Hors série n°8 / Mobilités, exils et migrations : des femmes/des hommes et des langues

Le degré de sensibilité interculturelle des étudiants finlandais en mobilité. Proposition de modélisation

Mélanie Buchart

Résumé

Dans une démarche interculturelle, le Conseil de l’Europe préconise certains outils de conception curriculaire (p. ex. le Portfolio Européen des Langues, l’Autobiographie de Rencontres Interculturelles) qui visent à faire des apprenants les médiateurs interculturels de demain. Dès lors, comment mesurer l’adéquation du discours des apprenants à ces récentes politiques linguistiques ? Nous proposons d’étudier les traces discursives témoignant du degré d’ethnocentrisme/ethnorelativisme d’étudiants finlandais mis en situation de rencontre interculturelle (stage linguistique dans un pays francophone), ainsi que les mécanismes de décentration mis en œuvre par ces apprenants. D’un point de vue méthodologique, nous nous sommes basée sur le modèle de développement de la sensibilité interculturelle proposé par Milton J. Bennett en 1986, à savoir un instrument conceptuel à six étapes servant à définir le stade d’adaptation d’un individu à un autre système de valeurs, à une autre culture, à travers la reconnaissance de réactions personnelles lors du contact avec l’altérité. Au vu des résultats, nous avons remanié la grille initiale et proposons à présent notre propre modélisation en quatre étapes (Défense, Fascination, Acceptation, Intégration), qui correspond davantage aux verbalisations d’attitudes constatées chez nos informateurs.

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Introduction

Les compétences culturelles, pluriculturelles et interculturelles font désormais partie intégrante des curricula, en particulier dans l’Union Européenne puisque le Conseil de l’Europe est devenu l’instance de référence en matière de conception curriculaire : Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues, Portfolio Européen des Langues, Autobiographie de Rencontres Interculturelles… Tous ces outils ont pour objectif de contribuer au développement de compétences interculturelles chez l’apprenant de langues étrangères.

Dès lors, on peut se demander comment mesurer le degré d’adéquation du discours des apprenants à cette idéologie éducative. Quel est leur degré de sensibilité interculturelle ? Par degré de sensibilité interculturelle, nous entendons leur capacité de décentration par rapport à leur propre système de valeurs et de références : leur tendance à l’ethnocentrisme (l’apprenant considère sa propre norme comme la référence) ou à l’ethnorelativisme (soit l’adaptation et l’intégration à d’autres contextes culturels).

Dans cette recherche, nous avons souhaité étudier les mécanismes de décentration des apprenants de FLE finlandais lors de la rencontre avec l’altérité linguistico-culturelle, en analysant un corpus de rapports de stage, rédigés à l’issue de leur séjour en France ou dans un pays francophone. A travers ces récits d’expériences, les informateurs révèlent non seulement leurs représentations plus ou moins cristallisées de la société cible mais aussi leur propre ethos communicatif (d’ouverture, de rejet…). Ainsi, à travers leur discours sur l’altérité, nous tenterons de définir leur stade d’adaptation à la culture étrangère, en nous basant sur les six stades élaborés par Bennett (1986a- 1986b-1993-2004) afin d’élaborer notre propre modélisation.

 

1. La sensibilité interculturelle : le modèle de Bennett

Milton J. Bennett a développé en 1986 un instrument conceptuel servant à définir le stade d’adaptation d’un individu à une autre culture, à travers la reconnaissance de réactions personnelles à son contact : Developmental Model of Intercultural Sensitivity (DMIS). Il établit ainsi une typologie à six stades : les trois premiers étant ethnocentriques et les trois suivants ethnorelativistes. Ce modèle de développement de la sensibilité interculturelle a été repris et traduit par le Centre d’Apprentissage Interculturel [1] (désormais CAI) qui présente les six stades de Bennett comme suit : le Déni, la Défense, la Minimisation, l’Acceptation, l’Adaptation, l’Intégration. Le CAI propose une visualisation des différents stades dans le schéma suivant (id. : 2) :

https://www.numerev.com/img/ck_398_6_image-20191031192214-1.png

Figure 1 : Les six stades de développement de la sensibilité culturelle selon Bennett

