N°77 / Le FOU dans tous ses états : conceptions, approches, pratiques... et nouvelles pistes ?

Le FOU en contexte doctoral : spécificité des besoins des étudiants internationaux et attendus implicites du milieu universitaire français

Etude de cas à l 'UFC de Besançon

Sébastien Favrat

Résumé

La rédaction d’une thèse obéit à des normes et des usages discursifs, organisationnels et méthodologiques très stricts, quoique rarement formulés de manière explicite. L’appropriation de ces conventions constitue une réelle difficulté pour les doctorants internationaux, qui ont élaboré au cours de leur formation une littératie en décalage plus ou moins important avec les pratiques argumentatives et rhétoriques de leur laboratoire d’accueil. Nous référant aux analyses de notre propre recherche doctorale, nous nous focaliserons sur un seul champ disciplinaire pour tenter de répondre à la question : «Qu’attend-on d’un doctorant en sciences du langage quant à la conduite et à la rédaction de sa recherche ? »

Pour ce faire, nous postulons la nécessité de prendre en compte le caractère situé de toute investigation scientifique, rompant ainsi avec une vision universaliste de l’élaboration de la connaissance. Dans cette optique, l’écriture de recherche ne peut être étudiée dans sa seule dimension linguistique ou textuelle, mais gagne à être éclairée par une perspective socio-anthropologique, s’appuyant dans notre cas sur une démarche qualitative interprétative. Nous présenterons tout d’abord les grandes lignes du cadre théorique (ancré dans la didactique de l’écrit universitaire en contexte francophone, la théorie de la connaissance et l’anthropologie de la communication). Nous montrerons ensuite comment une enquête de type ethnographique permet de mettre au jour certains des codes et usages enfouis, mais structurant la rédaction d’une thèse en sciences du langage, qui circulent dans la communauté scientifique des chercheurs de cette discipline. Dans ce but, un corpus précis, parmi les cinq auxquels est consacré notre travail doctoral, sera analysé ici : il s’agit d’un ensemble d’extraits de thèses récentes en sciences du langage, signalées par des enseignants-chercheurs de l’université de Franche-Comté, terrain de notre recherche, comme particulièrement réussies. À partir de ces analyses, nous tenterons de dégager quelques attendus rédactionnels, essentiels mais invisibles, et de proposer quelques pistes didactiques visant à surmonter certains des obstacles rencontrés.

Abstract

The writing of a doctoral thesis is run by very strict discursive, organizational and methodological norms and uses, even though these norms are seldom explicitly formulated. Learning these uses is an important difficulty for international doctoral students, partly because their literacy is rather different from the writing practices of their host university, especially at a rhetorical level. Out of the analysis conducted through our own doctoral research, we will focus on a single specific disciplinary field in order to attempt answering the question: “What is expected from doctoral students in linguistics concerning the conducting and writing of their research in France?”

For this purpose we postulate that it is necessary to take into account the situated specifically situated nature of any scientific investigation, and thus to break with a universalist conception of knowledge construction. Consequently, research writing cannot be analyzed in its linguistic or textual dimension only. It could rather be successfully enlightened if considered from an anthropological point of view, which we will thus develop through a qualitative and interpretative approach.

First of all we will present our theoretical framework, which is rooted in the fields of academic writing teaching and learning, epistemology and communication anthropology. Then we will show how an ethnografic-based investigation is able to bring to light some hidden codes and uses that govern the writing of a PhD dissertation and are currently found among the researchers’ scientific community works. To that end, we will analyze in this article one of the five text corpora studied in our doctoral research, i.e. extracts of recent doctoral thesis in linguistics that a group of PhD supervisors at the Université de Franche-Comté (our ground of investigation) reported us as being particularly brilliant ones.

The findings should lead to a better understanding of a few essential but invisible expectations, and allow us to suggest some teaching directions in order to overcome a number of difficulties these students have to face in their writing process.

Keywords : International doctoral students, French for academic purposes, Academic writing expectations, Academic cultures, Academic literacies

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Introduction

Résultat du croisement de deux phénomènes contemporains que sont la massification et l’internationalisation croissantes de l’enseignement supérieur français (Goastellec, 2014; INSEE, 2017; Trow, 1974), la place importante des doctorants internationaux [1] dans les laboratoires de recherche et les écoles doctorales est une caractéristique marquante de la recherche dans ce pays. Ces chercheurs en formation ne se rencontrent pas seulement dans les sciences dites « formelles », « de laboratoire » ou encore « dures », puisqu’on les trouve en proportions équivalentes dans l’ensemble des sciences humaines (Campus France, 2017). Bien que provenant majoritairement de pays du Sud (Ibid.) manquant de structures doctorales, ces étudiants sont accueillis implicitement dans le monde de la recherche français dans un accord de type « donnant-donnant ». En effet, s’ils bénéficient dans l’hexagone d’une formation de haut niveau permettant l’accomplissement d’un ensemble de projets personnels, familiaux et professionnels [2], il compensent en retour une baisse régulière des inscriptions en doctorat qui pourrait à terme vider de leur sève les unités de recherche françaises. Permettre aux apprentis-chercheurs, internationaux comme locaux, de mener à bien leurs études doctorales constitue ainsi un enjeu d’importance pour les universités d’accueil.

