N°70 / La pensée CECR

En finir avec le Je contraint et réifié dans l'objet PEL : pour une didactique de la biographie langagière comme processus relationnel

Mathilde Anquetil, Martine Derivry, Aline Gohard-Radenkovic

Résumé

Résumé :

Partant d’une analyse de discours du PEL, nous mettrons en évidence combien le JE contraint, qui y est mis en scène, découle d’une vision du plurilinguisme et du pluriculturalisme pour le moins naïve et européocentriste du pluriculturalisme. Obéissant à des segmentations et des simplifications des savoirs et des savoir-faire, traduisant une position fonctionnaliste vis à vis de la langue et de la communication, les discours du PEL impliquent une conception normative, prescriptive et universaliste de la biographie langagière et de ses procédures d'évaluation. Nous analyserons les tensions manifestes à l’égard de l’objet PEL et de son utilisation à partir des exemples suisse, français et italien. Un retour aux sources du texte autobiographique littéraire pourrait remettre les didacticiens des langues sur des pistes plus fructueuses. L’autobiographie langagière et culturelle que le PEL est censé recueillir devrait ainsi se configurer comme un texte relationnel que l’on ne doit pas trahir en niant la singularité du sujet pour choisir sa voix, pour se dire, pour définir les limites de sa confiance envers ses lecteurs et dévoiler son rapport à ses langues et cultures. Quelques exemples de démarche de construction dialogique de la biographie langagière pour une éducation interculturelle seront proposés.

Mots-clés : Portfolio Européen des langues, biographie langagière, approche biographique, didactique expérientielle

Abstract :

Putting an end to the “I” being constrained and reified within the ELP: for a language biography as a relational process

Based on a discourse analysis of ELP, we will show how the “I” is being constrained and acted out, and how this process comes from a plurilingual and pluricultural perspective which conveys, to say the least, a naïve and euro-centered attitude to multiculturalism. Compelled to classifications and simplifications of knowledge and know how expressing a functional position of language and communication, ELP discourses imply a normative, prescriptive and universal conception of the language biography and its evaluative procedures. We will analyse the overt tensions about this ELP construct and its use from Swiss, French and Italian illustrations. Going back to the roots of the literary autobiographical text could put applied linguists on more fruitful tracks. The language and cultural biography that the ELP is supposed to collect should be designed as a relational text which one must not betray in denying the individual’s right to choose his/her voice, to speak him/herself, to define his/her own limits of trust towards the readership and disclose his/her relationship to languages and cultures. A few examples to outline a dialogic approach of the language biography for intercultural education will be suggested.

Key-words : European Language Portfolio, Language biography, biography-approach, experiential pedagogy

Mathilde Anquetil - Université de Macerata

m.anquetil@gmail.com

Martine Derivry - ESPE d'Aquitaine

martine.derivry@u-bordeaux.fr

Aline Gohard-Radenkovic - Université de Fribourg

aline.gohard@unifr.ch

Mots-clés

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Réflexions préliminaires

L’objectif de ce texte est de réfléchir sur les raisons de la désaffection des milieux scolaires vis-à-vis du Portfolio Européen des Langues (désormais PEL) ce qui nous incite à passer de l'objet à l'approche portfolio. Mais avant d’analyser le PEL et de cerner les raisons plausibles de son échec, il nous paraît nécessaire de rappeler brièvement les liens qui se sont tissés entre le Cadre européen commun de référence pour les langues (désormais CECR), le PEL et les certifications de langues.

Si le PEL est un document en soi, dont le concept s’inscrit dans le cadre d'un projet-pilote du Conseil de l'Europe entre 1998 et 2001i, il fut vite présenté comme une application concrète du CECR. Pour tenir compte de la diversité des contextes éducatifs dans les différents pays de l’Union européenne, il avait cependant été décidé de ne pas imposer un modèle unique de PEL mais de laisser chaque État, région ou organisme non gouvernemental, le soin d'en développer l'outil le mieux adapté à son contexte, en accord avec les principes mêmes du CECR :

La construction d’un Cadre exhaustif, transparent et cohérent pour l’apprentissage et l’enseignement des langues n’entraîne pas nécessairement l’adoption d’un système unique et uniforme. Au contraire, le Cadre commun doit être ouvert et flexible de façon à pouvoir être appliqué à des situations particulières moyennant les adaptations qui s’imposent. [...] Le Cadre de référence doit être à usages multiples (…), souple (….), dynamique (….) convivial (….) non dogmatique (….). (CECR, 2001, 1.6.2 : 13)

Pour maintenir le caractère européen de ce document au-delà des spécificités locales, on a soumis chaque version à une validation centralisée. Le Conseil de l'Europe avait précisé les caractéristiques transverses à tout PEL accrédité, dont la présence d'un Passeport Européen des Langues formaté en livret obligatoire, dont l'usage n'a jamais décollé. Il est d'ailleurs aujourd'hui remplacé par une version réduite disponible en ligne sur le site Europass. On peut, a posteriori, s'interroger sur le bien-fondé du processus d'accréditation qui allait aboutir à une standardisation refermant l’objet alors qu'il devait être variable et évolutif à double titre : d'une part parce que les compétences sont elles-mêmes évolutives et que le même objet PEL ne peut suivre effectivement l'apprenant depuis son entrée en scolarisation et tout au long de sa vie, – de ce point de vue les modèles électroniques sont plus gérables et tendraient à supplanter les coûteuses versions cartonnées – ; d'autre part parce que la validation a de fait marqué le plus souvent la fin des expérimentations de terrain alors que le Portfolio avait été conçu comme projet apte à générer des recherches-actions en spirale.

