Les tâches d’écriture proposées dans les manuels de langues : Qu’en disent des enseignants de FLE au niveau universitaire en France ?
Marie-Pascale HAMEZ
Université de Lille, Cirel-Théodile EA 4354
marie-pascale.hamez@univ-lille.fr
1. Introduction
En classe de langues, pour transformer les modes de penser, de parler et d’agir des apprenants en modifiant leur rapport aux objets d’enseignement, pour mettre en œuvre la perspective actionnelle, le professeur dispose souvent d’un manuel, en tous cas d’un ou de plusieurs éléments du dispositif didactique ainsi défini par Bernard Schneuwly :
Ce dispositif peut prendre diverses formes : consigne et tâche dévolue à l’élève, leçon magistrale, démarche maïeutique et ainsi de suite, sont quelques-uns de ces moyens fondamentaux auxquels l’enseignant peut recourir. Dans ces moyens, on trouve également des exercices, des manuels, des instruments pour visualiser et fixer des savoirs, un langage et des gestes particuliers, tout un dispositif matériel et verbal dans la classe qui contribue à former un dispositif proprement didactique […] (2009 : 135).
C’est dans sa culture professionnelle que l’enseignant puise des ressources, en particulier dans sa culture disciplinaire, pour sélectionner, élaborer ou transformer des outils, des manuels, en fonction de son interprétation du contexte[1]. Il y trouve aussi des modèles d’enseignement de sa discipline susceptibles d’orienter son interprétation et ses actions. Pour agir, il sélectionne des outils et se les approprie en fonction de nombreux facteurs dépendant principalement de sa trajectoire ainsi que de ses modes de socialisation professionnelle, de son style d’enseignement, de ses conceptions et de ses convictions. Par ailleurs, son interprétation des réactions des élèves ainsi que des contraintes contextuelles, exerce une influence déterminante sur son action.
Une tâche essentielle des enseignants est de rechercher, de fabriquer, de sélectionner des ressources qu’ils présentent à leurs apprenants. Dans cette perspective, nous nous intéresserons à la question de la place et de l’usage du manuel comme outil utilisé par des enseignants expérimentés dans le dispositif didactique en classe de langues et, tout particulièrement pour enseigner la production écrite en classe de FLE. Notre propos s’articulera en quatre temps. Tout d’abord, nous préciserons notre problématique et présenterons nos référents conceptuels. Nous développerons ensuite l’aspect empirique de notre travail - cet article résultant d’une enquête réalisée auprès d’enseignants visant à favoriser l’émergence de discours sur la pratique - dont nous détaillerons les principes méthodologiques avant d’en présenter les principaux résultats.
Dans ce travail, il s’agit de mettre au jour, puis de décrire des pratiques déclarées et non des pratiques constatées. Par « pratiques déclarées », nous désignons, à l’instar de Clanet et de Talbot, « le dire sur le faire » recueilli à travers le discours des enseignants (2012). À l’heure où la pratique enseignante fait l’objet de nombreuses recherches, sans qu’elle soit cependant pleinement accessible à l’étude comme à l’observation, nous avons souhaité mettre en évidence des discours d’enseignants expérimentés, dotés d’une culture professionnelle étendue, sur leur propre pratique. Notre propos s’articulera en quatre temps. Tout d’abord, nous préciserons notre problématique et présenterons nos référents conceptuels. Nous développerons ensuite l’aspect empirique de notre travail - cet article résultant d’une enquête réalisée auprès d’enseignants visant à favoriser l’émergence de discours sur la pratique - dont nous détaillerons les principes méthodologiques avant d’en présenter les principaux résultats.
2. Problématique
De nombreuses analyses de manuels de FLE[2] ont été publiées notamment dans le domaine de la didactique des langues et de la didactique du FLE dont, entre autres, les travaux suivants : Auger (2007, 2010, 2011) ; Puren (2009) ; Bento (2013, 2018, 2019) ; Hamez (2013) ; Rosen-Reinhardt & Hamez (2017) ; Verdelhan-Bourgade (2002a, 2002b). Dans ses recherches, en se livrant à une analyse détaillée du discours des manuels, Auger a montré que l’interculturel se construisait dans une énonciation complexe et a donné des outils pour mieux lire et mieux analyser les manuels de FLE (2007, 2010, 2011). Michèle Verdelhan-Bourgade s’est intéressée au discours de scolarisation que constitue le manuel, à la fois reflet du discours de l’école comme institution et discours spécifique à l’objet-manuel, avec lequel l’élève doit se familiariser pour augmenter ses chances de réussite. D’autres chercheurs ont examiné les tâches d’écriture journalistiques et leur évolution dans les manuels se réclamant de l’approche communicative et de la perspective actionnelle (Hamez, 2013) ainsi que les tâches d’écriture numérique (Rosen-Reinhardt & Hamez, 2017).
Des travaux inscrits dans le domaine de la didactique des langues se sont penchés sur les relations entre l’enseignant et le manuel. Bento (2015) a interrogé les attitudes et les comportements de 16 enseignants de FLE devant leur manuel. Puren (2009) a établi, quant à lui, une échelle des six niveaux de compétence de l’enseignant dans l’utilisation de son manuel.
Toutefois, les études menées en didactique du FLE sont rares concernant l’usage que font les enseignants des manuels de FLE, tout particulièrement dans le domaine de la production écrite. Aussi cette recherche exploratoire s’intéresse-t-elle aux discours que portent six enseignants sur leur gestion pédagogique du manuel de FLE dans ce domaine spécifique, et étudie par conséquent, des pratiques déclarées. Notre intention est de contribuer à une meilleure connaissance du travail d’adaptation et de transformation des manuels réalisé par les enseignants de FLE, en particulier dans le domaine de l’enseignement de l’écrit. Nous tenterons de déterminer, en analysant leurs discours, pour quelle raison ils déclarent adapter ou transformer les tâches du manuel dans leur contexte d’enseignement.
Dans notre article, ce sont les discours d’enseignants de Français Langue Etrangère (FLE), titulaires d’un master et exerçant en France, dans un centre universitaire de FLE qui font l'objet de notre analyse. En questionnant les professeurs lors d’entretiens semi-dirigés, nous tentons d’apprendre comment ils déclarent mettre en scène les tâches d’écriture proposées dans les manuels de FLE qu’ils choisissent en équipe à chaque semestre. Comment les enseignants perçoivent-ils les tâches de production écrite proposées par les manuels ? Comment déclarent-ils adapter et/ou transformer les tâches de production écrite proposées dans les manuels ?
