«Nous vivons en un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie[1].»
Dans les nombreuses publications qui constituent la doxa de la Didactique des langues étrangères, on répète à longueur de temps qu’il faut dans l’enseignement d’une langue étrangère de l’acte, du faire, il est nécessaire que ceux qui apprennent accomplissent des tâches, il faut de l’agitation verbale, puisque comme l’indique le CECR déplacer son armoire prête à verbalisation (CECR, 2001). Il faut du faire faire qui se décline dans les inénarrables savoir-faire, savoir dire, et savoir être, afin d’être capable de… Comme si tout se devait d’être calibré comme les petits pois bien conditionnés dans leur boîte. Dans cette configuration où les langues sont réduites à n’être plus que des codes, les langues sont devenues langues de service (Judet de la Combe et Wismann, 2004 : 48) et le langage selon l’expression de Cassin (Cassin, 2014 :14) « fait grillage, elle empêche de penser du fait que la pensée se trouve désubstantialisée ». A ce titre dans le champ de la DLE, on se trouve confronté à des éléments préformatés. On parle d’apprenant, d’animateur, de conseiller, de motivation, de besoins, d’attitudes, de normes et de compétences pour ne citer que quelques-uns des termes dominants. La façon de nommer masque et crée une autre réalité. Le conseiller, l’animateur, n’enseignent plus, c’est-à-dire ne sont plus là pour mettre en signes (Augustin)[2], mais sont accompagnateurs. La relation enseignante qui se fondait sur l’autorité de la différence de place a sombré dans la promotion du réseau. Lebrun dans l’ouvrage intitulé : Les risques d’une éducation sans peine montrent le passage de la verticalité à l’horizontalité dans la mesure où dans le monde d’hier perdurait un modèle de la transmission du savoir alors que progressivement nous sommes passés dans un monde dans lequel les enseignants sont devenus des accompagnateurs de savoirs (Lebrun, 2016 : 40). Les termes sont insidieusement vidés de leur sens afin de prendre une autre consistance. De même que l’outil scripteur a remplacé le stylo ou que le mal entendant a remplacé le sourd nous avons rejoint Orwell (Orwell, 1949) et Klemperer (Klemperer, 1975) et ceci nous offre la caractéristique de provoquer l’inaptitude à penser la nature de ce que l’on pense (Fleury, 2015 : 105). Maurin-Feltin remarquait qu’il était particulièrement souhaitable dans les tendances en vogue « que le professeur surtout s’efface le plus possible derrière l’outillage » et elle ajoutait : « entre l’enseignant et l’élève, s’est installée non plus la matière à enseigner mais « une caisse à outils » (Maurin-Feltin, 2009 : 33). Marchioni-Eppe, dans une formulation encore plus radicale, précisait : « On est passé de l’enseignement à la communication et de la transmission à la négociation. » (Marchioni-Eppe, 2001 : 262). Il y aurait une maîtrise efficiente du processus que l’on nomme communiquer, parler ce serait bien communiquer avec bien sûr la compétence appropriée, bien dire comme s’il y avait à chaque fois une forme adéquate et une seule forme. Parler ce serait un savoir-faire au même titre que changer une roue, avec l’idée que l’autre est une cible qu’il s’agirait à chaque fois d’atteindre. Parler reviendrait à bien étiqueter pour être capable de dire la même chose pour faire la même chose dans les différentes langues, puisque les langues dans cette approche sont superposables. Dans cette configuration, il n’est pas besoin d’être grand clair pour s’apercevoir qu’on a créé une réalité qui éradique l’inconnu en tant que valeur à la base des connaissances. Nietzche dans le Gai savoir faisait remarquer qu’« Il y a quelque chose de presque contradictoire et d’absurde à vouloir prendre pour objet ce qui n’est pas étranger. » (Nietzche, 1882 : 359).
