N°79 / Les tests de langue étrangère

Le Certificat de Qualification en Français (CQF) : tester les capacités à s’exprimer en français en lien avec la forme de vie où cette capacité s’exprime

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Yves Erard, Marc Hinterberger, Giulia Schira

Résumé

Résumé

Résumé : Cet article suit le fil de la conception, de la construction et de la mise en œuvre d'un examen certifiant de français langue étrangère (FLE), le Certificat de qualification en français (CQF) de l’Ecole du cours de vacances (CDV) de l’Université de Lausanne, relevant d’une approche actionnelle originale. Entre les descripteurs généraux du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) et une anthropologie linguistique sensible au contexte, il dessine une évaluation « territorialisée » de la capacité à varier son expression francophone. Cela, par la réalisation préalable d’un journal ethnographique de la part de chaque candidat-e, contribuant dans une logique formative à configurer les différentes activités langagières pratiques de l’examen.

Mots-clés : évaluation linguistique, CECR, approches actionnelles, FLE, anthropologie linguistique, évaluation formative, ethnographie

Abstract : This article follows the design, construction and implementation of a French as a foreign language (FLE) certification exam, the Certificat de qualification en français (CQF) of the Ecole du cours de vacances (CDV) of the University of Lausanne, based on an original action-oriented approach. Between the general descriptors of the Common European Framework of Reference for Languages (CEFR) and a linguistic anthropology sensitive to the context, it draws a "territorialized" evaluation of the ability to vary one's expression in French. This is achieved through the prior completion of an ethnographic diary by each candidate, contributing in a formative logic to configure the different practical language activities of the exam.

Keywords : language assessment, CEFR, action-oriented approaches, FLE, linguistic anthropology, formative evaluation, ethnography

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Article

Introduction

Au premier jour du Cours de vacances, la centaine d’étudiant-e-s qui arrivent du monde entier sont accueilli-e-s dans un grand auditoire. Elles et ils attendent d’être réparti-e-s dans une classe. Imaginez qu’on laisse au hasard le soin de composer les classes par tirage au sort. Autant les enseignant-e-s que les étudiant-e-s ne seraient pas d’accord parce que chacun-e désire un groupe où il y ait certes des différences, mais où tout le monde se sentent à l’aise avec son niveau d’expression en français. De la répartition en classes naît le classement en niveaux de langue. La répartition n’a qu’un seul but : fournir un environnement d’apprentissage propice au développement de la confiance dans ses nouvelles capacités langagières.

Au dernier jour du Cours de vacances, la centaine d’étudiant-e-s qui repartent vers le monde entier se disent au revoir dans un grand auditoire. Elles et ils attendent de recevoir leur attestation de cours. Imaginez que n’y figure aucune évaluation indépendante de leur niveau de langue. Les étudiant-e-s ne seraient sans doute pas d’accord : si elles et ils ont passé un test à leur arrivée, pourquoi ne pas passer un test à leur départ ? Ces deux tests devraient logiquement être en rapport avec ce qu’elles et ils ont appris en suivant des cours. Ils devraient aussi correspondre aux résultats d’autres tests de langue reconnus internationalement.

Le Cadre européen commun de référence aimerait jouer le rôle de référentiel rendant possible une convergence entre l’usage d’une langue là où elle se parle et une langue « standard ». Mais l’équilibre entre la volonté de tenir compte des variations linguistiques inhérentes à une langue et la volonté de se référer à un cadre commun de référence est bien difficile à tenir concrètement lors de l’élaboration d’un test. Il l’est encore plus quand le public auquel s’adresse le test se compose d’apprenant-e-s qui vivent une expérience d’immersion dans un contexte francophone situé.

Dans cet article nous aimerions répondre à deux questions : pourquoi proposer un test de langue et sur quels critères linguistiques et didactiques le construire ? Ces deux questions ne prennent sens que dans un cadre institutionnel et politique qu’il faut décrire pour comprendre, dans un deuxième temps, la relation qui doit prévaloir entre celles et ceux qui administrent un test de langue et celles et ceux à qui s’adresse ce test. Pour créer le test du Certificat de qualification en français (CQF), l’Ecole du Cours de vacances (CDV) a dû s’adonner à un véritable numéro d’équilibrisme sur la corde raide qui va d’une anthropologie linguistique sensible au contexte vers les descripteurs généraux du CECR. Cet article vous invite à suivre le fil de cette trajectoire.

Dans la première partie de l’article, nous développons une réflexion sur la nécessité des tests de langue et leur mise en œuvre. Dans la deuxième partie, nous présentons le construit des examens du CQF en le comparant avec deux autres dispositifs de certification proposés en Suisse romande, les examens du DELF/DALF et l’examen fide. Dans la troisième partie, nous explicitons la valeur formative du CQF, en approfondissant la perspective ethnographique qui le sous-tend.

 

 

1. Des tests de langue, pourquoi faire ?

1.1 Les pratiques langagières, la capacité, la voix

Dans le Manuel pour l’élaboration et la passation de tests et d’examens de langue (2011) (Ci-après Manuel) de l’Association of Languages Testing in Europe (ALTE), le critère de validité fait partie des quatre critères mentionnés pour l’élaboration d’un test de langue de qualité. La validité est définie comme le degré d’adéquation entre ce que le test a l’intention de mesurer et ce qu’il mesure effectivement. Il découle de cette définition que les « tests devraient être adossés à un domaine de l’utilisation de la langue cible » (ALTE, 2011 : 16). Dans cette perspective « pour juger de la validité des résultats à un test, nous devons tout d’abord déterminer ce que nous attendons d’un candidat lorsqu’il utilise la langue dans la vie réelle, puis décider si le test apporte ou non la preuve de cette compétence. » (ALTE, 2011 : 16) La validité dépend donc dans un premier temps d’une description de l’usage de la langue dans la « vie réelle » et dans un deuxième temps de la preuve que le test mesure bel et bien cet usage. Une fois posé ce principe, le Manuel ajoute que les descripteurs du Cadre européen commun de référence (CECR) peuvent fournir un point de départ utile à la construction d’un test valide. Cependant, le type de preuve pourra varier en fonction du contexte du test. En effet, « Le modèle d’utilisation/apprentissage du langage du CECR […] peut être appelé sociocognitif : le langage est à la fois un ensemble intériorisé de compétences et un ensemble externalisé de comportements sociaux » (ALTE, 2011 : 16) et le test pourrait ainsi porter plutôt sur la compétence ou plutôt sur l’utilisation de la langue. Dans le premier cas, la preuve de validité « portera sur les capacités cognitives, les stratégies et la connaissance de la langue, qui étayent la preuve de la capacité potentielle pour l’utilisation de la langue. » (ALTE, 2011 : 16) ; dans le deuxième cas, la preuve de validité « se rapportera à l’utilisation réelle de la langue pour différents objectifs de communication » (ALTE, 2011 : 16).

Si on peut adhérer au critère de validité tel que le définit ALTE qui entend mettre au service de l’apprenant-e d’une langue des tests mesurant l’adéquation entre la maîtrise d’une langue et son usage « réel », doit-on pour autant adhérer à un type d’évaluation qui sépare ainsi la compétence et la performance linguistique, la maîtrise cognitive et la maîtrise sociale du langage ? Dans la conception anthropologique d’une langue et de son apprentissage que nous aimerions défendre dans l’élaboration d’un test de langue, cette séparation entre la langue et son contexte d’utilisation nous semble hautement problématique parce qu’elle coupe artificiellement les pratiques langagières des formes de vie sur fond desquelles elles sont apprises et prennent sens.

Le Certificat de Qualification en Français (CQF), élaboré par le Cours de vacances de l’Université de Lausanne, aimerait offrir un test différent qui, en respectant le critère de validité promu par ALTE, mette les testé-e-s au centre des préoccupations des testeur-e-s et qui, tout en adhérant à une perspective actionnelle, revendique une conception alternative de celle proposée par le CECR. En effet, il est plus pertinent de considérer les activités langagières comme des pratiques langagières plutôt que comme des compétences langagières, et il est plus pertinent de parler de capacité à maîtriser une langue plutôt que d’appropriation d’une langue. Enfin, la conception du sujet parlant ne se définit pas comme un usager dans un marché linguistique mais comme une voix dans une communauté langagière où chaque voix compte, c’est-à-dire une société démocratique qui promeut l’apprentissage des langues parce qu’elle promeut l’expression de tou-te-s.

1.2 Pourquoi un test de langue

Le CQF a été créé au sein de l’Ecole du Cours de vacances (ci-après, Cours de vacances ou CDV), une unité de la Faculté de lettres de l’Université de Lausanne (ci-après, UNIL). Fondée en 1895, le Cours de vacances a pour missions de dispenser des cours intensifs de Français langue étrangère (ci-après, FLE) durant les vacances universitaires (intersemestres), selon une ligne pédagogique informée par les derniers développements de la recherche en didactique des langues ; de promouvoir le français et la culture francophone au-delà des frontières cantonales ; de certifier le niveau de compétences en français de son public dans les termes de l’échelle de niveaux du Cadre Européen Commun de Référence (ci-après, CECR) : A1, A2, B1, B2, C1, C2.

Pour ne considérer ici que son histoire récente, un tournant s’est opéré dans l’approche didactique du CDV au moment de son « entrée » dans le CECR, que l’on peut faire remonter à 2005. Bien que ces adaptations aient été progressives, le CDV s’est en effet assez rapidement approprié la terminologie, la perspective actionnelle et l’échelle des niveaux du CECR. Plus précisément, le CECR a fait son entrée au CDV par le biais d’un nouveau test de classement, conçu pour rendre possible la formation des classes au sein de l’Ecole selon les niveaux de l’échelle européenne. Les contenus des enseignements proposés au CDV ont logiquement suivi cette adaptation et la perspective actionnelle du CECR a été intégrée dans les cours dès 2007.

C’est sur la base de cette longue expérience, qui a permis d’éprouver et d’améliorer le dispositif de classement, d’enseignement et d’évaluation du CDV, que le CQF a vu le jour. Développé à partir de 2011, ce dispositif a connu de nombreuses adaptations au fil du temps : d’abord composé de deux tests (un test de compréhension orale et un test de compréhension écrite), puis associé, dès 2015, à un programme d’enseignement intensif en autonomie guidée intitulé « Enseignement mutuel en contexte » (EMC), le CQF est désormais constitué de trois examens distincts (un examen oral, un examen écrit ainsi qu’un examen de compréhension orale et écrite) et il est proposé par le CDV comme certification indépendante de ses enseignements.