3. Cadre théorique
3.1. Le manuel et les recherches en didactique
Si, pour le linguiste Henri Besse, le manuel est « souvent utile mais toujours insuffisant » (2010), pour le sociologue Guy Rocher, le manuel est un miroir de la société, un verre correcteur pour ses utilisateurs, le centre d’interventions individuelles ou collectives et d’un réseau de communication (2007). D’après Semal-Lebleu, c’est aussi un facilitateur de biographisation des expériences linguistiques car il opte pour une explicitation systématique des savoir-faire acquis et des compétences construites (2010). De plus, pour ce qui intéresse notre sujet, le manuel est une illustration de la transposition didactique (Bruillard, 2005). En effet, dans l’adaptation de la chaîne de transposition didactique proposée par Perrenoud (1998), le système d’enseignement est lui-même représenté par la classe de FLE, où le manuel se matérialise comme support d’enseignement conçu par des auteurs et mis en scène par un professeur qui le transforme. Depuis 2001, le CECRL joue un rôle important dans le processus de transposition didactique et dans l’élaboration des manuels de FLE. D’après Cuq et Gruca (2017), il se présente en effet comme un instrument de planification, qui fournit des repères, une base et un langage commun pour la description d’objectifs et de méthodes ainsi que pour l’évaluation. Il permet donc d’élaborer des curricula, des programmes de langues, des manuels ainsi que des programmes de formation des enseignants. Dans le domaine de l’enseignement de la production écrite, des études ont montré que la perspective actionnelle avait amorcé une évolution dans les activités d’écriture proposées par les manuels grâce à la mise en œuvre de la pédagogie de projet :
L’approche communicative avait proposé dans les ensembles pédagogiques un éventail de textes […] imposés par les concepteurs, textes-sources qui fournissaient des matériaux langagiers et contribuaient plus ou moins explicitement à construire les critères de réalisation de la production écrite envisagée. Les manuels fondés sur la démarche actionnelle, laissent, quant à eux, plus d’autonomie aux apprenants en leur laissant l’opportunité de choisir leurs propres modèles discursifs (Hamez, 2010 : 280).
Ces manuels incitent ainsi les apprenants à chercher des informations et des modèles textuels, hors de l’environnement de la classe et dans les documents authentiques de la vie culturelle et sociale.
Plus globalement, d'après des travaux de recherche menés en didactique des langues-cultures étrangères optant une posture surplombante par rapport à l'objet manuel, celui-ci est :
- un outil d’enseignement (Lebrun 2006 ; Piccardo & Yaiche 2005 ; Black & Dias, 2012) ;
- un matériel didactique (Piccardo & Yaiche 2005 ; Verdelhan-Bourgade & Auger, 2011) ;
- un outil de formation continue pour les enseignants, le seul dans certains pays (Bento 2015) ;
- un objet et un espace de recherches (Verdelhan-Bourgade, 2002a ; Cordier 2001).
Quelques rares études portent sur l’usage des manuels, en particulier sur l’activité transformatrice de l’enseignant (Bento, 2015). Parmi les travaux étudiés, c’est tout particulièrement l’étude de Bento (2015) qui présente la plus grande proximité avec notre travail et dont les résultats indiquent que :
…l’utilisation des manuels peut modifier l’expérience et éventuellement les représentations des enseignants et donc par extension avoir une influence sur leurs pratiques mais pas de manière aussi systématique qu’on aurait pu penser au premier abord. L’enseignant a des représentations, des finalités mais aussi une expérience professionnelle qui le conduit à repenser, organiser et transformer les activités proposées dans les manuels ou tout simplement à ne pas les utiliser. (2015 : 11)
Le travail présenté ici, se situe dans cette lignée, actuellement peu développée. Il s’agit d’étudier de quelle manière les enseignants de notre échantillon adaptent et transforment les manuels en nous focalisant sur le domaine de l’enseignement de la production écrite.
3.2. Le manuel : un instrument
Pour mener ce travail de recherche, nous nous sommes appuyée sur un cadre théorique s’attachant à l’intégration des artefacts (objets matériels ou symboliques) dans la structure de l’activité humaine.
Ce sont les travaux de Rabardel autour des « genèses instrumentales » qui nous ont paru adaptés à notre approche. En nous appuyant sur le concept d’« instrument subjectif » (Rabardel, 2005), nous avons pour projet d’étudier les genèses instrumentales déclarées par les enseignants, lors de la mise en œuvre d’activités de production écrite impulsées par les manuels. D’après la perspective théorique de Rabardel, la genèse instrumentale est le processus de transformation d’un artefact en un instrument. Pour ce chercheur, l’instrument est élaboré, construit par un individu, composé d’un artefact et des schèmes d’utilisation qui lui sont associés :
L’entité instrumentale, l’instrument subjectif au sens théorique, apparaît structurellement composée :
-d’une part, d’une composante artefact qui peut être de nature technique et matérielle au sens classique, mais aussi de nature immatérielle, comme le sont les logiciels, ou plus lointainement encore les concepts, les signes, les règles ;
- d’autre part, d’une composante schématique, que nous avons nommée "schèmes d’utilisationʺ, et qui est formée d’invariants organisateurs de l’activité du sujet, dans les classes de situations et domaines d’activités qui sont habituellement les siens (2005 : 14).
Rappelons que la genèse instrumentale a deux facettes : l’instrumentation (ajustement du sujet à l’instrument par la création ou la transformation de schèmes d’action et de pensée) et l’instrumentalisation (ajustement de l’artefact au sujet) (Rabardel & Pastré, 2005). C’est tout particulièrement l’instrumentalisation qui va nous intéresser dans cette recherche, c’est-à-dire la manière dont l’usager (l’enseignant) privilégie certaines fonctions de l’artefact, l’adapte à ses besoins ou le transforme lors d’une situation de catachrèse « où l’on se sert d’un instrument en lui conférant un autre usage que celui auquel il est initialement destiné, ou encore lorsqu’un appareillage sert en dehors des limites normales de son fonctionnement » Rabardel, 1995 : 123). Le sujet, enseignant ou formateur, attribue une fonction à l’artefact lors de l’action en cours et en fonction de la situation. Il est alors possible que l’artefact soit transformé dans sa structure pour que celui-ci s’adapte à sa fonction.
Par ailleurs, comme le précisent des recherches menées en didactique du français, le manuel peut s’inscrire dans une multiplicité de schèmes d’utilisation qui vont lui attribuer des significations et des fonctions différentes (Goigoux, 2007). S’inspirant des recherches de Leplat (1992), Goigoux montre que l’activité de l’enseignant est multifinalisée car orientée simultanément dans plusieurs directions :
- vers les élèves[3], considérés individuellement (l’enseignant vise à faciliter leurs apprentissages, dans différents registres cognitifs et sociaux : instruire et éduquer) ou collectivement : l’enseignant vise à faire vivre la classe en tant que groupe social qui entretient avec lui des rapports dont les règles ne sont ni totalement données à l’avance, ni définitivement établies.
- vers les autres acteurs de la scène scolaire : l’enseignant consacre une partie de ses ressources à rendre lisible et acceptable (voire à valoriser son action professionnelle à leurs yeux […] les parents de ses élèves, sa hiérarchie, les enseignants qui ont reçu les élèves les années précédentes et ceux qui les recevront ensuite, les autres enseignants qui agissent simultanément (dans d’autres disciplines, dans des actions de soutien, dans l’aide aux devoirs, etc.) les divers partenaires de la co-éducation.