Il serait trop long et fastidieux d’inventorier comment de nos jours on ignore l’étrange et oublie en quelque sorte la propriété qui fait qu’avec le langage nous vivons dans un monde halluciné, monde que les Grecs appelaient phantasiai qui donne le pouvoir de représenter par des signes linguistiques des choses absentes, mais qui donne également la possibilité des récits et par conséquent du savoir mythos. (Amorim, 2011 : 55-61).
Parole…
« Parler, c’est transmettre des récits, des croyances, des noms propres, des généalogies, des rites, des obligations, des savoirs, des rapports sociaux, etc., mais avant tout la parole elle-même. » nous dit Dany-Robert Dufour (Dufour, 2003 :154) mais c’est aussi, dans la parole, cette capacité essentielle de pouvoir accéder à la fonction symbolique. Celle de pouvoir parler en se désignant soi-même comme sujet parlant en s’adressant à l’autre. Apprendre une langue étrangère vient troubler le rapport que nous entretenons avec notre langue par le simple fait que cela nous plonge dans un enracinement très archaïque. La langue est un peu comme un canard couvé par une poule, nous a dit Saussure et nous retiendrons de cette assertion, l’étrangeté. La langue d’autrui, il faut que quelque chose fasse qu’elle soit possiblement mienne. Ce devenir soi-même en étant multiple suppose de mettre de côté le fait de considérer l’apprentissage comme un microphénomène qui se limiterait à vouloir ne faire apprendre que des rudiments, des fragments, des morceaux dispersés en totale séparation avec l’expression singulière d’un sujet.
Subsiste la question redoutable lorsqu’il s’agit de l’enseignement d’une langue. Comment faire émerger la parole ? Puisque même si l’horizon est rarement atteint, il s’agit dans l’acte d’apprendre une langue de se forger sa propre parole, c’est-à-dire une autre énonciation dans une autre langue. Comment faire émerger quelque chose qui ne soit pas réduit à de l’utilitaire ou de l’utilitarisme. Il est bien évident que l’on peut avoir besoin de pouvoir demander : où est la gare ? Ou pouvoir dire : passe-moi le sel ! Mais comme le faisait remarquer une étudiante : « je n’apprends pas le français pour être capable de demander à quelle heure part le prochain train ? ».
Winnicott dans Conversations ordinaires nous rappelle que l’individu pour être créateur doit exister et sentir qu’il existe, c’est la base à partir de laquelle il agit et il ajoute c’est un faire qui dérive de l’être mais le faire qu’il mentionne c’est un faire par impulsion et non un faire par réaction (Winnicott, 1986 : 54-55). Créer, pour Winnicott, c’est donner vie et il précise « j’entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf » (Winnicott, 1986 : 57). Ce qu’il nomme faire par réaction, nous l’avons dans la doxa de la DLE, a surgi l’illusion de croire que l’on avait trouvé les moyens du faire parler et ceci a pris les habits d’une certaine pragmatique. La pragmatique s’est forgé le projet de contrôler scientifiquement le monde verbal pour contrôler le monde social et le monde psychique à partir de la maîtrise de l’usage cognitif des signes comme le désirait Wittgenstein. Maîtriser le langage à l’aide de la connaissance des lois de la communication et contrôler l’incontrôlable : les affects. La réduction de la langue se forge sur la conception de la communication puisque la langue est essentiellement appréhendée en tant qu’instrument, en tant qu’outil et ce qui permet cette réduction réside dans la conception même d’une compétence particulière nommée compétence de communication (Bronckart & al., 2005 : 28-29). La volonté du faire parler n’est pas quelque chose de nouveau, elle se trouve simplement consolidée par le fait du déplacement qui fait de l’agir communicationnel le pivot des enseignements. Dans une classe et c’est un truisme, il n’y a pas d’enjeu de la