Etant donné que le public du CDV se compose d’étudiant-e-s, de futur-e-s étudiant-e-s, de membres du personnel de l’UNIL et de personnes externes à l’université (qui doivent avoir 17 ans révolus au moment de l’inscription et pour qui le français est une langue étrangère), les enseignements et évaluations/certifications proposées au CDV ont toujours été pensés et conçus pour répondre aux besoins et objectifs d’une population très diverse. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son ancrage universitaire, le CQF n’est donc pas destiné à évaluer des compétences langagières spécifiquement académiques. Le CQF vise, à l’instar du Test de compétence en français (TCF) dont il s’inspire en partie, à établir de façon fiable un profil linguistique du candidat, en lui attribuant un niveau global obtenu à partir d’un certain nombre d’examens vérifiant des compétences langagières en FLE.

Si le CQF intéresse les étudiant-e-s et futur-e-s étudiant-e-s du supérieur dont l’accès à certaines formations est désormais conditionné à la preuve d’un niveau de français, il peut également intéresser d’autres types de personnes ayant besoin, pour des raisons personnelles et/ou professionnelles, de certifier de manière fiable l’ensemble de leurs compétences en français.   

Par ailleurs, le CQF s’inscrit dans une démarche d’évaluation formative puisqu’il implique la réalisation d’un portfolio à partir des expériences d’apprentissage en immersion du/de la candidat-e. Elaboré dans ce contexte, le CQF entend répondre aux besoins de formation et de certification de tout-e-s les candidat-e-s en s’appuyant, en premier lieu, sur une approche anthropo-linguistique de l’apprentissage des langues. Cette approche, développée de longue date au CDV (notamment dans le cadre du programme d’EMC) part du principe (résolument actionnel) qu’une langue n’a d’existence que dans et par ses usages, du fait qu’elle est utilisée dans une forme de vie (terme qui a l’avantage de nous prémunir de toute essentialisation de la culture). Cette approche forme le dénominateur commun à partir duquel les candidat-e-s, quelle que soit leur situation, peuvent entrer dans le CQF. Point commun à tous les publics du CDV : une expérience d’immersion et d’altérité dans un environnement francophone a priori étranger.

Le CQF entend ainsi contribuer à la mise en œuvre de la politique du Conseil de l’Europe en matière d’éducation à l’interculturel ou, selon une autre appellation, à l’altérité, mot d’ordre diffusé par le CECR sans véritable proposition pour la mise en œuvre.

Cette approche anthropologique part du principe que c’est en se familiarisant avec la forme de vie où une langue est employée, c’est-à-dire avec les manières de dire et de faire de ses usagers (dans des activités langagières), que l’on peut se familiariser avec cette langue. Elle peut être inférée de la perspective actionnelle développée dans le CECR. Elle s’en distingue pourtant sur de nombreux points, contribuant ainsi à en préciser et à en critiquer les contours conceptuels.

1.3 Un point de vue anthropologique sur la perspective actionnelle

Le CECR définit ainsi la perspective actionnelle :

L’usage d’une langue, y compris son apprentissage, comprend les actions accomplies par des gens qui, comme individus et comme acteurs sociaux, développent un ensemble de compétences générales et notamment une compétence à communiquer langagièrement. Ils mettent en œuvre les compétences dont ils disposent dans des contextes et des conditions variés et en se pliant à différentes contraintes afin de réaliser des activités langagières permettant de traiter (en réception et en production), des textes portant sur des thèmes, à l’intérieur de domaines particuliers, en mobilisant les stratégies qui paraissent le mieux convenir à l’accomplissement des tâches à effectuer. Le contrôle de ces activités par les interlocuteurs conduit au renforcement ou à la modification des compétences. (CECR, 2001 : 15), caractères gras dans le texte original).

Au centre de cette définition se trouve la compétence langagière dont fait partie la compétence à communiquer. Des gens, individus ou acteurs sociaux, disposent de cette compétence. C’est un avoir qu’ils mettent en œuvre dans des contextes variés. Les activités langagières qui découlent de cette compétence consistent dans le traitement de textes à l’émission ou à la réception. Le contrôle par les interlocuteurs de ces activités d’interprétation renforce ou modifie les compétences.

En démêlant les fils de cette définition, on s’aperçoit bien vite qu’elle ne relève pas d’une conception pragmatiste du langage où dire c’est faire, pour reprendre les termes d’Austin. Elle relève, plutôt, d’une vision mentaliste de la langue comme interprétation, activité qui produit la compétence. Dans cette approche actionnelle, l’usage de la langue s’avère être une performance qui découle d’une compétence plutôt qu’une pratique, au sens où des philosophes comme Austin ou Wittgenstein peuvent l’entendre dans une conception performative du langage. Dans cette perspective que l’on pourrait aussi appeler actionnelle, le langage est une pratique et la maîtrise de cette pratique n’est pas une compétence mais une capacité. La différence réside dans le fait que cette dernière ne sépare pas le savoir-faire l’application de ce savoir-faire, les deux étant dans un rapport interne et non pas dans un rapport de causalité dans lequel la performance découlerait mécaniquement de la compétence. Comme le souligne Christiane Chauviré, une capacité n’est pas une disposition :

La capacité n’a rien à voir avec le possible ou avec un futur pré-déterminé. Cette notion dépouillée de toute mythologie n’a pas sa place dans une explication causale de nos performances, contrairement à la notion de disposition, lourdement causale selon Wittgenstein, ou à celle, non moins lourde de mythologie, de compétence au sens de Chomsky (notons d’ailleurs au passage que Bouveresse a été le premier, voire le seul, dans les années 1970, à critiquer la compétence chomskyenne avec des arguments wittgensteiniens, et que Chomsky a fini par reconnaître que Wittgenstein l’avait pour ainsi dire réfuté par anticipation). On peut considérer qu’aux yeux de Wittgenstein, la capacité peut apparaître comme une raison, non une cause de l’action, ou plutôt qu’elle peut entrer dans une explication par les raisons, ce qui la libère de toute mythologie causale. (Chauviré, 2004 : 20-21).

Ecarter la compétence au profit de la capacité pour décrire les connaissances langagières change la manière de voir et donc de concevoir l’action dans une perspective actionnelle en didactique des langues. Dans cette nouvelle perspective, parler une langue est une pratique langagière qui renvoie à différentes pratiques langagières et en définitive à toute une forme de vie. L’apprentissage de ces infinies pratiques langagières est aussi pratique. Une langue s’apprend dans et par la pratique. Cet apprentissage pratique est normatif au sens où il se fait par essai et erreur. Il est en même temps social parce qu’il implique nécessairement un autre qui guide l’apprentissage jusqu’à ce que celle ou celui qui apprend soit capable de continuer seul [Note : Toute cette discussion a un rapport avec l’impossibilité de suivre une règle seule et la compréhension comme capacité à continuer à suivre une règle seul dont parle Wittgenstein dans les Recherches philosophiques. Cette discussion étend ses implications dans de multiples directions dont il serait trop long de suivre les rhizomes ici. Bourdieu, Descombes, Laugier, Cavell, etc.).]

Alors que dans la définition de la perspective actionnelle le sujet parlant était défini a minima comme celle ou celui qui voulait s’approprier une langue, dans cette perspective actionnelle (qui s’inspire de la philosophie du langage ordinaire comme nous le verrons par la suite) le sujet parlant est défini d’emblée comme un acteur social, homme ou femme, qui est confronté à une communauté de pratiques avec laquelle elle ou il doit entrer en résonance, pour s’accorder dans les pratiques langagières d’une forme de vie qu’il ne connaît pas pour ne pas l’avoir pratiquée ou pratiquée à sa manière. Cela dit, il ne s’agit pas pour elle ou lui de se conformer à des pratiques existantes dans la communauté linguistique avec laquelle elle ou il entre en relation, mais de trouver sa voix dans cette communauté, trouver le bon ton (Cavell), l’acte de langage heureux (Austin). Cette manière d’aborder la subjectivité par la voix a l’avantage de mettre d’emblée l’accent sur le corps dans les pratiques linguistiques, elle a aussi l’avantage d’envisager l’accord dans le langage, non pas comme un accord dans les opinions, mais un accord au sens musical (Wittgenstein parle d’Ubereinstimmung). Cette manière de parler de la rencontre et du fait d’être compris par et dans une communauté renvoie aussi à une conception sociale et anti-intellectualiste de la compréhension telle que la développe Bourdieu : 

Le monde est compréhensible, immédiatement doté de sens, parce que le corps, qui, grâce à ses sens et à son cerveau a la capacité d’être présent à l’extérieur de lui-même, dans le monde, et d’être impressionné et durablement modifié par lui, a été longuement (dès l’origine) exposé à ses régularités. Ayant acquis de ce fait un système de dispositions accordé à ces régularités, il se trouve incliné et apte à les anticiper pratiquement dans des conduites qui engagent une connaissance par corps assurant une compréhension pratique du monde tout à fait différente de l’action intentionnel de déchiffrement conscient que l’on met d’ordinaire sous l’idée de compréhension. (Bourdieu, 1997 : 163).

Du point de vue anthropologique qui est le nôtre, être compris dans une communauté tient moins à l’apprentissage d’une langue qu’à une initiation à une forme de vie sur fond de laquelle s’entremêlent les pratiques langagières avec les pratiques les plus ordinaires. La personne qui veut en saisir la trame a moins besoin d’un-e professeur-e que d’un-e médiateur-trice qui créera cette espace intermédiaire (transitionnel chez Winicott) ou cette zone proximale (de développement chez Vygotski) afin de lui permettre de comprendre et d’être compris dans cette communauté de pratiques langagières. Ce médiateur ou cette médiatrice peut être un-e enseignant-e ou un autre étudiant-e-s comme c’est le cas dans l’EMC du Cours de vacances.

Le point de vue anthropologique qu’a adopté le Cours de vacances dans son enseignement du français change complètement le regard que l’on peut porter sur la relation pédagogique entre celle ou celui qui apprend et ce qu’elle ou il veut apprendre. Dans cette nouvelle perspective, la langue n’est pas un savoir qu’il s’agit d’acquérir parce que la langue n’est pas un objet que l’on s’approprie et que l’on peut accumuler comme un capital. La langue que l’on apprend transforme profondément le rapport à une nouvelle communauté linguistique, transforme profondément une manière d’agir par l’adoption de nouvelles pratiques langagières de tous les jours et finalement transforme profondément la subjectivité de celle ou celui qui apprend en lui faisant changer de voix parce qu’elle résonne nettement différemment non seulement pour les autres, mais aussi pour elle ou lui-même. Ce changement affecte profondément la personne qui apprend et son rapport avec les autres et le monde. Le travail qui doit être mené vis-à-vis des personnes qui apprennent le français consiste à accompagner un processus de récupération d’un lien qui s’est rompu avec les autres, le monde et soi-même, plutôt que de renforcer cette rupture en créant l’illusion qu’il y aurait d’un côté un sujet parlant et de l’autre un objet langue que l’on pourrait s’approprier et des compétences linguistiques que l’on pourrait accumuler comme on empile les billets de banque. Cette vision de la langue comme d’un capital que l’on met en vente sur un marché linguistique a le défaut de séparer la personne des mots qu’elle exprime, lui aliénant le monde, les autres et en définitive lui-même, contribuant à désenchanter non seulement le monde, les autres, mais aussi à se désenchanter lui-même. Penser l’apprentissage d’une langue comme la transformation d’une personne au contact d’une langue et de celles et ceux qui la parlent contribue au contraire à relier ce qui se défait naturellement dans un processus de transformation affectant profondément les rapports d’une personne à une langue, à une communauté linguistique et enfin d’une personne à elle-même. Nous pouvons maintenant répondre à la question du pourquoi proposer un test de langue. Le CQF n’a qu’un but : accompagner le processus de transformation d’une personne qui apprend une langue en lui donnant la possibilité d’en mesurer le degré. L’évaluation dans ce cadre pédagogique sert à la personne qui apprend une langue à se situer dans son apprentissage de cette langue. Le test ne mesure donc pas le cumul d’un avoir par l’addition des compétences, mais la capacité d’une personne à s’exprimer dans une autre langue. Il lui donne ainsi une indication du degré de confiance qu’il peut avoir dans son expression et ce qui lui manque pour en gagner toujours plus.