- vers l’enseignant lui-même : une part des choix de l’enseignant dépend donc des coûts et des bénéfices qu’il peut retirer personnellement de son activité en fonction de ses propres buts qu’il peut décliner en termes d’objectifs pédagogiques, de valeurs, de fierté professionnelle, d’estime de soi, de confort, de santé, d’intégration à son milieu de travail, de reconnaissance sociale, de déroulement de carrière, etc.) (2007 : 51).
4. Cadre méthodologique
4.1. Contexte
Les manuels sont, dans le centre universitaire où nous effectuons notre recherche, des éléments incontournables de l’environnement de la classe de FLE du niveau A1 au niveau B1, niveaux pour lesquels au moins onze heures de cours hebdomadaires sur quinze s’appuient sur leurs propositions[4]. Pour questionner l’usage des manuels, il est important de préciser qu’ils sont choisis chaque année par l’équipe pédagogique de chaque niveau, composée d’enseignants expérimentés. Ce sont donc des ressources mobilisables, auto-prescrites qui vont participer, par leurs progressions, à la structuration de l’activité d’apprentissage des étudiants et de l‘activité d’enseignement de nos informateurs. Au moment de la recherche, c’est-à-dire en mars 2019, les trois manuels exploités étaient les suivants : Défi 1, Entre nous 2, Zénith 3.
Tableau 1 : manuels utilisé
Niveau |
Titre du manuel |
Année de parution |
Auteurs |
Maisons d’édition |
A1 |
Défi 1 |
2018 |
Chahi, F., Denyer, M., Gloanec A. et alii. |
Éditions Maison des langues |
A2 |
Entre nous 2 |
2015 |
Chahi, F., Hor, C., Malorey, C. et alii |
Éditions Maison des langues |
B1 |
Zénith 3 |
2013 |
Barthélémy, F., Sousa, S., Spérandio, C. |
CLE International |
Ces manuels s’adressent à de jeunes adultes inscrits dans un cursus universitaire. Ce sont des manuels de FLE généralistes et universels, publiés en France et destinés à des publics du monde entier. Au plan méthodologique, les auteurs de ces trois manuels se réclament de la perspective actionnelle et de l’approche par les tâches.
Le manuel Défi 1 propose des productions écrites à réaliser dans le cahier d’exercices et dans le livre, par l’effectuation de huit tâches finales situées à la fin des huit unités. Il en est de même pour le manuel Entre nous pour le niveau A2, qui propose quant à lui, à la fin de chaque unité, des modèles d’écriture appartenant à un genre de discours déterminé. C’est également en fin d’unité que le manuel Zénith propose des tâches d’écriture sans proposer de textes-modèles cependant.
Rappelons que les trois manuels utilisés s’appuient sur les descripteurs suivants, établis par le CECRL :
A1 : écrire des expressions et des phrases simples isolées,
A2 : écrire une série d’expressions et de phrases simples reliées par des connecteurs simples,
B1 : écrire des textes articulés simplement sur une gamme de sujets variés dans son domaine en liant une série d’éléments discrets en une séquence linéaire.
Dans les trois manuels, on constate un positionnement de la tâche de production écrite à la fin d’une unité, visant à être accomplie systématiquement de manière collaborative et dont les consignes[5] ne font pas explicitement appel aux compétences lexicales et grammaticales construites au fil de l’unité.
4.2. Caractéristiques des répondants
Nous avons interrogé six enseignants tous volontaires pour participer aux entretiens, diplômés pour l’enseignement du FLE et expérimentés. Comme le montre le tableau ci-après, les enquêtés sont tous qualifiés et experts en enseignement du FLE puisqu’ils attestent de plus de dix ans d’expérience dans ce domaine. Ils ont réalisé des études universitaires en didactique du FLE et sont tous enseignants permanents (titulaires ou contractuels) dans le centre. Certains, d’entre eux, professeurs certifiés ont une expérience de l’enseignement de la discipline Lettres ou Langue Vivante Etrangère, dans l’enseignement secondaire, avec un public d’adolescents.
Voici une présentation succincte des profils anonymisés des six informateurs :
Tableau 2 : données socio-démographiques et socio-professionnelles concernant les informateurs
Enseignant |
Sexe |
Âge |
Études suivies |
Durée de l’expérience en FLE |
Lieux d’exercice |
E1 |
F |
52 |
Capes de Lettres Modernes – Maîtrise de Lettres Modernes – M1 et M2 – Enseignement du FLE |
10 ans |
Centre social – Centre universitaire de FLE (DEFI[6]) |
E2 |
F |
43 |
Capes d’espagnol – Maîtrise de FLE –DEA de didactique des langues-cultures |
20 ans |
Alliances françaises en Espagne – Centre universitaire de FLE (DEFI) |
E3 |
F |
59 |
Capes d’anglais – Maîtrise FLE |
30 ans |
Université aux États-Unis (Centre Universitaire de FLE) – Centre universitaire de FLE (DEFI). |
E4 |
F |
57 |
Maîtrise FLE |
25 ans |
Écoles internationales à l’étranger – Alliances françaises à l’étranger – Centre universitaire de FLE (DEFI) |
E5 |
M |
55 |
Maîtrise FLE – DEA administration |
30 ans |
GRETA – Grandes écoles de commerce – Centre universitaire de FLE (DEFI). |
E6 |
M |
52 |
Capes d’allemand – M1 et M2 – Enseignement du FLE |
12 ans |
Centre Universitaire de FLE (DEFI). |
Les enseignants se sont spécialisés par niveau : E1 et E2 enseignent dans deux classes du niveau A1 à raison d’au moins six heures par semaine pour chaque classe. E3 et E4 exercent dans deux classes de niveau A1 tandis qu’E5 et E6 enseignent dans deux classes niveau B1.
Les étudiants bénéficient de quinze heures de cours par semaine dispensées par une équipe de trois professeurs par classe, qui se succèdent au fil de la semaine.
4.3. Considérations éthiques
Les six enseignants interrogés étaient volontaires et informés du but de la recherche : mieux comprendre l’activité des enseignants lorsqu’ils transforment et adaptent les tâches de production écrite proposées par leurs manuels. Nous leur avons précisé que les enregistrements étaient réalisés dans un but scientifique. Les propos dont nous rendons compte sont anonymes grâce au référencement des enseignants interrogés par l’initiale E et un numéro : E1, E2 ; E3 … Leurs lieux exacts de formation n’ont pas été mentionnés dans la présentation des profils par souci d’anonymat. Les enseignants ont été informés de nos résultats de recherche.
4.4. Construction des données
Le corpus présenté et analysé ici consiste en trois manuels (défi 1 ; Entre nous A2 ; Zénith 3), deux cahiers d’exercices (Défi 1 et Zénith 3) et six transcriptions d’entretiens menés avec quatre enseignantes et deux enseignants.
