N°74 / Enseignement du français et enseignement en français: continuité ou rupture ?

Quelle appréhension de la relation entre langue et contenu dans l’enseignement en L2 et dans l’enseignement de L2 ?

Ivana Vuksanovic

Résumé

Résumé :

Cet article interroge les similitudes et les différences entre l’enseignement bilingue (enseignement en L2) et l’enseignement de langue orienté vers le contenu (enseignement de L2) à travers l’analyse discursive de deux tâches enregistrées pendant une leçon en français L2 et une leçon de français L2, les deux données à une même classe par la même enseignante. L’attention est portée sur les ressources mobilisées dans la réalisation des tâches, notamment sur les basculements entre langue et contenu lors de leur déroulement. Nos analyses montrent que l’appréhension de la relation complexe entre langue et contenu nécessite le croisement des perspectives macro (curriculum, objectifs d’enseignement) et micro (analyse des pratiques effectives en classe).

 

Abstract:

This paper aims at studying differences and similarities between bilingual education (teaching in L2) and content-based language teaching (teaching of L2) in Swiss primary schools. I present a discourse analysis of two tasks filmed during a subject lesson in French L2 (Natur, Mensch, Gesellschaft) and a French L2 lesson respectively, both given to the same class by the same teacher. The focus is being put on examining the resources used during task execution and language-content shifts as the task unfolds. The results shed light on the complexity of language-content interface. In order to grasp it, curricular goals need to be put into perspective of classroom practices, which do not always correlate. 

Ivana Vuksanović - Ecole de langue et de civilisation françaises - Université de Genève
Ivana.Vuksanovic@unige.ch

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Quelle appréhension de la relation entre langue et contenu dans l’enseignement en L2 et dans l’enseignement de L2 ?

 

Introduction

L’enseignement de langues étrangères s’est caractérisé à travers son histoire par un nombre important d’orientations théoriques et méthodologiques différentes. Les raisons de ces fluctuations sont nombreuses. Premièrement, toute approche de l’enseignement/apprentissage d’une L2 est censée répondre aux besoins de la société et des apprenants, qui ont changé et évolué au cours du temps. Deuxièmement, il est difficile de trouver un autre domaine qui a si longtemps perduré dans la recherche d’une unique méthode optimale d’apprentissage des langues, ce qui a eu pour conséquence un déséquilibre dans le traitement des quatre compétences langagières (par exemple, une focalisation très manifeste sur l’écrit dans la méthode grammaire-traduction ou sur l’oral dans la méthode audio-orale). En effet, l’histoire de la didactique des langues témoigne de nombreux exemples de méthodes qui ont été conçues comme une réaction immédiate et radicale aux défauts et aux effets de la précédente. Leur élaboration a bien évidemment demandé le recours aux théories de l’apprentissage et de l’acquisition du langage actuelles à une époque donnée, comme par exemple le béhaviorisme et la linguistique distributionnelle de Bloomfield dans les années 1940-1960 notamment. Troisièmement, comme le note Celce-Murcia (2014, p. 3), les enseignants tirent rarement profit, faute de prise de conscience ou de connaissances, de ce bagage historique afin d’explorer au mieux toutes les options méthodologiques qu’ils ont à leur disposition et qu’ils peuvent tester en classe.

À partir des années 1970 et de l’apparition des approches communicatives, l’orientation pédagogique visant la compétence de communication (Hymes 1972) semble toutefois se consolider : on apprend une langue pour pouvoir communiquer malgré les ressources linguistiques limitées (Olshtain & Celce-Murcia 2001, p. 707). C’est à partir de cette base théorique et méthodologique que se sont constituées des approches comme l’enseignement de langue orienté vers le contenu, connu sous l’acronyme CBI (content-based instruction, cf. Brinton, Snow & Welsche 1989) ou CBLT (content-based language teaching), et l’enseignement bilingue, répandu notamment sous les acronymes CLIL (content and language integrated learning) ou EMILE (enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère). Dans les deux approches, c’est à partir d’un certain contenu que se forge la compétence de communication des apprenants, bien qu’il soit défini de manière différente. Lorsqu’il s’agit de les mettre en œuvre et de proposer des réalisations didactiques concrètes, l’enseignement bilingue et le CBI font presque naturellement recours à l’enseignement orienté vers l’accomplissement de tâches (task-based language teaching, TBLT), les trois approches étant basées sur l’usage contextualisé de la L2 et sur la négociation du sens à travers laquelle la compétence de communication s’élabore.

Le présent article a pour objectif d’étudier les points de contact et de rupture entre l’enseignement bilingue et l’enseignement de langue orienté vers le contenu, à travers l’analyse de deux tâches observées dans des enseignements donnés à une même classe par la même enseignante. Lors de l’examen des deux tâches, nous serons particulièrement attentive à la manière dont les participants mobilisent des ressources linguistiques et aux basculements entre langue et contenu au cours de leur déroulement. Les données qui seront présentées dans cet article ont été recueillies dans une école primaire en Suisse, dans le cadre du projet de recherche Immersion et enseignement de la langue orienté vers le contenu : séquences didactiques et insertion curriculaire au primaire (IMMENS), mené de 2016 à 2019 à l’Université de Genève. Ce projet a eu pour objectif de documenter les conditions d’implémentation de l’enseignement bilingue au primaire et de spécifier ses caractéristiques par rapport à l’enseignement de langue orienté vers le contenu, à l’aide d’analyses d’interactions et de supports pédagogiques utilisés en classe ainsi que d’entretiens avec les enseignants participant à la recherche1.