Dans ce cadre, nous nous intéressons à la dimension rédactionnelle de la thèse et cherchons, dans une démarche préparatoire à une didactique de l’écriture doctorale, à identifier, typifier et historiciser les caractéristiques discursives, mais aussi épistémologiques d’un ensemble de recherches réussies, conduites par des étudiants locaux. À cette fin, nous posons l’hypothèse selon laquelle l’entrée dans l’écriture doctorale est conditionnée non seulement par l’appropriation d’un ensemble de normes et d’attendus scripturaux propres à un environnement académique donné, mais aussi par la connaissance et l’observation d’attitudes de recherches variant d’un contexte à un autre. La rédaction d’une thèse obéit en effet à des normes et des usages discursifs, organisationnels et méthodologiques très stricts, quoique rarement formulés de manière explicite. Certes, l’appropriation de l’écriture doctorale, ou pour le dire avec Reuter (2004), de l’écriture de recherche en formation, fait maintenant l’objet d’un courant de recherche émergent, tant en termes de travaux théoriques (Flottum & Vold, 2010; Grossmann, Tutin, & Garcia Da Silva, 2009; Tutin & Grossmann,[Dirs.] 2013) que de réflexions didactiques (Boch, 2013; Boch, Grossmann, & Rinck, 2020; Chartier & Frier, 2020; Pollet, 2019). Néanmoins, l’évolution des besoins de formation liés à l’accroissement des mobilités académiques, particulièrement au niveau doctoral, nous semble requérir de nouvelles pistes. Nous proposons ainsi une investigation située au croisement des didactiques du français langue maternelle (FLM) et du français langue étrangère et seconde (FLES) visant à élargir l’approche didactique du français sur objectif universitaire (FOU) théorisée par Mangiante et Parpette (2004, 2010, 2011, 2012; Parpette, 2018). C’est donc par l’étude de thèses réalisées par des doctorants locaux que nous tenterons, paradoxalement, de mettre au jour les attendus auxquels doivent répondre leurs collègues internationaux.

Cet article est inspiré par notre propre recherche doctorale visant à décrire et typifier les obstacles rencontrés par un groupe de doctorants internationaux dans la rédaction de leur thèse en sciences du langage à l’Université de Franche-Comté, qui constitue notre terrain. Nous postulons la nécessité de prendre en compte le caractère situé de toute investigation scientifique, rompant ainsi avec une vision universaliste de l’élaboration de la connaissance. De ce point de vue, l’écriture de recherche ne peut être étudiée dans sa seule dimension textuelle, mais gagne à être éclairée par une perspective socio-anthropologique, s’appuyant dans notre cas sur une démarche qualitative interprétative. C’est pourquoi, après avoir présenté les grandes lignes de ce cadre théorique, on montrera comment une enquête de type ethnographique permet de mettre au jour certains des codes et usages enfouis, mais structurant la rédaction d’une thèse en sciences du langage, qui circulent dans la communauté scientifique des chercheurs de cette discipline à l’université de Franche-Comté (UFC). Dégager ces normes « connues de personne, entendues par tous » (Sapir, cité par Winkin, 1996, p. 211) permettra enfin de proposer quelques pistes didactiques visant à surmonter certains des obstacles rédactionnels rencontrés non seulement par les sujets scientifiques en mobilité (Favrat, 2018), mais aussi par les étudiants locaux.

1. Une écriture de recherche aux dimensions multiples

Nous plaçant dans le sillage de travaux en sociologie des sciences (Latour & Woolgar, 1988), et en philosophie de la connaissance (Balibar & Birnbaum, 2017; Lévy-Leblond, 2006; Licoppe, 1996), l’activité de recherche est, pour nous, située et ancrée dans un contexte social qui lui donne sens et forme. Elle se déploie au sein d’un espace épistémologique (Favrat, 2018) caractérisé par des postures scientifiques, des concepts et des méthodes reconnus par la communauté des chercheurs regroupés dans un laboratoire ou un centre d’études. Cette pensée se construit au moyen d’un discours académique enculturé Cuko, 2016; Gohard-Radenkovic, 1995, 1999, 2002), propre à une culture universitaire, et qui, par conséquent, doit faire l’objet d’un travail d’appropriation initiale de la part de l’étudiant évoluant dans son système universitaire d’origine, voire d’un nouvel apprentissage dans le cas d’une mobilité académique. Dans ce cadre, nous utilisons le concept de littératie, théorisé par Goody (1977, 1987) et redéfini par Olson (1994), afin de rendre compte de la dimension sociale de l’écrit. Intégré à la didactique universitaire en contexte FLM depuis une vingtaine d’années (Barré-de Miniac, 1996; Barré-de Miniac, Brissaud, & Rispail, 2005; Pollet, 2012, 2014; Reuter, 2012), ce concept nous permet de d’éviter deux écueils. D’une part, le naturalisme scriptural, c’est-à-dire l’écrit universitaire perçu comme allant de soi, lié à la simple maîtrise de la langue maternelle écrite. De l’autre, l’universalisme scientifique, à savoir l’idée selon laquelle le discours académique, expression de mêmes pratiques de recherche où que l’on se trouve dans le monde, serait aisément transposable d’une langue à l’autre pour peu que l’on maîtrise la langue cible. Par conséquent, il nous semble que les approches didactiques réunies autour de la notion de littératies universitaires gagneraient à être associées, voire transposées au sein des démarches se réclamant du FOU à destination d’un public FLES. Nous prendrons donc appui sur une investigation socio-anthropologique et qualitative afin de proposer quelques pistes pour l’enseignement / apprentissage de l’écrit à ce type de public, mais pouvant également intéresser la didactique du FLM.