Suivant une trame commune, les entretiens semi-dirigés ont été menés dans un bureau et sans la présence d’élèves ou de collègues. Nous nous sommes appuyée sur le guide d’entretien disponible en annexe (Cf. annexe n°1) dont les questions ont été choisies pour, d’une part construire des données socio-professionnelles relatives au parcours des enseignants et d’autre part, mettre en lumière leur travail d’adaptation et de transformation des manuels. Elles s’inscrivaient dans cinq thèmes : le parcours professionnel de l’enseignant interviewé ; les usages du manuel de FLE pour l’enseignement de la production écrite ; la mise en œuvre des tâches de production écrite proposées par le manuel ; la transformation des tâches de production écrite proposées par le manuel ; la substitution des tâches de production écrite du manuel par d’autres tâches ; les tâches d’écriture numérique proposées par le manuel. Pendant les entretiens, nous avons demandé aux enseignants de bien préciser les numéros de pages des extraits de manuels auxquels ils se référaient. Les consignes cadrant les tâches de production écrite citées par les enseignants ont été ensuite photocopiées. Les questions étaient contextualisées au niveau des classes de A1, A2 et B1 dans lesquelles les enseignants exerçaient. Les six entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de vingt à quarante minutes ont été enregistrés.
4.5. Méthode d’analyse des données
Après les six séances d’enregistrement, nous avons écouté deux fois notre corpus, puis nous avons transcrit intégralement les verbatim ainsi que les actes de langage non verbaux (interruption, silence, rire, soupir, hésitation) de la part des deux interlocuteurs : enseignant et chercheuse. Nous avons opté pour une transcription littérale qui conserve toutes les formes syntaxiques et grammaticales du discours parlé, pour donner à notre analyse la possibilité de prendre en compte les éléments modaux du discours. Numérotés de 1 à 6[7], les énoncés ont été déconstruits puis reconstruits en vue d’une interprétation, suivant en cela les méthodologies de l’analyse qualitative (Paquay, Crahay et De Ketele, 2006) qui semblent les mieux adaptées au corpus. C’est, dans le cas de notre étude, l’analyse de contenu qui a été mobilisée comme méthode d’analyse qualitative d’entretiens.
Nous avons opté pour une démarche inductive de construction des catégories[8]. Nous avons cherché à donner un sens à notre corpus de données dans le but de faire émerger des catégories favorisant la production de nouvelles connaissances. Nous avons réalisé six analyses de contenu thématique (Blanchet-Gotman, 1992) qui se sont focalisées sur les six thèmes abordés au cours des six entretiens. Nous avons ensuite comparé ces analyses. Dans un premier temps, nous avons listé les tâches de production écrite auxquelles se référaient les enseignants. Nous avons ensuite cherché à comprendre les usages que les enseignants faisaient des consignes d’écriture (suppression, adaptation, transformation) présentées dans le manuel pour tenter de reconstituer les genèses instrumentales. Nous avons identifié douze dimensions (ou catégories préliminaires) qui ont facilité notre compréhension du travail de transformation des enseignants. Nous avons ensuite regroupé ces douze dimensions en trois catégories inspirées de travaux de Bento (2015) et de Goigoux (2007) : les activités de l’enseignant tournées vers les apprenants ; les activités de l’enseignant tournées vers d’autres acteurs du milieu professionnel ; les activités de l’enseignant tournées vers lui-même.
5. Résultats
5.1. Les activités de l’enseignant tournées vers les apprenants
Dans notre analyse, c’est la première catégorie « activités de l’enseignant tournées vers les apprenants » qui rassemble le plus de déclarations. Pour les enseignants, il s’agit de faciliter le travail des étudiants en transformant les consignes : changer le format de communication (travail individuel vs travail collectif) ; changer le référent ; contraindre la mise en mots ; proposer un canevas.
C’est d’abord la forme sociale du travail qui peut être transformée en fonction des caractéristiques plurilingues et pluriculturelles du groupe. Dans l’exemple ci-après, la consigne du manuel, réalisé pour être diffusé si possible hors de France, demande aux apprenants de présenter leur pays en petits groupes :
DÉFI 01 : RÉALISER UN QUIZZ DE DÉCOUVERTE D’UN PAYS
Vous allez réaliser un quizz pour faire découvrir votre pays ou un pays que vous connaissez.
· En petits groupes, choisissez les aspects intéressants ou étonnants de votre pays ou d’un autre.
· Choisissez des catégories pour rassembler vos idées : géographie / culture / gastronomie / …
· Rédigez des questions dans chaque catégorie, avec trois réponses possibles.
· Échangez vos questionnaires et répondez.
· Vérifiez vos réponses avec le groupe qui a créé le questionnaire » (Chahi F., Denyer, M., Gloanec, A. et alii., 2018 : 39).
Pour l’enseignante confrontée à un groupe de vingt étudiants de quinze nationalités différentes, cette tâche n’est pas envisageable. Selon ses dires, elle propose un travail écrit, individuel, à faire hors de la classe, avec une mise en commun ultérieure. Elle déclare introduire et valoriser l’usage du numérique pour socialiser les productions avec un padlet, mur collaboratif :
E3 : « Les idées sont bonnes mais la mise en œuvre est parfois impossible car notre public est international. C’est une activité plutôt individuelle. On détourne : on leur demande de le faire chez eux à propos de leur propre pays et si possible de le mettre sur un padlet. Ils reviennent dans la classe avec un quizz et on peut faire un échange culturel. »
Toujours pour s’ajuster au mieux au contexte d’enseignement et d’apprentissage, une autre enseignante précise qu’elle change régulièrement la thématique proposée dans la consigne et donc la dimension référentielle, notamment pour ancrer les tâches dans le contexte local ou régional :
E1 : « si on demande dans le livre de présenter Toulouse, on va présenter Lille. »
Le contexte présenté dans le manuel ne correspond pas en effet à celui de la ville hôte.
C’est aussi le travail sur la mise en mots que les enseignants déclarent contraindre. Pour les six enseignants du niveau A1 au niveau B1, la production écrite est perçue comme un moyen d’évaluer précisément les savoirs acquis et les compétences construites lors de l’unité. Par conséquent, une enseignante déclare ajouter systématiquement des contraintes grammaticales et lexicales.
E1 : « Ils ont vu des expressions lexicales et on a vu l’impératif, alors en PE, je leur ai imposé d’utiliser l’impératif + je rajoutais des choses sinon c’était incomplet + faire une production écrite avec tout ce qu’on avait vu ensemble en grammaire et en lexique + donc voilà ce que je faisais. »
Une enseignante indique qu’elle s’appuie aussi sur des textes proposés par le manuel pour introduire des tâches de production écrite. C’est le cas au niveau A2 où le manuel Entre nous 2 expose les étudiants à des textes-modèles fabriqués à des fins didactiques mais n’exploite pas l’interaction lecture-écriture :
LA LOI FERRY : ÉDUCATION LAÏQUE, OBLIGATOIRE ET GRATUITE
Au XIXème siècle, beaucoup d’enfants travaillaient dans les champs, dans les entreprises textiles, dans les mines… et n’allaient pas à l’école. Les journées de travail duraient souvent plus de dix heures et les salaires étaient très bas. C’est seulement en 1881 que la loi Ferry rend la scolarité obligatoire et gratuite de 6 à 13 ans. En principe, les enfants de moins de 13 ans ne doivent plus travailler. En 1936, l’école devient obligatoire jusqu’à 14 ans et jusqu’à 16 ans en 1958. Actuellement, la plupart des enfants sont scolarisés à partir de 3 ans. À votre tour, faites une chronologie avec certaines lois qui ont changé la vie des gens dans votre pays et présentez-la à vos camarades » (Chahi, F., Hor C., Malorey, C. et alii., 2015 : 62).
