis, confusions, malentendus, symptômes divers, soit de manière plus dirigée dans les jeux de mots, mots d’esprit et figures diverses.
C’est dire que la langue (ici en production mais aussi en réception) possède bien d’autres fonctions que simplement utilitaristes et que dans le cadre de l’apprentissage plurilingue européen, le processus de subjectivation des langues (dont les « émergences langagières » de M. Aquien) n’est absolument pas envisagé car la langue, décomposée en compétences/attitudes, descripteurs de capacités et actions ou tâches… est supposée transparente et viser l’efficacité performative. Il n’y a pas de « reste » dans cette conception « actionnelle » et utilitariste de la langue. Selon J-M. Prieur et R-M. Volle (2016 : 75) :
Le CECR construit l’«image folle» d’une langue comme simple processus d’encodage de la réalité, trouvant un équivalent d’une langue à l’autre, et où s’annonce comme possible une communication transparente, maîtrisée, toute entière dévolue à l’accomplissement de l’action. C’est oublier que la langue est avant tout un espace d’équivoques travaillé par de l’impossible à dire qui place toute parole sous le sceau de l’incompréhension, du malentendu, de la perte.
Emile Benveniste dans ses « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » (in Aquien, p. 12) remarque, lui aussi, qu’à travers le discours qui raconte, se configure lentement (pour le psychanalyste), un autre discours, celui du « complexe enseveli de l’inconscient » (c’est-à-dire la structure méta-psychologique du sujet, la vérité de son désir). Il évoque des « déchirures du discours » qui procèdent de « la motivation inconsciente ». Il s’agit ainsi de prendre « le discours comme truchement d’un autre ''langage'' qui a ses règles, ses symboles et sa ''syntaxe'' propres, et qui renvoie aux structures profondes du psychisme ». Julia Kristeva (1981 : 266) évoque également une « langue subjective, personnelle » organisée en « un système signifiant secondaire appuyé sur la langue et en rapport évident avec ses catégories, mais lui superposant une organisation propre, une logique spécifique » qui s’inscrit de manière parasite dans la « langue comme structure sociale neutre ».
Ainsi, cet « Autre versant du langage » est révélateur de la subjectivité singulière, d’une dimension autre de la langue, qui dans le Cadre européen semble totalement ignorée. Car nous considérons que toute « opération » sur les langues (concernant le rapport du sujet à sa ou ses langues) produit des incidences subjectives et identitaires (micro et macro) et que les politiques linguistiques européennes ne sont donc pas sans effets sur les sociétés mais aussi et d’abord sur les locuteurs en tant qu’ils sont des sujets parlants soumis et structurés par leurs langues. Lacan qualifie le sujet humain de « parle-être » – concept qui noue le sujet métapsychologique à l’espace de la parole – et affirme que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Ainsi peut-on supposer que les effets des actions glottopolitiques ne sont pas seulement sociaux mais aussi subjectifs, ontologiques, qu’ils touchent et transforment l’être de l’étant.
5. L’impact subjectif de ce nouveau rapport aux langues. La place de la langue maternelle
On assiste ainsi à une opération glottopolitique sur tout le territoire européen10 – la visée est globalisante – qui réorganise les pratiques et apprentissages des langues et les représentations dans le cadre d’une éducation au plurilinguisme. Cette politique éducative et linguistique, assumée et promue par le Conseil de l’Europe, utilise stratégiquement les langues mais en ignorant la dynamique des désirs subjectifs singuliers des personnes ainsi que les incidences de ces opérations langagières sur la subjectivité. Nous touchons du doigt le nouvel enjeu socio-politique et le nouvel usage idéologique des langues opérant par le biais d’une éducation au plurilinguisme en rupture avec les didactiques des langues telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui et en remplacement progressif de celles-ci qui ne répondront plus aux attentes et finalités. Beacco (2005) réfléchit à un processus identitaire qui estomperait l’héritage culturel des nations, les identités essentialisées, nationales et ethniques. Il souhaite modifier la nature des affiliations culturelles par un processus de conscientisation, une educatio. Il affirme que « des compétences monolingues effectives ne doivent être considérées que comme la forme par défaut du plurilinguisme ». Et, plus radical, la langue identitaire (nationale ou minoritaire) n’est pas, selon Beacco (2005 : 11), « une réalité sociolinguistique » ; il minore l’appartenance nationale et le monolinguisme et souhaite promouvoir une identité carrefour portée par une « manière d’être aux langues » et surtout :
Fonder une forme d’appartenance non ancrée dans la valorisation de telle ou telle langue particulière mais fondée sur une manière d’être aux langues comme conscience de la diversité des répertoires plurilingues des citoyens européens et comme manifestation commune mais plurielle de leurs identités… L’espace européen pourrait être identifié non par les langues qui s’y parlent, qu’elles soient ou non autochtones, mais par l’adhésion commune à des principes définissant une manière d’être aux langues.(p. 22)
Le projet est nettement en rupture avec l’identité monolingue nationale et la didactique du plurilinguisme doit remplacer les apprentissages classiques des langues étrangères. Le fondement des identités culturalistes/nationales/essentialisées est certes en partie imaginaire mais les effets de cet Imaginaire sur les individus sont bien réels comme en témoignent les dynamiques de communalisation qui s’inscrivent dans un processus long, historique et politique, de constitution tangible des sociétés/communautés/nations, soutenu par une identification bien réelle. Beacco propose donc de déconstruire ce qui est prégnant aujourd’hui.