1.4 Sur quels critères linguistiques et didactiques construire un test

La réponse au pourquoi et au comment justifiant la création d’un test est née dans les cours du CDV suite aux revendications légitimes des étudiant-e-s. En effet, les étudiant-e-s qui participent au CDV sont répartis en classe selon leur « niveau » linguistique. Pour cela, on leur a toujours fait passer un test de classement qui les répartissait en débutant-e-s, intermédiaires, avancé-e-s. Avec l’arrivée de l’échelle de niveau du CECR, les anciennes dénominations ont été modifiées pour prendre le nom de niveau A pour le niveau débutant, niveau B pour le niveau intermédiaire et niveau C pour le niveau avancé. Chaque échelon de l’échelle du CECR a été doublé pour obtenir les six niveaux A1, A2, B1, B2, C1, C2 qui se sont imposés dans la dénomination des niveaux de langue. Tou-te-s les étudiant-e-s qui recevaient un niveau selon les dénominations du CECR et qui suivaient leur cours dans des classes nommées aussi selon ces niveaux ont légitimement demandés d’obtenir des attestations de niveaux qui tiennent non seulement compte de leur test de classement, du niveau de leur classe, mais aussi de leur niveau à la fin des cours. De cette demande légitime d’avoir une mesure de leur progression a commencé à germer l’idée d’un test de certification.

Après avoir adapté notre test de classement à la perspective actionnelle que nous avions introduite dans nos cours en 2011, il a fallu imaginer une certification qui tienne compte de la didactique appliquée dans nos cours et de la mesure des capacités linguistiques de nos test de classement. Le CQF naît donc d’un mouvement qui va d’une application didactique particulière de la perspective actionnelle du CECR dans un enseignement de FLE à la construction d’un test de classement en adéquation avec ce qui est enseigné dans des cours et où la certification s’accorde autant avec cette didactique qu’avec ce classement. Pour comprendre la construction du CECR, il faut passer par ces étapes.

Pour appliquer le CECR, il revenait à la recherche en didactique des langues de trouver à la perspective actionnelle un point d’ancrage au cœur des différents courants de pensée de l’enseignement des langues. De ce point de vue, la première question qu’il convenait de poser était de savoir si le CECR introduisait ou non une rupture dans l’évolution de la didactique des langues. Comme l’a montré J.-J. Richer (2009), cette question faisait débat entre deux lectures possibles du CECR : l’une qui le situait dans la continuité d’une approche communicationnelle (Beacco 2007, Bérard 2009, Rosen 2009, Rosen et Reinhardt 2010) – non sans contradictions ni ambiguïtés (Coste 2009, Bourguignon 2010, Rosen 2009, Rosen et Reinhardt 2010) – et une autre qui considère au contraire que la perspective actionnelle du Cadre se situait en rupture avec une approche communicationnelle (Richer 2009, Peris 2009, Puren 2009, Perrichon 2008).

Le CDV a tranché dans le sens d’une rupture en inscrivant résolument sa démarche pédagogique, autant dans ses cours que dans leurs évaluations, dans une approche pragmatiste du langage qui envisage le langage comme une activité.

Le pragmatisme dont s’inspire la perspective actionnelle du CDV plonge ses racines dans la philosophie du langage ordinaire de Stanley Cavell, qui hérite en même temps d’Austin et de Wittgenstein. Ce type de pragmatisme considère certes le langage comme une activité, mais d’une part cette activité n’a de sens que dans une forme de vie humaine, d’où une définition en rapport étroit avec un point de vue anthropologique sur le langage et son acquisition, d’autre part cette activité ne peut pas être considérée comme un fondement sûr, mais est fondamentalement vulnérable dans le sens où une action peut toujours échouer, être inefficace et même inadéquate. En ce sens, savoir le français n’est pas une compétence, mais une capacité en rapport avec une communauté de pratiques : l’improvisation et l’adaptation du sujet parlant à une communauté fait partie intégrante de ce que veut dire savoir parler et trouver une voix dans une langue étrangère. Cette distinction n’est pas une nuance, mais une différence importante qui entend souligner que savoir parler a plus d’affinité avec un pouvoir qu’avec un connaître. Ainsi, parler le français tient plus à une pratique linguistique qu’à un discours sur le monde. Dans cette optique, dire c’est faire. Cette conception pragmatiste met sur le même plan des activités comme boire, manger, dormir, etc. et conseiller, décrire, s’excuser, décrire, prendre des notes, etc. qui recourent, pour les secondes, au langage.

Cette conception des pratiques a trouvé son application didactique concrète dans les cours du CDV. Ainsi chaque série de cours qui durent trois semaines se concentre sur certaines pratiques langagières classées par niveau selon le tableau suivant :

Série 1 : A) interagir B) dialoguer C) converser

Série 2 : A) décrire B) raconter C) narrer

Série 3 : A) expliquer B) argumenter C) débattre

D’un point de vue didactique, nous nous sommes inspirés des séquences didactiques de la méthode S’exprimer en français (2001) pour enseigner ces pratiques langagières aux étudiant-e-s du CDV.

Sans entrer dans les détails de ces séquences didactiques qui sont particulièrement adaptées à une perspective actionnelle, elles fonctionnent selon un schéma pédagogique assez simple : une production initiale qui comprend une des pratiques langagières mentionnées ci-dessus en la faisant faire (Learning by doing), des exercices spécifiques qui visent à améliorer cette production initiale à partir des essais et erreurs des apprenant-e-s et finalement une production finale qui consolide et développe la production initiale. Cet apprentissage n’est pas mécanique dans le sens où il ne s’agit pas d’imposer une manière langagière de faire avec les mots, mais plutôt une aide aux apprenant-e-s à trouver leur manière de faire, c’est-à-dire de s’exprimer en français. En effet, les activités, comme les activités langagières, n’ont de sens que dans le cours de nos vies. Il est illusoire d’imaginer pouvoir en faire une liste exhaustive, autant pour les premières que pour les deuxièmes, même si les unes comme les autres existent bel et bien dans nos quotidiens. Par exemple, se lever, s’habiller, déjeuner, prendre un métro d’une part, saluer, plaisanter, écrire un rapport, faire une liste de courses, etc. d’autre part. Une activité langagière a donc un rapport avec ce que nous faisons au moyen du langage dans le flux de nos activités quotidiennes. Cela peut-être aussi banal que commander un café et aussi extraordinaire qu’écrire un roman.

Dans sa tentative d’expliciter des descripteurs pour les compétences, le CECR est bien conscient de l’impossibilité de la tâche de décrire exhaustivement toutes les compétences qui concourent à la connaissance d’une langue :

Le Cadre […] spécifie, autant que faire se peut, toute la gamme des savoirs linguistiques, des savoir-faire langagiers et des emplois de la langue (sans toutefois essayer, bien évidemment, de prévoir a priori, tous les emplois possibles de la langue : tâche impossible) et que tout utilisateur devrait pouvoir décrire dans ses objectifs, etc., en s’y référant. (Conseil de l’Europe, 2001 : 12, nous soulignons)

En optant pour une perspective actionnelle, le CECR place l’activité (ou la tâche) au centre des apprentissages. La compétence à communiquer est le résultat de l’apprentissage dans une activité. Mais le rapport entre l’emploi du langage et la compétence est difficile à déterminer. En effet, l’usage du langage dépend d’un contexte toujours singulier, impossible à prévoir.

L’impossibilité de formuler des descripteurs pour quelque activité langagière que ce soit ne provient pas d’un manque de rigueur auquel on pourrait remédier. Cela tient au fait que nous n’avons pas acquis notre capacité à parler par l’intermédiaire de critères explicites, mais tout simplement en parlant.

La difficulté qu’on éprouve à donner une description explicite de nos activités langagières les plus quotidiennes tient au fait qu’une activité langagière est une pratique qui s’apprend dans et par la pratique. Accepter ce flou constitutif de notre langage ordinaire ne nous oblige pourtant pas à renoncer à une perspective actionnelle. Cette complexité des activités langagières, qui renvoit à tout un réseau d’activités langagières et en définitive à une forme de vie humaine, implique que l’on tienne compte dans son apprentissage non seulement des capacités langagières à maîtriser, mais encore de la capacité à tenir compte de leur contexte d’utilisation, c’est-à-dire d’une certaine capacité à improviser en les adaptant à des contextes chaque fois particuliers. Le CDV a intégré cet apprentissage de la sensibilité aux contextes d’application des activités langagières dans son programme d’EMCqui, par l’intermédiaire de fiches ethnographiques, entend développer chez les apprenant·e·s  non seulement une certaine sensibilité au contexte anthropologique de toute activité langagière, mais aussi en faire un objet de réflexion dans un journal de séjour que tout étudiant·e du programme d’EMC doit constituer et faire évaluer.