 

1. Enseignement bilingue et enseignement de langue orienté vers le contenu : points de contact et de rupture

Il existe de nos jours un nombre important de modèles d’enseignement pouvant être qualifiés de bilingues ou orientés vers le contenu. Si les étiquettes renvoyant à ces approches ne manquent pas (total ou partial immersion, bilingual education, theme-based courses, adjunct model, etc.), beaucoup plus rares sont les travaux scientifiques qui ont pour objectif l’examen des principes et des critères qui définissent l’une ou l’autre approche, ou les deux à la fois. Avant de présenter les principales caractéristiques qui les apparentent ou les éloignent, précisons d’abord notre position. Par enseignement bilingue (EB)2, nous entendons, à l’instar de Gajo (2007, p. 564), « un enseignement total ou partiel d’une ou de plusieurs disciplines non linguistiques (DNL) en une langue étrangère ». Il s’agit d’une définition assez large qui englobe les programmes immersifs à la canadienne, en les considérant comme des « cas extrêmes d’enseignement bilingue » (Gajo 2005, p. 48). En ce qui concerne le CBI, nous adoptons le point de vue de Davison & Williams (2001, p. 57), selon lequel cette approche renvoie à l’usage d’une matière ou d’un contenu afin de faciliter l’apprentissage de la L2, « à travers une mise en lien systématique entre le contenu et la langue ». Remarquons d’emblée dans ces deux définitions les notions de discipline non linguistique et de contenu, qui devraient être distinguées et qui permettront de mieux comprendre les points de contact et de rupture entre l’EB et le CBI. Cependant, l’examen de leurs points communs et de leurs différences ne sera pas complet sans la prise en compte de la perspective micro également, c’est-à-dire de celle des pratiques effectives en classe.


 

1.1. Point de vue curriculaire

Du point de vue curriculaire, il n’est pas difficile d’argumenter en faveur d’une proximité entre l’enseignement bilingue et l’enseignement de langue orienté vers le contenu. En effet, le choix des points à enseigner dans les deux approches est principalement dicté par le contenu, c’est-à-dire par une focalisation sur le sens et non exclusivement sur les moyens linguistiques nécessaires pour sa communication. C’est la raison pour laquelle certains chercheurs considèrent l’enseignement bilingue comme un des modèles du CBI (par exemple, Met 1998 ; Cenoz et al 2013 ; Snow 2014 ; Cenoz 2015). Leur argumentation se fonde sur la position selon laquelle il n’y a pas de différences majeures entre les deux approches (Cenoz et al 2013, p. 255) qui partagent les mêmes caractéristiques essentielles, telles que l’intégration de la langue et du contenu, le plurilinguisme et la pluriculturalité ainsi que le type d’apprenant (dans la plupart des cas, ces enseignements en L2 sont destinés aux apprenants qui partagent la même L13) (Cenoz 2015, p. 17-19). Ce qui les distingue ce ne sont que les propriétés extrinsèques, qui diffèrent d’un contexte à l’autre et qui ne peuvent en aucun cas justifier une séparation pédagogique nette entre le CLIL4 et le CBI. Parmi ces propriétés non essentielles, Cenoz (2015, p. 20-21) cite la langue cible, les enseignants (non) natifs, le niveau d’enseignement et les fondements théoriques différents. Elle explique que, pour certains auteurs comme Lasagabaster & Sierra (2010) et Dalton-Puffer & Smit (2013), le CLIL est limité à l’enseignement en langues étrangères en excluant les langues secondes, qu’il est souvent assuré par des enseignants non natifs et qu’il est, dans la plupart des cas, mis en place au niveau secondaire, après la stabilisation de certaines compétences en L1, comme la littératie. Enfin, si l’on essaie de retracer les origines des deux approches, le CBI est, selon Cenoz (2015, p. 21), souvent associé à l’immersion canadienne, alors que le CLIL marque son début en Europe dans les années 1990, notamment dans les enseignements en anglais L2.

Dans leur réponse aux arguments de Cenoz et al (2013), Dalton-Puffer et al (2014, p. 214) insistent sur l’originalité du CLIL, en reprochant à ces chercheurs de ne pas prendre en compte son historique et les différents contextes sociaux dans lesquels le terme est devenu pertinent, contextes qui concernent notamment la politique linguistique, le profil des enseignants et la recheche. Nous ne retenons ici que leur argument principal, que nous partageons : le point de départ du CLIL est exclusivement le contenu, enseigné et évalué par des spécialistes de disciplines non linguistiques ; de ce fait, il ne peut pas être considéré comme une variante d’enseignement de langue étrangère. Bien que nous rejoignions Dalton-Puffer et al (2014) dans la position selon laquelle le CLIL et le CBI doivent être pédagogiquement distingués, il nous semble toutefois qu’il faudrait davantage insister sur la nature du contenu et faire une distinction claire entre contenu et savoir. (voir 1.2.).

Dans cet examen des similitudes et des différences entre l’enseignement bilingue et l’enseignement de langue orienté vers le contenu, comment se positionne l’approche par les tâches dans le sens du TBLT (task-based language teaching) développé dans la recherche anglophone ? Il existe une compatibilité évidente, qui est d’ailleurs parfois bien institutionnalisée à travers l’élaboration de curriculums et de ressources pédagogiques, entre l’enseignement bilingue et le CBI d’un côté et le TBLT de l’autre. Les approches basées sur l’accomplissement de tâches mettent au centre de leurs préoccupations l’usage contextualisé de la langue dans l’action afin d’atteindre un objectif (comprendre le fonctionnement d’une machine, classifier les êtres vivants en catégories, etc.), en se focalisant sur le sens et non sur la maîtrise d’une forme linguistique particulière (Skehan 2003 ; Nunan 2014). S’impose bien évidemment la question de la définition de la tâche. Ellis (2009, p. 223) remarque bien que les tâches réalisées en classe de/en L2 demandent différents degrés de focalisation sur la langue et sur le contenu. Il fait la distinction entre une tâche non focalisée (unfocused task), qui offre des opportunités pour un usage varié des formes linguistiques, et une tâche focalisée (focused task), qui exige l’emploi d’une forme ou d’une structure particulière. Prenant en compte les objectifs de cet article et les données qui seront présentées dans la section 2, nous rejoignons Ortega (2015, p. 104) dans l’idée qu’il est plus utile d’accepter différentes appréhensions de la tâche, qui feraient sens et seraient « légitimes » dans des contextes éducatifs particuliers, que de chercher à obtenir le consensus sur les critères qui la définissent.