2. Comment sélectionner et analyser des écrits de recherche longs et protéiformes ?

Avant de présenter les principales caractéristiques rédactionnelles et épistémologiques des recherches analysées, nous précisons synthétiquement la démarche constitutive et analytique de ce corpus. En cohérence avec le cadre conceptuel développé, il nous a paru nécessaire d’approcher ces textes en questionnant l’environnement social et scientifique qui les sous-tend et où ils prennent corps. C’est donc par un ensemble d’enquêtes ethnographiques que nous avons voulu mettre au jour une partie des codes, usages, attendus ou conventions qui les régissent. Rejoignant avec Winkin (1996, 1997) les positions de l’ethnographie française, qui postulent l’opacité des sujets à eux-mêmes, nous avons entrepris l’interprétation des données réunies en tentant de discerner la valeur communicative de ces énoncés. L’objectif est de comprendre quel(s) éthos de chercheur ils permettent d’élaborer et comment ils y parviennent.

Articulée à quatre autres corpus [3], la construction de cet ensemble textuel vise à mettre au jour le processus du devenir-docteur à travers l’observation de normes linguistiques, communicatives, organisationnelles et stylistiques, mais aussi en termes de démarche heuristique. Afin d’analyser des travaux d’un niveau d’acceptabilité élevé, nous avons demandé aux directeurs de recherches rencontrés (voir note 3) de nous signaler quelques thèses récentes, issues de leur laboratoire, particulièrement réussies à leurs yeux. Ces études représentent relativement bien la diversité des recherches réalisées en sciences du langage à l’UFC. Le tableau suivant en donne une description succincte :

Tableau 1Orientation scientifique des thèses analysées

Pseudonyme

Date de soutenance

Orientation scientifique

Pégase

2016

Sémiotique et analyse des discours

Véga

2014

Linguistique, épistémologie, analyse du discours

Sirius

2012

Traitement automatique des langues

Cassiopée

2011

Ethnolinguistique

 

Remarquons que ces travaux, signalés comme réussis, ont tous été conduits par des étudiants francophones locaux. Dans quelle mesure ce constat peut-il révéler un lien entre l’évaluation de la qualité d’une thèse et le degré de maîtrise de la littératie doctorale et /ou de connaissance de la culture de recherche circulant dans la communauté scientifique que souhaite rejoindre le jeune chercheur ?

Ce point étant posé, il restait à résoudre l’équation du volume global de ces thèses. Comment, en effet, venir à bout d’un ensemble de plus de 2000 pages sans se disperser ni négliger des passages pertinents quant à nos questions ? Nous avons choisi de travailler par coups de sonde sur une série de lieux stratégiques de la recherche, investis par tout doctorant en contexte français    [4], à savoir : sommaires et tables des matières, introductions et conclusions, parties théoriques, analyses de corpus et enfin bibliographies. L’analyse ainsi conçue permet de faire émerger des pratiques rédactionnelles et épistémologiques récurrentes, et quelques fois surprenantes, dont nous présentons maintenant les principaux résultats.

3. Comment les doctorants locaux écrivent

 

3.1. La formulation des titres et intertitres : un enjeu majeur

Les plans de rédactions matérialisés dans les premières pages de la thèse par les sommaires donnent à lire, outre le mouvement général de la pensée, un premier texte constitué des différents intitulés mis bout à bout. Différentes stratégies permettent aux auteurs à la fois de manifester une forme d’originalité et de coopérer avec leurs lecteurs en suscitant leur curiosité. Signalons que si ce type d’énoncés, peu étudié à notre connaissance, a donné lieu à quelques analyses des dimensions formelles, pragmatiques et argumentatives identifiées dans des articles de recherche en sciences humaines (Jacques, 2013), nous tenterons ici de comprendre quel type d’éthos du chercheur ils permettent de construire au long de la thèse.

On remarque deux grandes tendances dans ces formulations. Certaines, les moins nombreuses, jouent cartes sur table: « Démarche proposée pour la reconnaissance des EN [5] en arabe » (Sirius, chap. 5), « Le développement de la position critique dans les sciences du langage anglophones » (Véga, 1ère partie), « Sémantique différentielle des titres des expositions » (Pégase, chap.6). Ces énoncés jouent pleinement leur rôle de guidage en détaillant de façon explicite le contenu des sections annoncées. Le recours à des concepts peu connus au-delà des spécialistes du domaine (sémantique différentielle) situe d’emblée les textes dans l’espace de la pensée scientifique.

Ce parti pris relativement sobre, non dénué d’un classicisme quelque peu scolaire, contraste fortement avec d’autres titres à la coloration plus flamboyante, voire énigmatique. On lit ainsi : « Sutures et ruptures de la “ligne” narrative : vers des lieux sensibles » (Cassiopée, chap. VIII), « Constructions discursives d’un évènement » (Pégase, 1ère partie), ou encore « Discours et ethnotextes en contexte » (Cassiopée, chap. III). Nous y relevons des jeux de sonorités (sutures et ruptures, ethnotextes en contextes), des métaphores (la « ligne » narrative), et surtout un certain hermétisme qui tranche avec la fonction présentative de ces énoncés. Comment interpréter cette volonté d’intriguer les lecteurs ? Ces titres font écho, selon nous, à des formulations analogues présentes dans des ouvrages d’auteurs de référence en sciences sociales, comme « Le choix des élus / Jeu sérieux et jeux du sérieux / Apprentis ou apprentis sorciers » (Bourdieu & Passeron, 1964), « Caduveo » (Lévi-Strauss, 1955), ou encore « Monsieur Thibaut et le bec Bunsen » (Porcher, 1976). Disséminés tout au long du texte, ces énoncés contribuent à orienter les lecteurs tout en stimulant leur intérêt, constituant ce que nous avons appelé le sel de la thèse (Favrat, 2020). En adoptant ces pratiques scripturales, les auteurs font état d’un haut niveau de littératie qui, selon les termes d’une directrice de thèse rencontrée, « crée une forme de connivence avec le jury » et donne aux lecteurs les premiers indices d’une maîtrise de la langue académique décrite par Bourdieu et Passeron (1970), laquelle se manifeste particulièrement en début et fin de mémoire.