Convaincu que les activités langagières ne peuvent être apprises hors sol sans tenir compte du terrain dans lequel elles se développent, évoluent et sont apprises, et convaincu aussi qu’une capacité langagière n’a de sens qu’accompagnée d’une certaine capacité à improviser et anticiper les contextes d’application de cette capacité langagière, le CDV a fait de l’élaboration d’un journal de séjour le préalable à toute inscription aux examens du CQF. Cette condition a pour but que soit tenu en compte dans l’apprentissage non seulement les capacités langagières, mais aussi les capacités à prévoir et à improviser les possibilités de leur mise en œuvre à chaque fois particulière. Le journal de séjour qui constitue une préparation aux examens du CQF entend faire passer l’idée que l’apprentissage d’une langue ne consiste pas, même si elle consiste aussi, à apprendre une liste d’activités langagières qu’il suffirait de lister sans s’approprier cette liste dans un contexte et une communauté langagière particulière. Cet apprentissage ne veut surtout pas dire qu’un-e apprenant·e devrait se conformer aux usages langagiers d’une communauté linguistique ni qu’elle-il ne devrait en tenir aucun compte, cela veut dire qu’elle-il doit trouver sa voix dans le concert des voix de la langue qu’elle-il veut apprendre. Le journal de séjour qui servira de base à la production orale de l’examen du CQF est un outil pour construire une capacité langagière réflexive dans ce processus d’acquisition d’une voix. Cette réflexivité n’est pas un décalage conceptuel, mais une prise de conscience jusque dans son corps d’un engagement inévitable dans des activités langagières qu’il faut désirer s’approprier sans s’y dissoudre. La prise en compte de la voix dans un processus d’apprentissage langagier tient à ce que dans la perspective actionnelle, telle que la définit le CDV, l’apprentissage d’une capacité langagière est conçue comme un processus éminemment corporel non seulement dans son enseignement, mais aussi dans l’évaluation de son enseignement. L’examen du CQF a su intégrer cette part corporelle de toute activité langagière dans son dispositif d’évaluation. L’examen du CQF a été créé pour rendre la perspective actionnelle que le CDV avait développée dans ses enseignements la plus cohérente possible avec son évaluation. Pour ce faire, le CQF a fait la part belle aux films, à la bande dessinée, aux écritures ordinaires, etc. pour que toutes les dimensions corporelles et séquentielles des activités langagières concrètes soient réellement testées. Ainsi, l’épreuve de compréhension orale évalue la compréhension à partir de films de fiction dont les extraits mettent non seulement en avant les dimensions orale, gestuelle et corporelle, mais aussi la compréhension en contexte d’un dialogue, d’un conseil, d’une promesse, d’une dispute, etc. dont le développement dépend aussi de la logique de l’action. Lorsque le CDV a produit ces tests de classement et ces tests d’évaluation, il n’était pas question d’adapter simplement d’anciens tests qui relevaient d’une perspective communicationnelle, mais d’inventer un test qui évalue de manière précise la perspective actionnelle que le CDV avait introduite dans ses cours. Ainsi est né le CQF qui propose une nouvelle manière d’évaluer les capacités langagières de celles et ceux qui apprennent le français en donnant, dans la mesure des possibilités d’un examen, l’opportunité à chaque candidat-e d’améliorer son usage du français en perfectionnant le processus d’appropriation d’une voix en français. En ce sens, le résultat au CQF ne peut être qu’une réussite puisqu’il ne vise pas à évaluer la réussite à un certain niveau, mais à établir un niveau. En ce sens cet examen se veut plus formatif que sommatif.

 

 

3. Le CQF : présentation du construit et comparaison avec d’autres tests

3.1 Une évaluation locale et globale

Se poser la question de la validité du niveau de langue attribué à l’issue d’un test de certification, et ce faisant celle de la comparabilité entre différents tests de langue, amène à considérer un certain nombre de points très souvent éludés. L’attribution d’un niveau est en effet, pour reprendre les termes d’Angélique Del Rey (2013), une simplification qui « unidimensionnalise » un réel multidimensionnel et tend à nier la singularité de l’individu. Rappelons d’emblée que la carte n’est pas le territoire et que toute projection cartographique est une simplification de la réalité qui privilégie certaines dimensions au détriment des autres.

De même que le tout n’est pas égal à la somme de ses parties, « l’évaluateur, surtout si c’est un pair, sait bien sûr que la qualité n’est pas une propriété émergente de la quantité » (Büttgen & Cassin, 2009 : 30). C’est en effet ce que font remarquer les auteurs lorsqu’ils dénoncent l’évaluation de la recherche basée sur le seul critère de la performance. Del Rey met également en garde contre les évaluations qui « écrasent les différences, standardisent, normalisent » (Del Rey, 2013 : 2). Elle appelle en outre à éviter l’écueil de la construction de « l’étiquette », qui découle du pouvoir de l’objectivité attribuée aux statistiques. Celui-ci est en effet d’ordre performatif : « Sera constaté dans le réel ce qui a été produit comme étiquette ». Si les analyses statistiques permettent d’extraire des informations pertinentes à partir d’une multitude de données parfois difficile à interpréter, il ne faut cependant pas oublier que l’évaluation est toujours « le fruit d’un point de vue, d’un système de valeurs, [et qu’elle n’est pas] le fruit d’une vision neutre et apolitique ».

Comment concilier dès lors une évaluation standardisante avec une évaluation qui tienne compte des multiples dimensions de l’individu et de sa singularité ? Selon Del Rey, c’est en développant « une vision complexe cherchant à dépasser la vision réductionniste et quantitative (simplificatrice) que promeut la science moderne du réel en général » (Del Rey, 2013 : 154) et en adoptant une « évaluation reterritorialisée », c’est-à-dire une évaluation qui tient compte du contexte et qui réinscrit l’individu dans son environnement. Il ne s’agit pas d’abandonner l’une pour embrasser l’autre, mais de procéder à une double évaluation locale et globale. Les multiples résistances face à l’évaluation purement standardisante, observées dans de multiples domaines tels que la recherche et l’enseignement, seraient d’ailleurs le signe du « passage d’un paradigme rationaliste, ou encore linéaire, à un paradigme complexe » (Del Rey, 2013 : 230).

Selon Edgar Morin (1999), penseur de la complexité et auteur de l’ouvrage Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, l’éducation doit rendre évident le contexte, le global, le multidimensionnel et le complexe. Reconnaître la multidimensionnalité de l’individu – tout comme celle de la société – ainsi que l’irréductibilité de ses dimensions serait indispensable pour développer une connaissance pertinente. Les problèmes essentiels y faisant obstacle, dans l’éducation et l’évaluation comme ailleurs, relèveraient avant tout du paradigme de simplification, qui prescrit soit la réduction, soit la disjonction. Il s’agit alors de passer à un nouveau paradigme de distinction/conjonction, qui différencie au lieu d’opposer (en privilégiant la relation dialogique à la relation dialectique) et qui relie au lieu de séparer (Morin emploie à cet égard la notion de « reliance »). C’est ce que nous nous proposons de faire à présent en comparant différents tests de certification. Loin de chercher la représentation idéale, il s’agit plutôt de multiplier les représentations pour mieux saisir une réalité complexe.

3.2 Présentation des trois tests

Le mode d’attribution d’un niveau de langue diffère significativement selon les différents tests de certification. Celui-ci révèle une conception également très différente de la manière dont la perspective actionnelle peut être mise en œuvre dans l’évaluation. Pour illustrer plus concrètement ce propos, nous comparerons trois tests de français proposés en Suisse romande :

  • · les examens du DELF-DALF, au format bien rôdé depuis qu’ils ont épousé les niveaux du CECRL en 2005 (bien que l’année 2020 y ait apporté quelques menus remaniements)
  • · le test fide, qui permet depuis 2017 d’obtenir le passeport des langues et qui évolue régulièrement (une nouvelle version dénommée « fide edu » et spécifiquement développée pour la préparation à la formation professionnelle de base est d’ailleurs entrée dans sa phase de lancement en 2021)
  • · le CQF, dernier-né dans la famille des offres de certification, qui est proposé depuis l’été 2021

 

 

Présentation du DELF-DALF

(Source: https://delfdalf.ch/)

Présentation du test fide

(Source: https://fide-service.ch/fr/attestations/test-fide)

Présentation du CQF

(Source: https://www.unil.ch/cvac/cqf-mode-emploi)

Le Diplôme d’Etudes en Langue Française (DELF) et le Diplôme Approfondi de Langue Française (DALF) sont des certifications de langue française destinées à toutes les personnes (hors ressortissants français) qui souhaitent attester leur niveau en langue française.

Diplômes officiels, ils sont délivrés par le Ministère français de l’Education nationale par l’intermédiaire de France Éducation international, qui est membre de l’Association des centres d’évaluation en langues en Europe (ALTE). Les épreuves sont conçues par France Éducation international.

En Suisse, six niveaux sont proposés de A1 à C2. Le niveau A1.1 n’est disponible que pour les écoliers de l’école primaire (cf. DELF Prim).

Les six diplômes sont indépendants, ils correspondent aux six niveaux du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) du Conseil de l’Europe.

Avec le test fide, vous pouvez faire tester vos compétences en français. Les tâches du test sont de niveaux A1 – B1 et se rapportent à diverses situations de la vie quotidienne en Suisse, comme par exemple au travail, au cabinet médical ou à la commune. Le test fide a été développé pour le compte du Secrétariat d’État aux migrations (SEM). Le test fide est composé d’une partie orale (« Parler et Comprendre ») et d’une partie écrite (« Lire & Écrire »).

 

Le CQF est le Certificat de Qualification en Français décerné par le Cours de vacances de l’Unil. Il s’agit d’un examen de langue certifiant le niveau de français du candidat selon l’échelle du CECR. Il s'adresse à toute personne non-francophone désirant certifier son niveau de français. 

 

L’obtention du CQF exige le dépôt d’un portfolio et la passation de trois examens: un examen écrit, un examen de compréhension orale/compréhension écrite et un examen oral. A l’issue de ces trois épreuves, le CQF est délivré avec mention du résultat final obtenu, exprimé sous forme d’un niveau global de langue (niveaux A1 à C1, selon les échelles du CECR). 

 

 

3.3 Les tests et leurs contextes

Ces trois tests ont une visée certificative et procèdent à une évaluation globale standardisante (basée sur le CECRL). Les contextes dans lesquels s’inscrivent les tâches servant à l’évaluation des compétences langagières diffèrent cependant significativement.

Dans le DELF-DALF, les situations sont généralement ancrées dans la réalité socio-culturelle de la France métropolitaine. Cependant, les évaluateurs tiennent généralement compte du contexte helvétique lors de la passation des oraux et lors de la correction des écrits, ce qui permet d’adapter dans une certaine mesure le test aux compétences socio-culturelles des candidats.

Chez fide, la dimension locale est mise en valeur dans le choix de situations liées à l’une des trois régions linguistiques de Suisse. Le test existe en trois langues : il est traduit et adapté à la Suisse romande pour le français, à la Suisse alémanique pour l’allemand et à la Suisse italienne pour l’italien. Le construit et les tâches sont cependant quasiment identiques, quelle que soit la langue.

Quant au CQF, la contextualisation est surtout prépondérante à travers la réalisation d’un portfolio, qui s’inspire d’une approche ethnographique de l’apprentissage et engage le candidat à s’immerger dans la réalité socio-culturelle vaudoise. Le CQF ajoute ainsi une dimension formative à l’évaluation certifiante.

La conception des examens du DELF-DALF est gérée par France Education internationale, anciennement Centre international d’études pédagogiques, un établissement sous la tutelle du ministère français de l’Education nationale. Ses principaux objectifs sont « la coopération dans les domaines de l’éducation », « l’appui à la diffusion du français dans le monde » et « la mobilité internationale des personnes » (https://www.france-education-international.fr/role-statut-missions). La visée politique est donc résolument internationale.