La première étape, le Déni, illustre la nullité du degré d’ouverture à l’altérité. Ce stade est néanmoins très rare chez les apprenants dans un contexte éducatif, surtout à notre époque. Le déni consisterait à ne même pas envisager qu’il existe d’autres cultures ou d’autres normes que celles que l’on connaît. Ce stade extrêmement ethnocentrique déconnecte les apprenants de toute expérience avec l’altérité. Les apprenants sont alors amenés à envisager leurs propres normes comme les seules ou les bonnes et à considérer tout autre comportement comme anormal, inconvenant ou étrange. Cette attitude engendre une grande méfiance et une stigmatisation systématique de l’altérité. Le CAI précise qu’à ce stade, les différences sont perçues de façon minimale et sans discernement : l’apprenant utiliserait pour cela de larges catégories pour classer les différences et reconnaîtrait par exemple que les Asiatiques sont différents des Occidentaux, sans discerner que les cultures asiatiques sont différentes entre elles (id. : 3). Les différences éventuellement constatées ne remettraient aucunement en cause leur vision du monde. Dans un cas extrême, les différences culturelles seraient attribuées à un statut sous-humain (ibid.).

La deuxième étape, la Défense, consiste à reconnaître l’existence d’autres cultures et donc d’écarts par rapport à la culture source. L’attitude de défense s’explique par la sensation que les autres cultures peuvent constituer une menace : elles seront dénigrées notamment par le biais de stéréotypes négatifs et des stratégies d’évitement du contact avec l’altérité se mettront en place. Le CAI explique que ce stade de défense peut revêtir une autre forme : à une étape plus avancée de Défense, on considère que les autres cultures sont tout simplement inférieures à la nôtre, sur un continuum dont nous sommes l’apogée (ibid.). Cette étape est logiquement qualifiée de Défense car la prise de conscience de l’existence de fonctionnements différents et de la relativité de ses propres valeurs amène à postuler la supériorité de sa propre culture sur les autres pour anticiper toute menace sur la remise en question de ses propres codes.

La troisième étape de l’ethnocentrisme, la Minimisation, postule l’universalité de certaines croyances ou valeurs. Les différences perçues sont considérées comme superficielles, peu significatives et beaucoup moins menaçantes qu’au stade précédent. Elles sont banalisées mais tolérées. Le CAI affirme qu’un tel point de vue est ethnocentrique parce qu’il présuppose que les catégories fondamentales du comportement sont absolues et que ces catégories sont justement les nôtres (id. : 4).

Un glissement s’opère entre les trois stades ethnocentriques et les trois stades ethnorelativistes dès qu’il y a prise de conscience de la non-staticité des cultures. Le point de vue sur des sociétés fonctionnant autrement s’avère de moins en moins déterministe. L’ouverture sur l’altérité rendue possible permet l’accès à la quatrième étape, l’Acceptation. Les normes comportementales sont progressivement moins perçues comme culturelles mais davantage comme des produits d’individus appartenant à une communauté et adoptant certaines tendances et schémas d’interprétations ou d’attitudes.

Vient ensuite la cinquième étape, l’Adaptation, qui démontre une empathie partielle face à l’altérité, une capacité de socialiser avec des personnes de différentes cultures (id. : 9), sans pour autant renoncer à ses propres croyances. L’apprenant peut se mettre à la place de l’autre et comprendre son raisonnement, ses réactions. En termes linguistiques, il peut veiller à l’appropriété de son discours dans la langue-culture cible et ainsi adapter ses comportements verbaux et non verbaux. Il est également capable de décoder les discours et attitudes d’autrui en tenant compte du contexte et de la logique dans lesquels ces actions se déroulent. A un stade avancé d’Adaptation, les gens sont des pluralistes culturels, puisqu’ils sont capables de fonctionner dans plus d’un cadre de référence culturel (id. : 5). Nous pouvons constater que le stade 5 correspond aux recommandations éducatives du Conseil de l’Europe. L’une des finalités du paradigme européen actuel de l’Education Plurilingue et Interculturelle réside en effet à la fois dans cette prise de conscience chez l’apprenant de la relativité de ses propres valeurs, afin de s’éloigner autant que possible de l’ethnocentrisme, mais aussi dans la capacité à adopter des cadres de référence culturels différents en fonction de la situation de communication.