3.2. Des textes-vitrines, lieux de la construction d’un éthos du chercheur

Introductions et conclusions générales sont les passages où s’actualisent trois macro-opérations instituant ce que nous appelons le scripteur-expert : élaborer une pensée scientifique par des outils langagiers fins et précis, guider le lecteur par un système de fléchage/balisage clair, et s’insérer dans la communauté scientifique visée en montrant la maîtrise d’une littératie doctorale, particulièrement par des procédés stylistiques. L’ensemble dessine une présentation de soi en tant que chercheur au moyen d’un éthos discursif (Amossy, 2010) progressivement construit.

Une intense activité définitoire s’observe dans les extraits analysés, marquant à la fois la précision des termes employés et l’apport conceptuel et/ou méthodologique de la thèse. Donnons pour exemple cet extrait de l’introduction générale de Cassiopée, où l’auteure s’attache à distinguer :

la médiatisation journalistique et scientifique participant à créer l’événement au sein de l’espace public et la médiation culturelle qui est, elle, une production interne de l’institution via la construction de ses événements (Pégase, p. 96).  [6]

La difficulté consiste à faire voir l’écart entre deux termes sémantiquement et phonologiquement très proches (médiation/médiatisation). Cassiopée y parvient en recourant à des outils d’une certaine finesse : jeux d’opposition (créer dans l’espace public / production interne), caractérisation par épithètes (journalistique et scientifique / culturelle), mise en relief par apposition (,elle,). Faire état de la maîtrise des outils d’élaboration de la pensée dès les premières pages de la thèse représente ainsi un enjeu d’importance pour les auteurs, à quoi s’ajoute la nécessité de ne pas égarer les lecteurs au moment de synthétiser les acquis d’une recherche souvent dense.

Plusieurs pratiques s’observent dans les extraits de conclusions analysées. Les auteurs peuvent ainsi baliser leur texte en mobilisant des matrices rhétoriques, comme chez Cassiopée :

Pour répondre à ces questions, nous avons choisi de nous inscrire dans une démarche d’ethnolinguistique discursive [...]. Nous avons opté pour une démarche ethnolinguistique [...]. [...] nous nous sommes intéressée au processus de transmission des contes [...]. Nous l’avons envisagé en tant que reprise / transformation différentielle d’une formulation source dans une langue autre [...]. Nous avons appréhendé les productions-contes dans leur matérialité textuelle [...] (Cassiopée, pp. 713-714).

Ce procédé anaphorique permet, au sein d’un passage de deux pages, de mettre en relief les étapes de la recherche achevée grâce au motif nous + passé composé, aidant le lecteur à repérer cette progression. Une autre matrice rhétorique, à nos yeux issue de l’élaboration de la littératie au sein de l’enseignement secondaire hexagonal [7], est connue sous le nom de mineure/majeure :

Au-delà d’un centrage commun sur le discours et sa matérialité, nous montrons que les chercheurs [...] se fédèrent autour de l’adhésion à un certain nombre de postulats. Le postulat critique est celui qui [...].  (Véga, p. 10)

Nous sommes ainsi implicitement informés du fait qu’au-delà de la première information, une seconde (nous montrons que les chercheurs […]), plus importante, se profile. Cette hiérarchisation discrète contribue à l’accompagnement du lecteur « d’une main ferme », selon l’expression d’une directrice de recherche interrogée. Les thèses « réussies » témoignent donc d’une écriture hétérocentrée (Reuter, 2004), soucieuse de matérialiser discursivement les mouvements de la pensée. Cependant, cette écriture de recherche en formation (Ibid.) attire également notre attention sur le plan stylistique, comme dans ces deux extraits :

« Objet » textuel, culturel, esthétique et littéraire, éminemment riche et complexe, issu d’une tradition et porteur de la mémoire d’un groupe, de ses préoccupations essentielles mais aussi d’une universalité, transmis dans le temps et l’espace par des voix/voies diverses, réitération du presque même dans le jeu de la variation, produit d’un imaginaire et mise en forme imaginée du monde, le conte n’en finit pas de nous parler du monde et d’engendrer du sens [...] (Cassiopée, p. 13).

Je ne souhaite pas reprendre ici, dans cette conclusion, une sorte de résumé des résultats acquis, qui serait probablement artificiel et sans nul doute redondant. En revanche, j’aimerais manifester le sentiment qui m’a accompagnée durant toute l’exploration que j’ai menée : après avoir navigué si longtemps entre deux courants, je ne peux m’empêcher de penser qu’un dialogue est nécessaire (Véga, p. 649).

Cassiopée ouvre sa thèse par un jeu de caractérisation énigmatique, soulignant ainsi les paradoxes d’un genre textuel bien connu. Cette suite d’appositions (objet → réitération → produit → le conte), en plus d’intriguer le lecteur, joue avec la langue par homophonie (voix/voies), néologismes (le presque même), ou effets de miroir (imaginaire/imaginé). Les deux auteures emploient des tournures relativement soutenues et rares, voire désuètes (éminemment, sans nul doute, durant, je ne peux), et renforcent leur expressivité par différentes litotes et de métaphores (je ne souhaite pas, l’exploration que j’ai menée, naviguer entre deux courants). Il nous semble être ici en présence de cette langue académique décrite par Bourdieu et Passeron, où

l’aisance que l’on dit « naturelle » affirme la maîtrise bien maîtrisée du langage dans la désinvolture du débit, [...] la litote stylistique [...], l’art de cacher l’art, manière suprême de suggérer [...] l’excellence en puissance de son dire (Bourdieu & Passeron, 1970 :150).