La conception du test fide, dont l’acronyme signifie « Français, Italiano, Deutsch en Suisse », est gérée par le secrétariat fide. Ce dernier a pour objectif de « garantir des opportunités de développement et d’évaluation des compétences linguistiques efficaces et de qualité pour les personnes allophones » [https://fide-info.ch/fr/fide/quest-ce-que-fide], c’est-à-dire de promouvoir l’intégration linguistiques des migrants. Cet organisme est mandaté par Secrétariat d’Etat aux migrations et répond plus largement à un objectif politique que social de la Confédération, celui de la promotion de l’intégration des migrantes et migrants. La visée politique est donc avant tout nationale et tient compte du plurilinguisme helvétique.

La conception du Certificat de Qualification en Français est gérée par le Cours de vacances de l’Université de Lausanne, qui a pour mission première de dispenser des cours de français langue étrangère pendant les intersemestres. « Le cours intensif [proposé] a pour but d’apprendre le français par la pratique dans des activités langagières et entend tirer parti de l’expérience d’étrangeté que vit tout étudiant qui apprend une langue en situation d’immersion, pour le faire progresser dans son apprentissage du français et de son environnement » (Règlement d'études de l'École du Cours de vacances de l'Unil, 2019). La visée politique est avant tout régionale (c’est-à-dire qu’elle concerne plus spécifiquement la Suisse romande) et s’intègre dans un désir de stimuler la recherche en didactique des langues.

La question de l’adaptation des tests aux compétences socioculturelles soulevée précédemment nous amène à celle de son adaptation aux compétences langagières, c’est-à-dire au niveau de langue du candidat. Pour ce dernier, cette question se pose :

  • · au moment de l’orientation réalisée avant le test pour le DELF-DALF (au libre choix du candidat) ;
  • · au moment de l’orientation réalisée pendant le test en ce qui concerne fide (au libre choix du candidat, mais avec une première orientation recommandée par les évaluateurs) ;
  • · lors de la réalisation du portfolio sur lequel porte l’examen oral du CQF (bien que les activités choisies ne soient pas déterminantes, les fiches d’activité sont au libre choix du candidat).

Le libre choix ne signifie ne signifie toutefois pas qu’il n’y a pas de contraintes, puisqu’une fois le choix effectué, le candidat au DELF-DALF ne pourra pas obtenir un autre niveau que celui qu’il a choisi. Avec fide, le candidat ne pourra quant à lui pas obtenir un autre niveau que l’un des deux vers lesquels il se sera orienté. Le candidat au CQF pourra lui obtenir l’un des cinq niveaux de certification.

3.4 Structure des tests et attribution des niveaux de langue

Les examens du DELF-DALF se compose de quatre parties :

  1. · La compréhension orale
  2. · La compréhension des écrits
  3. · La production écrite
  4. · La production orale 

Pour réussir l’examen, le candidat doit passer les quatre parties et chacune donne lieu à une note qui sera additionnée aux autres. Le total permet de déterminer si le niveau visé par l’examen est acquis ou pas. Le niveau global apparaissant sur le diplôme ne différencie ainsi pas les compétences linguistiques à l’oral et à l’écrit.

Le test fide se compose de deux éléments, dénommés respectivement « partie » à l’oral et « module » à l’écrit, eux-mêmes divisés en deux selon qu’il s’agit des activités de réception ou de production :

  • · La partie « Parler et Comprendre »
  • · Le module « Lire et Ecrire »

Le candidat peut choisir de passer l’ensemble de l’examen, ou uniquement la partie orale, ou uniquement le module écrit. Un niveau est alors attribué à l’oral et/ou à l’écrit. Contrairement au DELF-DALF, il n’existe pas de niveau global et l’évaluation différencie les compétences linguistiques à l’oral et à l’écrit. Le ou les niveaux obtenus apparaissent sur le « passeport des langues fide ».

Le CQF se compose de trois parties (cf. Annexe 1):

  • · L’examen oral
  • · L’examen écrit
  • · L’examen de compréhension orale et écrite

Au moment du dépôt de son portfolio, le candidat est automatiquement inscrit aux trois examens. Un niveau global est ensuite attribué en tenant compte du résultat minimal obtenu à l’examen oral et à l’examen écrit. Si un écart apparait, l’examen de compréhension orale et écrite permet de déterminer le niveau global obtenu. L’évaluation différencie toutefois les capacités langagières à l’oral et à l’écrit et les niveaux obtenus figurent sur le certificat, tout comme le niveau global.

Il est possible de représenter ces différentes modes d’attribution au moyen des illustrations ci-dessous (l’astérisque indique qu’un niveau est attribué).

DELF-DALF

Fide

CQF

 

Il ressort de cette comparaison qu’un niveau global obtenu ne peut pas être attribué dans le DELF-DALF si le candidat ne satisfait pas les exigences minimales (5 sur 25) attendues pour chaque partie de l’examen. Le niveau global dépend donc directement des compétences à l’oral autant que de celles à l’écrit. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’obtenir la moyenne dans chacune des parties du test, puisqu’un excellent résultat dans une partie peut compenser les faibles résultats obtenus dans les autres.

En conséquence, le niveau global correspond au niveau le plus faible entre l’oral et l’écrit, pour autant qu’il existe une différence. Ceci est cependant souvent le cas, en particulier chez les publics illettrés ou peu scolarisés. En effet, si le candidat s’inscrit à un niveau trop élevé compte tenu par exemple de ses capacités à l’écrit, il échouera probablement (même si le fait de recourir à une moyenne incite à nuancer cette affirmation). A noter que la partie compréhension orale fait appel à l’écrit (lecture des questions et parfois rédaction de réponses), tout comme la production orale (lecture de textes lors de la préparation du jeu de rôle pour les niveaux A1 et A2 ; lecture de textes lors de la préparation du débat pour les niveaux B1, B2 et C1 ; prise de notes à partir d’un document audio pour le niveau C2).

Dans l’examen fide, les niveaux sont attribués à l’oral et à l’écrit de manière complètement indépendante. La partie comprendre ne requiert d’ailleurs aucune compétence particulière en lecture, puisque c’est l’examinateur qui lit les questions et note les réponses. Ceci a l’avantage de valoriser les compétences linguistiques du candidat lorsqu’il existe un écart important entre l’oral et l’écrit (cas des publics illettrés, en voie d’alphabétisation ou faiblement scolarisés).

Dans le CQF, les niveaux sont attribués à l’oral et à l’écrit de manière relativement indépendante. Bien que les activités orales et écrites soient étroitement associées dans la réalisation du portfolio, l’examen oral ne porte que sur les textes rédigés par le candidat. L’examen écrit sollicite quant à lui de manière limitée les capacités liées à la réception orale, étant donné que des documents audio-visuels sont aussi projetés durant l’examen.

Finalement, la seule de ces trois évaluations certificatives qui dissocie véritablement la réception orale de la production écrite est le test fide, puisque le candidat a la possibilité de pointer les images en guise de réponses dans les parties A1 et A2 d’une part, et que les réponses de la partie B1 sont transcrites par l’examinateur d’autre part. La contrainte qui en découle, et qui impacte en premier lieu l’organisation et le coût de ce test, est que la réception orale requiert une passation individuelle.

 

3.5 Genres de discours (types de texte) et tâches

La notion de genre de discours est devenue une notion indissociable de l’analyse du discours, qui peut se révéler utile dans la didactique des langues en favorisant le décloisonnement des disciplines. Cette citation de Bakhtine permet d’en donner une première idée :

Les formes de langue et les formes types d’énoncés, c’est-à-dire les genres du discours, s'introduisent dans notre expérience et dans notre conscience conjointement et sans que leur corrélation étroite soit rompue. Apprendre à parler c’est apprendre à structurer des énoncés (parce que nous parlons par énoncés et non par propositions isolées et, encore moins, bien entendu, par mots isolés). Les genres du discours organisent notre parole de la même façon que l’organisent les formes grammaticales (syntaxiques).

(Bakthine, 1984 : 285, cité par Heidmann, 2019 : 63)

 

On retrouve la notion de genre dès l’Antiquité. Elle a par la suite fait évidemment florès dans la tradition littéraire, ainsi que dans divers courants de la sémiotique, de l’analyse du discours et de l’analyse textuelle (Charaudeau & Maingueneau, 2002 : 277-280). Si son acception et les dénominations varient selon les disciplines et les auteurs (les auteurs assimilent ou opposent les termes « genres de discours », « genres de textes », « types de textes », « types de discours »), le concept de genre de discours peut néanmoins, selon Jean-Jacques Richer, être rendu opératoire pour la didactique des langues et notamment celle du français langue étrangère. Ce chercheur la définit

comme un ensemble de « déterminations discursives » (Adam, 2001), comme un système de « régulations descendantes » (Adam, 1999) qui pèsent sur différents niveaux de constitution du texte. Ces contraintes agissent sur les niveaux constitutifs du texte sur le mode de l’imposition […] et sur le mode de l’interdiction […]. (Richer, 2011)

La notion de « cadrage générique », empruntée à Canvat (1999), l’amène alors à distinguer six niveaux textuels permettant de caractériser un document (qu’il soit audio, visuel ou audio-visuel) et relatifs à :

  1. 1. la dimension matérielle
  2. 2. la dimension socio-pragmatique
  3. 3. la dimension textuelle
  4. 4. la dimension stylistique
  5. 5. la dimension thématique
  6. 6. la dimension culturelle

Beacco propose également dans L’approche par compétences dans l’enseignement (2007) d’ajouter « la compétence relative aux genres de discours » dans le CECRL. Richer fait toutefois remarquer :

Il fait erreur en la plaçant sur le même plan que la composante formelle (i.e. linguistique) et en l’isolant de la dimension socioculturelle, car la composante discursive (ou générique) recoupe en partie la composante formelle et en partie aussi la composante socioculturelle (i.e. ethnolinguistique), les genres étant des réalités langagières et socio-culturelles. (Richer, 2011)

L’erreur (heuristique) procéderait ainsi de la disjonction manifestée par la modélisation des quatre compétences ou composantes que propose Beacco dans son tableau à double entrée (Beacco, 2007 : 93, cité par Richer, 2011), quelque peu réducteur du fait de sa bidimensionnalité. Elle nous invite à appliquer le paradigme de distinction/conjonction, ceci afin de considérer la multidimensionalité inhérente à la notion de genre de discours.

C’est alors que « [celle-ci] peut venir réduire l’imprécision de la notion de tâches ». Richer souligne en effet le flou qui caractérise la notion de tâche telle qu’elle est définie dans le CECRL et la difficulté qui en résulte à la rendre opératoire sur le plan méthodologique. Ceci concerne donc directement la conception des tests de langue qui se réclament de la perspective actionnelle. Ceci nous amène à poser une question quelque peu dérangeante : qu’est-ce qu’une tâche en fin de compte ?