 

1.2. Quel(s) contenu(s) dans l’enseignement bilingue et dans l’enseignement de langue orienté vers le contenu ?

Plutôt que de situer les points de rupture entre l’enseignement bilingue et l’enseignement de langue orienté vers le contenu au niveau d’un développement historique différent, il est beaucoup plus pertinent de s’interroger sur la nature du contenu enseigné et appris dans ces deux approches. Quel contenu est enseigné dans l’enseignement bilingue et le CBI ? Selon Snow (2014, p. 439), le contenu peut être entendu de deux manières : soit comme une matière spécifique (par exemple, biologie, histoire, etc.) au service de la L2 ; soit comme un ensemble de thématiques correspondant aux intérêts et aux besoins des apprenants. On retrouve cette deuxième conception du contenu dans le manuel de français L2 Mille feuilles5, utilisé en Suisse à l’école primaire. Lors de son élaboration, les auteurs ont justement veillé à ne pas proposer des thématiques qui auraient interféré avec les contenus visés par le curriculum des autres matières scolaires et à choisir des sujets susceptibles de correspondre aux intérêts des élèves et d’accroître ainsi leur motivation (Gajo et al 2018, p. 28).

Un autre point de rupture concerne l’évaluation, qui ne porte jamais (ou rarement) sur la langue dans l’enseignement bilingue. Ce critère montre bien que les objectifs de l’enseignement bilingue et du CBI sont fondamentalement différents. Afin d’appuyer cet argument, nous citons la position de Gajo (2009, p. 34) : dans l’enseignement bilingue « les disciplines non linguistiques conservent leurs exigences propres et ne servent pas de fournisseurs de contenu à l’entraînement communicatif en L2 », ce qui est bien le cas du CBI. Gajo (2009, p. 34) explique que l’enseignement bilingue a pour objectif l’acquisition de savoirs disciplinaires, un contenu étant considéré comme un savoir dès qu’il peut être ramené à un paradigme scientifique de référence et qu’il est inscrit dans un curriculum. Dans cette perspective, le CBI est à envisager comme un enseignement de L2, car le contenu est au service de l’apprentissage de la L2, alors que l’enseignement bilingue est à comprendre comme un enseignement en L2. Précisons toutefois qu’au niveau primaire « la frontière entre enseignement en L2 et enseignement de L2 est difficilement saisissable » (Vuksanović à paraître) pour plusieurs raisons. Premièrement, le découpage des savoirs en disciplines n’est pas aussi net au primaire qu’aux deux autres niveaux d’enseignement, ce qui est amplifié parfois par la présence d’un seul enseignant généraliste. Deuxièmement, l’enseignement bilingue n’a pas d’insertion curriculaire claire dans l’enseignement obligatoire (du moins en ce qui concerne le contexte suisse) et il peut arriver qu’il prenne la place dévolue aux langues, notamment dans les cycles inférieurs (Gajo et al 2018, p. 26).


 

1.3. Interface langue-contenu du point de vue des pratiques en classe

Le regard sur la relation entre langue et contenu se complexifie davantage lorsqu’elle est examinée à la lumière des pratiques effectives. Les analyses des interactions en classe faites dans le cadre du projet IMMENS mettent en évidence la nécessité de nuancer l’opposition entre l’enseignement en L2 et l’enseignement de L2.

Dans une perspective curriculaire, l’enseignement orienté vers le contenu y compris l’enseignement bilingue, selon Met (1998, 1999), correspond aux approches qui visent l’intégration langue-contenu. Cependant, le degré de cette intégration change d’une approche à l’autre. C’est la raison pour laquelle Met propose que l’intégration langue-contenu soit envisagée en tant que continuum, susceptible de mettre en évidence les points communs entre différents modèles d’enseignement basé sur le contenu, malgré leurs points de rupture, et d’aider ainsi la planification curriculaire (Figure 1, axe horizontal). Si les travaux de Met placent les différentes approches de l’enseignement en/de L2 sur le continuum entre content-driven et language-driven, où on trouve aux pôles extrêmes celles dont la priorité est l’apprentissage du contenu (à gauche) et celles qui visent prioritairement la langue (à droite) (Met 1999, p. 2), ils ne rendent cependant pas compte des focalisations plus ou moins importantes sur la langue ou sur le contenu dans les pratiques effectives. C’est pour cela qu’il semble nécessaire, du point de vue des pratiques en classe, d’ajouter au continuum de Met un axe vertical qui illustrerait des orientations vers la langue (language-based) ou vers le contenu (content-based) faites par les participants (Figure 1, axe vertical).

 

Figure 1. Interface langue-contenu dans la perspective des pratiques effectives en classe (Steffen & Vuksanović, à paraître)

 

Les deux pôles de l’axe vertical – content-based et language-based – peuvent être mis en lien avec les notions proposées par Long (2000), focus on meaning et focus on forms respectivement, bien qu’elles soient pensées plutôt du point de vue macro. Focus on meaning fait référence à la communication (du contenu) à travers laquelle les règles grammaticales se construisent implicitement, alors que focus on forms renvoie à l’enseignement explicite de la langue en tant que système (phonèmes, morphèmes, mots, structures syntaxiques, etc.) (Long 2000, p. 36). Entre les deux, Long situe focus on form, typique du TBLT, qui a lieu lorsque, par exemple, l’enseignant décide de proposer une activité métalinguistique afin de remédier aux problèmes de communication qui ont émergé au cours de l’interaction.

Nos analyses de l’interface langue-contenu dans la perspective des pratiques en classe révèlent l’existence de quatre cas de figure au moins (Steffen & Vuksanović, à paraître) : 1. content-driven/ content-based, qui se caractérise par une véritable intégration langue-contenu pour la construction des savoirs disciplinaires ; 2. content-driven/ language-based, où on observe des thématisations des savoirs linguistiques non directement en lien avec la tâche disciplinaire ; 3. language-driven/ content-based, dans lequel les participants utilisent le contenu comme moyen d’atteindre les objectifs langagiers ; et 4. language-driven/ language based, marqué par des tâches linguistiques qui s’autonomisent et deviennent objets en soi. Certains de ces cas de figure seront illustrés dans la section suivante.