Ces énoncés présentent donc une valeur communicative (Winkin, 1996) les rapprochant des pratiques scripturales en circulation dans le champ des sciences sociales françaises, par l’emploi d’outils langagiers précis, un balisage clair et le recours à des matrices littéraires manifestes dans les choix stylistiques. Leur position stratégique en fait, selon nous, le lieu privilégié d’une présentation de soi en tant que chercheur au sein de ces textes-vitrines. Toutefois, ce sont les passages théoriques de la thèse qui donnent pleinement la mesure de la capacité à se positionner en tant que scripteur-expert.

3.3. S’approprier les lectures théoriques dans un regard critique

Plusieurs recherches ont déjà étudié la question du positionnement du chercheur par rapport au discours d’autrui, notamment celles de Tutin, de Florez ou de Henderson, réunies par Tutin & Grossmann [Dirs], (2013). Parmi leurs apports, ces travaux montrent en quoi les écrits scientifiques s’inscrivent dans des sous-genres variant d’une discipline à l’autre, et comment l’intertextualité inhérente à ces textes se réalise par l’observation de « routines sémantico-théoriques » (Tutin, Ibid. : 34). En cohérence avec les ancrages théoriques présentés dans cet article, les lignes suivantes tentent de prolonger ces investigations linguistiques par une perspective de type ethnographique, et voient dans la démarche qualitative le moyen d’analyser plus finement les énoncés [8]. Nous tenterons alors de mettre en lumière les liens entre les positionnements identifiés et les postures épistémologiques qui les sous-tendent.

Loin de se borner à une succession de citations autonomes [9] derrière lesquelles ils s’abriteraient, les auteurs de thèses « réussies » combinent différentes pratiques citationnelles afin de faire entendre leur voix. Les passages théoriques montrent ainsi l’existence d’un répertoire de pratiques, ou d’une boîte à outils citationnels dont nous présentons ici deux exemples.

Îlot citationnel → Citation autonome

Cette combinaison permet la présence, dans un passage bref, d’une forte densité de renvois au discours d’autrui sans interrompre la lecture par de trop fréquentes citations autonomes, qui sont alors réservées aux propos dont la présentation originale est jugée essentielle :

[Guilhaumou] propose de procéder à un « travail de généralisation » qui donne « une cohérence à un ensemble de résultats historico-discursifs » (Guilhaumou 2006 : 28), il s’agit de :

considérer une modalité essentielle de l’événementialité, sa donation linguistique. [...] (Guilhaumou 2006 : 35-36) [Pégase, 104].

 

La difficulté est double : il s’agit de montrer une compréhension fine des textes lus tout en intégrant correctement les renvois à la syntaxe de la phrase citante. Parallèlement, nous repérons des combinaisons plus élaborées.

Évocation → Reformulation → Îlot citationnel → Citation autonome

Cette technique en quatre temps permet de synthétiser un ensemble théorique dense et complexe sans rédiger un texte exagérément abscons. Elle demande un grand effort de condensation, qui illustre bien le processus de décomposition/recomposition des matériaux théoriques originaux caractéristique de ce que nous avons appelé rôle de bâtisseur de la thèse :

En ce qui nous concerne nous appréhendons le travail de la mémoire cognitivo-discursive (Paveau 2006) dans un dispositif événementiel (Guilhaumou 2006) [...]. Nous articulons cette approche à la conception du discours social de Marc Angenot (1989). [...] Angenot a cherché à voir comment les théories se sont posées et opposées. [...] Pour Angenot, [le discours social] est “un objet composé, [...] où opèrent des tendances hégémoniques et des lois tacites” (Angenot 1988 :86). Le but du chercheur est alors d’identifier des récurrences cognitives qui transcendent la division des discours, ce qu’il nomme l’hégémonie :

Je n’appelle pas ‘hégémonie’ l’ensemble des schémas discursifs [...] (Angenot 2006). [Pégase, 106]

Notons dans cet extrait une opération relativement rare dans ce type de passages, celle du bricolage théorique, où l’auteur associe plusieurs approches ou concepts afin d’obtenir ses propres outils (Nous articulons cette approche à…). L’affirmation de la singularité et de l’originalité du chercheur est également manifeste dans le regard porté sur les travaux convoqués, dans la mesure où les auteurs n’hésitent pas à énoncer à leur sujet différents types d’appréciation. Il peut s’agir de marques d’approbation [10]  (nos soulignements) :

Roger Fowler nous éclaire sur la relation entre « texte » et « discours » [...] et justifie ainsi indirectement l’établissement de la [CL] [...]. [Véga, 45]

[Boas] est le premier, [...] à avoir montré la nécessité [...] [Cassiopée, 36]

Nous reviendrons sur la notion de performance, centrale pour notre travail [...], et nous verrons [...] que nous nous inscrivons en partie dans la continuité de ces travaux. [Cassiopée, 37]

On trouve par ailleurs une distanciation explicite d’avec les travaux cités :

Il y a cependant un paradoxe car le terme même de discours, s’il est utilisé largement dans l’ouvrage [...], ne fait, à aucun moment, l’objet d’une définition [Véga, p. 42, soulignement de l’auteure].