Il n’est pas interdit de supposer que de nombreux experts emploie une même terminologie sans qu’il y ait pour autant une compréhension commune. Pour y remédier, la notion de genre institué avancée par Maingueneau mérite d’être rappelée, car elle intéresse en premier lieu la notion de tâche à partir de laquelle sont construits les tests de langue. Il propose de distinguer les genres institués selon la relation qui s’établit entre […] scène générique et scénographie » (Maingueneau, 2004 : 432), soit le genre du discours et la scène narrative construite par le texte. Pour schématiser, cette relation peut être plus ou moins contraignante. Comme le précise Richer, certains genres institués, c’est-à-dire strictement contraints par la scénographie (fiches administratives, lettres commerciales, etc.) sont des genres « qui foisonnent en FOS et pour lesquels seule la reproduction et non la créativité peut s’exercer » (Richer, 2011). Nous retiendrons cette idée de créativité, qui apparaît en creux et qui va de pair avec la liberté d’improvisation. Celle-ci peut se manifester à des degrés divers au moment de la réalisation d’une tâche, selon le genre de discours qui est soit proposé comme support ou déclencheur de l’activité langagière, soit attendu du candidat.

 

3.6 Liberté et contraintes des tâches

Les tâches proposées dans le test fide à l’écrit sont strictement contraignantes et il est attendu du candidat qu’il réponde à une série d’instructions explicitement formulées. La scénographie y est imposée. Dans le CQF en revanche, les tâches sont en majorité plus libres puisqu’il est demandé d’écrire des textes en sollicitant l’imagination à partir d’un extrait vidéo, ou bien de rédiger un email ou un texte à visée persuasive sur la base d’une brochure et d’une infographie. La scénographie y est suggérée. Dans le DELF-DALF, les tâches peuvent être strictement contraignantes par les consignes, que les candidats sont tenus de lire attentivement, mais elles peuvent laisser place à l’improvisation et à la créativité, la prise de risque y étant en effet valorisée.

Cette différenciation en termes de contraintes et de liberté d’improvisation ne correspond pas exactement à celle que l’on observe dans les tâches proposées à l’oral par les différents tests, mais elle pourrait être aisément mise en évidence par une analyse approfondie qui ne sera pas menée ici.

Richer (2011) attire l’attention sur le fait que « la tâche dans le Cadre doit beaucoup au courant méthodologique anglo-saxon dénommé Task Based Learning (ou TBL) ».  A partir des six critères proposés par Ellis (2003) pour caractériser la tâche, il apparait que cette notion oscille entre deux pôles allant de la tâche comme « programmation de travail » (« A task is a workplan ») à la tâche comme « événement communicatif » (« A task has a clearly defined communicative outcome »). Ceci explique sans doute pourquoi la conception et l’opérationnalisation des tâches peut fortement varier selon les tests de langue. Ceci n’est pas sans conséquence pour les évaluateurs, qui peuvent se retrouver parfois désorientés lorsqu’ils passent d’un dispositif de certification à un autre.

Cette variabilité peut être illustrée par le tableau ci-dessous. Ce dernier répertorie les genres de discours (ou types de textes) retenus dans nos trois tests pour évaluer les activités langagières (qu’il s’agisse indifféremment de la production, de l’interaction ou de la médiation) et qui sont demandées aux candidats, ceci tous niveaux confondus. Nous avons repris dans la mesure du possible le libellé retenu par les concepteurs des tests, ou choisi d’attribuer une désignation générique simple.

 

DELF-DALF

fide

CQF

À l’oral

Conversation informelle

Monologue suivi

Jeu de rôle

Exposé

Débat

Jeu de rôle

Discussion sur un thème de la vie quotidienne ou un thème de société

Dialogue dirigé (à partir d’une BD)

Discussion sur le thème de l’apprentissage ou de l’altérité

Jeu de rôle

À l’écrit

Formulaire

Carte postale

Email

Texte libre (narratif ou descriptif)

Lettre formelle ou informelle

Compte-rendu

Article ou texte à visée persuasive

Formulaire

Echange de messages type sms ou application de messagerie

Email formel ou informel

Lettre formelle

Texte libre (narratif ou descriptif)

Email formel ou informel

Texte à visée persuasive

  

Quant aux types de texte (ou genre de discours) liés aux activités langagières de réception, ceux-ci varient également fortement entre nos trois tests. Le tableau ci-dessous permet d’illustrer ceci et répertorie les différents types de texte utilisés comme supports ou documents déclencheurs pour l’évaluation des activités langagières à l’oral et à l’écrit. Concernant la distinction effectuée dans la première colonne, précisons qu’il n’est pas tenu compte de la distinction entre la dimension auditive, visuelle ou audio-visuelle des supports, mais seulement de la dominante (orale ou écrite) des activités langagières évaluées (mentionnées dans les sous-titres de chaque colonne). 

 

 

DELF-DALF

(Parties Compréhension orale + Production orale)

Fide

(Partie Parler et Comprendre)

CQF

(1ère partie de l’examen de Compréhension orale et écrite)

À l’oral

Documents audios (annonces publiques, dialogues, émissions radios)

Articles

Documents audios (monologues dialogiques)

Images et BD (documents ad hoc)

Documents audio-visuels (extraits de film)

 

 

DELF-DALF

(Parties Compréhension écrite + Production écrite)

Fide

(Module Lire et Ecrire)

CQF

(2ème partie de la compréhension orale et écrite + Examen écrit)

À l’écrit

 

Images

Cartes de vœux

Cartes postales

Petites annonces

Plans

Emails

Articles descriptifs

Articles de fond

Emails

Brochures

Petites annonces

Textes administratifs

 

BD (documents authentiques)

Extraits littéraires

Affiches

Documents audio-visuels

Brochures

Articles descriptifs

Emails

Infographies

 

La relation entre le type de textes et la scénographie peut être à nouveau définie comme étant, à l’instar de celle que nous avons évoquée précédemment à l’égard des genres institués, plus ou moins contraignante.  On pourrait également répartir ces types de textes entre deux pôles dont les extrémités seraient par exemple les textes administratifs (fortement contraignants) et les documents audio-visuels dont la scénographie est plus libre et sujette à interprétation.

Il convient ici de souligner la différence entre situation de communication et situation d’énonciation, soit entre situation réelle et situation représentée. Prolongeant les réflexions d’Emile Benveniste, Calame opère en effet une distinction très claire entre les deux :

[La] notion d’« instance du discours » implique l’idée d’une action. S’il est vrai que l’énoncé de l’énonciation est lié à l’acte de production linguistique, il est nécessaire de faire une distinction soigneuse entre la situation « réelle », « référentielle » de communication de la parole, avec les paramètres d’ordre social et psychologique qui en déterminent la figure et la situation d’énonciation telle qu’elle paraît, par la médiation de la langue, dans l’énoncé qui est lui-même l’objet du processus de communication. En schématisant beaucoup, la première correspond à l’acte effectif de production de l’énoncé : pour reprendre la terminologie introduite par A. J. Greimas, un énonciateur […] adresse son « énoncé » à un énonciataire. [ ... ]. La seconde constitue au contraire l’éventuelle inscription et expression linguistique, dans l’énoncé lui-même, de la première : on donne à ses actants les noms de narrateur et narrataire (Benveniste utilise les termes de locuteur et allocuté ou allocutaire). (Calame, 2000 : 20, cité par Bornant & Leguy, 2013 : 38-39)

Si ces deux situations se confondent parfois dans une situation d’évaluation, lorsqu’il s’agit par exemple de se présenter ou de remplir un formulaire avec ses données personnelles, elles peuvent être distinguées de manière plus évidente lorsqu’il s’agit d’un jeu de rôle ou d’un texte à visée argumentative, où il s’agit d’adopter un certain point de vue qui n’est pas forcément celui qu’exprimerait le candidat s’il n’était pas en situation d’examen. C’est alors que la capacité langagière peut être dynamisée (ou au contraire bridée) par la liberté d’improvisation et de création (en termes d’idées). Cette différence entre situation de communication et situation d’énonciation n’est toutefois pas toujours facile à saisir pour le candidat, qui parfois « ne joue pas le jeu » proposé dans l’évaluation. Ceci n’est pas sans conséquence, puisque les tests évaluent différemment cette capacité à prendre de la distance par rapport à la situation de communication réelle (l’examen) et à se conformer à une situation d’énonciation donnée, imposée ou suggérée par la tâche, en définissant par exemple des cas de hors-sujets involontaires.

Une analyse plus détaillée portant sur la comparaison de tâches précises, sélectionnées dans des exemplaires d’épreuves de nos trois tests, mériterait sans doute d’être réalisée. Elle dépasse cependant l’ambition du présent texte qui vise davantage à situer le CQF et son portfolio – dont les activités s’inspirent d’une approche ethnographique de l’apprentissage des langues – par rapport aux tests les plus en vogue dans la Romandie.

 

1.

4. Le CQF et le portfolio : prêter attention à la forme de vie

 

4.1 Varier les contextes

Dans le chapitre 5 « Les compétences de l’apprenant/utilisateur », le CECR souligne l’importance de définir les besoins de l’« apprentissage interculturel » et les moyens pour y parvenir :  

Les utilisateurs du Cadre de référence envisageront et expliciteront selon le cas :

  • · quels rôles et fonctions d’intermédiaire culturel l’apprenant aura besoin de remplir ou devra remplir ou pour lesquels il devra être outillé pour le faire
  • · quels  traits  de la  culture  d’origine et  de  la culture  cible l’apprenant aura  besoin de  distinguer  ou devra  distinguer  ou devra être outillé pour le faire

[...] (CECR, 2001 : 84)

Cette façon d’aborder l’enseignement et l’apprentissage de la dimension culturelle de la langue nous semble problématique, car elle sépare la capacité à s’exprimer des circonstances dans lesquelles elle émerge. L’agir de l’apprenant, dans le contexte d’une forme de vie partagée et en perpétuel devenir, ne peut pas être déterminé par une étiquette préalablement établie, sous forme de « rôles et fonctions » (CECR, 2001 : 84), dont le lien avec la réalité repose sur un mythe de la signification. En effet, s’il est possible d’essayer de nommer ce que l’apprenant pourrait faire dans une situation prédéfinie, il est impossible d’établir avec certitude le lien entre cet usage de la langue – qu’on peut appeler « faire une liste des ‘’rôles et fonctions d’intermédiaire culturel’’ de l’apprenant » – et ceux qui engageront les apprenants et peut-être nous-mêmes avec eux, sur le terrain.