 

2. Analyse des pratiques en classe

Dans cette section, nous étudierons le déroulement de tâches extraites de l’enseignement de français L2 et de l’enseignement en français L2. Les données ont été recueillies6 dans une même classe de 6H (élèves âgés de 9 ans) et les deux leçons desquelles les tâches proviennent sont données par la même enseignante. Ces deux séquences ont été choisies justement à cause du fait qu’elles impliquent les mêmes participants dans un cours de langue (de français L2) et dans un cours de discipline non linguistique (en français L2). La langue de scolarisation (L1) est l’allemand et les élèves sont dans leur deuxième année d’apprentissage du français. Les cours de français sont organisés autour du manuel Mille feuilles, fondé sur les principes du CBI et du TBLT, ce qui sous-entend l’usage contextualisé de la langue à propos d’un contenu défini sans un recours fréquent et explicite à l’enseignement des formes langagières décontextualisées (focus on forms, cf. Long 2000).

Pour ce qui est de l’enseignement bilingue, il est mis en place grâce à l’initiative personnelle de l’enseignante elle-même et adopté ensuite au niveau de l’institution. L’enseignante dispense donc en français ses cours de Natur, Mensch, Gesellschaft (NMG), matière scolaire qui couvre des sujets relevant des disciplines comme la biologie, la physique, la chimie, l’histoire, la géographie, la société, les religions et les cultures, l’éthique7, etc. Comme l’enseignante ne peut pas s’appuyer sur un manuel spécialement conçu pour cette matière en L2, elle est obligée de recourir aux ressources didactiques qu’elle crée elle-même ou qu’elle trouve ailleurs. Elle se sert, par exemple, des Cahiers d’ariena8, utilisés dans la région Grand Est de la France. Cet outil pédagogique est destiné aux élèves de CM1 et de CM2 et propose une diversité de thèmes en lien avec l’environnement et le développement durable, travaillés dans une démarche d’investigation à travers des tâches réelles menées sur le terrain. Afin de « revêtir une dimension transfrontalière » et de favoriser les échanges scolaires dans la région du Fossé rhénan, ce moyen d’enseignement « motive des pratiques bilingues », en proposant des rubriques (questions, évocations, etc.) en allemand9.

Dans nos analyses, nous serons particulièrement attentive à l’interface langue-contenu, en lien avec les objectifs des tâches et, plus généralement, des deux enseignements.


 

2.1. Enseignement de L2 : tâche « comprendre le fonctionnement d’une machine »

La leçon qui nous intéresse ici fait partie du « parcours »10 Les machines pas si bêtes du manuel Mille feuilles 4, dont les objectifs principaux sont la compréhension de la description et la description elle-même d’une machine inventée. Dans la leçon observée, le manuel Mille feuilles est toutefois peu présent : il n’est utilisé explicitement qu’au début, lorsque les élèves chantent la chanson Robots, qui ne sert pas ici à sensibiliser les élèves au thème du parcours (ce qui est prévu par le curriculum), mais fonctionne plutôt comme une activité ludique qui facilite l’entrée dans la matière. À la fin du parcours, les élèves devraient décrire le fonctionnement d’une machine et, pour pouvoir réaliser cette tâche, la « boîte à outils » contenant des expressions comme il faut la brancher/ appuyer sur ON/ recharger/ appuyer sur le bouton, etc. est proposée par le manuel. L’enseignante utilise ces expressions afin de travailler un point de grammaire qui n’est pas prévu par le curriculum, à savoir l’interrogation. C’est justement ce moment de l’interaction qui est transcrit ci-dessous11.

 

ALT : enseignante ; JAN, LIV, SMR, NIN, MRD : élèves identifiés ; EL?: élève non identifié ; ELS : plusieurs élèves12

 

38 ALT merci ... alors maintenant . vous regardez au tableau ((pointe le tableau))(2.0) voici une question (1.5) (nom de PML) . tu peux regarder ici/ (2.0) (nom de ERW) (1.5) est-ce que tu veux bien fermer la p- . ah merci

39 (4.0)

40 ALT donc .. ici . une question . en allemand une question .. (nom de JAN)

41 JAN qu'est-ce que faire

42 ALT non excusez-moi . une question comment dis-tu en allemand/ . une QUEStion

43 (4.5)

44 LIV ((suisse allemand)) sage auf dütsch ((dis en allemand))

45 JAN jo:

46 ALT ((à la classe qui veut l’aider)) bon c'est bon il sait ... eine fr:

47 JAN eine frage

48 ALT voilà .. une question ... d'accord . et une réponse . en allemand une réponse .. s'il te plaît ((s’adresse à une élève)) ... regarde .. ((pointe sur le tableau)) une question . en allemand

49 LIV die frage

50 ALT eine frage . la réponse/

51 *(3.0)*

52 *pointe l'autre côté du tableau noir*

53 ALT regarde la question à quoi sert la machine . la réponse . comment dit-on en allemand la réponse/

54 (3.0)

55 ALT tu aides (nom de SMR)

56 SMR die antwort

57 ALT voilà . tu as compris/ . alors tu veux bien lire s'il te plaît . (nom de NIN) . tu lis la question

58 NIN fait-il

59 ALT pardon/

60 *(1.0)*

61 *entoure « qu » de « que » sur le tableau*

62 NIN quand ... que

63 ALT que . très bien

64 NIN que ... fait . il

65 *.*

66 *ALT entoure « au » dans « faut »*

67 NIN faut

68 ALT oui que

69 NIN faut-il . faire

70 ALT que faut-il fai:re (2.5) mais on peut aussi dire

71 NIN que . qu'est . qu'est- ce- que c-

72 ALT qu'est-ce qu'il

73 NIN qu'est-ce qu'il faut faire/

74 ALT encore une fois . qu'est-ce qu'il faut faire

75 NIN qu'est-ce qu'il faut faire

76 ALT tout le monde s'il vous plaît .. que faut-il faire

77 ELS que faut-il faire

78 ALT hey tout le monde oh

79 ELS que faut-il faire

80 EL? qu'est-ce qu'il faut faire

81 ALT qu'est-ce qu'il faut faire

82 EL? qu'est-ce qu'il faut faire

83 ALT en allemand/

84 *(5.5)*

85 *ALT pointe un affichage et les élèves le regardent*

86 ALT que faut-il faire

87 *(3.0)*

88 *ALT se dirige vers l'affichage et pointe les traductions*

89 ALT que . faut-il . faire (2.0) (nom de MRD)

90 (1.0)