Le cadre théorique de la thèse « réussie », loin d’être le lieu de l’effacement ou de la dissimulation des doctorants derrière les propos d’auteurs de référence, est l’occasion d’une sélection et d’une appropriation des textes lus, ainsi que d’une prise de position claire des auteurs face à leurs sources. On voit ainsi se dessiner une épistémologie où le devenir-docteur s’opère par une sortie du bois, une démarcation d’avec une partie des penseurs reconnus par la communauté scientifique. Ayant montré leur assise conceptuelle et méthodologique, il reste aux auteurs à analyser et interpréter leur(s) corpus en se fixant un cap épistémologique.

3.4. Tenir la barre : le rôle du capitaine

Nous terminerons par l’analyse des démarches de découverte à l’œuvre dans les passages analytiques. Quelle épistémologie sous-tend les logiques conduisant aux passages conclusifs ? On se limitera ici à la présentation d’un exemple, où Pégase, ayant auparavant présenté les outils sémiolinguistiques nécessaires, analyse l’affiche d’une exposition parisienne. Nous scindons à l’aide d’un tableau les étapes de la démarche et soulignons les passages typiques de chaque opération :

Tableau 2 : Etapes de l’analyse d’une affiche par Pégase

Opérations

Énoncés

Code

Description

objectivée

L’affiche Dogon est un hapax dans le corpus entier des affiches. En effet, c’est la seule affiche qui inscrit l’objet devant le titre. Elle convoque également le sème /nature/, puisque nous voyons en arrière-plan un paysage esquissé avec des silhouettes d’arbres de part et d’autre de l’objet,

D.O.

subjective

qui est comme en lévitation au-dessus du sol, projetant sous lui une légère ombre. L’objet semble s’approcher jusqu’à dépasser la limite du titre même de l’exposition, apparaître comme propulsé de façon surnaturelle.

D.S

Analyse

Nous pouvons donc retrouver ici, du point de vue visuel de cette affiche, le syntagme narratif : /Afrique (Dogon) + Art (objet valorisé) + Nature (fond)/.

A

Interprétation

Par l’élément d’action proposé par l’affiche, on peut énoncer : les « arts d’Afrique/Dogon sortent de la nature » et considérer cette affiche comme une variation sur les « arts primitifs » ou « arts premiers ».

I

 

À partir d’un questionnement initial, on observe précisément le fragment étudié (D.O.) en assumant la subjectivité et l’implication du chercheur dans son objet de recherche (D.S.), pour décomposer le fragment en unités de sens (A), et aboutir à sa lecture (I). Cet extrait correspond étroitement aux caractéristiques de la méthode empirico-inductive, décrites par Blanchet :

Ce sont les phénomènes observés qui induisent l’interprétation, laquelle résulte de la recherche : il n’y a pas d’hypothèse de départ (au sens d’une « réponse prédéterminée » à valider ou invalider) mais un questionnement auquel la recherche permet d’apporter des éléments de réponse.(Blanchet & Chardenet, 2011, p.16)

À l’exception de la thèse en TAL analysée, qui s’apparente aux recherches de type hypothético-déductif, c’est globalement une démarche analogue à celle de Pégase qui est adoptée par Véga et Cassiopée. Non seulement les auteurs ont su adopter une approche analytique acceptable dans la communauté scientifique qu’ils souhaitent rejoindre et s’y tenir, mais ils en matérialisent les étapes par le biais d’un appareillage verbal explicite (Nous voyons, nous pouvons donc retrouver, on peut énoncer). Ces doctorants sont donc à même de se fixer un cap épistémologique et de le réorienter si nécessaire, ce que nous appelons rôle de capitaine. Avec l’attitude critique, l’originalité scientifique, et la langue académique issue de matrices littéraires, se forme ainsi un profil de l’écriture doctorale dans le contexte étudié qui pourrait correspondre au bagage dont les doctorants internationaux gagneraient à être munis. Des quelques résultats analysés ici, il ressort que cette littératie doctorale est au moins en partie sous-tendue par un ensemble d’attitudes de recherche situées, dessinant ce que nous appelons un espace épistémologique (Favrat, 2020 : 137). Comment, dans ces conditions, aider les apprentis chercheurs internationaux [11] à entrer dans l’écriture académique de haut niveau, même en se limitant au champ des sciences humaines, tout en gardant à l’esprit leurs multiples provenances géographiques et culturelles, et leurs différentes destinations académiques ?

4. Quelques pistes didactiques

Parvenir au terme d’un cycle d’études doctorales dans un système éducatif nouveau, a fortiori dans une langue étrangère ou seconde, ne peut à nos yeux se réaliser qu’à l’issue d’un double cheminement, épistémologique et discursif, entre deux espaces sociaux, culturels, académiques et scientifiques. Au long de ce parcours de plusieurs années voire décennies, les doctorants internationaux que nous avons rencontrés, comme peut-être nombre de leurs pairs, ont surmonté des obstacles multiples en déployant des stratégies grâce aux différents capitaux [12] hérités et acquis. Ils sont ainsi riches d’un premier cursus universitaire, et souvent professionnel, réussi. Il semble difficile, dans ces conditions, de leur proposer des enseignements ou des formations sans partir des postures, représentations, habitus et matrices rédactionnelles dont ils sont porteurs, sans en avoir nécessairement conscience. Les considérer comme vierges de tout savoir, vouloir leur transmettre des compétences perçues comme universelles pourrait conduire à davantage de crispations et de blocages que de progrès. C’est pourquoi nous proposons, dans le cadre d’une didactique-passerelle (Knoerr, Weinberg, & Gohard-Radenkovic, 2016), quelques directions restant à explorer, tester et systématiser, afin de faciliter l’appropriation des conventions d’écriture et de recherche mises au jour dans cet article. Ces idées peuvent être mises en œuvre dans le cadre de formations ciblées ou de séminaires doctoraux