On pourrait ainsi comprendre les réserves émises à l’égard de cette politique (et didactique) plurilingue qui est devenue une nouvelle doxa. Elle se développe depuis une vingtaine d’années sans trop d’informations auprès des populations afin de créer les conditions d’émergence d’une nouvelle identité citoyenne européenne. La finalité est avant tout politique et non linguistique, sans vraiment le souci de ce que deviendront les locuteurs au plan subjectif et métapsychologique, de l’impact subjectif de ce nouveau rapport aux langues (maternelle et étrangères) qui réorganise la structure du « parle-être » pour reprendre la formule lacanienne. Quelles incidences subjectives ? Quelles conséquences et effets identitaires en termes de renforcement ou de fragilité ? La question de trouver sa place subjective entre les langues échappe à cette opération de macro-gestion sociolinguistique qui oublie qu’il est d’abord question d’une subjectivation langagière toujours intime et contextualisée. Luci Nussbaum (in Candelier, 2008 : 126) dans un article pourtant favorable à l’éducation plurilingue en Catalogne insiste sur la notion de « contexte » et émet toutefois quelques conditions indispensables :
Les objectifs (de l’éducation plurilingue) réclament l’aménagement de politiques linguistiques spécifiques pour chaque contexte éducatif… il faut que les réponses données s’adaptent à chaque contexte… et amorcer d’autres recherches pour connaître de plus près la réalité sur laquelle sur laquelle on veut intervenir… ce type d’études, fortement enraciné dans le terrain, permet aussi de connaître les raisons et les positionnements idéologiques des acteurs impliqués, ceux des équipes de recherche aussi.
Il est question dans cette citation de contextes éducatifs, idéologiques, auxquels il faudrait associer le contexte subjectif et à ce propos, Charles Melman (1995 : 3), psychanalyste, évoque les différents modes de rapport aux langues dans les situations de migration linguistique. Il précise que les langues font l’objet de positionnements subjectifs et parle pour la langue première, d’un « attachement, d’un lien très particulier, très étrange qui nous lie à la langue maternelle. » Cette langue occupe une place centrale dans notre économie psychique. La langue maternelle serait la langue dans laquelle a opéré le refoulement. Ce qui n’est pas le cas pour une langue d’emprunt. Il s’agit de trouver sa place subjective dans une langue et, selon l’analyste, une langue seconde ne le permettrait pas facilement :
Si l'on oppose ce qui se passe pour un sujet qui est pris dans une langue d'emprunt, dans une langue autre, qui va servir par exemple de langue dominante, (parce que si c'est simplement une langue qu'il a apprise, ça n'a pas d'importance,) mais si on parle de migration linguistique, c'est-à-dire d'un sujet obligé à changer de langue, ne peut-on pas dire qu'à ce moment-là, la langue d'accueil signifie au sujet qu'il n'y a pas sa place. Sûrement pas qu'il est un sujet, qu'elle lui renvoie surtout le fait qu'il est un étranger, c'est-à-dire qu'il n'a pas sa place dans cette langue.