91 MRD im

dans le

92 (1.0)

93 ALT que

94 *(2.0)*

95 *ALT se dirige vers le tableau noir*

96 ALT *regarde que

97 (2.5)*

98 *ALT se dirige vers l’affichage*

99 MRD was

que

100 ALT oui: . was (2.0) que faut-il/

101 JAN er . was macht er/

lui . que fait-il

102 ALT was macht man

que fait-on

103 JAN um zu machen

pour faire

104 ALT oui: faire ici tu trouves là . faire . ok/ . que faut-il faire/ . ou on peut dire qu'est-ce qu'il faut faire . d'accord

Image 1. Inscriptions au tableau lors de la leçon
 

On remarque que l’interaction se déroule autour des questions Que faut-il faire ?/ Qu’est-ce qu’il faut faire ? inscrites au tableau. Bien que la ponctuation permette aux élèves de comprendre facilement qu’il s’agit d’une forme interrogative, l’enseignante demande à l’élève JAN de traduire le mot question en allemand (40). JAN réagit en 41 par une lecture erronée de la question qui figure au tableau (qu’est-ce que faire), ce que l’enseignante refuse d’accepter, en insistant sur sa demande de traduction (42). Après une courte hésitation, JAN donne la bonne réponse (47), qui est suivie de la ratification de l’enseignante (48). La même démarche est adoptée pour le mot réponse (48), dont la traduction en allemand sera donnée en 56 par l’élève SMR. Ces demandes de traduction pourraient s’expliquer par le souci de compréhension, qui est d’ailleurs explicité en 57 (tu as compris/). Il semble toutefois qu’il s’agit d’une pratique typique de ses enseignements, ce qui est encore plus évident un peu plus tard dans l’interaction. En 57, l’enseignante demande à l’élève NIN de lire la première question inscrite au tableau. À partir de ce moment-là, commence un exercice lors duquel l’enseignante fait répéter les deux questions synonymes figurant au tableau d’abord à NIN et ensuite à toute la classe en chœur (58-82). Pendant cet exercice, l’enseignante entoure les graphèmes que et au, afin d’attirer l’attention des élèves au lien entre la graphie et la phonie (voir Image 1). De 83 à la fin de la séquence, on observe à nouveau une activité de traduction, qui prend cette fois-ci une forme mot à mot. L’enseignante valide les réponses des élèves en 104, en ajoutant la remarque métalinguistique sur les deux manières de poser la question en français.

La séquence qu’on vient d’examiner met en évidence une focalisation très prononcée sur les formes (focus on forms), initiée par l’enseignante à travers les demandes de traduction et les exercices de répétition visant la bonne prononciation. On n’assiste à aucun développement du contenu dans cette partie de la leçon. Par la suite, il y aura un petit jeu du morpion entre deux élèves devant toute la classe, dont le but est la stabilisation du savoir sur les formes interrogatives, ainsi que la finalisation de dessins de robots entrepris précédemment. Cette dernière sera également marquée par une insistance sur le vocabulaire et la prononciation. Si l’on reprend le continuum de Met revisité, cette séquence est un exemple d’enseignement décontextualisé de la langue (language-driven/ language-based), dans un cadre curriculaire qui prévoit pourtant l’emploi de la langue en contexte, autour d’un contenu proposé au début d’un parcours.


 

2.2. Enseignement en L2 : tâche « classification des êtres vivants »

Regardons maintenant la leçon de NMG, où le sujet sur lequel la classe travaille est la biodiversité. Les activités sont construites autour du Cahier d’ariena 11, que l’enseignante modifie légèrement en ajoutant du lexique ou des constructions syntaxiques toutes faites (Image 2).

 
Image 2. Page originale du Cahier d’ariena 11 (à gauche) et diapositive correspondante de la présentation PowerPoint préparée par l’enseignante (à droite)

 

Au cours de la leçon, les élèves doivent réaliser une tâche complexe – classifier les êtres vivants en plusieurs catégories –, qu’ils définissent eux-mêmes. La leçon commence par le rappel du sujet précédent, où il s’agissait de comprendre la différence entre éléments vivants et non vivants. Dès le début du rappel, l’enseignante oriente l’interaction vers la thématisation des moyens linguistiques.
 

(1)

ALT : enseignante ; PLB, PLC, PLR, LAC, SAB : élèves identifiés ; EL?: élève non identifié ; ELS : plusieurs élèves

 

35 ALT oui .. qu'est-ce que *nous avons fait ici*

36 *pointe la fiche de travail*

37 ALT ici

38 (3.4)

39 ALT oui (nom de PLB)

40 PLB wir wir müssen das machen

nous nous devons le faire

41 ALT non . qu'est-ce que nous avons fait

42 EL? [was

qu’est-ce que

43 ALT [was haben wir gemacht ((qu’est-ce que nous avons fait)) (1.1) alors essayez . essayez en français . hein . français . allemand/ . français . et comment dit-on

44 PLR ich war nicht da

je n’étais pas là

45 ALT oui tu n'étais pas là alors écoute bien . *oui*

46 *pointe du doigt un élève*

47 EL? comment dit-on . euh

48 (4.9)