4.1. Rédiger des récits d’expériences et de langues

Il s’agit de s’appuyer sur la richesse des parcours afin de faire prendre conscience aux étudiants des capitaux plurilingues et pluriculturels dont ils disposent, et de leur capacité à les mobiliser. Ils sont, en effet, fréquemment issus de contextes bi/plurilingues, marqués par de nets cloisonnements et déséquilibres entre sphères privée et publique : arabe littéral / dialectal, chinois mandarin / régional, espagnol/quechua pour nous en tenir au terrain de notre recherche. Le recours au récit dans une perspective didactique ne constitue pas, en soi, une innovation. Il s’agit « [d’] envisager alors l’écriture comme outil de formation, à même de favoriser l’appropriation des connaissances et la construction de soi » afin que la narration puisse « trouver sa place au titre d’instrument de réflexivité » (Boch, Grossmann, & Rinck, 2020 [2015] : 243). Cette démarche didactique se fonde sur l’idée que « pour s’approprier un savoir, il faut le faire entrer en résonance avec sa propre histoire » (Chartier & Frier, Ibid. : 159). À cet effet, nous nous positionnons dans le sillage de plusieurs chercheures de l’université suisse de Fribourg (notamment Robin, 2014; Keller-Gerber, 2015) qui ont pensé le récit de vie comme outil de réflexivité pour des publics étudiants. Conduire les jeunes chercheurs à mettre par écrit ces parcours peut les amener à prendre conscience de leurs capacités à circuler entre langues dé/valorisées, et à voir d’un œil nouveau l’écart considérable entre le français qu’ils sont habitués à pratiquer dans leurs relations sociales et celui qu’ils doivent employer dans leurs écrits académiques.

Par ailleurs, la plupart des doctorants internationaux ont été confrontés voire familiarisés, par le biais de leurs lectures, de formations en ligne, de filières d’études internationales ou d’une première expérience de mobilité, à des pratiques académiques en langue anglaise. Ils ont ainsi pu constater différents types d’écarts avec leurs propres pratiques universitaires et rédactionnelles, et développer des compétences de médiation entre cultures académiques. Celles-ci peuvent émerger en établissant des tableaux comparatifs entre deux ou trois contextes différents, puis être mis en commun au sein d’un groupe de formation doctorale.

4.2. Développer une écriture hétérocentrée

Prendre de la distance avec un texte dont on est l’auteur n’est jamais chose facile, qui plus est quand l’écrit élabore une pensée relative à des questionnements quotidiens, et à un contexte familier. En effet, presque tous les doctorants rencontrés dans cette étude ont fait porter leur sujet de thèse sur leur langue/culture d’origine. Les brouillons de thèse des étudiants à former pourraient être simplement échangés, lus puis commentés dans le cadre de travaux collaboratifs, entre spécialistes de la même discipline ou de domaines proches. Il deviendrait ainsi possible de faire émerger les difficultés liées à un guidage imparfait des lecteurs, à des ambiguïtés ou à des ellipses dans la présentation du raisonnement. Ces activités orales peuvent enfin déboucher sur des réécritures individuelles ou collectives.

Cependant, nous avons constaté l’importance, dans la présentation des données constitutive des corpus au sein des quatre thèses analysées, des compétences de médiation entre cultures. Il est en effet fondamental d’être en mesure de combler l’écart entre ce que nécessite, pour le lecteur, la bonne compréhension des phénomènes analysés, et les connaissances probables du public à qui l’on s’adresse. Or, les doctorants internationaux rencontrés tendent souvent à naturaliser la particularité de ces phénomènes, relevant pour eux de l’évidence invisible. L’échange de textes entre lecteurs issus d’autres contextes est donc susceptible de faire émerger, par demandes d’éclaircissements, ce type de difficulté et de tourner davantage l’écriture vers autrui.

4.3. Découvrir la diversité des postures épistémologiques

Il nous semble important, dans le prolongement de nos ancrages théoriques et de nos résultats d’analyse, de sensibiliser les doctorants internationaux aux attendus qui constituent l’espace épistémologique au sein duquel ils doivent travailler. Pour ce faire, un ensemble d’activités orales et ludiques autour de supports visuels illustrant des phénomènes d’ambivalence ou d’illusions optiques peut leur faire découvrir des notions fondamentales telles que l’opposition entre rationalisme et empirisme, ou entre croire et savoir. Ce premier temps peut être complété par des témoignages relatifs à l’étonnement éprouvé lors de leurs premiers pas dans le contexte scientifique français : relations avec le directeur de thèse, valeur des sources et des citations, ou plagiat. De là, les étudiants peuvent mettre au jour l’épistémologie dont ils sont porteurs, éventuellement en reprenant contact avec des collègues ou enseignants de leur système universitaire d’origine. Un dernier temps de formation pourrait alors les confronter à des lectures de brefs extraits de travaux en philosophie des sciences ou en épistémologie des disciplines, afin de les aider à identifier les grands courants de pensée dans lesquels ils sont appelés à se situer, et à mener leur propre enquête pour comprendre les attendus de leur contexte de recherche.