Melman définit la langue maternelle comme étant « celle dans laquelle, pour le parleur, la mère a été interdite. C'est cet objet interdit qui nous rend une langue maternelle, langue dans laquelle le désir peut se donner à entendre, ce qui n'est pas toujours le cas d'une langue étrangère. » Et Julien Green, écrivain franco-américain bilingue et académicien, écrit à partir de son expérience littéraire et de sa condition d’exilé dans Le langage et son double (1987 : 155 et 161) que :
Tout notre système d’idées, nous pouvons l’admettre, se fait naturellement dans les termes d’un langage défini. Un langage n’est pas seulement le moyen de désigner les objets ou de décrire des émotions, c’est en lui-même un processus de pensée… Une langue est un monde d’où il est difficile de s’évader… Je suis sûr que notre langue maternelle plonge en nous une racine qui ne peut jamais être arrachée.
Sur cette question du rapport subjectif et différentiel aux langues, Patrick Dahlet (2008 : 73) expose le cas de Julien qui « livre un raccourci saisissant de la manière dont peut se faire jour, difficilement, un registre bilingue ou plurilingue » :
De fait, Julien, martiniquais, dit du créole et du français que : « Ce sont les deux langues à l’intérieur desquelles j’évolue très à l’aise, très à l’aise ». Mais alors qu’on vient de l’entendre assurer son bonheur bilingue, franco-créole, il dénie subitement dans le même discours que le français le symbolise : « Le français n’est pas ma langue, le français n’est pas ma langue, le français vient d’Europe, je ne suis pas européen, à aucun moment je ne suis un européen, dans l’esprit peut-être, mais dans les faits non. » A la question de savoir dans quelle langue il s’exprime le plus facilement, il répond : « c’est les deux les les deux euh incontournablement et et je dirais le français parce que nous avons tellement parlé français pendant des millénaires que euh des fois je je je parle le créole en français je francise le créole ce qui veut dire que le le français est la langue dans laquelle je m’exprime le mieux voilà des fois j’écorche mon créole au profit du français ». On voit, dans les perturbations paradoxales de cette réponse, où la langue admise, quelle qu’elle soit, créole ou français, est irréductiblement aussi la langue démise, d’une histoire oblitérée par l’autre, à quel point le processus d’identification plurilingue peut s’avérer comme béance ou suture de connexions impossibles ou assujettissantes, associées au sentiment plus ou moins déstabilisant d’un dédoublement de soi, voire d’une schizophrénie subjective, parce que fondée sur du manque, le manque du créole ici, même si ce manque ne fonde pas toujours le désir.
Et Jean Arceneaux (1994 : 22), poète et folkloriste, appartenant à la communauté minoritaire francophone des Cadiens/Cajuns de Louisiane exprime douloureusement dans un long manifeste poétique intitulé « Je suis Cadien » son plurilinguisme contraint qui l’affecte, comme Julien, de qu’il nomme une « schizophrénie linguistique » :
Faut parler en anglais… Comme de bons Américains… Why not just go ahead and learn english. Don’t fight it, it’s much easier anyway. No bilingual bills, no bilingual publicity. No danger of internal frontiers… Mais quand on doit rire, c’est en quelle langue qu’on rit ? Et pour pleurer, c’est en quelle langue qu’on pleure ? Et pour crier ? Et chanter ? Et aimer ? Et vivre ?