49 EL? wer .. was (1.3) wir haben wir haben

qui .. qu’est-ce que (1.3) nous avons nous avons

50 ALT ah . qui peut aider .. nous av-/

51 EL? nous avons

52 ALT oui nous avons

53 EL? nous avons . les . vivants/ . les non vivants

54 ALT nous les avons/ .. ORdonné . classé . donc maintenant tu dis nous avons classé/

55 ELS class- nous avons classé

56 ALT les éléments vivants/

57 ELS les éléments vivants/

58 ALT les éléments non vivants

59 ELS les éléments non vivants

60 ALT ok/ (1.7) tu peux redire la phrase s'il te plaît/ nous avons classé les éléments vivants les éléments non vivants

61 PLB ((avec beaucoup d'hésitations)) nous

62 ALT nous avons

63 PLB nous (vivons?)

64 ALT nous avons classé (3.7) qui peut aider . nous avons classé . alors répète ((à PLC)) et écoute bien ((à PLB))

65 PLC nous avons classé

66 ALT dis-le à elle ((désigne PLB))

67 PLC ((bas)) nous avons . classé

68 PLB nous avons classé (2.3) j'ai:/

69 ALT les élém-=

70 PLB =les élé-/

71 ALT -m[ents

72 PLB [-ments

73 ALT vi-/

74 PLB vi-/=

75 ELS =-vants/

76 PLB -vants

77 ALT et/

78 PLB et NON .. VI-vants

79 ALT c'est parfait . quelqu'un le redit/ .. qui redit .. qui répète . nous avons classé euh non non maintenant (nom de LAC)/

80 LAC nous avons classé . les vivants et . les non vivants

81 ALT parfait . on dit juste élément hein tu sais comme apprendre . élément . tu veux aussi/

 

On remarque que les élèves ont des difficultés à comprendre la question de rappel de l’enseignante. En 40, cette question est interprétée comme étant la consigne pour la tâche qui suivra. Afin de faciliter la compréhension, l’enseignante pose encore une fois la question en allemand (43), mais demande qu’elle soit répétée/traduite en français. Un élève se présélectionne en 49 et essaie de donner la bonne réponse en recourant au procédé souvent utilisé en classe, à savoir la traduction mot à mot. Comme il peine à formuler sa réponse, l’enseignante sollicite un autre élève de l’aider. La réponse est cette fois-ci un peu plus élaborée, bien qu’elle ne soit pas complète car le verbe manque (53). L’enseignante la corrige en ajoutant deux verbes qui sont utilisés ici comme des synonymes : classer et ordonner. Une fois l’énoncé complété en 54, l’enseignante demande sa répétition à travers un exercice visant l’appropriation de la structure nous avons classé les éléments (non) vivants ainsi qu’une prononciation correcte (55-81).

Un peu plus loin, après cet exercice portant sur l’appropriation des formes langagières, l’enseignante donne la consigne pour la nouvelle tâche qui consiste à classifier les êtres vivants en catégories logiques (99-110).

(2)13

99 ALT alors *AUjourd'hui . maintenant* . nous allons faire autre chose . nous allons faire/ ... le DEUXième . ((lit lentement la consigne dans le manuel en la pointant du doigt)) répartis les êtres vivants en plusieurs groupes

100 *regarde les feuilles d'activité*

101 (3.0)

102 ALT il faut faire des groupes .. alors *regardez ... ici . j'ai/ . mi:s (2.0) les/

103 (2.5)*

104 *prend une chemise en plastique avec les petites feuilles sur lesquelles les élèves vont travailler, prend une feuille et pointe les mots y figurant*

105 PLR le .. le mot vivant

106 ALT j'ai mis les éléments vivants/ . que nous avons trouvés . hier gestern ((hier)) *et*/

107 *pointe un mot sur la feuille*

108 ELS les éléments non vivants

109 EL? non vivants

110 ALT ok . ÇA on pourrait après le (couper?) . et/ .. pour les classer . pour les classer/

111 EL? für die klasse= ((pour la classe))

112 PLR =für die klasse

pour la classe

113 ALT non=

114 PLR =unsere klasse

notre classe

115 ALT les ordonner

116 EL? um

117 EL? um

118 SAB die klasse

119 EL? um die klasse

pour la classe

120 ALT pour *LES ordonner*

121 *fait un geste du doigt pour représenter une classification*

122 ELS für xx die klasse

123 SAB ((change d’article)) um das klasse

124 ALT classer c'est pas die klasse=

125 SAB =für die schule

pour l’école

126 ALT non . écoute .. POUR classer . c'est un verbe . ORdo[nner

127 EL? [xxx

128 EL? für die klasse

129 EL? für

130 EL? für xx[xxx

131 ALT [non é- é- écoute . écoute . écoute . pour ORdonner

132 PLR für ordnen

pour classifier

133 ALT ((à PLR)) für ordn-/

134 PLR ((en hésitant)) -ner

135 ALT *eu[:h*

136 *signe du doigt pour dire non*

137 ELS [ord- ord-

138 ALT [ord- xxx

139 SAB ord-

140 ELS ordne-

141 SAB ordnen

classifier

142 ALT OUI .. für ordnen . pour les classer j'ai mis *TOUS les éléments*

143 *pointe la feuille*

144 ALT donc vous faites COMME vous voulez . vous *découpez* et vous essayez de faire plusieurs groupes . vous avez compris/

145 *fait un geste imitant le mouvement des ciseaux*

146 EL? oui

147 PLR mais .. man muss schneiden

il faut couper

148 EL? man muss schneiden

149 PLR man muss diese hälfte [xxx schneiden

il faut couper cette moitié

150 EL? [xxx

151 ALT attends -tends& -tends& -tends . pas tout le monde en même temps . donc il faut *découper/ et ensuite/*

152 *geste d'imitation des ciseaux*

153 EL? aufgeben

remettre

154 ALT non=

155 PLR =aufschneiden

découper

156 ALT *classer*

157 *continue à faire le geste d'imitation des ciseaux*

158 SAB (klasse/classer?) . schneiden

159 ALT *faire des groupes*

160 *serre les doigts pour désigner un ensemble*

161 ALT non

162 PLR ah man muss diese gruppen zu schneiden

il faut découper ces groupes

163 ALT ((en secouant la tête)) il faut faire des groupes

164 TER eine gruppe schneiden xxx

découper un groupe

165 ALT il faut fai:re . il faut/

166 PLR il faut

167 ELS man muss

on doit

168 ALT man muss .. faire/

169 EL? arbeiten

travailler

170 ALT faire .. mach-

171 ELS machen

172 ALT ((en pointant la feuille)) il faut faire des groupes

173 PLR man muss das mit diesen gruppen machen

on doit le faire avec ces groupes

174 ALT et voilà . regarde UNE . euh par exemple des fleurs/ . je mets avec quoi

175 (4.0)