Conclusion : tenir compte des dimensions multiples de l’écriture doctorale

Nous plaidons ici, en termes de démarche, pour un syncrétisme entre approches existantes plus que pour un renouvellement. Le FOU, fondé sur une analyse des besoins langagiers, a beaucoup à apporter à l’appropriation du français en contexte universitaire, et ce aux différents niveaux du cursus académique, Licence et Master en tout premier lieu. Nous avons tenté de montrer l’intérêt que peut représenter, parallèlement, une approche ethnographique inspirée par les travaux en didactique des littératies universitaires, permettant la compréhension des enjeux sociaux qui sous-tendent les écrits académiques. Nous proposons d’intégrer à cette démarche la dimension épistémologique de l’écriture de recherche, afin de faire émerger les évidences invisibles aux yeux des chercheurs locaux, et que les doctorants internationaux mettent parfois des années à identifier et à comprendre.

Que nous apprend l’analyse de ces extraits de thèses en sciences du langage ? Elles sont structurées par trois dimensions enchâssées : une littératie doctorale progressivement élaborée au sein d’un système éducatif précis, un ensemble de stratégies et de pratiques rédactionnelles tourné vers les lecteurs et destiné à l’insertion dans la communauté scientifique par la construction d’un éthos et le fléchage du texte, et l’observation d’attendus épistémologiques acceptables dans l’environnement scientifique des doctorants. C’est, nous semble-t-il, la connaissance et l’actualisation de ces dimensions qui permet de surmonter en grande partie les obstacles rencontrés lors de la conduite de la recherche. Pour le dire autrement, aux yeux des directeurs de recherche interrogés, il semble que ce soit la mise en œuvre de ces matrices discursives, rhétoriques et organisationnelles, sous-tendues par des postures rédactionnelles et épistémologiques héritées et / ou acquises issues des cultures scolaire et universitaire françaises, qui conditionne en partie l’évaluation des travaux doctoraux. Ces encadrants tendent peut-être, par un effet de miroir, à valoriser les textes témoignant d’habitus rédactionnels dont ils sont eux-mêmes porteurs [13].

Ces résultats et propositions, encore partiels et inaboutis, demandent encore à être confrontés à la réalité des formations et des écoles doctorales, et élargis à d’autres champs des sciences humaines, voire aux sciences formelles et de laboratoire. Il serait également intéressant de conduire des travaux analogues dans d’autres contextes académiques francophones afin de cartographier les écarts et les convergences épistémologiques et rédactionnels entre eux au niveau doctoral. L’étude de ce champ encore en défrichement nous semble porteuse de nombreuses potentialités.

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Notes

1 L’expression étudiants/doctorants internationaux, dans cet article, renvoie à des personnes issues d’un système éducatif différent du système français, en dehors de toute considération de langue ou de nationalité. Par opposition, les étudiants ayant suivi l’essentiel de leur cursus en France seront qualifiés de locaux.

2 Nous renvoyons ici aux résultats de notre propre recherche doctorale (Favrat, 2020), lesquels soulignent à quel point les ruptures et renoncements occasionnés par l’entreprise d’une formation longue et coûteuse à l’étranger relève de motivations autrement plus profondes qu’un simple projet de carrière professionnelle.

3 Étude bibliographique de textes dits « de guidage » dessinant une littératie doctorale, entretiens semi-guidés avec les directeurs de thèse des doctorants internationaux mettant en lumière leurs attendus, entretiens compréhensifs avec les doctorants internationaux faisant émerger leurs parcours de vie et brouillons de thèse de ces mêmes doctorants, permettant l’analyses de leurs difficultés.

4 Et sans doute dans bien d’autres contextes. Rappelons que les caractéristiques mises en lumière ici ne sont à nos yeux aucunement l’apanage de la seule recherche hexagonale, et ne constituent pas plus une quelconque marque de supériorité. Elles ne font que dessiner le paysage scientifique et rédactionnel dans lequel les doctorants doivent travailler, pour le meilleur comme pour le pire.

5 Entités nommées

6 Les renvois indiquent les pages dans les textes originaux. Ils aident ici à situer les extraits par rapport à l’ensemble.

7 Les analyses de textes de guidage, particulièrement de programmes scolaires en français/lettres, ont repéré des démarches d’enseignement/apprentissage de l’écriture fondées, entre autres, sur la lecture de textes littéraires argumentatifs (la « littérature d’idées ») et le réemploi des procédés rhétoriques rencontrés, démarche où nous voyons une valeur matricielle de la littérature.

8 Agnès Tutin remarque, à ce sujet, l’inconvénient constitué par « [le] bruit et [le] silence » (c’est-à-dire les résultats erronés et les oublis) que génère l’extraction automatique de données dans le corpus Scientext (Tutin & Grossmann [Dirs], 2013 :42).

9 Nous nous référons ici à la typologie des pratiques citationnelles en contexte doctoral de Françoise Boch (2013) : nous distinguons donc l’évocation (E), soit la simple mention des travaux d’autrui, la reformulation (R), où les idées d’autrui sont intégrées au propos de l’auteur citant, l’îlot citationnel (I) où un court extrait est cité entre guillemets, et la citation autonome (A), qui illustre le propos citant par une citation longue, généralement mise en relief par une mise en page différente.

10 Nous utilisons ici la typologie développée par Hu et Wang (2014), qui permet de mesurer quatre degrés d’engagement des auteurs par rapport aux travaux cités : approbation, acceptation, distanciation et contestation.

11 Nous parlons de doctorants internationaux afin de demeurer dans le périmètre de notre problématique, mais nombre de leurs collègues locaux pourraient sans doute tirer profit des réponses à cette question.

12« Capitaux » étant entendu au sens de Bourdieu (1979). Nous parlons essentiellement de capitaux sociaux, culturels, économiques, de mobilité et d’expérience.

13 Signalons, à titre d’exemple, que selon l’un des enseignants-chercheurs interrogés, la recherche stylistique dans le texte de la thèse « crée entre le doctorant et son jury une forme de connivence ».  

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