Ainsi les langues en tant que vecteurs principaux des cultures, et foncièrement la langue maternelle, structurent les identités subjectives mais il y a bien d’autres paramètres, outre les langues, qui contraignent les identifications et problématisent les rencontres entre langues-cultures. Melman avance une explication psychanalytique aux nombreux malentendus et conflits interculturels (d’où la difficulté de faire du commun sur un territoire hétérogène comme l’Europe) selon laquelle tout processus de communication sociale implique entre les interlocuteurs de rechercher une communauté de formes, une certaine identité entre l’autre et moi, des traits à partager et souvent des traits à s’approprier, une introjection, le contraire de la projection. Le sujet est donc contraint d’accepter dans la transaction exolingue, de l’altérité, de l’autre en lui, c’est-à-dire une altération imaginaire de son identité. Quelque chose vient toujours altérer le sujet dans toute rencontre, c’est ce que Melman appelle la « dimension paranoïaque de la formation de l’identité ». C’est pourquoi il y a de la résistance à cette altération d’autant plus importante que « l’autre » est éloigné des représentations culturelles, de l’Imaginaire, de l’Ordre symbolique qui constituent et rassemblent « les mêmes » comme sujets de cet ordre social et langagier particulier. D’autant plus grande est la résistance que l’autre est étranger à ce que le sujet est (ou croit être), car le sujet ne se reconnaît pas en l’autre, l’autre ne pouvant devenir le support de sa propre image. L’écart né de la différence non subjectivée peut ainsi entraîner une dialectique impossible entre le même et l’autre, un abîme d’incompréhension. Il en va ainsi pour la langue étrangère lorsqu’elle s’impose, dans des situations de minorisation, des dispositifs de migration ou de politique linguistique, comme une introjection impossible à réaliser pour le sujet, une corruption imaginaire et symbolique de Soi, entraînant une « désubjectivation ». Mais la langue n’est assurément pas le seul vecteur d’identification. Et croire que la seule didactique du plurilinguisme pourrait régler la question anthropologique et ethnocentrique de la différence semble peu crédible. Ainsi selon Laurent Jenny (2005) :
Les situations de multi ou pluri-linguisme, qu’elles soient personnelles ou culturelles, n’y changent rien. Elles ne font que multiplier le problème, langue à langue. Elles ne permettent pas d’objectiver et en quelque sorte d’extérioriser la langue dans laquelle on pense, on parle… La langue maternelle est, sur le plan symbolique, l’équivalent d’un « corps propre ». Ce corps qu’on appelle « propre » dans la psychologie phénoménologique ne se constituera jamais comme un « objet » parmi d’autres. « Ma » langue est une « atmosphère habituelle », un « milieu » où je suis immergé et duquel je ne saurais m’extraire pour la contempler.
Jenny cite Jacques Derrida qui évoque son rapport à la langue maternelle dans Le monolinguisme de l’autre en soutenant que tout sujet parlant « quel que soit son patrimoine linguistique, simple ou métissé voire polyglotte » est affecté d’un « monolinguisme essentiel » :
Le monolinguisme dans lequel je respire, même, c’est pour moi l’élément. Non pas un élément naturel, non pas la transparence de l’éther, mais un milieu absolu. Indépassable, incontestable : je ne peux le récuser qu’en attestant son omniprésence en moi. Il m’aura de tout temps précédé. C’est moi. Ce monolinguisme, pour moi, c’est moi. Cela ne veut pas dire, surtout pas, ne va pas le croire, que je sois une figure allégorique de cet animal ou de cette vérité, le monolinguisme. Mais hors de lui, je ne serais pas moi-même. Il me constitue, il me dicte jusqu’à l’ipséité de tout, il me prescrit, aussi, une solitude monacale, comme si des vœux m’avaient lié avant même que j’apprenne à parler. Ce solipsisme intarissable, c’est moi avant moi, à demeure.
Conclusion : Une entreprise désubjectivante et « hystérique » ?
Ainsi, une question essentielle qui se pose à l’égard de ce nouveau paradigme plurilingue et identitaire concerne l’ontologie du sujet. Or nous constatons que le CECRL associé à la promotion du plurilinguisme comme compétence centrale et composite se donne comme un savoir totalisant érigé en discours de vérité. Ce type de discours à vocation « scientifique », Lacan (1970 : 89) le définit comme hystérique et affirme qu’il relève d’« une idéologie de suppression, forclusion du sujet et de la castration ». Dans une perspective métapsychologique, le plurilinguisme tel que proposé fait courir le risque aux locuteurs d’une désorganisation subjective voire une dé-subjectivation ; le sujet, dispersé entre les langues, disparaît dans ce que Lacan nomme un « fading ». En outre, est-il vraiment possible de renégocier par une « éducation interculturelle et plurilingue » le rapport du sujet à sa langue maternelle/première ? Car il est question dans cette relation d’un désir inconscient, d’une position subjective à l’égard de l’objet langue qui construit le sujet parlant à son insu mais aussi d’une posture affective. Dans le séminaire Encore (p.127), Jacques Lacan reprend le concept de « lalangue » qu’il a forgé « pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi ». Car les effets de lalangue se manifestent par toutes sortes d’affects : « L’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce que l’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. » Cette lalangue, attachée à la langue maternelle, est un savoir subjectif inconscient qui s’articule au corps, à l’affect, à la jouissance. Jacques Derrida sur « sa » seule langue confiait dans une interview donnée dans « Le Monde » du 19 août 2004 :
De même que j’aime la vie, et ma vie, j’aime ce qui m’a constitué, et dont l’élément même est la langue, cette langue française qui est la seule langue qu’on m’a appris à cultiver, la seule aussi dont je puisse me dire plus ou moins responsable… L’amour en général passe par l’amour de la langue, qui n’est ni nationaliste ni conservateur, mais qui exige des preuves. Et des épreuves. On ne fait pas n’importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit.