176 ALT si je fais un groupe DES fleurs .. je mets avec quoi . avec un chien/=

177 EL? =non

178 PLR chien oh [non

179 ALT [non .. je mets avec des chats/

180 EL? non

181 SAB oui

182 ALT non

183 ALT je mets avec des arbres/=

184 PLR =oui

185 ELS [oui

186 ALT [oui . par exemple . vous essayez *de faire des groupes* . peut-être DEUX groupes . *peut-être trois groupes . je ne sais pas*

187 *fait un cercle des mains*

188 *compte sur les doigts*

189 ALT CHAQUE groupe fait des *groupes*

190 *pointe la feuille*

191 ALT vous avez compris/

192 PLR euh

193 EL? oui oui

194 ALT d'accord/ . mais d'abord on va encore une fois réviser les mots pour que vous vous rappeliez ce que ça veut dire


 

Les réactions des élèves (111, 112, 114, 118, 119, 122) montrent que la consigne n’est pas comprise, car ils associent au niveau phonologique le verbe français classer et le substantif allemand die Klasse (la classe). C’est pour cela que l’enseignante remplace le verbe classer par le verbe ordonner (115, 120), plus proche phonologiquement du verbe allemand ordnen. Comme cette démarche n’aboutit pas à un résultat favorable (l’élève SAB propose, par exemple, um das Klasse en 123 ou für die Schule en 125), l’enseignante ouvre une activité métalinguistique en 124, en faisant la distinction entre le verbe classer et le nom Klasse et en demandant aux élèves de faire plus attention à la structure pour classer/ordonner. Après quelques tâtonnements, les élèves réussissent à comprendre la première partie de la consigne (132-141). La deuxième partie de la consigne (142-173) concerne l’aspect technique de la réalisation de la tâche : les élèves doivent découper les étiquettes des êtres vivants qui se trouvent sur la feuille. Bien que l’enseignante recoure aux gestes pour rendre la consigne plus facile à comprendre (145, 152, 160), les élèves n’arrivent pas à surmonter l’opacité linguistique et commencent à faire des alternances en allemand (162, 173). L’enseignante opte toutefois pour la traduction mot à mot (165-170), ce qui ralentit considérablement la progression du contenu. Il faut attendre le tour 174 pour que l’enseignante entame la construction d’un savoir disciplinaire, par le biais d’une activité d’exemplification (174-186), qui permet de comprendre comment la catégorisation des êtres vivants devrait être faite. Après cette exemplification et une nouvelle répétition de la consigne (186-189), les élèves ne se mettront cependant pas à faire la tâche : s’ensuit une longue révision du vocabulaire à l’aide d’une activité interactive proposée par l’outil pédagogique Cahiers d’ariena (voir Image 2). La réalisation de la tâche elle-même prendra très peu de place dans la leçon – les dix dernières minutes –, pendant lesquelles l’enseignante sera obligée de revenir à la consigne en passant par une deuxième négociation du contenu par le commentaire petit souci . vous avez mal compris.

Du point de vue du curriculum, cette leçon est un exemple d’approche content-driven, selon la terminologie de Met (1998). Les objectifs de ce cours concernent uniquement les savoirs disciplinaires en NMG et la langue n’est pas évaluée. Cependant, lorsqu’on observe la manière dont l’enseignante gère la relation entre langue et contenu et ce qui est vraiment travaillé en classe, on se rend facilement compte d’un détournement par rapport aux objectifs curriculaires. Les moments de focalisation explicite sur les moyens linguistiques sont nombreux. Ces moments sont parfois justifiables du point de vue de la progression du contenu, par exemple lorsque l’enseignante se sert de l’activité métalinguistique portant sur la distinction entre classer et die Klasse, et peuvent être qualifiés de moments de négociation de la forme, ou focus on form dans la terminologie de Long (2000). Il y a toutefois des moments où la focalisation sur les moyens linguistiques ne contribue pas à la progression du contenu, voire la ralentit, notamment lorsque l’enseignante insiste sur la prononciation ou sur la traduction mot à mot. Dans ces moments-là, la tâche linguistique s’autonomise et devient un but per se (focus on forms, cf. Long 2000). Les objectifs du cours et les pratiques effectives croisés, on obtient un exemple d’orientation qu’on appelle content-driven/ language-based.


 

3. Discussion

Si l’on compare les analyses des deux enseignements, on s’aperçoit facilement qu’ils partagent un nombre important de points communs : exercices de répétitions individuelles ou collectives des mots et des structures syntaxiques, traductions mot à mot, exercices de prononciation, etc. La thématisation des moyens linguistiques se déroule fréquemment au détriment du contenu. Dans la leçon de français, l’objectif du parcours – comprendre et présenter ensuite le fonctionnement d’une machine inventée – n’est qu’un cadre dans lequel l’enseignante insère ses propres activités (comme le travail sur l’interrogation), qui ne permettent pas une véritable intégration entre langue et contenu. De même, dans une bonne partie de la leçon de NMG, la focalisation sur les moyens linguistiques l’emporte sur le contenu, c’est-à-dire sur les savoirs disciplinaires visés par le curriculum de cette matière scolaire. On le voit notamment lors du rappel et lors de l’explication des consignes pour la nouvelle tâche : ces deux activités ont pris un temps considérable dans la leçon et il nous semble que c’est en partie dû à cette focalisation excessive sur les formes langagières. Il est intéressant de noter que l’enseignante ne se sert pratiquement pas d’alternance codique afin de remédier aux problèmes de compréhension que les élèves expriment, ce qui aurait pu contribuer à une progression du contenu plus efficace. À nouveau, il est difficile de parler ici d’une véritable intégration entre langue et contenu pour la construction des savoirs en NMG. L’enseignante ne fournit pas d’aide linguistique efficace (effective language support, cf. Vollmer 2008, p. 227), qui serait directement en lien avec la tâche et qui permettrait son accomplissement. Cela est particulièrement visible lors de la réalisation de la tâche, qui ne se déroule pas selon les consignes et qui met en évidence le fait que les élèves ne les ont pas comprises.