Rappelons que c’est l’approche communicative qui a d’abord tiré parti des solidarités entre pratiques d’écriture et pratiques de lecture, notamment dans des manuels bien connus comme Archipel 3 (1988) et Libre Échange 3 (1993). L’on considérait que la fréquentation et l’imitation de modèles contextualisés permettait à l’apprenant d’éviter de calquer, en les traduisant, les modèles linguistiques de sa langue maternelle (Hamez, 2013).
Dans le cas présenté, l’enseignante E2 annonce demander la production d’un texte et non pas d’une chronologie. Elle transforme la consigne d’origine en mobilisant des schèmes préexistants dans la seconde génération des méthodes relevant de l’approche communicative en sélectionnant un texte-modèle et en explicitant ses caractéristiques formelles au plan linguistique :
E2 : « Je trouvais que la structure du texte était intéressante par rapport à l’utilisation de l’imparfait et du présent + tu vois + donc en fait c’est parler d’une loi importante + ce qui a changé quelque chose dans son pays + donc là en France en l’occurrence et puis j’avais choisi ce texte qui me paraissait vraiment représentatif + je fonctionne pas mal comme ça par observation d’un modèle en fait + et puis ensuite observer la structure du texte + histoire de reprendre la structure un peu comme un canevas + et puis après qu’ils le fassent eux de leur côté. »
Au niveau B1, un enseignant stipule qu’il reprend également une technique antérieure utilisée dans les manuels de l’approche communicative : celle du canevas pour fournir un plan. Le manuel propose la consigne suivante, précédant deux affiches publicitaires :
Je veux vivre dans cette ville ! Décrivez ces deux affiches publicitaires. Quel est leur but ? Utilisez « pour » ou « afin de » + l’infinitif (Barthélémy F., Sousa S., Sperandio C., 2013 : 21).
Pour l’enseignant (E6) :
« tout ce qui est méthodologique + c’est à nous de leur préparer quelque chose + on ne va pas les lancer directement dans l’écriture + ça va être du n’importe quoi + j’ajoute plusieurs consignes et je demande une écriture étapes par étapes + pour la description d’une image + ils doivent écrire paragraphe par paragraphe + un premier paragraphe général puis un deuxième + distinguer le premier plan de l’arrière-plan + c’est moi qui le leur demande ».
Ce témoignage montre que l’enseignant s’appuie sur un schème social d’utilisation du manuel qu’il construit en s’appuyant sur la culture professionnelle acquise au long de sa carrière. L’enseignant a été professeur d’allemand pendant plus de vingt ans dans le secondaire, a mis en œuvre l’approche communicative et introduit l’usage du canevas dans le déroulement de l’activité.
La transformation de la consigne peut aussi entraîner le changement du type de production demandée pour obtenir un texte avec une base sémantique riche et non pas des phrases isolées. Le manuel Défi A1 propose un schéma d’arbre généalogique illustré de prénoms. La consigne présentée dans le manuel est la suivante :
« L’enseignant/e dit le nom d’une personne de l’arbre généalogique. En petits groupes, écrivez tous les liens de famille de cette personne. L’équipe qui trouve le plus de liens gagne » (Chahi F., Denyer, M., Gloanec, A. et alii., 2018 : 51).
Elle est modifiée par l’enseignante (E4) qui développe ainsi son activité de transformation :
E4 : « La consigne change. Par exemple, page 51, on leur a demandé de choisir une personne de leur arbre et de la présenter. Ce qui a permis de reprendre des compétences acquises – ce qui n’est pas le cas dans le manuel – dans les unités précédentes + on réactive + alors c’est + il est + les adjectifs de caractère + les noms de profession + ce que dans la production de l’arbre généalogique on ne te demandait pas. »
Enfin, dans le dernier exemple d’activité enseignante dirigée vers les apprenants, la même enseignante (E4) signale qu’elle transforme la consigne, la précise et l’enrichit. Voici la consigne initiale :
« Vous aussi vous avez des projets pour ce week-end. Vous écrivez un e-mail à votre meilleur/e ami/e pour lui parler de ce que vous allez faire (sorties, activités, visites, dîner…) » (Chahi F., Denyer, M., Gloanec, A. et alii., 2018).
transformée ainsi par l’enseignante :
E4 : « il faut changer la consigne et leur demander d’inviter + de proposer + d’indiquer un itinéraire + donc tu leur dis de dire ce qu’ils ont l’intention de faire, de proposer à cette personne de les accompagner + et éventuellement leur demander de donner un lieu de rendez-vous + donc du coup tu vas mobiliser plein de choses qu’ils savent faire + tu arrives à une production plus complète + naturelle. »
La consigne n’induit plus l’écriture d’une description d’actions projetées mais celle d’une invitation, de l’énoncé d’un itinéraire et d’un programme, autant de savoir-faire communicatifs calqués sur ceux de la vie courante organisés autour de la notion d’ « actes de parole » comme dans les manuels de l’approche communicative des années 1980 (Billières, 2015). Rappelons que dans ces manuels, étaient introduites des activités scripturales pour mettre l’apprenant dans une situation de communication dite « authentique » et l’exercer à produire différents écrits en fonction d’objectifs clairement définis. Ces activités proposaient aux apprenants de rédiger des textes pour réaliser un acte de langage de la vie courante. On peut formuler l’hypothèse que l’enseignante expérimentée qui transforme la consigne du manuel puise des ressources dans sa culture disciplinaire pour modifier la tâche proposée en fonction de son interprétation du contexte.
Par ailleurs, deux autres enseignantes déclarent préciser les consignes en indiquant le nombre de mots à écrire pour préparer les étudiants à l’examen.
E1 : « il n’y a pas le nombre de mots dans les consignes + oui ça me gêne aussi + comme on sait qu’à l’examen c’est 150 mots et la question ils la poseront toujours + quand on donne un sujet + tout de suite madame ! on met combien de mots ? »
E2 : « …dans les consignes ouvertes comme ça je mets rarement le nombre de mots sauf si on approche de l’examen et qu’il faut qu’ils aient un cadre »
Le DEFI organise en effet ses examens en fonction de maquettes communes à une quarantaine de centres universitaires, membres de l’ADCUEFE[9]-Campus FLE qui fixent, entre autres, le nombre de mots attendu pour chaque production écrite.