Enfin, la sixième et dernière étape, l’Intégration, est l’aboutissement du processus de décentration et d’adaptation à d’autres contextes culturels. L’apprenant est capable d’appréhender la langue, les comportements, les pratiques, les actions dans leur cadre de référence. Il est en mesure de les évaluer, non plus en fonction de son propre cadre ethnocentrique mais en fonction du contexte culturel dans lequel ces actions se déroulent. Cette aptitude à intégrer des cadres de référence, pourtant parfois très différents, témoigne chez lui d’un grand développement du savoir-être. Cette attitude peut être qualifiée de pluriculturelle dans le sens où le sujet peut passer d’une culture à l’autre et s’y intégrer sans écueil particulier : son système de valeurs est extrait de ces différents cadres culturels, mais il n’en adopte aucun tout entier (id. : 6). Le fait de comprendre une autre culture, de s’y intégrer sans toutefois adopter l’autre système culturel dans son ensemble donne à cet individu un certain recul sur les attitudes culturelles, qui lui permet d’occuper la place de médiateur culturel si nécessaire.

 

2. L’expérience de la mobilité comme outil de décentration

Comme le souligne Abdallah-Pretceille (2005 : 111), l’aptitude à la décentration n’est pas innée et nécessite un apprentissage systématisé et objectivé. La distanciation par rapport à son propre système de références s’appuie sur l’apprentissage de la relativité à partir d’une série de décentrations successives (id. : 112). La mobilité estudiantine lors de l’apprentissage d’une langue étrangère nous semble conduire à une expérience (institutionnellement contrainte) de décentration. Nous allons par conséquent essayer de mesurer les effets de ce type de décentration en évaluant le degré de sensibilité interculturelle atteint par nos informateurs en situation de mobilité dans cette étude.

2.1 Corpus

Notre corpus est constitué de 12 récits d’expérience rédigés entre 2010 et 2016 par des étudiants finlandais à l’Université de Tampere. Afin de valider leurs études de français langue étrangère et d’obtenir leur diplôme de licence (niveau Aineopinnot en Finlande), ils sont en effet tenus d’effectuer un stage d’une durée minimale de deux mois, en France ou dans un pays francophone, puis de rédiger un rapport de stage de 5 à 10 pages sur leur expérience. Ce rapport doit contenir au moins les parties suivantes : justification du choix du stage, départ/installation, commentaires sur les cours suivis, aspects culturels et touristiques, critique de leur expérience et ressenti à l’issue du séjour.

Dans notre corpus, dix étudiants sur douze se sont rendus en France (deux à Paris, les autres à Lille, Orléans, Saint-Etienne, Montpellier, Lyon, Caen, Valbonne, Velaux) et deux en Belgique (Liège). La durée moyenne de leur séjour sur place est de 5 mois : trois informateurs sont partis tout un été, cinq pendant un semestre et quatre une année entière. Enfin, plus de la moitié des informateurs (7) partent grâce au dispositif Erasmus, un pour des études universitaires sans rapport avec ce programme d’échange, un pour un cours intensif de français, deux au pair et le dernier pour un séjour touristique.

2.2 Proposition de nouvelle modélisation

Nous avons tout d’abord analysé notre corpus en attribuant aux stades proposés par Bennett les ressentis évoqués par nos informateurs ainsi que les moyens discursifs permettant de les exprimer, puis nous avons de nouveau classé les occurrences en proposant cette fois une nouvelle modélisation des degrés de sensibilité interculturelle, qui se présente comme suit :

 

Stade

 

Contenu et caractéristiques du discours

1) Défense

ethnocentrisme

Rejet partiel, parfois dégoût de la culture cible, choc

Comparaison et hiérarchisation

Stéréotypes majoritairement négatifs

Généralisation des comportements source et cible

Incompréhension des modes de fonctionnement de l’altérité, étonnement, perplexité et non-maîtrise des codes

2) Fascination

Fascination pour l’étrangeté en général, enthousiasme

Stéréotypie positive exacerbée à l’égard de la culture cible

Critique de la culture source

Hiérarchisation, généralisation, manque d’objectivité et d’individualisation

Volonté d’importer des fonctionnements cibles dans le pays source

3) Acceptation

ethnorelativisme

Relativisation des comportements source et cible

Concessions mais absence de jugement et de hiérarchisation, objectivité, neutralité

Généralisation moindre et début d’individualisation des comportements

4) Adaptation

Prise de conscience de la relativité de ses propres valeurs

Socialisation avec l’altérité, volonté de découvrir

Elargissement de la vision du monde

Absence de jugement et de hiérarchisation

Adoption des attitudes selon le contexte culturel

Passage d’un cadre référentiel à l’autre sans écueil

Figure 2 : Notre nouvelle modélisation des stades de développement de la sensibilité interculturelle