Il paraît évident que les points de contact entre ces deux enseignements, donnés à une même classe par la même enseignante, relèvent de la manière dont elle gère la relation entre langue et contenu. C’est la raison pour laquelle son propre regard sur cette interface est d’une grande pertinence. Dans un entretien semi-directif mené avec elle, l’enseignante voit ainsi la relation langue-contenu :

« le français c'est l'outil pour apprendre quelque chose et ça c'est aussi la la la la pédagogie de projet de mille feuilles la langue est un outil pour apprendre quelque chose c'est pas une fin en soi ».

Or, ce n’est pas vraiment l’orientation qui peut être observée dans les pratiques effectives analysées ici. Cela montre sans doute qu’une corrélation parfaite entre ce que l’enseignant croît être (ou présente comme) ses pratiques et les pratiques elles-mêmes est difficilement imaginable (Tedick & Zilmer 2018, p. 289). Cependant, l’enseignante évoque à plusieurs reprises lors de l’entretien l’importance de la focalisation sur la langue elle-même :

« je rajoute la comparaison entre les langues ... mais très poussée euh je rajoute le travail sur le vocabulaire sur les phrases euh par exemple dès la troisième ... je leur demande de construire des phrases (3.6) et c'est là que le lien (2.0) que le lien est important ce sont les verbes les noms les adjectifs quelques exemples de phrases et ils construisent eux-mêmes des phrases dès la troisième quoi ».

À la différence de la première représentation, celle-ci reflète assez bien les pratiques effectives observées. Comme l’analyse des représentations de l’enseignante n’est pas l’intérêt principal de cet article, nous nous contentons de rejoindre Basturkmen (2012) et Negueruela-Azarola (2011) cités par Skinnari & Bovellan (2016, p. 146) dans la position que les représentations de l’enseignant sont d’une nature très complexe dépendant d’un grand nombre de facteurs et que leur lien avec les pratiques en classe est tout sauf simple.


 

Conclusion

Cet article a mis en évidence la complexité de la relation langue-contenu dans l’enseignement bilingue et l’enseignement de langue orienté vers le contenu au niveau primaire. L’appréhension complète de cette relation demande le croisement de trois perspectives (Nikula et al 2016, p. 9) : celle du curriculum et de la planification pédagogique ; celle des participants (notamment de la manière dont l’enseignant se représente l’interface langue-contenu) ; et celle des pratiques en classe. L’analyse discursive des interactions en classe dans ces deux types d’enseignement fait ressortir des détournements par rapport au curriculum ou à la tâche initialement prévue. Cela est particulièrement visible dans l’enseignement en L2, dont l’ancrage curriculaire est relativement souple au primaire, ce qui offre à l’enseignant beaucoup plus de liberté, mais l’expose également à un risque beaucoup plus grand (Skinnari & Bovellan 2016, p. 149). Bien que modestes, nos résultats semblent également indiquer que, malgré les contraintes disciplinaires, la manière dont les enseignants se représentent l’interface langue-contenu joue un rôle important dans l’appréhension des objectifs finaux de l’enseignement bilingue au primaire. Trouver le « juste milieu » entre objectifs (purement) langagiers et disciplinaires reste un défi considérable pour les enseignants de DNL. Ce juste milieu est sans aucun doute une véritable intégration entre langue et contenu, qui consisterait en la thématisation des savoirs linguistiques susceptibles de favoriser la construction des savoirs disciplinaires. Or, ce juste milieu fait rarement encore aujourd’hui, après autant d’années de recherche et d’une histoire très dynamique du domaine de l’enseignement de/en L2, l’objet de la formation des enseignants.


 

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VUKSANOVIĆ, I. (à paraître) Processus de construction et de saturation des savoirs dans l’enseignement bilingue. Berne : Peter Lang.


 

Annexe

***

Conventions de transcription

. .. ... micro-pauses

(2.1) pauses en secondes

/ intonation montante/ descendante

transcription phonétique

[ chevauchements

& enchaînement au sein d’un tour de parole

= enchaînement entre deux tours

((rire)) commentaire de la transcriptrice

(chamois?) ; (chamois/chat noir?) transcription incertaine

xxx segment incompréhensible

exTRA segment accentué

par- troncation

((cela)) ; cela traduction de la transcriptrice

*(5.0)* indication du début/ de la fin d'un geste d’un participant

*écrit au tableau* description du geste à la ligne suivante

***

 

1 Le projet a été financé par le Centre scientifique de compétence sur le plurilinguisme de Fribourg, dirigé par Laurent Gajo et mené par Gabriela Steffen, Audrey Freytag Lauer et nous-même. Pour plus de détails, consulter : http://www.institut-mehrsprachigkeit.ch/fr/content/immersion-et-enseignement-la-langue-oriente-vers-le-contenu.

2 Comme le choix terminologique reflète souvent l’idéologie et les objectifs de l’enseignement, nous utilisons l’appellation enseignement bilingue car elle est plus neutre que l’immersion ou CLIL.

3 Par exemple, l’enseignement bilingue franco-serbe pour les serbophones natifs.

4 Terme utilisé par ces chercheurs.

5 Une tâche relevant de ce moyen d’enseignement sera analysée dans la section 2.1.

6 Travail effectué par Audrey Freytag Lauer.

7 Pour plus de détails sur le plan d’études en vigueur en Suisse alémanique, consulter : https://www.lehrplan.ch.

9 Cahiers d’ariena 11 : En quête de biodiversité. Guide pédagogique, p. 3.

10 Un parcours dure environ 4-6 périodes et contient toujours les éléments suivants : l’input (histoire, chanson, poème, etc.), les activités liées à l’input et la tâche, lors de laquelle les élèves mettent en pratique ce qu’ils ont appris dans le parcours (par exemple, inventer une machine et la présenter à la classe).

11 Les conventions de transcription figurent en annexe.

12 Transcription réalisée par Audrey Freytag Laurer.

13 Transcription réalisée par nous-même.

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Apprentissage de la L2 et des mathématiques en tant que DdNL en contexte d’immersion réciproque

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