Pour terminer, il est à noter que quatre enseignants sur six (exerçant aux niveaux A1 et A2) affirment valoriser l’utilisation du numérique, en l’occurrence du mur collaboratif padlet ou de la plate-forme Edmodo pour afficher la consigne (E3), publier les productions ainsi lisibles par tous les apprenants pour permettre des améliorations collectives ou individuelles (E1, E2) et développer des textes (E3) :
E1 : « Sur Edmodo tu as un traitement de texte + ce que je fais c’est que je ne corrige pas les fautes + je surligne avec une autre couleur + hop hop hop + je dis à l’étudiant si tu as le temps tu réfléchis tu corriges et tu me le renvoies + donc il y en a qui jouent le jeu + ils le font deux ou trois fois + d’autres pas mais je trouvais que c’était une façon efficace de travailler la production écrite. »
E2 : « Si j’ai des textes sur padlet + il m’arrive de les rediffuser et c’est un prétexte pour expliquer quelque chose + quand je vois une erreur récurrente+ ça je le fais assez souvent. »
E3 : « J’explique bien la consigne + je précise bien oui + quitte à la mettre au tableau + nous comme on a la version numérique + on projette + on surligne + je n’ai pas besoin d’écrire + on projette et on voit. »
E4 : « on leur a demandé de poster leurs productions sur padlet parce que là du coup sur padlet tu peux plus difficilement poster juste un arbre ça demande tout à coup à écrire quelque chose + le padlet ça a permis du coup d’adapter le travail pour avoir quelque chose de plus construit et de plus dense. »
À l’inverse, certains enseignants ne déclarent pas transformer ou adapter les tâches d’écriture proposées par les manuels, en raison de contraintes institutionnelles, impactant les répartitions de service des enseignants, comme nous le verrons ci-après.
5.2. Les activités de l’enseignant tournées vers d’autres acteurs du milieu professionnel
Certains enseignants ne peuvent transformer ou adapter les tâches de production écrite impulsées par le manuel car ils n’en proposent pas : en effet, ils travaillent en trinômes, suivent la progression du manuel, se la partagent et certains d’entre eux n’ont pas à proposer du moins régulièrement, des tâches de production écrite qui ne figurent pas dans les pages qui leur sont attribuées. Lors des entretiens, ils précisent qu’ils doivent en effet adapter leur activité à celle des autres acteurs du milieu professionnel.
E1 : « il y a un autre souci aussi + le groupe 2 je ne l’ai pas régulièrement + le groupe 2 je les vois lundi mardi après c’est la collègue qui les prend et après c’est l’autre collègue + donc même si on veut faire un travail plus élaboré en groupe en production écrite je serai obligée de ben + je le faisais le lundi ou le mardi si je pouvais le finir pendant mes heures de cours + ou alors je faisais carrément autre chose. »
E4 : « je ne peux pas faire de production écrite avec le groupe que je n’ai que trois heures + comme on se suit dans la méthode + il y a des moments où j’arrive dans la semaine + en l’occurrence c’était le vendredi matin + où l’exercice de production écrite de la méthode avait été fait par les collègues + dans la double page que j’étais amenée à faire + il n’y avait que du lexique de la grammaire + interaction orale production orale + il n’y a pas véritablement de place pour faire de la production écrite + ça aurait pu faire l’objet de la suite de mon travail + mais c’est la collègue du lundi qui la prenait . »
Ils précisent que le choix du sujet d’écriture ainsi que les conditions de production sont aussi contraints par des motifs relevant d’obligations institutionnelles :
- la durée de réalisation de la tâche :
E4 : « quelquefois en accord avec les autres collègues on a fait ces choses-là en classe avec le format trente minutes + format examen + ça on l’a fait un petit peu pour qu’il s’habituent à ce format là + ils écrivent seuls. »
- l’absence de documents d’appui lors de l’examen :
E6 : « Chez eux, je leur demande d’écrire une première fois sans outils dans les conditions de l’examen et la deuxième fois avec toutes les aides + outils et copain français »
- le sujet :
E5 : « je trouvais ça très adapté au deuxième sujet + à ce qu’on demande à l’examen + à partir de là ils doivent présenter le texte mais ici il manque la source. »
E6 : « en B1 je crois qu’on recentre quand même toujours la production écrite en fonction de ce qu’on leur demande à l’examen. »
E3 : « si je m’en tiens à ça je les prépare pas bien à l’examen hein + tu vois ce que je veux dire. »
C’est ainsi qu’au niveau B1, un enseignant stipule que les consignes proposées par le manuel sont parfois tout à fait rejetées par le professeur, faute de correspondance avec celles des sujets d’examen :
E5 : « on travaillait quand même sur plutôt des consignes proches de celles qu’on donnait à l’examen Et je dois avouer que j’ai pas beaucoup travaillé avec ces petites consignes du livre Zénith + j’ai pas beaucoup utilisé. »
5.3. Les activités de l’enseignant tournées vers lui-même
L’activité de l’enseignant peut être aussi orientée vers lui-même. Cependant l’analyse de notre corpus montre que les préoccupations des enseignants interrogés se tournent assez rarement vers eux-mêmes.
L’activité de transformation correspond à un besoin de structurer soi-même les cours. D’après une déclaration recueillie, ce n’est pas le manuel qui va organiser la progression mais le professeur qui va en prendre l’initiative :
E3 : « il y a un fil conducteur + une progression + méthodologique + la mienne + je prends ce qui m’arrange et je détourne ce qu’il faut + plus ça va plus je prends de liberté. »
Les sujets et les consignes des tâches de production écrite dépendent parfois des goûts personnels de l’enseignant qui, à ses dires, ne donne pas à réaliser la tâche d’écriture proposée. Il déclare insérer parfois dans une unité du manuel un sujet qu’il crée, qui lui plaît et qui correspond à ses préférences personnelles en matière de production écrite.
E6 : « on choisit aussi les productions écrites et moi ça c’est un peu mon dada + moi j’aime beaucoup écrire au passé + l’alternance ça m’intéresse beaucoup et du coup dans chaque unité + je le fais moi-même en fait + si c’est une unité sur la ville + imaginez une expérience passée. »
Un enseignant révèle que les tâches peuvent être aussi transformées lorsqu’il souhaite améliorer le climat relationnel du groupe-classe. Selon ses dires, l’activité de transformation est alors orientée vers ses propres valeurs. C’est le cas dans l’exemple suivant où la plate-forme permet une communication individualisée et confiante entre l’apprenant et l’enseignant lors de l’effectuation de tâches d’écriture :
E1 : « Edmodo c’est une plate-forme alors c’était beaucoup plus facile et j’ai appris beaucoup plus de choses comme ça + ceux qui n’osaient pas en classe + et j’ai remarqué que dans nos relations ça avait changé + ils avaient plus confiance parce que je continuais à travailler avec eux à distance + alors ça ça me plaisait + c’est du boulot c’est du travail quand tu fais ça + mais je trouvais que c’était une bonne façon de travailler et qu’ils progressaient bien + voilà ce que je fais. »
Mais les propres valeurs et les propres objectifs pédagogiques de l’enseignant peuvent conduire à la suppression radicale de tâches proposées par le manuel qui, en formulant des exigences techniques, ne facilite pas l’effectuation de la tâche, selon une enseignante :
E4 : « dans les tâches ils demandent euh tu vois de réaliser des tâches où tu sens qu’il faut quand même du matériel c’est-à-dire il faut un ordinateur il faut une connexion internet + il faut une imprimante + donc quand tu vois des défis où il faut filmer et presque faire du montage video non moi je ne me lance pas là dedans parce que j’ai pas envie moi de mettre l’étudiant en difficulté technique c’est pas l’objectif + l’idée c’est qu’il produise quelque chose. »
Les choix organisationnels, les goûts personnels ainsi que les valeurs et objectifs pédagogiques propres à l’enseignant l’amènent ainsi, selon ses déclarations, à transformer les tâches d’écriture proposées par le manuel.