parole ou alors un enjeu forcé qui fait se souvenir de la Cantatrice chauve. Arendt en réfléchissant sur la nature du « faire » dans l’acte éducatif reprend la distinction introduite par Aristote entre praxis et poïesis. L’œuvre ou poïesis est une activité de fabrication en vue de produire un ergon, une œuvre particulière. Le faire représente un moyen en vue d’une fin qui lui demeure extérieure à l’agent qui la produit et la manière correspondant au comportement de fabrication ou de production est la techné, le savoir faire. Le faire poïétique est atteint lorsque l’œuvre est finie. L’activité poïétique est incapable de prendre en compte le monde qu’elle constitue. L’action au contraire est pour Arendt « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, elle correspond à la condition humaine de pluralité, au fait que ce sont les hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. » (Arendt,1958 :123-186). Ce domaine, c’est la praxis, c’est celui de l’action ; la praxis n’a pas d’autre fin qu’elle-même, elle est l’usage et l’exercice de l’action mais demeure tout entière dans le sujet et demeure aussi longtemps que lui. Il en résulte un fonctionnement de l’agent et non un ergon. La manière d’être de la praxis réside dans la phronesis, sagesse pratique, manière de vivre. Le langage permet à chacun de se laisser interpeller par les autres et leur dire qui il est. La praxis nécessite la pluralité, elle relie l’individu à d’autres individus : elle est libre. Pour Aristote, exister n’est pas produire mais agir. La praxis, c’est à la fois le domaine de l’activité de travail, celui de la vie biologique alors que le domaine de la poïesis est le domaine de l’instrumentalité. La praxis est interaction entre partenaires, entre sujets singuliers qui s’engagent dans l’imprévisibilité d’une rencontre et non pas dans une maîtrise du sens ou une totalisation des savoirs. On aura compris que, dans le cadre dominant, émerge le « faire » poïetique donné comme le garant ultime de la pédagogie de notre post-post modernité qui s’illustre par la place accordée aux tâches à accomplir. Pour la parole, la tâche est multiple, elle est d’une part liée à l’exercice de la classe, mais elle est d’autre part liée à l’acte d’apprendre et elle est aussi liée au fonctionnement de la langue. Le fait de dire que pour parler il suffit de réunir les conditions nécessaires à un exercice de la parole est en soi un paradoxe. En posant le problème en ces termes la question de l’acte lui-même est abandonnée.
Afin d’introduire un peu de fantaisie dans ce propos, nous aborderons la question sous les aspects de la voix, du corps pour nous diriger vers la parole.
On entendra parole dans une autre dimension que celle qui prévaut dans la communication, mais dans la dimension de l’évocation. Lacan souligne : « La fonction du langage n’est pas d’informer mais d’évoquer, ce que je cherche dans la parole, c’est la parole de l’autre, ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question. » (Lacan 1966, 299). Pour Lacan, en effet il n’y a de langage que pour autant que l’émetteur d’un son, le locuteur, le destine à un allocutaire. C’est dire que la parole suppose une adresse, mais elle suppose également non une adresse au semblable, mais à l’Autre, avec un A majuscule, c’est-à-dire là où il se constitue. C’est dans ce sens qu’il est possible de replacer le sujet, c’est-à-dire de l’entendre comme sujet désirant, ouvrir en quelque sorte à la singularité de ce qui apparaît du sujet en discours. Le sujet est effet du langage issu à la fois de l’inconscient et du désir orienté par celui-ci. Replacer le sujet c’est l’inscrire dans le champ de la parole, l’entendre comme sujet désirant. La parole sera donc entendue comme un acte qui est production de désir. Prendre en compte cette dimension, c’est tenir compte du sensible.