1. La diffusion du PEL, aperçu sur trois cas : la Suisse, la France, l'Italie.

La Conférence suisse des directeurs de l’Instruction publique (CDIP) avait mandaté en 1996 une équipe d’experts réfléchissant à l’introduction de l’éducation plurilingue à l’école obligatoire. Un rapport, Concept global pour l’apprentissage des langues (1998), sous la supervision de Georges Lüdi proposa alors un certain nombre de recommandations pour une « didactique intégrée ». Selon la CDIP, le PEL permettrait de contribuer à une promotion cohérente de l'éducation plurilingue à tous les degrés scolaires. La Déclaration du 1er mars 2001, signée entre la CDIP et les partenaires des milieux de l'éducation et du monde du travail, lance officiellement, le Portfolio européen des langues. Les portfolios suisses sont les premiers parus au niveau européen sous la supervision de G. Schneider, expert au Conseil de l’Europe, chargé avec B. North et R. Richterich de l’élaboration des descripteurs de compétences. Dès leur parution, le Conseil de l’Europe en a fait un modèle à suivre et a demandé à l’équipe suisse de produire un Guide pour les futurs concepteurs de PEL (2001). Les portfolios suisses des langues sont élaborés sur mandat de la CDIP mais ont été validés par le Conseil de l'Europe et publiées par les éditions scolaires Schulverlag de Berne.

L'utilisation systématisée de cet outil est prévu à l'article 9 du Concordat HarmoS qui est entré en vigueur le 1er août 2009. le 26 septembre 2010, par référendum cantonal, 15 cantons sur 26, notamment situées dans les régions frontalières, ont approuvé le projet HarmoS. Mais entre les recommandations officielles et l’introduction effective du PEL en classe de langue, il y a des décalages à observer, du fait qu’un grand nombre d’enseignants du primaire ou du secondaire n’ont pas été initiés à ses concepts ni à ses usages possibles. On a pu remarquer aussi que les adeptes du PEL sont plus importants du côté germanophone que du côté francophone, et que son utilisation en classe de langue faisait plus sens dans une région bilingue que monolingue.

En France, F. Goullier, inspecteur général de l’Éducation nationale, représentant national et expert auprès de la Division des Politiques Linguistiques du Conseil de l'Europe et président du Comité européen de validation du PEL, a été l'un des artisans de l'intégration de la référence au CECR dans les programmes de l'Éducation nationale. Toutefois, malgré cet appui institutionnel volontariste (y compris dans le coût), l'adoption du PEL semble peu effective. Dans le rapport de la Division des Politiques Linguistiques (Schärer, 2005 : 16) on peut constater une légère baisse globale des apprenants disposant d’un PEL de 2001 à 2006 (Ils étaient 59 200 apprenants français à disposer d’un PEL en 2001 et 51 716 en 2006, tout type de PEL confondu). On retrouve la même tendance dans les autres pays membres du Conseil de l’Europe : sauf pour l’enseignement primaire qui semble conforter son intérêt pour cet objet, le PEL ne semble pas se développer en ce qui concerne l’enseignement secondaire, professionnel et supérieur. Ces données excluent les usages « non officiels » du PEL lorsque des matrices issues du PEL sont utilisées pour certaines activités de classe. Par ailleurs, les usages et les adaptations du PEL sont probablement très différents selon l’espace d’enseignement entre le secteur du FLE où la didactique des langues a été motrice d'une réflexion sur la didactique des langues, et le domaine des langues vivantes du secteur scolaire, où la tradition de la didactique monolingue et la tradition philologique restent encore très prégnantes. C’est ainsi que l’on note en France la création de Portfolios beaucoup plus réduits, disponibles en ligne, spécifiques pour un projet comprenant un début et une fin, adaptés à des publics particuliers (Molinié, 2011), comme celui suivant un échange entre la France et le Japon pour des enfants ou celui inséré dans un parcours d’accueil d’adultes migrants dans le cadre de cours de la Mairie de Paris. Ces portfolios effectivement utilisés car intégrés dans un contexte didactique particulier ne sont pas homologués par le Conseil de l'Europe.

Le PEL a connu un succès certain en Italie au moment de son lancement avec le CECR. On voit se démultiplier à cette époque les versions adaptées aux publics spécifiques à partir de la matrice éditée par l'association de certificateurs ALTE. Treize Portfolios sont ainsi recensés dans la banque de données du site européenii les derniers en date proviennent des provinces autonomes du Tyrol et du Val d'Aoste valorisant les plurilinguismes spécifiques de ces régions alpines. En réalité le succès initial est dû tout particulièrement à un financement ministériel généreux pour le renouvellement en profondeur de l'enseignement des langues en Italie sur la ligne du CECR, avec le projet national « Lingue 2000 » qui prévoyait le financement des certifications de langues ainsi que des projets de création et diffusion du PEL.

Les enseignants impliqués ont vécu la période initiale avec enthousiasme, la rédaction d'un PEL impliquant effectivement de repenser en profondeur les objectifs de formation pour se créer un référentiel. On notera ainsi des initiatives créatives comme le développement de descripteurs pour l'usage poétique de la langue dans le PEL de la région de l'Ombrieiii, introduisant ainsi des éléments qui manquaient complètement dans les PEL fonctionnels, à l’attention des adultes, quoique cette utilisation poétique et ludique de la langue, si importante en contexte d'enseignement / apprentissage scolaire, soit mentionnée (mais non développée en descripteurs) dans le CECR.

Mais avec la fin du financement, le projet est désormais en jachère, et les seules traces qu'il en reste se trouvent dans les manuels de langue qui proposent régulièrement des pages ou supplément « Portfolio » qui font un lien entre certains descripteurs adaptés du PEL et les contenus et activités du manuel lui-même. L'introduction des certifications qui ont initié les enseignants au maniement des descripteurs de niveaux du CECR a par ailleurs été l'occasion de l'ouverture du système public à un vaste marché de délivrance de diplômes et de formations extra-scolaires désormais payantes, et qui dans certains cas, se substituent même à l'enseignement des secondes langues ayant disparu des cursus.

Notre bref tour d'horizon permet de constater que les conditions de promotion se jouent de façon très différentes selon les contextes nationaux (Schärer, 2005, 2007) au sein desquels on observe une très grande variation selon les années et les niveaux d’enseignement. L'objet PEL n'a pas eu le succès escompté, même si le Conseil de l’Europe et les états nationaux ont mobilisé, sur de nombreuses années, d'énormes moyens pour en diffuser les principes et en encourager la réalisation à travers de nouvelles structuresiv. Les projets nationaux et en réseaux européens ont toutefois abouti à une extraordinaire multiplication des produits pédagogiques PEL qui comptent 118 versions accréditéesv, ce qui correspond selon les dernières statistiques (Schärer, 2007) à 3 millions de PEL produits, distribués, individuels, cumulés depuis 2001 sur les 47 pays membres du Conseil de l’Europe.