Nous avons exclu de cette modélisation le premier stade de Bennett, le Déni, qui suppose un rejet total et définitif de la culture cible, attitude peu probable chez des adultes étudiant une langue-culture étrangère depuis des années et effectuant un stage dans le pays cible. Nous n’en avons en tout cas trouvé aucune trace dans notre corpus. Nous avons également remplacé le stade 3, la Minimisation (aucune occurrence dans notre corpus), par un autre stade, émergeant dans cette recherche empirique, la Fascination. En effet, nombre d’occurrences relevées correspondent à une survalorisation de la culture cible, doublée d’une fascination pour l’étrangeté, qui rendent le discours des informateurs éminemment mélioratif à l’égard de la culture cible et par conséquent dénué d’objectivité. De plus, nous avons fusionné les catégories 5, l’Adaptation, et 6, l’Intégration, dans la mesure où, selon nous, ces deux stades s’assimilent : l’étudiant est capable d’adapter son comportement au contexte culturel et de changer de système de valeurs sans effort. En revanche, l’intégration totale telle que Bennett l’envisage ne nous paraît pas atteignable après seulement quelques mois dans la société cible, raison pour laquelle nous garderons comme intitulé unique : l’Adaptation.

 

3. Traces discursives du degré de sensibilité interculturelle

Par l’analyse du discours des apprenants dans ces auto-évaluations d’expériences, nous allons à présent tenter de repérer les principales constantes pour chaque stade et illustrer notre propos à l’aide de quelques exemples issus du corpus.

3.1 De l’ethnocentrisme…

Tous les informateurs témoignent d’un passage par la première étape, la Défense. Celle-ci est caractérisée par le rejet et l’incompréhension, qui se traduisent par :

- la comparaison de normes :

S1 [2] : Je suis arrivée exactement à temps, même une dizaine de minutes avant, mais personne n’était là. Comme les Finlandais n’ont guère l’habitude d’attendre, j’ai téléphoné après un quart d’heure d’attente au numéro « urgent ».

Dans ce passage, S1 généralise son comportement à l’ensemble de sa communauté source (article défini pluriel + présent intemporel) et fait prévaloir sa norme de référence sans imaginer un seul instant qu’il puisse en être autrement dans la culture cible.

- la déception et la dépréciation de la culture cible :

S1 : Les cours proposés me parurent plutôt bizarres […] L’enseignant de ce cours avait la bizarre habitude de nous distribuer des feuilles où tout ce qu’il avait dit en cours avait été reproduit mot à mot.

S10 : Il y a aussi des déceptions : l’université en France était nulle, les cours inutiles et les Français assez difficiles de faire connaissance avec. Les conditions de vie dans la cité universitaire n’étaient pas très humaines et je n’y aurais pas pu vivre une année en plus.

Ces exemples ont en commun l’emploi d’un lexique particulièrement dépréciatif qui attribue à l’altérité des propriétés négatives permanentes.

La dépréciation se mue souvent en hiérarchisation entre cultures source et cible, à l’aide de comparatifs, comme on peut le voir ici :

S5 : Je n’étais pas inscrite à ma faculté dès mon arrivée. A cause de cela, j’ai eu des problèmes pour m’inscrire aux cours auxquels je voulais assister, vu que la plupart étaient déjà totalement pleins. Après cette lutte contre l’administration française (qui, comparée à celle finlandaise, est vraiment à un niveau primitif), j’ai pu enfin commencer mes études à l’Université d’Orléans. […] La faculté d’Orléans est vieille et totalement sans avancées technologiques. Ce qui m’a étonnée le plus quand je suis arrivée était le fait qu’il n’y ait pas des salles d’ordinateur avec des imprimeurs. Je devais aller à un magasin pour imprimer mes papiers et il fallait payer plus cher qu’en Finlande. Cela me paraissait être un retour au Moyen-Age et cela m’a aussi fait réaliser que la Finlande est vraiment un pays magnifique pour étudier.

Cet extrait est d’une grande violence verbale (primitif, Moyen-Age) à l’égard du pays cible. S5 est totalement incapable d’imaginer un autre fonctionnement que celui qu’elle connaît. Le fait de ne pas trouver ses repères en situation interculturelle la décontenance et la pousse à adopter un discours méprisant sur l’Autre et à valoriser en miroir sa culture source.