Voix, Vive Voix…
Nous donnerons à la voix la configuration que lui donne Fonagy lorsqu’il parle de la « vive voix » (Fonagy, 1984 : 303). La voix est bruit avant d’être discours : cela touche le rapport qui s’établit entre un sujet et une langue qu’il ne connaît pas. L’écoute, l’entendre et l’émission des phonèmes sont fondamentalement inscrits dans le rapport à la voix de l’Autre parce qu’ils sont constitutifs à la fois du sujet et de l’adresse. La voix représente la relation à autrui et elle engage le sujet dans le discours, c’est en ce sens qu’on dit que la voix est appel. Elle n’est pas la parole mais elle habite le langage, elle le hante, dit Lacan. Le cri, expression du signal que l’on trouve dans le règne animal subsiste dans une forme que nous pouvons envisager comme sous-jacente. Par exemple, quelqu’un qui est mort de peur peut très bien dans son dire nier ne pas avoir peur alors que la peur réside dans sa voix. Deux traits de l’inscription primitive qui nous rattache aux mammifères sont marquants : le cri et le chant. Nous avons donc ce qui passe par la vocalisation et ce qui passe par le dit. Castarède le mentionne en disant que la voix est ce par quoi « le corps franchit la limite pour devenir langage » (Castarède, 1987 :136-137). C’est l’enveloppe sensorielle qui fait que la langue que je ne connais pas m’attire ou me repousse du fait de sa musicalité.
On peut constater par ailleurs que la délimitation de la langue au sens de langue maternelle pose problème pour les sciences du langage, alors que pour la psychanalyse la langue maternelle est délimitée comme l’ensemble des traits différentiels produits par la voix de la personne qui prend soin de l’enfant (Jankélévitch,1994). Freud dans l’élaboration qu’il donne de la représentation de mot partira de l’élément acoustique uni aux éléments visuels dans et avec un processus associatif. Saussure de même établit et pose une relation son – sens. La voix résonne au niveau de l’Autre parce que le parlêtre lorsqu’il parle n’entend pas sa voix comme l’autre (le semblable) l’entend. C’est ce que Lacan configure en définissant la voix en tant qu’objet a, cause du désir (Lacan, 1958-1959). La voix n’est pas la parole. On peut entendre qu’il y a un impossible. Impossible qu’on peut traduire en disant que la voix est au-delà de la parole et au-delà du cri, mais elle engage le sujet, elle provoque le discours. Les Grecs délimitaient trois réalisations de la voix : la voix en tant que cri, dans la dimension de son pur, la voix en tant que parole ouvrant à la dimension de l’imaginaire et à la séduction et la voix dans sa dimension de transmission symbolique (Anderson, 2015 :108). Dire cela, c’est insister sur le fait que le rapport à l’autre langue est d’abord un rapport sensoriel. Ce rapport sensoriel va impliquer un travail lié à la bouche dans l’oralisation et va immédiatement poser la question d’oser : oser prononcer, oser le jeu des sonorités. Importance de la voix indépendamment du sémantique. Les Québécois font la distinction entre peindre (peindre un tableau) et peinturer (peinturer une pièce), de même ils distinguent la parlure de la parole. La parlure serait la parole sans la signification. On l’exprime également par la métaphore : écorce de la langue. C’est ce rapport, avant tout lié aux perceptions, aux impressions, qui concerne l’activité de mise en bouche. Ceci s’exprime différemment puisque ce peut être les mouvements amplifiés que font les débutants pour articuler. N’oublions pas que notre parole nous revient dans la forme que lui a donnée l’adresse. Dans la classe de langue, il y a conjointement, la voix de l’enseignant qui transmet quelque chose de son propre rapport à la langue qu’il enseigne et celle de ceux qui apprennent, qui construisent en quelque sorte, leur autre voix dans une autre langue. Cette voix-là qui va advenir n’est pas celle qui nous a constitué, elle est ce qui permet d’accéder au statut de sujet. Un point souligné par Nietzche est certainement l’oreille (Nietzche, 1975). Pour Nietzche, en effet, celui qui apprend est relié par l’oreille, il écoute précise-t-il dans la Ve conférence des Écrits posthumes. « Entendre sa voix (et) écouter, nous dit Castarède, c’est laisser résonner en soi, dans le silence, la parole de l’autre. Cela signifie que l’on est aussi sensible à la voix qu’au contenu du message, car c’est par elle que se livre le non-dit, le sens profond, le caché, l’indicible, l’inconscient. » (Castarède, 1987 : 136-137). La voix comme le dit Vasse articule le sujet au langage : « Elle se situe dans l’entre-deux de l’organique et de l’organisation, dans l’entre-deux du corps biologique et du corps de la langue ou, si l’on veut du corps social. » (Vasse, 1974 : 20-21). Dans l’ouvrage d’Akira Mizubayashi, il y a l’accroche d’une part et l’inscription par l’oreille et non par l’œil grâce aux textes de Rousseau (Mizubayashi, 2011). De nombreux écrivains (Anderson, 1999, Dollé, 2002) ont relaté le passage d’une langue à une autre. Ce peut être de l’ordre du refus de sa langue d’origine comme chez Beckett ou Kafka, ce peut être la recherche d’un dire autre comme chez Celan ou Cioran, ou encore une recherche de l’origine comme chez Alexakis ou Canetti. Ces écrivains - et il y en a bien d’autres - ont en commun d’avoir quitté leur langue d’origine. Mizubayashi nous parle d’une question peu abordée : l’entrée dans une autre langue. L’accroche s’opère par la musicalité de la langue grâce à la séduction du personnage de Suzanne dans les Noces de Figaro de Mozart. L’entrée dans le français s’effectue par la voix et l’étrange réside dans le passage vers une autre langue qui lui sert de support pour établir une relation avec le français. Il n’y a pas de rapport direct avec la langue française mais cela passe par le biais de la musique et de l’écoute de l’opéra. On voit que l’empreinte sonore ne peut se concevoir totalement désincarnée, élément de nos jours laissé de côté dans la didactique du FLE ! Chez l’auteur japonais quelque chose d’éloigné du français sert de truchement et va littéralement le capturer. L’inscription des paroles des textes de Rousseau passe par la résonance des sonorités de la langue dans son oreille. Il fait vibrer dans son corps le dit du texte par le son et non par la vue. Dans l’enseignement d’une langue une direction de travail possible, comporte deux éléments qui vont constituer un préalable, d’une part permettre la concentration et partir du corps pour aller vers la voix. Lorsqu’on demande à de jeunes adultes de se lever dans une classe de langue, de bouger, de se déplacer et ne plus rester protégé derrière une table, on assiste à toutes sortes de réactions parce que la demande brise le cadre convenu de l’école et de la représentation conventionnelle du savoir. L’une des formes prend l’aspect du repli sur soi (élément trop souvent repéré chez les enseignants en formation !) : je regarde les autres, je ne m’engage pas et se traduit également par des phénomènes de fou rire. Amener à se concentrer signifie amener progressivement à être dans l’écoute des autres. L’écoute est certainement un phénomène des plus importants, la pratique des jeux de rôle montre trop souvent que les protagonistes ne s’écoutent pas, tant ils sont focalisés sur les phrases à construire ! Il va de soi pour de nombreuses activités qu’avant de se lancer dans un exercice, un temps de préparation est nécessaire. Les danseurs s’échauffent, les sportifs se mettent en condition, etc. Peu importe la technique, il s’agit d’aider à se concentrer. Les techniques ont en commun de montrer qu’en fonction d’un travail de ventilation et de respiration, il sera possible de découvrir ses différentes voix. Ces exercices se doublent d’articulation de phonèmes avec des phrases à répéter dans des hauteurs de voix différentes : voix projetée (suppliante, humble, timide, ferme, chaude, émouvante, etc.), voix non projetée (faire part de ses impressions, évoquer un souvenir, parler tout seul). Jeu verbal, (Ah ! Pourquoi Pépita sans répit m’épies-tu ? Pourquoi dans les bois, Pépita, te tapis-tu ? Tu m’épies sans pitié, c’est piteux de m’épier, de m’épier, Pépita, ne peux-tu te passer ?) répétition, hauteur de voix, écho, (Silence, ceci est un secret !) production en miroir, etc… mais qui supposent que l’enseignant s’y soit familiarisé et qu’ils les aient pratiquées.