Faut-il dès lors maintenir l'objet PEL sous perfusion ou bien tirer des leçons d'un échec pour évoluer vers une autre approche portfolio ?

2. Analyse des discours véhiculés dans l'objet PEL

Dans cette partie, nous nous donnerons pour objectif d’analyser les types de discours véhiculé(s) dans le PEL car il nous semble que trop souvent le seul argument économique soit invoqué pour justifier les difficultés d'insertion institutionnelle des PEL, tandis que les critiques de fond du projet peinent à émerger (Delahousse & Hamez, 2008 ; Puren 2012).

Dans cette optique, nous concentrerons notre analyse sur l'un de ses premiers modèles créé lors d'un projet international pour le public universitaire, qui est celui où nous opérons professionnellement : celui du Conseil Européen pour les langues, PEL pour l'éducation supérieure (2002)vi.

1. « Je peux... je peux..., je peux.... » : la notion de descripteurs de compétences

Selon la politique européenne d'inspiration libérale et reposant sur la notion de capital humain, l'individu est autonomisé et responsabilisé, c'est-à-dire « conscient des avantages et des coûts d'apprentissage, et doit faire les meilleurs choix de formation pour son bien propre » il doit gérer ses compétences pour certifier son employabilité. Cela aboutit à un système de prescription subtile mais néanmoins contraignante, c'est ce que Le Goff désigne sous le nom de « barbarie douce » (1999, cité par Gohard-Radenkovic, 2006). Les experts ont ainsi mis à disposition des « descripteurs de compétences », soit la liste des compétences exigibles impliquant l'acquisition des savoirs et savoir-faire correspondants mais aussi les modalités d'évaluation respectives. La conséquence de cette nouvelle conception, selon Acklin Muji (2005 : 238-239), est

que la compétence est ainsi essentiellement identifiée aux descriptions et mesures qui en sont faites par les techniques d'évaluation. Ces mesures deviennent alors la preuve de leur pertinence, ce qui a pour effet d'évacuer le rapport entre connaissance et action qui était à l'origine de l'intérêt de la notion de compétence.

On a souvent tendance à réduire le PEL à ses listes de descripteurs, c'est une vision réductive mais nous partirons de ce socle, qui constitue effectivement l'essentiel du document et ce à quoi l'apprenant (et derrière lui l'enseignant) est effectivement confronté s'il a à tenir à jour un PEL. Ses descripteurs repris du CECR mais à la première personne impliquent que l'utilisateur se coule directement dans le discours du CECR, d'où un simulacre de prise de parole. L'autorité experte est confortée par le numéro d'accréditation reporté avec soin en quatrième de couverture sous la déclaration de « conformité aux principes et lignes directrices communs ».

L'une des raisons de l’échec du PEL se situe sans doute dans le caractère dogmatique de sa présentation qui n'a rien de souple ni de convivial, mais écrase son utilisateur sous les listes formulées pour des professionnels de l'enseignement mais non pour des apprenants, et propose une vision trop décontextualisée de la compétence (Mondada, Pekarek Doehler 2006).

En réalité, la forme close donnée aux listes de repérage du PEL qui donne une idée de complétude, n'est pas non plus une reprise exhaustive des indicateurs du CECR, en particulier pour ce qui concerne les descripteurs dits de « stratégie » (planification, exécution, évaluation, remédiation) qui pourraient aider l'utilisateur du PEL à trouver des critères qualificatifs pour évaluer s'il peut déclarer savoir-faire tel ou tel acte à son niveau de compétence linguistique. D'ailleurs les descripteurs de compétences linguistiques ne sont jamais repris dans les PEL, alors que ces indicateurs gradués de « correction grammaticale », de « maîtrise du système phonologique », de « maîtrise de l'orthographe » etc. sont essentiels à l'évaluation échelonnée. Comment sinon pouvoir cocher avec assurance que l'on peut « écrire des textes clairs et détaillés sur différents sujets, dans mes domaines d'intérêt, sous forme de rédaction, de rapport ou d'exposé », comme signe distinctif d'un niveau B2 plutôt que comme signe de maîtrise du niveau C2 ? Est-on même assuré de pouvoir déclarer en toute conscience que l'on est capable d'écrire des textes « clairs et détaillés » dans sa langue maternelle, jusqu'à ce que le texte en question ne reçoive une forme de reconnaissance sociale (examen universitaire, acceptation d'article par un comité de rédaction...) ?

Le descripteur du CECR de correction grammaticale pour B2, qui situe la production dans un processus de réception négociée et de révision dialogique serait sans doute utile à l'utilisateur : « a un bon contrôle grammatical ; des bévues occasionnelles, des erreurs non systématiques et de petites fautes syntaxiques peuvent encore se produire mais elles sont rares et peuvent souvent être corrigées rétrospectivement ». Tout le contenu évacué du Niveau Seuil (1976) ne tarde cependant pas à réapparaître sous forme de « référentiels » (Beacco et al, 2004 ; Alliance française 2008) pour les différents niveaux et différentes langues. Sous la poussée des enseignants, à côté des compétences réapparaissent dans les tables des matières des manuels des « contenus culturels”, « savoirs grammaticaux », « lexique », « phonétique » car la pratique regagne le terrain sur les modèles, et apprenants et enseignants persistent à vouloir savoir ce qu'ils doivent enseigner/apprendre pour « pouvoir faire » !

2. « L'apprenant », « le propriétaire du Portfolio », « vous », «  je » : glissements et manipulations dans la mise en scène énonciative du PEL

Le PEL organise le passage du référentiel descriptif à la troisième personne du CECR (« Peut... ») à la prise en charge du destinataire à travers l'inscription dans le texte d'une première personne « Je peux... », en passant par une série de prescriptions et conseils à la seconde personne. Examinons ces glissements.