La deuxième étape, la Fascination, constitue l’exact opposé de la Défense. En effet, à ce stade, les étudiants font part de leurs découvertes positives, par exemple en multipliant les adjectifs mélioratifs. Dès lors, la comparaison culture cible vs. culture source se fait au désavantage de cette dernière :

S6 : Les français sont tous extrêmement sympathiques, tout le monde en général est très aimable et toujours souriant. Ce qui est aussi important est qu’ils te regardent dans les yeux et disent toujours bonjour. Dans l’hôpital on dit toujours bonjour quand on croise quelqu’un. J’ai pris cette habitude tout de suite et quand je suis revenue à l’hôpital en Finlande j’ai trouvé très bizarre que le gens ne te salue pas. Je peux imaginer que les français peuvent nous trouver quelque fois impolis.

Certains apprenants ne sont pas seulement enthousiasmés par la culture cible mais fascinés par l’étrangeté en général, ce qui montre leur degré d’ouverture à l’Autre, a priori :

S9 : Effectuer une année à l’étranger n’est jamais facile. On rencontre beaucoup de difficultés – que ce soit la langue, la culture, les coutumes ou tout simplement le déroulement des cours. J’étais bien consciente de cela mais en même temps c’était exactement cette chose-là qui me fascinait : chaque jour était comme une nouvelle aventure.

Cette motivation pour la découverte de l’inconnu et de toute altérité est qualifiée par Beacco (2000 : 109) d’étrangeté motivante. Elle permet de susciter chez l’apprenant le désir de s’adapter au plus vite et de maîtriser de nouveaux codes (motivation intégrative). Toutefois, nous considérons que ce deuxième stade est lui aussi ethnocentrique dans la mesure où le rejet comme la fascination totale ne sont pas des attitudes objectives mais représentent deux réactions extrêmes face à l’altérité.

3.2 … à l’ethnorelativisme

Le troisième stade, l’Acceptation, est caractérisé par la relativisation des évènements vécus, l’absence de jugement, de hiérarchisation ainsi que l’appréciation des normes de l’Autre sans pour autant rejeter ses propres schémas socioculturels :

S6 : En France, les gens viennent assez près de toi, quelque chose que j’ai trouvé réconfortant. (Bien que j’étais habituée à une plus grande zone privée en Finlande).

S8 : A la suite des manifestations ou des travaux de métro, j’ai appris de recomposer notre plan d’aller-retour aux loisirs. Mais, grâce aux manifestations, on sait bien ce qui se passe dans la société française.

S8 relève des aspects positifs dans ce qui est perçu par d’autres stagiaires comme une calamité. L’étudiante est ainsi davantage dans le constat que dans le jugement. Ce qu’elle vit n’est ni positif, ni négatif, c’est, tout simplement, et elle parvient à accepter cette réalité différente de celle qu’elle connaissait jusqu’alors. Elle applique ce raisonnement à tout ce qu’elle a pu expérimenter en stage et essaie de trouver des raisons aux différences de fonctionnement qu’elle perçoit :

S8 : Les devoirs des enfants français sont assez différentes si on compare avec ceux des enfants finlandais : j’ai lit et appris par cœur des poèmes et les noms de poètes, les rois du France, des chansons françaises et des choses comme ça. J’ai fait la conclusion qu’en France, on apprécie beaucoup plus la civilisation qu’en Finlande. Les enfants finlandais sont éduqués pour penser logiquement et indépendamment mais en France on respect un certain niveau des savoirs des bases. Je pourrais imaginer la situation imaginaire dans un bureau international après que les enfants soient des adultes : les finlandais commencent à faire des choses systématiquement quant aux français, ils sont plus créatifs et plus savantes des choses.

Dans le dernier stade, nous avons inclus l’Adaptation et l’Intégration. Certains étudiants ont totalement réussi à sortir de leur cadre de références et peuvent passer d’un cadre à l’autre sans problème, comme S3 :

S3 : Je suis plus désireuse d’aider les gens quand je suis en France et je parle le français, et moins désireuse d’aider les gens en Finlande quand je parle le finnois. Je crois que la culture influence les attitudes et les actes plus que nous, peut-être, le croyons.

Enfin, l’expérience à l’étranger a été particulièrement concluante pour un tiers des informateurs qui ont réellement élargi leur vision du monde et développé leur savoir-être :

S6 : Il est inutile de comparer ce qui est mieux en France et ce qui est mieux en Finlande parce qu’il est sûr que des différences existent comme entre tous les pays du monde. […] Il est aussi évident que l’on ne voit pas les choses de la même façon selon qu’on les regarde de loin ou de près. Quand tu es en France (ou dans un autre pays) et que tu y vis tu commences à penser différemment à cause de l’environnement nouveau et des gens et c’est à mon avis la chose la plus importante qu’un séjour dans un autre pays peut t’apporter.