Expliciter préalablement des « rôles et fonctions » (CECR, 2001 : 84) de l’apprenant n’est pas dénué d’intérêt aux fins didactiques et d’évaluation. Il est toutefois important pour nous de mettre en avant le fait que cette fragmentation de notre capacité à agir, sensible à l’occasion, en compétences prédéfinies, assimilables et transférables telles quelles, risque de nous faire perdre de vue que le langage existe, prend forme, parce qu’il implique des personnes, qui agissent ensemble dans des circonstances particulières et d’une manière qui leur est propre. Il s’agit notamment de ces personnes que nous rencontrons dans les salles de classe et ailleurs, qui ont pour nous un visage et une voix.

Mettre l’accent sur la définition a priori d’objectifs pratiques et de moyens pour les atteindre – « être outillé pour le faire » (CECR, 2001 : 84) – revient à limiter les possibilités d’observer et de reconnaître les voix des apprenants et leurs capacités réelles. Cette instrumentalisation du langage implique de concevoir la culture de manière essentialiste et réifiée : l’apprenant est censé « distinguer » des « traits » identifiables de « cultures » homogènes et juxtaposées (culture d’« origine »/« cible ») (CECR, 2001  : 84). La vision du contexte comme donnée prédéfinie à maîtriser implique de réduire les personnes à des utilisateurs plus ou moins conformes d’« outil[s] » (CECR, 2001  : 84), considérés fonctionnels à des objectifs externes. Nous nous reconnaissons dans la volonté de prendre en considération le contexte culturel dans lequel agissent les apprenant-e-s, mais souhaitons proposer une façon de voir et d’évaluer qui saisisse la qualité de l’expression unique de chacun-e des candidat-e-s, dans des circonstances d’émergence particulières, que toutefois nous partageons et qui nous sont plus ou moins familières.

Pour évaluer dans une perspective actionnelle et située du langage, il est essentiel de se demander quelle contextualisation peut légitimement être proposée dans le cadre des activités de l’examen. En effet, pour aller vers une majeure équité et donc validité de l’examen (ALTE, 2011 : 19), nous voulons proposer des contextes qui « parlent » aux candidat-e-s. Pour essayer de contourner cette difficulté, nous tentons de mesurer leur maîtrise linguistique en leur permettant de se situer dans une progression visible dans l’étendue, horizontalement, dans le vaste territoire des pratiques langagières francophones, et non pas sur une échelle de valeurs conçue de manière abstraite. Les activités de l’examen sont donc pratiques, nombreuses et hétérogènes.

Dans la partie d’expression écrite et orale, les candidat-e-s sont amenés à s’engager dans des pratiques langagières telles que prendre des notes, transcrire des passages, décrire et expliciter des scènes, résumer, raconter des anecdotes et/ou rédiger une réponse informative. Des documents authentiques servent de déclencheurs : un journal ethnographique personnel rédigé préalablement par les candidat-e-s, la vidéo d’une interaction ordinaire, le texte d’un site internet et une infographie. Les sujets proposés sont liés à la perception de l’altérité de la part des candidat-e-s, à leurs parcours d’apprentissage du français et au vivre-ensemble en Suisse romande. Ces activités visent à leur donner la possibilité de mettre en jeu leur capacité à créer et à improviser dans des formes de vie auxquelles elles et ils sont plus ou moins habitué-e-s. Les candidat-e-s en accomplissent autant qu’elles et ils le peuvent, selon leur capacité à varier leur manière d’agir en français.

 

4.2 Voir les circonstances du langage

Pour passer le CQF, les candidat-e-s doivent déposer au préalable un journal ethnographique, appelé « portfolio », qu’elles et ils ont réalisé au fil d’activités accomplies dans le contexte lausannois. Le portfolio veut leur permettre de tirer parti de la situation d’immersion, et de multiplier les occasions de se familiariser aux usages du français tel qu’il est réellement employé en Suisse romande. Il met l’accent sur l’importance d’apprendre à repérer les détails des situations, comportements, modalités, tonalités dans lequel les mots du français (écrits ou dits) sont réellement employés. Le portfolio est composé d’une série de 3 à 8 activités à choix et comporte entre dix et vingt pages, que les apprenant-e-s rédigent en lien avec leurs expériences dans différents lieux de la ville de Lausanne, qu’elle et ils choisissent : l’Université, un café-restaurant, un jardin botanique, une chocolaterie, une blanchisserie, une poste, une gare, etc.

Pour accomplir chaque activité, les apprenant-e-s sont guidé-e-s par un tableau à double entrée, structuré pour chacune de ces activités de manière comparable. En voici un exemple, pour l’« Activité n°2: Ville - café » :

 

 

 

Préparation

Sur place

Chez vous

Regarder

(1) Choisissez votre destination.

(2) Préparez le matériel avant de partir.

Prenez deux photos :

(1) une photo de la situation.

(2) une photo d’un détail qui contient du texte en français.

Écrivez une description de ce qu’on voit sur les photos.

 

Votre texte doit comporter au minimum 3 phrases.

Écouter

Préparez vos questions.

Enregistrez.

(1) Dites la date, le lieu et l’heure.

(2) Posez au moins 4 questions à la serveuse ou au serveur.

Par exemple :

Vous proposez quoi comme café ?

Ça coûte combien, un expresso et un croissant au beurre ?

Un renversé, c’est quoi ?

Est-ce qu’il est possible de payer avec une carte ?

N’hésitez pas à prendre des initiatives dans l’interaction et à poser plus de questions ! N’oubliez pas les formules de politesse !

Transcrivez l’enregistrement de votre dialogue. Si vous ne comprenez pas tous les mots, notez les sons que vous entendez.

 

(2) Réfléchissez :

Est-ce que la personne a un accent ?

Est-ce qu’elle est patiente ? Comment l’avez-vous compris ?

Est-ce qu’il y a des mots ou des expressions qu’elle répète souvent ? Pourquoi ? Et vous ? Utilisez-vous souvent les mêmes mots et expression en français ? Lesquels ?

Écrire

 

 

Écrivez une rédaction :

L’ambiance du café.

Décrivez l’ambiance qui règne dans le café que vous avez visité. Y a-t-il beaucoup de bruits ? De familles avec des enfants ? Les gens sont-ils en train de se parler, de rire, de lire des journaux, de regarder leur téléphone ?

Les serveurs / les serveuses sont-ils (elles) stressé(e)s, poli(e)s, aimables ?

Est-ce que vous vous sentez bien dans cet endroit ? Qu’est-ce qui vous plaît ? Qu’est-ce qui vous gêne ?

Votre texte doit comprendre environ 150 mots.

 

Tableau d’activité pour la création du portfolio préalable à l’inscription au CQF (première partie)

 

Sur place, les participant-e-s prennent deux photos – une du cadre général du local, l’autre d’un détail – et discutent avec une personne francophone rencontrée, en enregistrant l’interaction et ses aspects sonores au sens large, qui impliquent par exemple les bruits, les voix et les silences environnants. Chez elles et eux, les apprenant-e-s sont ensuite amené-e-s à se pencher sur les matériaux visuels et sonores créés sur le terrain. Elles et ils sont invité-e-s à saisir ce qui compte pour elles et eux parmi les aspects langagiers et non langagiers auxquels elles et ils ont été confronté-e-s et à les traduire dans leur portfolio, en sélectionnant des photos, en transcrivant leurs enregistrements – qui, dans l’impossibilité de « tout » transcrire, impliquent de faire des choix – et en rédigeant un texte descriptif et réflexif final. Cela constitue un exercice à la fois d’attention et d’expression.

Comme le montre le tableau, ce travail sur place et chez soi est positionné dans les catégories intitulées « Regarder » « Ecouter » et « Ecrire ». Cela, bien que les apprenant-e-s accomplissent évidemment dans ces circonstances une multitude d’autres actions dont la relevance ne peut pas être déterminée a priori, comme par exemple demander la permission de prendre une photo ou d’enregistrer, hésiter, effacer des photos du téléphone pour libérer de l’espace dans la mémoire de l’appareil, augmenter le volume de sa voix pour se faire entendre, etc. ; ensuite, pendant le travail de transcription, ralentir ou accélérer l’enregistrement en l’écoutant, écarquiller les yeux, répéter en murmurant des prononciations, comparer différentes graphies d’un son, etc. Ces aspects font partie d’une forme de vie qui se développe sans ruptures, dans le cadre de cette activité et au-delà, tel qu’un flux. Dans les mots de Sandra Laugier, la forme de vie est « un agrégat à la fois naturel et social de formes d’expression et de connexions à autrui » (Laugier, 2015 : 71).

La nature multimodale du portfolio (photos, textes, enregistrements) facilite la traduction de différentes facettes du langage. Ces dernières peuvent toucher le français parlé – ses tournures, ses expressions, ses interjections, etc. –, le langage non verbal – gestualité, mimétique, proxémique, etc. – les dynamiques interactionnelles – tours de parole, feedbacks, inférences, etc. –, la dimension sonore – prosodie, phonétique, etc. –, ainsi que d’autres aspects de la forme de vie – marcher, manger, regarder l’heure, se passer la main dans les cheveux, se taire, éternuer, rire, partir, etc., dans des espaces spécifiques – qui contribuent à la configurer. Nous pouvons reconnaître cette approche sensible au langage et à ses circonstances aussi dans la matérialité de l’examen, qui permet aux candidat-e-s de se confronter à des textes écrits, des traces audio, des vidéos, des infographies et des pages internet.

« Aller voir » sur le terrain francophone, à la manière d’un-e ethnographe qui approche une communauté autre, permet aux participant-e-s d’être confronté-e-s à des personnes qui acceptent de se prêter au jeu du « médiateur » ou de la « médiatrice » et qui essayent de leur rendre intelligibles certains aspects de leur vie dans la communauté lausannoise. Par cette rencontre, il ou elle initie ainsi les apprenant-e-s à des nouvelles formes de vie, en même temps qu’à ses pratiques langagières. Cette démarche ethnographique préalable à la passation du CQF veut reconnaître et permettre aux apprenant-e-s de reconnaître d’une part qu’apprendre une nouvelle langue, surtout en contexte homoglotte, n’équivaut pas à l’assimilation hors-sol d’un lexique et de règles morphosyntaxiques, mais revient à se retrouver immergé-e-s dans une forme de vie, plus ou moins familière, d’autre part que nous ne pouvons jamais saisir et maîtriser cette forme de vie une fois pour toutes, mais seulement la vivre et contribuer à la créer.