Le dépliant initial du PEL déclare la source de l'énonciation du document : le Conseil Européen pour les langues (CEL/ELC) dont les objectifs institutionnels sont déclinés : « œuvrer pour une amélioration, du point de vue quantitatif et qualitatif, de la situation des langues dans les hautes écoles européennes. » Il est annoncé que le PEL « est un projet du Conseil de l'Europe [...] dont la mission est de renforcer l'unité de l'Europe et de garantir la démocratie, le respect des droits de l'homme et la prééminence du droit. Il souhaite également susciter une prise de conscience de l'identité européenne et développer la compréhension mutuelle entre les peuples de cultures différentes ». On passe de la mission qui reste du domaine du lexique politique institutionnel démocratique fondé sur le droit (et donc la liberté du citoyen), à la volonté de susciter une adhésion intériorisée à une base identitaire élargie. C'est là, nous le pensons, le fondement de l'inscription de ce « je » prescriptif dans le document, utilisé à des fins de persuasion par réitération.

L'acteur social avec ses visées personnelles dans son contexte, fondement de l'approche actionnelle du CECR, est ici réduit à se couler dans un modèle politique de citoyenneté européenne. Nous rejoignons ici la critique politique du CECR faite par Maurer (2011).

« Le ou la propriétaire du Portfolio européen des langues compose le contenu de son Portfolio lui-même, le complète et l'actualise en permanence. », affirme l'autorité dans le dépliant initial, dans une assertion au présent qui se veut performative. Le fait de recevoir/posséder l'objet implique qu'on en fasse un compagnon obligé tout au long de ce processus de modification de l'identité. Par le don, il se trouve en place d'obligé, obligé à compléter le parcours prévu pour lui, descripteur après descripteur, fiche après fiche, niveau après niveau...

Mais cette parole d'autorité ne se révélant pas suffisante pour remporter une adhésion immédiate des acteurs sociaux, nous voyons se développer une quantité de textes intermédiaires sous formes de conseils et indications – 3 livrets cartonnés de dix pages dans le PEL que nous analysons, pour chacune des parties constituantes du PEL, passeport, biographie langagière, dossier –, où revient la forme habituelle de la consigne du professeur à l'élève (Photocopiez, présentez, indiquez...), qui instaure un dialogisme entre l'énonciateur et le destinataire, autonome mais cerné de près !

On remarque une phase transitoire, où le présent performatif absolu du Conseil de l'Europe devient promesse au destinataire.

Grâce à la biographie langagière vous pouvez voir votre apprentissage passé et réfléchir aux chemins que vous avez parcourus en tant qu'apprenants/e de langues. Vous pouvez en tirer des conclusions utiles pour votre apprentissage futur. [...] Vous avez la possibilité de découvrir ce dont vous êtes déjà capables dans différentes langues pour ensuite décider quelles compétences linguistiques et interculturelles vous voulez encore acquérir. [...] Vous pouvez, seul ou avec d'autres, vous fixer des objectifs d'apprentissage et planifier par vous-même vos progrès et les résultats que vous avez atteints. Vous pouvez réfléchir à votre processus d'apprentissage afin d'apprendre à mieux vous connaître en tant qu'apprenant/e (p. 2).

L'énonciateur crée ici son destinataire en le narrativisant sous la forme du héros en quête de compétences linguistiques plurielles. On anticipe pour lui les effets escomptés de son parcours qui ne sont pas des moindres tant dans la conscience du passé que dans l'apprivoisement du futur : une pleine maîtrise des temps d'élaboration cognitive des apprentissages, une connaissance de soi liée harmonieusement à une expansion illimitée des apprentissages de langues. Présomption ou technique de communication proche de la publicité promotionnelle « participative ».

3. « Les listes de repérage Biographie langagière vous permettent d'auto-évaluer vos connaissances linguistiques dans toutes les langues que vous connaissez » : déclarer à égalité toutes ses langues ?

Le PEL peut révéler les langues maternelles des apprenants que l’institution ne légitime pas. De ce fait, cet outil pourrait leur offrir, si ce n’est un lieu de reconnaissance et de valorisation, du moins un lieu de visibilité (Banon et Makardidjian 2006). Mais il adopte une vision enchantée du plurilinguisme où l’on montrerait à tous et en toute circonstance le maximum de ce que l’on sait, ce qui est certes un avancement par rapport aux années d'évaluation- sanction, mais qui reste très sujet à variabilité selon le rapport aux autorités scolaires, à l'estimation de ce qu'on considère comme publiquement affichable, à la gestion de la face en cas de lacunes peu valorisantes. On fabrique ainsi des plurilinguismes tantôt soustractifs, tantôt additifs. Quel apprenant osera faire état de sa connaissance d’une langue dans un pays où les valeurs qu’elle représente sont stigmatisées ? De ce point de vue on note que d'autres PEL (celui du CERCLES en particulier) opèrent un choix différencié entre les langues officiellement reconnues (langues de scolarité, « grandes langues »...) qui font l'objet d'un parcours détaillé par descripteurs de niveaux, et les langues autres, définies comme « Heritage Languages » qui sont justes évoquées dans une page plus narrative, sorte de soutien mémoriel ou signalisation d'une diversité plurilingue hiérarchiquement hétérogène. Ce choix différentiel est-il le reflet d'une discrétion devant ce qui relève de l'histoire privée ? Le résultat d'un défaut de reconnaissance d'un dispositif très eurocentré ?

Le PEL ELC propose des fiches pour relever avec quelques précisions ces compétences exogènes en proposant des modèles d'attestation qui relèvent de personnes autres que les enseignants du système scolaire dans la partie Passeport de langues. Mais le livret détachable standardisé ainsi que la version abrégée de l’Europass promeuvent clairement la validation des compétences déclarées par la production d'un certificat ou diplôme. Or s'il existe bien des certifications pour les grandes langues d'enseignement européennes, avec des diplômes désormais calibrés sur les grilles de niveau du CECR, il n'en est pas de même pour l'apprenant qui hypothétiquement tiendrait à afficher ses connaissances appuyées par « des éléments probatoires » quant à ses compétences en langue romvii.