Les stades de développement sont difficiles à identifier chez l’apprenant tant ce dernier peut faire des allers-retours entre un stade et l’autre, revenir au stade de la Défense puis avancer de nouveau. Même si cette échelle se présente comme une évolution linéaire, il ne s’agit aucunement d’un continuum. Les apprenants ne passent pas systématiquement d’un stade à l’autre et différents phénomènes les ramènent parfois au stade précédent. Il s’agit plutôt d’un processus en spirale comme pour l’apprentissage de la grammaire : à chaque stade, l’apprenant s’enrichit de ce qu’il a assimilé au stade précédent et continue sa progression en repassant par les stades antérieurs. Il est donc très difficile d’attribuer un stade unique à chaque informateur : ces apprentissages expérientiels constituent des dynamiques que le discours essaie de capturer et de reproduire.

 

Conclusion

Pour conclure, l’analyse de ce corpus de rapports de stage nous a permis d’expérimenter la grille de Bennett et de voir comment se manifestaient les différents degrés de sensibilité interculturelle dans des récits d’expérience. Nous n’avons pas pu utiliser la grille originelle telle quelle, c’est pourquoi nous avons proposé notre propre modélisation en quatre étapes : la Défense, la Fascination, l’Acceptation, l’Adaptation.

Tous les rapports de stage contiennent des éléments discursifs spécifiques à chacun de ces stades. Ainsi, aucun stagiaire n’est resté bloqué à un stade particulier et tous ont réussi à s’adapter au moins à un fonctionnement dans la culture cible. Toutefois, nous pensons qu’il faudrait davantage préparer les étudiants à la mobilité en général et en particulier à cette perte de repères, souvent très déstabilisante au début de l’expérience, qui les maintient parfois plusieurs mois dans la Défense et dans le refus d’envisager d’autres cadres référentiels. Grâce à ce cheminement, l’apprenant deviendrait un véritable acteur social, capable de discernement sur sa propre culture et les autres, puis de médiation interculturelle.

 

Bibliographie

Abdallah-Pretceille, Martine, ([1999] 2005), L’éducation interculturelle, Paris, PUF.

Beacco, Jean-Claude, (2000), Les dimensions culturelles des enseignements de langues, Paris, Hachette.

Bennett, Milton J., (1986a), "A developmental approach to training intercultural sensitivity", dans J. Martin (éd.), Special Issue on Intercultural Training, International Journal of Intercultural Relations, 10(2), pp. 179-186.

Bennett Milton, J., (1986b), "Towards ethnorelativism: A developmental model of intercultural sensitivity", dans R. M. Paige (éd.), Cross-cultural orientation: New conceptualizations and applications, New York, University Press of America, pp. 27-70.

Bennett Milton, J., (1993), "Towards ethnorelativism: A developmental model of intercultural sensitivity", dans R. M. Paige (éd.), Education for the intercultural experience, Yarmouth, Intercultural Press, pp. 21-71.

Bennett Milton, J., (2004), "Becoming interculturaly competent", dans J. S. Wurzel (éd.), Towards Multiculturalism. A reader in multicultural education, Newton, Intercultural resource Corporation, pp. 62-77.

Conseil de l’Europe, (2009), Autobiographie de rencontres interculturelles, Strasbourg, Conseil de l’Europe. Disponible sur : https://rm.coe.int/autobiographie-de-rencontres-interculturelles/16806bf02e.

Conseil de l’Europe, (2001), Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Paris, Les Éditions Didier. Disponible sur : https://rm.coe.int/16802fc3a8.

Conseil de l’Europe, (1997), Portfolio européen des langues. Propositions d’élaboration, Strasbourg, Conseil de l’Europe.

 


[1] En ligne sur : http://www.international.gc.ca/cfsi-icse/cil-cai/magazine/v02n01/doc1-fra.pdf, date de publication du document non communiquée. Nous nous baserons sur cette traduction dans la présente étude.

[2] Nous ferons référence à nos informateurs stagiaires par le code S, suivi du numéro attribué à l’informateur. Nous n’avons apporté aucune correction linguistique aux énoncés afin de préserver leur authenticité.

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