6. Conclusion
Nous terminerons notre contribution par trois remarques :
Premièrement, l’analyse de notre corpus montre que les enseignants de FLE de l’équipe pédagogique du contexte de notre étude déclarent effectuer diverses opérations de transformation des tâches d’écriture. Rappelons que vu les caractéristiques biographiques de l’équipe pédagogique, notre panel est inévitablement constitué d’enseignants expérimentés.
Deuxièmement, les déclarations des enseignants posent que leurs schèmes d’utilisation du manuel résultent de constructions personnelles et de l’appropriation de schèmes préexistants. Ces derniers ont une dimension privée puisqu’ils sont propres à chaque enseignant et s’inscrivent dans la mémoire des sujets en tant que ressources mobilisables. Mais ils ont aussi une dimension sociale puisqu’ils sont inscrits dans la mémoire d’un collectif professionnel, celui des enseignants de FLE, qui puise ses ressources, entre autres domaines, dans des méthodologies antérieures, en l’occurrence, celle de l’approche communicative qui proposait aux apprenants d’écrire à l’aide d’un canevas. Ces schèmes sont issus de la longue histoire des méthodologies d’enseignement des langues. L’analyse de notre corpus, composé d’entretiens semi-directifs menés avec six enseignants expérimentés, attestant de 10 à 30 ans d’enseignement du FLE, en témoigne.
Enfin, notre travail confirme un des résultats de l’étude de Bento (2015) : les manuels n’ont pas autant d’influence sur les pratiques enseignantes que le croient les concepteurs. Les tâches proposées par le manuel peuvent être transformées, adaptées, recomposées ou tout simplement disparaître, si l’on s’en réfère aux pratiques déclarées.
Cette étude qui s’appuie sur des déclarations d’enseignants expérimentés nous permet d’ouvrir d’autres pistes de recherche. En exploitant les ressources offertes par la numérisation, il serait intéressant de compléter cette recherche par des observations de classe accompagnées de descriptions détaillée des séances de cours, des diverses actions réalisées par les enseignants et par les élèves. L’on pourrait mettre en évidence des similitudes ou des différences entre les pratiques déclarées et les pratiques constatées, pour mieux connaître et mieux comprendre les pratiques d’enseignement de l’écriture et les dimensions ergonomiques qui les caractérisent.
Références bibliographiques
Auger, N. (2007). Constructions de l’interculturel dans les manuels de langue. Éditions E.M.E. & InterCommunications. B-Cortil Wodon.
Auger, N. (2010). « Le stéréotype en classe et dans les manuels (un outil de réflexion pour la didactique) ». Le Langage et l’homme, XXXXV, n°2, pp. 77-84.
Auger, N. (2011). « Les manuels ». Dans Blanchet, P. & Chardenet, P. (éd.). Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures : approches contextualisées. Paris : Éd. des Archives contemporaines (Collection de l’Agence universitaire de la francophonie. Manuels, ISSN 1955-4060), pp. 313-316.
Bento, M. (2013). « La perspective actionnelle dans les manuels de langue au collège ». Recherches en didactiques, vol. 15, n°1, pp. 61-89.
Bento, M. (2015). « Manuels de français langue étrangère et pratiques des enseignants ». Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 12-2. URL : http://journals.openedition.org/rdlc/739 ; DOI : 10.4000/rdlc.739
Bento, M. (2019). « L’enseignement de la grammaire dans les manuels d’anglais langue vivante au collège en France ». Les Langues Modernes, 3, pp. 71-83.
Billières, M. (2015). « Actes de langage et enseignement du FLE ». Blog « Au son du FLE ». [En ligne], URL : https://www.verbotonale-phonetique.com/actes-de-langage-enseignement-fle/
Black, C., Dias, M. (2012). « Les manuels d’écriture sont-ils des vecteurs d’écriture motivationnels au niveau universitaire ? ». Synergies Canada, 5.
Bruillard, E. (2005). « Les manuels scolaires questionnés par la recherche ». Dans Bruillard, E. (dir.). Manuels scolaires, regards croisés. Caen : CRDP de Basse-Normandie, pp. 13-36.
Clanet, J. & Talbot, L. (2012). « Analyse des pratiques d’enseignement. Éléments de cadrages théoriques et méthodologiques ». Phronesis, vol. 1, n°3, pp.4-118.
Conseil de l'Europe. (2001). Cadre européen commun de référence pour les langues – Apprendre, enseigner, évaluer. Paris : Didier.
Cordier, C. (2001). « Le manuel de langue constitue-t-il un objet de recherche pertinent pour la didactique ? ». Dans Questions d’épistémologie en didactique du français. Cahiers Forell, 15. Université de Poitiers.
Cuq, J.-P. & Gruca, I. (2017). Cours de didactique du français langue étrangère et seconde. PUG. Collection didactique (FLE).
Goigoux, R. (2007). « Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants ». Éducation et didactique, vol. 1, n°3, pp. 47-69.
Hamez, M.-P. (2013). « Enseigner l’écriture avec la presse écrite : tour d’horizon des manuels de FLE de l'approche communicative à la perspective actionnelle ». Dans Abécassis, M. & Legen, G. (dir.). Ecarts et apports des médias francophones : lexique et grammaire. Bern, Peter Lang, pp. 245-283.
Lebrun, Monique. (dir.). (2006). Le manuel scolaire, un outil à multiples facettes. Québec : Presses de l’Université du Québec.
Leplat, J. (1992). L’analyse du travail en psychologie ergonomique (2 tomes). Toulouse : Octares.
Leplat, J. (1997). Regards sur l’activité en situation de travail. Paris : PUF.
Paillé, P. & Muchielli, A. (2003). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris : Armand Colin.
Paquay, L., Crahay M. & De Ketele J.-M. (2006). L’analyse qualitative en éducation. Bruxelles : De Boeck.
Perrenoud, P. (1998). « La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences » . Revue des sciences de l’éducation, Vol. XXIV, n°3, pp. 487-514.
Piccardo, E., Yaiche F. (2005). « "Le manuel est mort, vive le manuel" : plaidoyer pour une nouvelle culture d’enseignement et d’apprentissage ». Etudes de linguistique appliquée, n°140, pp. 443-458.