4. « Vous pouvez aussi faire vérifier vos auto-évaluations par des tiers, par exemple par un enseignant. Si vous avez des doutes, vous pouvez résoudre la question sur la base de tests... » : déclarer et auto-évaluer toutes ses langues ? : de la marginalisation des professeurs à la promotion des certifications (des « grandes » langues) dans le Passeport de langues.

L'enseignant est très marginalisé dans le processus d'évaluation. Aisément substituable par un test en ligne, il valide éventuellement, quoi qu'il n'y ait pas l'espace d'une signature sur les listes de descripteurs de niveau. La responsabilité de l'évaluation est très clairement indiquée comme relevant essentiellement de l'apprenant lui-même dans la promotion de son autonomie ce qui en réalité le consigne directement entre les mains des certificateurs externes internationaux.

Or toutes les expérimentations montrent que le PEL peut relativement fonctionner s'il est soutenu très fortement par les institutions scolaires, à commencer par la distribution matérielle de l'objet, et s'il est intégré dans une démarche dialogique soutenue dans une relation didactique. Il ne remplit pas sa fonction d'autonomisation qui semble résolument utopique. Dans ces conditions, la lourdeur des listes de descripteurs rédigés dans un langage souvent abscons entraîne l'abandon rapide de l'outil même par les plus convaincus, devant la chronophagie des opérations de méta-apprentissage, aux dépens du temps vif de l'apprentissage. Mais son principal défaut est de manquer absolument d'une instance de réception dans le monde de la formation, comme dans le monde du travailviii. Faute d'avoir organisé une réception de l'outilix, celui-ci reste velléitaire dans sa fonction d'information, il ne répond donc pas non plus à la finalité de qualification de l'employabilité de son propriétaire qui lui avait été assignée.

5. « Vous pouvez utiliser la liste de repérage et la fiche de travail avant, pendant et après votre séjour à l'étranger pour documenter ce séjour et progresser dans votre compréhension de ce qu'est la culture et la manière dont elle influence la communication. [...] » : une conception culturalisante et moralisante de l’« interculturel »

« Je suis conscient de ma propre identité culturelle, de mes valeurs et de mes croyances culturelles qui déterminent ma vision de l'autre : oui / en partie / non / mon objectif
J'aimerais aller au-delà d'une vision stéréotypée de l'autre culture » : oui / en partie / non / mon objectif
Passez en revue les différents points de la liste de repérage, situez-vous par rapport aux différents points et réfléchissez dans quelle mesure vous en êtes conscient/e. » (Mon séjour de mobilité, fiche 6.1.)

On remarque que le modèle de cette liste est calqué sur celui des descripteurs des activités langagières. Les auteurs auraient-ils pensé que la culture pouvait comme la langue être décomposée en descripteurs, en éléments de compétences à additionner ?

Dans le Portfolio, l’expression « Encourager le dialogue des cultures » est issue d’une conception des années 70 alors que de nombreuses voix de chercheurs se sont opposées à cette conception culturalisante qui promeut la « culture » comme interlocuteur privilégié. Nous observons ici un processus de réification de l'autre réduit à sa culture, dans l'expérience de la « rencontre interculturelle ». (Gohard-Radenkovic, 2006).

Cette conception est encore plus accentuée dans le récent document européen qui propose une Autobiographie de Rencontres Interculculturellesx qui dans sa présentation se demande « Comment les rencontres interculturelles sont-elles exploitées ? »xi… et s'auto-légitime comme document qui « contribue au programme du Conseil de l'Europe en matière d'éducation, en complétant le PEL »xii. Une autre standardisation est opérée alors que l’interculturalité est un processus de quête, d’interrogation et de remise en question. En outre, nous avons observé que certaines valeurs convoquées comme l'empathie et la tolérance qui peuvent impliquer les notions de conflits ou de tensions, évitaient, contournaient, ces dernières notions, absentes des consignes du Portfolio : la communication interculturelle ne peut être que dialogique et harmonieuse, posture que Giordano désigne par « l’insoutenable innocence de l’interculturel »  (2008 ; cité par Gohard-Radenkovic, 2006).

Le « je » mis en scène dans les fiches de repérage et les conseils « pour développer la compétence interculturelle » dans différents portfolios du Conseil de l'Europe, n'est pas sans rappeler le style et le contenu de l'examen de conscience précédant la confession dans le rituel de l'Église catholique. Est-il hasardeux d'avancer une hypothèse s'inspirant de l'histoire des mentalités (Weber, 1905) pour faire un rapprochement entre le rite et sa sécularisation à d'autres fins en pays protestant dans ce PEL qui propose une intériorisation d'une instance d'autorité interculturelle politically correct pour servir les finalités d’un programme politique européen ? Du moins peut-on y lire ce que Favret Saada (1990), désigne en anthropologie comme « ontologie implicite » (Winkin, 2001).

La remarque vaut pour un autre Portfolio, celui des enseignants en langues en formation initiale (PEPELF). On peut y lire des descripteurs tout aussi prescriptifs qu'inatteignables, dans des listes d'auto-évaluation engendrant plus de sentiment de culpabilité que d'estime de sa propre « agentivité » ou « capacité d’action » :

Je peux comprendre et intégrer de manière appropriée dans mon enseignement le contenu des documents européens (comme par exemple le Cadre européen commun de référence ou le Portfolio européen des langues).
Je suis capable de comprendre la valeur aux plans personnel, intellectuel et culturel de l’apprentissage d’autres langues.
Je sais tenir compte des besoins affectifs des apprenants (sentiment d’accomplissement, plaisir, etc.).
Je sais évaluer mon enseignement de manière critique en fonction de principes théoriques.
Je suis capable de planifier et de gérer un travail de projet conformément à des buts et des objectifs pertinentsxiii.

Non que l'éthique ne soit pas convoquée dans la formation aux langues et à la communication interculturelle, ce que nous entendons ici remettre en question est la réduction de questions complexes à des listes de prescriptions dont on laisse à penser que leur réalisation relève uniquement de la bonne volonté et de la responsabilité de l'apprenant.