L’objectif de ces pratiques est double :
Faire en sorte que ceux qui apprennent développent des activités réflexes sur la langue,
Faire en sorte qu’un temps particulier porte sur la respiration, la voix, le dire,
Faire en sorte que se constitue une mémoire qui parte du corps pour aller vers la langue.
Corps
Le deuxième élément va mobiliser le corps ; si l’on regarde des activités pour lesquelles on peut être amené à devenir autre, un exemple nous est donné par le théâtre. Au théâtre, la convention exige d’entrer dans un univers fictionnel donné comme tel, mais les acteurs ne simulent pas ou plus exactement ne jouent pas, ils sont, ils donnent à voir le personnage et cette construction dont parle Stanislavski oblige à un travail sur soi (Stanislavski 1949). Le corps va intervenir par le mouvement et va permettre l’accrochage intérieur. L’accrochage intérieur touche à l’essence même de l’acte de représentation (on peut se reporter sur ce point aux écrits des metteurs en scène de théâtre : Jouvet, Vitez, Chereau). Il va s’agir de chercher une démarche, de chercher une attitude, un état sans recourir à la parole. À l’opposé de l’instantanéité d’une prise de parole est demandé un travail d’élaboration par le geste et le mouvement qui sera intégré ensuite dans l’énonciation.
À l’encontre des jeux de rôle qui pour faire accéder à la dimension communicative du langage demandent une simulation du réel, il est demandé de créer une fiction pour aller vers le réel. Dans les pratiques proposées ordinairement, l’hypothèse forte est de considérer que l’entraînement sera transféré par la suite sur d’autres situations proches ou différentes en milieu naturel ou en milieu captif. On laisse ainsi supposer que dans les échanges langagiers, il n’y aurait pas d’impondérable. Or en suivant cette conception que l’on trouve dans les simulations « faire semblant de faire quelque chose » et dans les jeux de rôles, « faire semblant d’être quelqu’un d’autre », on oublie l’imprévu inhérent à une situation de dialogue. Or la question n’est pas de reconnaître ce qui se fait par tel ou tel acte de parole, mais comment ce qui se fait en disant devient possible. Dans les matériaux proposés rien n’apparaît qui permettrait de répondre si peu que ce soit au problème que pose le fait de prendre la parole et de placer son discours. L’imprévu semble une façon de détourner la difficulté qui réside dans l’absence d’enjeu de communication et c’est précisément cet imprévu qui va permettre de faire en sorte que la langue étrangère devienne objet transitionnel. Winnicott le formule en ces termes :
… dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous pouvons ignorer, cette aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on, ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure.
On a coutume de se référer à « l’épreuve de réalité » et d’établir une nette distinction entre l’aperception et la perception. Je voudrais introduire ici la notion d’un état intermédiaire entre l’incapacité du petit enfant à reconnaître et à accepter la réalité et la capacité qu’il acquerra progressivement de le faire. C’est pourquoi j’étudie l’essence de l’illusion, celle qui existe chez le petit enfant et qui, chez l’adulte est inhérente à l’art et à la religion. (Winnicott, 1975 : 7-39)
Il est facile de comprendre en observant des enfants jouer, que l’enfant dans le jeu, pénètre dans cette aire transitionnelle d’expérience, par exemple, avec l’ours en peluche, la poupée ou n’importe quel support. Il faut se dire que quelque chose n’est ni dans la réalité ni dans l’imaginaire, mais bien dans un entre-deux. On observe facilement l’enfant puni qui à son tour punit son ours. La langue peut devenir objet transitionnel.