Et de même qu’Albert Camus a incité à imaginer Sisyphe heureux, Barthes (1973) a postulé, dans Le plaisir du texte, une « Babel heureuse » : « le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse ». Il faudrait oser concevoir une Babel Europe heureuse.
Références bibliographiques
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SIMONIN, Jacky et WHARTON, Sylvie, Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts, Lyon, ENS Editions, 2013.
1 Cadre Européen Commun de Référence pour les langues.
2 Cadre de référence pour les approches plurielles des langues et des cultures.
3 J-C Beacco est expert auprès de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, il est aussi responsable d’un groupe de travail du Conseil de l’Europe sur les migrants adultes et les langues.
4 CECRL, p.7 : « Le chapitre I définit les buts, les objectifs et les fonctions du Cadre de référence à la lumière de la politique générale en langues du Conseil de l’Europe et, en particulier, de la promotion du plurilinguisme en réponse à la diversité linguistique et culturelle de l’Europe. » https://rm.coe.int/16802fc3a8
5 « Eurostat est l'autorité statistique communautaire désignée par la Commission pour développer, produire et diffuser des statistiques européennes. ». https://ec.europa.eu/eurostat/fr/home
6 Eric Verhaeghe, énarque et haut fonctionnaire de l’Education Nationale, affirme le 17/09/2015 dans un édito en ligne sur « Economie matin » « qu’en appelant à l’installation de 800.000 réfugiés sur son sol, Angela Merkel a réveillé la veille hydre du continent : la peur propre aux peuples européens de disparaître sous des vagues migratoires… Il commente ce phénomène d’un point de vue historique (la guerre des Gaules, les croisades…etc.) et écrit que : « Cette angoisse est ancienne et structure notre culture populaire. Elle était notamment au centre du mouvement impérial romain : il faut sécuriser les frontières en matant militairement les régions où des mouvements de population peuvent se produire….etc. »
7 Dans un entretien (28 juin 2016, site d’information « Le Temps »), Yves Bertoncini, Directeur de l'Institut Jacques Delors et administrateur de la Commission européenne, évoque un euroscepticisme, « une angoisse identitaire devant des flux migratoires anarchiques…les peuples sont divisés ».
8 CARAP : Attitudes / postures de : questionnement-distanciation-décentration-relativisation (Section 3, p. 44-45)
C3 : « Compétence de décentration » et C5 : « Compétence de distanciation »
A 11.1 « Etre disposé à prendre de la distance par rapport à sa propre "langue/culture"// regarder sa propre langue de l'extérieur »
A 12.3 « Disponibilité à dépasser les évidences qui sont forgées en relation avec la "langue/culture" maternelle pour appréhender les langues/cultures quelles qu'elles soient et mieux comprendre leur fonctionnement »
A 12.2.1 Être disposé à se décentrer par rapport à la langue et la culture maternelles
9 Le « sujet », rapporté à la psychanalyse, est défini par le dictionnaire Larousse comme : « L'être humain, en tant qu'il est soumis à la loi symbolique et contraint de passer par la parole pour établir sa vérité ». (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sujet/75322). Sa vérité qui est d’abord métapsychologique. Freud en 1915 écrit : « Je propose qu’on parle de présentation (Darstellung) métapsychologique, lorsqu’on parvient à décrire un processus psychique dans ses relations dynamiques, topiques et économiques ». Il crée ce terme pour désigner la psychanalyse qu’il a fondée. Cette métapsychologie élabore un ensemble de modèles conceptuels tels qu’un appareil psychique divisé en instances, la théorie des pulsions, le processus du refoulement, etc.
10 « Le CECRL (qui promeut le plurilinguisme) donne les principales recommandations en matière de politique linguistique aux 47 (en 2017) états membres du Conseil de l’Europe. » (Perrot et Julié, 2017 : 63).