Les tensions que nous avons relevées dans nos analyses entre les principes déclarés de la valorisation du « je » et les démarches réflexives en vue de développer « la connaissance de soi et la reconnaissance de l’autre » dans leurs mises en œuvre effectives avec le PEL, se sont manifestés sous forme de résistance passive ou active dans les usages du Portfolio.

Nous proposons dans la deuxième partie de notre réflexion d’esquisser quelques approches alternatives en nous centrant sur la biographie langagière comme processus relationnel.

3. L’approche autobiographique autrement : quelques pistes.

Banon et Cartron-Makardidjian (2006), dans leur analyse des forces et des faiblesses du PEL, avaient insisté sur le fait que le Portfolio devait être didactisé par l’enseignant, et non « appliqué » en l’état. Il faut donc que l’enseignant soit formé en amont pour être en mesure de se l’approprier en regard des besoins ressentis et exprimés par les apprenants eux-mêmes, et des besoins objectivés par l’enseignant en regard des enjeux et des objectifs de l’institution. L’enseignant doit donc devenir le médiateur de cette entreprise de la découverte du « soi ». L’approche (auto)biographique, pourrait être ce lieu de médiation entre l’apprenant et ses langues, l’apprenant et ses apprentissages, l’apprenant et ses recompositions identitaires du « moi » dans la mobilité.

Dans cette perspective, Zarate et Gohard-Radenkovic (2004 : 4), choisissent de parler de « reconnaissance » des compétences interculturelles, plutôt que de leur « évaluation » et proposent de substituer le terme de « cartes » à celui de « grille », permettant de mettre en œuvre une « lecture » des parcours  langagiers, sociaux, expérientiels, de mobilité des individus :

Le modèle de la « carte » est plus souple que celui de la « grille » de référence par niveaux qui instaure des seuils, des ruptures, qui peuvent toujours être suspectés d'arbitraire, de catégorisations stigmatisantes et varier selon les contextes nationaux. La « carte » permet un modèle d'emblée individualisé, indépendant de la morale et de l'idéologie, réponse souple à l'infini kaléidoscope des identités individuelles. Carte qui, au regard du menu imposé, rend visibles les choix ; carte qui livre une lecture explicite des circulations géographiques dans un espace géographique arpenté ; carte subjective qui met en lumière des interprétations créatives, redessinant les tracés convenus (p. 6).

Elles proposent donc de travailler sur une grammaire de la complexité et, pour ce, d’identifier les cartographies des parcours de vie, de langues, d’apprentissages, d’expériences interculturelles, etc. des acteurs de la mobilité, en privilégiant les approches réflexives.

1. Un retour aux sources : l’autobiographie littéraire et l'authenticité du « je » réhabilité dans une approche autobiographique didactisée.

Philippe Lejeune (1975) nous rappelle que tout récit autobiographique :

commence rituellement par un pacte, un exposé d’intention, des circonstances où l’on écrit, de réfutation d’objections ou de critiques. Mais le rite de présentation a une fonction beaucoup plus importante pour l’autobiographe, puisque la vérité qu’il entreprend de dévoiler lui est personnelle, qu’elle est lui. Ecrire un pacte autobiographique (quel qu’en soit le contenu), c’est d’abord poser sa voix, choisir le ton, le registre dans lequel on va parler ; définir son lecteur, les relations qu’on entend avoir avec lui: c’est comme la clef, les dièses ou les bémols en tête de la portée: tout le reste du discours en dépend. C’est choisir son rôle.

L’autobiographie langagière et culturelle que le PEL est censé recueillir devrait ainsi se penser et se configurer comme un texte relationnel qui implique une demande de reconnaissance que l’on ne doit pas trahir en niant toute autonomie au sujet pour choisir sa voix pour se dire et pour définir les limites du périmètre variable de sa confiance envers son lecteur pour dévoiler son rapport intime à ses langues et cultures. Il ne s’agit pas de réduire la complexité des sujets et de leurs trajectoires, en produit à évaluer, il ne s’agit pas de marchandiser l’expérience selon cette idéologie où l’apprenant doit, devrait devenir « entrepreneur de lui-même ».

Les finalités humanistes de l’éducation au plurilinguisme et au pluriculturalisme sont plutôt d’accompagner et de promouvoir le processus de structuration des personnes dans une démarche dialogique et relationnelle, avec pour but de retisser les liens sociaux, d’en tisser de nouveaux dans un monde pris par divers processus de mondialisation et non de soutenir les déracinements obligés de l’homme post-moderne au service du marché de l’emploi.

On produira ici une expérience menée à l'Université de Macerata auprès de futurs enseignants et qui s'inspire des suggestions de la Libera Università dell'Autobiografiaxiv sur l'autobiographie et la « pédagogie de la mémoire ». Les compositions ayant pour sujetxv un retour sur les sources de la vocation professionnelle des futurs enseignants de français sont restées rigoureusement de l'ordre de la relation de confiance entre le formateur et les stagiaires. Au cours d'une séance commune, le formateur a alors proposé une analyse thématique des textes pour en dégager différentes pistes de motivation personnelle à mettre au service de la promotion du français. Les étudiants ont pu échanger sur la base de la relation collective, et mettre leurs réflexions individuelles au service du groupe et de la didactique de la discipline, mais en préservant le caractère privé de l'écriture. Cette mise en commun a permis l'émergence tantôt de sentiments très privés dans un rapport synesthésique avec la corporéité de la langue, ou dans le souvenir d'expériences familiales précoces de rencontres avec l'altérité, tantôt de réflexions plus intellectuelles sur la langue étrangère comme accès à un espace culturel où se créer une authentique (ou sublimée) expression de soi... Ainsi l'échange a-t-il permis de réaliser l’importance de l'insertion de la poésie dès les premières leçons de français, sur la nécessité de créer des occasions de sensibilisation multisensorielle au français dès les petites classes, sur l'impact de l'approche littéraire auprès des adolescents vu son rôle dans l’émergence de l’intérêt, voire de « l’amour pour le français » chez les futurs professeurs, des thèmes qui sont hélas fort marginalisés dans l'approche fonctionnelle mise en avant dans l'objet PEL.