Puren, C. (2009). « La nouvelle perspective actionnelle et ses implications sur la conception des manuels de langue ». Dans Liria, P. & Lacan, L. L'approche actionnelle dans l'enseignement des langues, Barcelone : Maison des langues, pp. 119-137.
Puren, C. (2015). « Échelle des niveaux de compétence de l’enseignant dans l’utilisation de son manuel ». Document publié lors de la formation régionale IFAC, Ciudad de Guatemala, 13-16 juillet 2015, [En ligne], URL : https://www.christianpuren.com/mes-travaux/2015e/
Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies : Approche cognitive des instruments contemporains. Paris : Armand Colin.
Rabardel, P. (2005). « Instrument, activité et développement du pouvoir d’agir ». Dans Philippe Lorino, P. & Teulier, R. (dir.). Entre connaissance et organisation : l’activité collective. Paris : La Découverte.
Rabardel, P & Pastré, P. (s/d). (2005). Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activité développement. Toulouse : Octarès.
Reuter, Y. (dir) (2007). Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. Bruxelles : De Boeck.
Rocher, G. (2007). « Le manuel scolaire et les mutations sociales ». Dans Lebrun, M. (dir.). Le manuel scolaire d’ici et d’ailleurs, d’hier à demain. Sainte-Foy : Presses Universitaires du Québec, pp. 13-24.
Rosen-Reinhardt, E. & Hamez M.-P. (2017). « Digital Writing in French as a Foreign Language Handbooks : Exploring the Tasks and Challenges ». Journal of Subject Didactics, n°2 (1), pp. 47-59.
Schneuwly, B. (2009). « Présentation générale ». Dans Canelas-Trevisi, M.-C., Guernier, G., Sales C. & Simon, D.-L. (Éd.) Langage, objets enseignés et travail enseignant. Grenoble : Ellug Université Stendhal, pp. 131-151.
Semal-Lebleu, A. (2010). Dossier « Concevoir un manuel de langue », Les Langues Modernes, n°1. Paris : APLV.
Verdelhan-Bourgade, M. (2002a). Le français de scolarisation. Pour une didactique réaliste. Presses Universitaires de France.
Verdelhan-Bourgade, M. (2002b). « Le manuel comme discours de scolarisation ». Études de Linguistique appliquée, n°125, pp. 37-52.
Verdelhan-Bourgade, M. & Auger, N. (2011). « Les manuels et supports pédagogiques : catégorisations ». In Blanchet, P. & Chardenet, P. (dir.). Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées. Paris : Archives contemporaines, pp. 307-312.
Zakartchouk, J.-M. (1987). Lecture d’énoncés et de consignes. CRAP et CRDP d’Amiens.
Manuels étudiés
Chahi, F., Hor C., Malorey, C. et alii. (2015). Entre nous 2, Méthode de français, livre de l’élève, cahier d’activités, CD, Éditions maison des langues.
Chahi F., Denyer, M., Gloanec, A. et alii. (2018). Defi 1, méthode de français, livre de l’élève + CD, Éditions maison des langues.
Chahi F., Denyer, M., Gloanec, A. et alii. (2018). Defi 1, cahier d’exercices, Éditions maison des langues.
Barthélémy F., Sousa S., Sperandio C. (2013). Zénith 3, méthode de français, CLE International.
Barthélémy F., Sousa S., Sperandio C. (2013). Zénith 3, cahier d’activités, CLE International.
Annexe 1 : Guide d’entretien des enseignants
Enseignement du FLE
1.1.Depuis combien de temps enseignes-tu le FLE ?
1.2.Quelle est ta formation en FLE ?
1.3.Dans quel établissement as-tu enseigné le FLE ?
Usages du manuel de FLE pour l’enseignement de la production écrite
1.1.Combien d’heures par semaine utilises-tu le manuel ?
1.2.Où sont situées les tâches de production écrite dans le manuel ?
1.3.Que penses-tu des tâches finales proposées par le manuel ?
1.4.Quel penses-tu de l’articulation des tâches de production écrite avec les autres activités ?
Mise en œuvre des tâches de production écrite proposées par le manuel
3.1.Quelle est la place de la production écrite dans l’unité ?
3.2.Mets-tu systématiquement en œuvre les tâches de production écrite proposées par le manuel ? Pour quelle raison ?
3.3.Les étudiants écrivent-ils en groupe ou seuls ?
3.4.Des activités d’amélioration des productions sont-elles proposées aux étudiants dans le manuel ? En proposes-tu ?
Transformation des tâches de production écrite proposées par le manuel
4.1.Comment transformes-tu les tâches d’écriture ?
4.2.Pour quelle raison transformes-tu les tâches d’écriture ?
4.3.Proposes-tu aux étudiants d’autres supports que le manuel lors des tâches d’écriture ?
Substitution des tâches de production écrite du manuel par d’autres tâches
5.1.Proposes-tu d’autres tâches d’écriture que celles du manuel ? Si oui, lesquelles ?
5.2.Pour quelles raisons proposes-tu ces autres tâches ?
Les tâches d’écriture numérique proposées par le manuel
6.1.Le manuel propose-t-il des tâches d’écriture numérique ? Les mets-tu en œuvre ? Si oui, comment ?
[1] Au sens du Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques : le contexte est « un ensemble d’objets sémiotiques, de signes, propre à chacun des sujets concernés, qui conditionne, contraint, autorise… les conduites des sujets dans une situation donnée » (Reuter, 2007 : 53).
2] Nous renvoyons aux Journées d’études annuelles Pierre Guibbert sur les manuels scolaires organisées par l’Université de Montpellier, la Faculté d’éducation ESPE/LR et le CEDRHE (Centre d’Etudes, de Documentation et de Recherche en Histoire de l’Education).
3] Souligné par Goigoux (2007 : 51).
[4] Aux niveaux A1 et A2, les quinze heures de cours hebdomadaires s’appuient sur le manuel. Au niveau B1, onze heures de cours s’appuient sur le manuel, deux heures sont consacrées à un cours de littérature et deux heures à un cours intitulé « Projet culturel ».
[5] Comme le précise Jean-Michel Zakartchouk, la consigne scolaire présente des spécificités, dans la mesure où elle « demande à l’élève de procéder à une ou à des opération(s) précise(s) pour aboutir au résultat souhaité afin de vérifier qu’il a acquis une (des) connaissance(s), qu’il maîtrise un (des) savoir-faire, qu’il est capable de les transférer dans une situation nouvelle » (1987).
[6] DEFI : Département d’Enseignement du Français à l’International. Le DEFI est le pôle FLE du Centre de Langues de l’université de Lille (CLIL).
[7] Ces numéros sont inscrits entre crochets.
[8] Nous adoptons la définition de Paillé et de Mucchielli : « On peut définir la catégorie comme une production textuelle se présentant sous forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche » (2003 : 147-148).
[9] Association des Directeurs de Centres Universitaires d’Etudes Françaises.