Contrainte(s)…
Il s’agit non pas d’entrée directement dans une situation langagière mais de partir d’une contrainte. À l’opposé d’une prise de parole dans l’immédiateté, c’est l’artificialité d’un travail d’élaboration qui permettra un déplacement de ce qui aura été intégré dans le réel une fois que certains éléments seront devenus constitutifs de l’énonciation de celui ou de celle qui apprend. Contraint au départ, le sujet aura à exercer ces contraintes pour pouvoir s’en affranchir. Il s’agit en ce sens d’une mise en œuvre de la négativité d’où s’origine l’acte d’apprendre. C’est une autre façon d’appréhender l’étrange : s’approprier l’étrangéité de l’autre langue de façon à ce que le travail sur la langue dépasse le niveau instrumental. L’appropriation, c’est la relation construite entre la langue à apprendre et le sujet. On entend appropriation dans l’acception que lui donne Le Robert ( Le Robert, 1985 : 484) : « Action de s’approprier quelque chose, de faire quelque chose sa propriété ». L’appropriation en appelle à une certaine gratuité, de façon à ce que l’acte de produire des sons devienne plaisir. Il y a gratuité dans le sens d’un jeu sur le matériau sonore proposé. L’appropriation oblige à un retour à sa propre langue. Du côté de ceux qui apprennent, il y a l’expérience de l’incomplétude de la langue autre ; elle apparaît à la fois étrange, hétérogène et homogène. L’homogène renvoyant au code, l’hétérogène renvoyant à l’énonciation. La langue de l’autre a ceci de particulier qu’elle se dérobe, que les mots sont désaccouplés de leur charge affective. Ceci parce que notre rapport à notre langue d’accès au langage est totalement contaminé par des rapports d’amour et de haine. La gratuité est facilement visible chez les petits enfants qui osent jouer avec les sonorités ou les mots qui résonnent comme interdit ! Découverte d’un autre espace qui vient troubler la quiétude du chez soi dans sa langue. Les formes de contraintes peuvent être multiples elles vont faire convoquer l’imaginaire, un bruit, un objet, un début de phrase d’un poème comme ce début d’un poème de Michaux (Michaux, 1929) « Le ciel était sombre, à midi j’allais sur la jetée près du phare de Honfleur….» ou une photo (Boubat, 2008, Parr, 2008), un citron, un œuf…. Peu importe mais il faut un déclencheur. L’énigmatique, l’imprévu, l’incongru peut déclencher la parole.
La démarche proposée évacue une relation à l’écrit de façon à ce que le rapport s’inscrive dans le son et dans le jeu verbal. Il ne s’agit pas de partir d’un texte (prose, vers, etc.) mais de partir du corps. Prendre conscience qu’il n’y a pas d’urgence et d’immédiateté à rechercher dans un accomplissement, mais que le déroulement d’une pratique s’inscrit dans une certaine durée – durée impérative de la constitution d’un groupe et afin que puisse se mettre en place une mémoire corporelle. Partir donc d’un travail qui conduira à la mise en bouche d’un poème sans passer par sa version écrite et sans passer par sa lecture. Pour avoir une idée de ce qu’est la mise en bouche, on peut penser à Flaubert qui s’enfermait dans ce qu’il appelait son gueuloir et faisait résonner son texte pour essayer de l’entendre par la musique du dit et non par le sens. Ceci constituera un ancrage dans la langue étrangère, ancrage qui peut permettre de constituer une sorte de mémoire. L’ensemble de la démarche évoquée rejoint la distinction que propose Benveniste entre mode sémiotique et mode sémantique.
Le sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au SIGNE linguistique et qui le constitue comme unité. […] Il existe quand il est reconnu comme signifiant par l’ensemble de la communauté linguistique […]. Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique de signifiance qui est engendré par le DISCOURS. Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme productrice de messages. Or le message ne se réduit pas à une succession d’unités à identifier séparément ; ce n’est pas une addition de signes qui produit le sens, c’est au contraire le sens (l’intenté), conçu globalement, qui se réalise et se divise en "signes" particuliers, qui sont les MOTS […]. L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours. Le sémiotique (le signe) doit être reconnu ; le sémantique (le discours) doit être compris. (Benveniste1966, 64-65)
Et c’est dans cet espace que nous entendons créativité à partir des mots de Winnicott : « j’entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf.» (Winnicott,1988 : 57)
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