Comme nous l'avions appris des réflexions de F. Vitrone (2006) à partir de son expérience de confrontation en classe des écrits de ses étudiants sur leur mobilité Erasmus en Italie : la classe est un lieu où on ne projette pas la forme pré-construite d'une pluralité linguistique et d'une interculturalité idéale, elle est le lieu où l’enseignant ouvre un espace fertile au « doute confian » envers les capacités du groupe de participer à une construction de la pluralité linguistique et culturelle qui n’est pas un produit mais un processus en formation. Ces dimensions de réflexion collective ont d’autant plus de sens compte tenu de la diversité culturelle de plus en plus marquée chez les enseignants de langues mais aussi chez leurs apprenants : la notion de « natif » d’une langue parlée et ou enseignée qui traverse tout le champ de l’enseignement des langues pourrait, entre autre notion pertinente du champ, être revue et revisitée, travaillée lors de ces autobiographies langagières, non plus comme une opposition irrémédiablement tranchée mais comme un continuum à multiples facettes (Derivry-Plard, 2011b, 2011a).

Ainsi ouvre-t-on un champ de recherche sur la didactique en classe à partir de la démarche Portfolio, une piste poursuivie à l'Université de Macerata dans le cadre du laboratoire sur l'approche biographique au sein de l'école doctorale PEFLIC (Lévy, 2008 ; S. Vecchi, 2012) en lien avec le projet KALECOxvi.

2. Co-construction d’une « introspection anthropologique » avec l’apprenant à travers des démarches exploratoires réflexives

Nous indiquerons ici deux des pistes poursuivies à l'université de Fribourg pour des futurs enseignants, formateurs en langues et interculturel, futurs médiateurs linguistiques et culturels pour l’international

1re démarche exploratoire : le paradigme du lointain (rapproché) et du proche (éloigné)

Finalité : formation ethnologique du regard à travers un parcours exploratoire : revisiter le connu versus s’approprier l’inconnu à travers des démarches intra-muros et extra-muros (Gohard-Radenkovic, 2000).

  • Objectifs des démarches intramuros : préparation au travail d’observation participante et d’introspection socioculturelle par des cours en anthropologie de la communication en vue de construire avec les publics une attitude de distanciation, décentration ;
  • Objectifs des démarche intramuros / démarche extramuros en vue de la constitution du dossier thématique en groupe : préparation d’un certain nombre d’activités de terrain en classe puis travail sur l’exploitation des entretiens, reportages- photos, etc. Construction de relations sociales au sein des groupes, répartition des tâches et des responsabilités ; négociations des résultats ; élaboration et rédaction du dossier à plusieurs mains.
     
  • Démarches extra muros : élaboration d’un regard ethnologique et décentré en envoyant les étudiants à l’extérieur  pour mener des entretiens, enquêtes, (photo)reportages, etc. dans un ou plusieurs lieux, … soit des étudiants étrangers qui s’approprient un milieu non familier ; soit des étudiants suisses qui interrogent, réexaminent un environnement qui leur paraît familier : c’est un travail sur le paradigme de distance – proximité / éloignement - rapprochement.
  • Démarche intra-muros : retour sur soi avec une analyse de cette expérience en va-et-vient entre terrain et réflexion, entre représentations individuelles et perceptions collectives ou ce qu’on appelle « décapitalisation de l’expérience ».

Un dispositif de même type a aussi été inséré dans le cadre de la remise à niveau linguistique et adaptation socioculturelle des étudiants de mobilité européenne et internationale, conception et mise en place à l’Université de Fribourg en accord avec le Service des relations internationales lors de stages conçus et mis en oeuvre dès 1998 par l’équipe de Français langue étrangère de l’Université de Fribourg (Gohard-Radenkovic, Kohler- Bally, 2005 ; Gerber, 2012)

2e démarche  exploratoire : une approche autobiographique intégrée dans une initiation anthropologique (Gohard-Radenkovic, 2008, 2009a):

Ce dispositif a pour finalité d'intégrer et d’articuler des approches autobiographiques introduites sous forme de cartes de mobilité, portraits de langues, récits d’expérience oraux ou écrits, avec les outils de l’anthropologie de la mobilité de la communication en langues étrangères, dans le cadre d’un cours d’initiation : « Approches anthropologiques des langues, cultures et sociétés » (Gohard-Radenkovic, 2009b).

Démarches :

1re phase : phase publique : la carte de vie, de langues et de mobilité

  • Je dessine ma carte de mobilités dans mon propre pays et à l'étranger (ex. déménagements, séjours, voyages, etc.).
  • Je la montre au grand groupe et la commente en typifiant ma carte des mobilités, en lui donnant un titre représentatif de mon parcours de vie.

2e phase : phase semi-publique en groupes : le récit oral

Je note sur papier les personnes-clés et les événements-clés et je raconte dans un récit de vie oral de 10 minutes portant sur :

  • mon apprentissage des langues et mon rapport aux langues, mes expériences en langues étrangères dans mon pays et à l'étranger;
  • mes expériences interculturelles, mes rencontres avec l'étranger, qui m'ont marqué dans mon propre pays et/ou à l'étranger.

3e phase : phase semi-privée : le récit écrit

Je raconte et développe dans un récit de vie écrit portant sur :

  • mon apprentissage des langues et mon rapport aux langues, mes expériences en langues étrangères, les stratégies que j'ai élaborées dans telle ou telle situation de cohabitation et/ou de mobilité ;
  • mes expériences interculturelles mes rencontres avec l'étranger dans mon propre pays et/ou à l'étranger, les stratégies que j'ai élaborées dans telle ou telle situation de cohabitation et/ou de mobilité ;

4e phase : phase privée : journal intime, journal de bord

Je raconte dans un récit écrit sous forme de journal intime ou journal de bord des moments que je ne peux pas raconter aux autres mais dont j'ai besoin de parler.

Cette étape a été proposée comme piste de réflexion en en discutant les apports et les limites pour nos étudiants.

Pour une démarche relationnelle

Partant d’une analyse des discours du PEL nous avons mis en évidence combien le JE contraint, qui y est mis-en-scène, découlait d’une certaine vision de l’individu qui, paradoxalement en son nom, réduit, formate, évacue le « je » en tant que sujet pluriel au vécu langagier, social et culturel complexe mais intégré. Le modèle PEL, à prétention unique et universaliste, en contradiction avec le principe d’adaptation aux spécificités locales, dans lequel le moi est censé s’inscrire tout en revendiquant son autonomie et sa créativité, traduit en didactique des langues et cultures une certaine idéologie de la formation au service de la seule employabilité conforme au modèle économique dominant ; la rencontre interculturelle réifiée dans le PEL se réduit à une occasion de mettre en exercice la capacité d’adaptation et la  « tolérance utile » au bon fonctionnement du marché globalisé.

L'approche portfolio par une authentique démarche de construction de la biographie langagière, qu'elle s'inspire de l'autobiographie ou des démarches réflexives et exploratoires de l'anthropologie, promeut au contraire des dynamiques d'enrichissement plurilingue et de composition pluriculturelle des identités. C’est par ce type de dispositifs très organisés et non figés où les confrontations et les rencontres sont didactisées par un ensemble de production individuelle et collective, et où la médiation de l’enseignant joue un rôle central à l’accompagnement éducatif à la réflexivité, à la décentration de soi, que se construisent des acteurs plurilingues et pluriculturels, loin du solipsisme illusoire et inefficace de l'auto-évaluation en solitaire, ou du formatage de personnalités « interculturellement-correct », entrepreneurs d’eux-mêmes sachant remplir les cases des descripteurs de l’employabilité.

L'échec du PEL, notamment dans les milieux scolaires mais pas uniquement, peut s’interpréter comme un signe de résistance du corps social à ce que Honneth (2006), dans sa philosophie sociale critique, appelle « l’idéologie de la reconnaissance institutionnelle » et que Scheppens (2011) résume ainsi :

C’est dans La société du mépris que figure un article intitulé « La reconnaissance comme idéologie », qui propose de considérer que le besoin de reconnaissance des sujets peut les amener à se fourvoyer et à se soutenir d’une fausse reconnaissance, récit que le pouvoir élabore et diffuse précisément à des fins stratégiques, et pour obtenir à peu de frais l’adhésion même des sujets à leur propre aliénation.

Si les références disciplinaires de la dimension culturelle sont l’anthropologie, la sociologie, il nous faut prendre en compte plus précisément comment les anthropologues et les sociologues travaillent et évaluent la question de l’altérité dans leurs disciplines. Or le Portfolio conçu avec l’idée d’intégrer la dimension culturelle expérientielle au sein d’un enseignement des langues trop dominé par la linguistique appliquée, s’est en partie transformé en outil contraignant de mise en scène d’un soi obligé. Le plurilinguisme et le pluriculturalisme (Zarate, Lévy, Kramsch, 2008) gagnent à se penser dans une vision interdisciplinaire plus large. Nous avons essayé de démêler les contradictions du PEL et de proposer, en rupture avec l’objet, une démarche « alter » où le primat de l’humain, du relationnel, du processus se substitue à l’outil et au produit.

Bibliographie

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Zarate, G. et Gohard-Radenkovic, A. (coord.) 2004. Reconnaissance des compétences interculturelles : de la grille à la carte, Les cahiers du CIEP, Paris : Didier.


Notes

i La France y a largement participé avec notamment D. Coste, D. Moore et G. Zarate (voir bibliographie)

ii http://www.coe.int/t/dg4/education/elp/elp-reg/Accredited_models/Accredited_Models_country_FR.asp#P258_8059

iii http://elp.ecml.at/tabid/2370/PublicationID/133/Default.aspx

iv La plus connue est le Centre Européen des Langues Vivantes (CELV) / European Center of Modern Languages (ECML) à Graz en Autriche.

v http://www.coe.int/t/dg4/education/elp/elp-reg/Accredited_models/Accredited_Models_country_FR.asp#P258_8059

vi Publié aux Schulverlag Kanton Bern, / Éditions scolaires du Canton de Berne

vii On notera au passage que le Passeport de langues Europass, propose dans l'éventail de langues listées le rhéto-roman mais pas le romani, le breton mais pas de langues de migration, ni même l'éventail des « langues de France » reconnues par la DGLFLF.

viii Contrairement aux portfolios utilisés en formation professionnelle qui créent effectivement un lieu de raccord et de concertation entre l'apprenant, ses formateurs et ses tuteurs de stage. http://www.infirmiers.com/pdf/6annexe6portfolio.pdf

ix Voir pour une expérimentation de lien entre le PEL et le DELF (Anquetil, 2013)

x http://www.coe.int/t/dg4/autobiography/default_FR.asp?

xi Nous soulignons ce terme malheureux

xii http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/autobiogrweb_FR.asp

xiii http://archive.ecml.at/mtp2/publications/C3_Epostl_F_internet.pdf

xiv Une association de recherche et de formation renommée en Italie pour ses séminaires de réflexion et d'écriture : http://www.lua.it/

xv Document sur le site du cours : http://docenti.unimc.it/docenti/mathilde-anquetil/2011/didattica-disciplinare-di-lingua-e-traduzione-2011

xvi http://www.kaleco.eu

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Quand le monde du travail peut venir en renfort de la didactique des langues...

Jean-Jacques Richer

Résumé : La Perspective actionnelle, méthodologie prônée par le CECRL, reste encore largement à l’état programmatique. Toutefois elle pourrait recevoir des apports significatifs si elle prenait pleinement en compte les caractéristiques de la version humaniste de la compétence développée dans le monde du travail à partir des années 80. Telle est l’hypothèse qui sera défendue dans cet article. Mots clés : compétence – ressources – stratégie – acteur social – motivation – apprenance – réflexivité. Abstract : The Action Perspective, the methodology advocated by the CEFRL, is still largely in...

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