 

4.3 Prêter attention aux autres

Ce que les apprenant-e-s trouvent sur le terrain du point de vue notamment visuel et sonore influe sur leur travail de réflexion, transcription et description à la maison, parce qu’il servira de base pour la réalisation du portfolio et que l’attention portée aux usages langagiers et à leurs circonstances sur le terrain se prolonge à la maison dans l’attention portée aux matériaux. Ces derniers peuvent constituer un terrain ethnographique en soi (Stebler, 2017), entraînant une nouvelle expérience de rapprochement à la voix des autres et aussi à sa propre voix. Prêter attention au thème de l’attention comme fil rouge des activités du portfolio permet aux participant-e-s de tirer parti de la sensation de vulnérabilité qu’ils peuvent ressentir en situation d’immersion. Elle peut les rendre en effet particulièrement sensibles aux circonstances et à l’expression des autres. Une première phase de l’activité, appelée de « Préparation » dans le tableau, peut amener les apprenant-e-s à mesurer les potentialités et les limites d’une tentative de prévoir ce qui émergera sur le terrain, par exemple en s’équipant de notes comportant du lexique, des phrases ou des règles de morphosyntaxes qu’elles et ils jugent utiles. En effet, se rapprocher des interlocuteurs et interlocutrices francophones implique de perfectionner sa capacité à anticiper, improviser et s’adapter dans le langage.

Les candidat-e-s à l’examen ayant choisi de réaliser le portfolio dans le cadre du programme d’EMC qui dure 3 ou 6 semaines, sont guidé-e-s dans ce travail engageant au moyen d’échanges trihebdomadaires en petits groupes, avec des collègues et un-e enseignant-e de l’équipe du Cours de vacances. Le travail en collaboration peut converger autour de la préparation des activités sur le terrain – à travers des exercices pour « faire sortir » sa voix, par exemple –, autour du travail de transcription – notamment, par l’écoute répétée de bouts d’enregistrements afin d’essayer de reconnaître ensemble les sons qui interpellent les participant-e-s – et autour de l’amélioration progressive des textes, du point de vue de la forme et du contenu. L’enseignant-e décide pas à pas, avec et en réponse aux apprenant-e-s, comment configurer son accompagnement, dans une logique dialogique et de réciprocité. 

En observant les photos, en écoutant minutieusement les traces audio pour les transcrire et en travaillant leurs textes, les apprenant-e-s sont souvent confronté-e-s à des voix qui hésitent, reformulent, cherchent leurs mots, acquiescent, balbutient, se taisent, rient, scandent leurs mots, etc. Elles et ils peuvent ainsi prendre conscience du malheur en tant que risque intrinsèque du langage, quand les actes ne sont visiblement pas en adéquation avec l’interlocutrice ou interlocuteur et les circonstances (cf. Austin 1991). Les apprenant-e-s sont donc amené-e-s à prendre conscience de l’effort mutuel plus ou moins conscient accompli par chacun-e pour se comprendre, dans l’exercice parfois difficile que sont ces interviews. Chacun est confronté au risque de ne pas voir sa voix reconnue. Ce travail sur le terrain invite donc les participant-e-s à reconnaître leur vulnérabilité et celle de leurs interlocutrices et interlocuteurs, contre une conception dominante de la dichotomie « locuteur natif omniscient » et « apprenant en défaut ». La vulnérabilité est là puisque la voix est adressée : chacun – le candidat-e-s, les « médiatrices » ou « médiateurs », les collègues, les enseignant-e-s – doivent agir en adéquation avec les autres (Cavell 2009). La manière de voir le langage et de prêter attention à son interlocutrice et interlocuteur influence la manière d’agir de chacun-e, car il s’agit d’une activité mutuelle : on n’a accès à notre voix que par l’attention portée à l’autre, qui la reçoit et (nous) y répond. Pour un-e candidat-e qui réalise son portfolio, cela implique par exemple de « lâcher prise » et de renoncer à avoir recours à la traduction systématique dans sa langue maternelle pour s’exprimer en français, et de se laisser guider par autrui. Une multiplication des points de vue et des voix accompagne effectivement les apprenant-e-s dans la création de leur portfolio.

Le rôle de l’enseignant-e – pour les candidat-e-s qui réalisent le portfolio dans le cadre du programme d’EMC – est d’accompagner la transformation de chaque apprenant-e et de son langage, dans et par rapport à la multitude de voix situées auxquelles elle ou il est confronté-e. L’enseignant interagit avec les apprenant-e-s en relisant, corrigeant et commentant leurs productions, en classe et à distance via une plateforme de partage et de co-travail en ligne.

         

Avant la rencontre avec l’enseignant-e

En classe avec l’enseignant-e

Après la rencontre avec l’enseignant-e

(1) Vous faites ou vous téléchargez vos travaux sur Moodle (version 1).

(2) Améliorez-les (version 2) une fois que votre enseignant-e vous aura proposé ses corrections.

(3) Imprimez votre travail (version 2) à 4 exemplaires ou selon le nombre de personnes dans votre classe EMC.

(1) Prenez tout votre matériel (enregistreur, appareil photos, travaux imprimés de la version 2, ordinateur, objets, etc.).

(2) Travaillez avec votre enseignant-e et votre classe.

(1) Améliorez vos travaux sur Moodle (version 3).

 

Tableau d’activité pour la création du portfolio préalable à l’inscription au CQF (deuxième partie)

 

Celle ou celui qui corrige les matériaux des participant-e-s est appelé-e à ne pas céder à la tentation du formalisme et à prêter attention aux usages langagiers des candidat-e-s pour les aider à trouver des mots justes pour s’exprimer. De ce point de vue, chaque portfolio est unique, et l’intervention dans le langage d’autrui implique de faire preuve de responsabilité. Chacun-e des participant-e-s soumet à l’enseignant-e au total trois versions dont deux révisées de ses productions ; la dernière comportera probablement encore des fautes linguistiques mais sera l’expression la plus aboutie de l’expérience du ou de la participant-e. Il peut arriver que face à la variation linguistique qui apparaît dans les enregistrements et dont les apprenant-e-s peuvent faire preuve, l’enseignant-e se trouve également un peu perdu-e et doive reconnaître sa difficulté à établir la règle à suivre.

La relation à l’enseignant-e, aux « médiatrices » et « médiateurs », aux collègues, est – pour utiliser une formule bakhtinienne – dialogique. La multiplication et le partage des voix et des regards donnent forme à un enseignement mutuel, qui est important dans la compréhension d’une forme de vie langagière, multiforme et forcément très labile. Le portfolio de chaque candidat-e est donc à sa manière polyphonique, car y convergent les voix des personnes qu’elle ou il a rencontrées sur le terrain, des collègues, de l’enseignant-e. L’attention qui leur est porté coïncide avec une recherche et un développement de sa propre voix :

[l]a capacité à percevoir l’importance des choses, leur place dans notre vie ordinaire, n’est pas seulement sensible : elle est aussi capacité d’expression adéquate. C’est la forme de vie ordinaire qui détermine la structure de l’expression, laquelle inversement la retravaille et lui donne forme. (Laugier, 2015 : 72)

Le module d’EMC indique un chemin d’enseignement/apprentissage où les interlocuteurs faisant figure de modèle se multiplient au fil des rencontres. Il choisit donc de ne pas se fier à une seule figure de référence – l’enseignant-e –, détentrice d’une norme hors-sol artificiellement légitimée, mais de saisir la variation de voix qui composent ce français que nous rencontrons dans nos vies ordinaires. Les jugements d’acceptabilité et de valeur abstraits sur la langue – du point de vue de « règles » linguistiques, socioculturelles ou interactionnelles, par exemple –, propres à un enseignement normatif, sont mis de côté au profit du perfectionnement d’une capacité pratique observable.

 

4.4 Reconnaître la capacité à s’exprimer

Nous voulons éviter que le CQF - par son pouvoir « certifiant » et la valeur sociale qui peut lui être attribuée – impose des formes et des contenus linguistiques et culturels assimilables à un objectif normalisé à atteindre, auquel se conformer. En effet, cela pourrait exacerber un sentiment d’insécurité linguistique chez les apprenant-e-s qui ont intégré l’idéalisation d’une norme, qu’ils ressentent toutefois comme éloignée de leurs pratiques langagières (Labov [1966] 2006, Francard 1989), et à laquelle elles et ils désirent se conformer (Remysen 2018).

Dans la création du portfolio, les candidat-e-s sont appelé-e-s à traduire en français l’intensité des interactions auxquelles elles et ils sont confronté-e-s. La volonté de trouver les mots pour dire son expérience exprime une confiance dans son expérience (Laugier, 2005 : 163). C’est par ce travail d’éducation de sa confiance que le CQF souhaite permettre aux candidat-e-s de (re)instaurer un lien avec le langage tel que pratiqué dans la vie réelle et de renforcer leur sentiment de sécurité à agir au sein de la communauté francophone. La rédaction et puis l’accomplissement des parties d’expression orale et écrite de l’examen CQF veulent être des invitations à s’exprimer, toujours mieux : à partager son vécu, son ressenti, ses connaissances, sa manière de voir et de faire.

L’évaluation de la capacité à s’exprimer par oral se fonde sur une discussion initiée par la lecture d’un extrait du portfolio personnel et guidée par des questions ouvertes de l’examinateur. Le candidat a ainsi l’opportunité de présenter le déroulement de son travail d’apprentissage, de préciser des scènes, les comparer, les associer, de focaliser des détails, d’en saisir des nouveaux ; en somme, de porter sa voix un peu plus loin – face à son nouvel interlocuteur – de l’affiner par endroit, de l’adapter, de la renouveler (Stebler, sous presse).

Les contenus abordés proviennent donc essentiellement du ou de la candidat-e, dans l’échange avec les examinateurs et/ou examinatrices. Ce choix est motivé par le fait qu’au-delà de la dichotomie traditionnelle forme/contenu, parler est se dire, se rendre intelligible aux autres. Les examinateurs et/ou examinatrices essayeront donc de voir et d'évaluer jusqu’à où le ou la candidat-e arrive à s’exprimer, à improviser de manière adéquate. Pour elles et eux et pour les candidat-e-s il s'agit de prendre le soin de s'observer et de s’écouter mutuellement.

En accomplissant les activités d’expression orale et écrite, les candidat-e-s se basent sur ce qu’elles et ils entendent, voient, ressentent, pensent et imaginent, en lien avec les documents, et en réponse aux interlocuteurs et interlocutrices auxquels elles et ils sont confronté-e-s. Par exemple, dans la partie écrite d’interprétation d’un personnage de la vidéo, les candidat-e-s sont amené-e-s à s’appuyer sur les éléments contextuels qui leur semblent pertinents et à en rajouter des autres, pour le faire « vivre » aux yeux de leurs examinateurs et examinatrices. La rédaction d’un mail informatif sur un sujet spécifique, adressé à un interlocuteur particulier, requiert le même type d’attention.

Fondamentalement, ce travail ethnographique essaie de leur faire saisir et accepter le risque constitutif du langage, pour chacun. Par la composition du portfolio, donc, on peut voir plus clairement ce que peut signifier concrètement « se familiariser » à une communauté linguistique et culturelle à première vue étrangère. Ce parcours parfois périlleux de (re)découverte est tel si l’apprenant, confronté à ses interlocuteurs francophones, accepte de se laisser éduquer. Cette approche n’a rien d’assimilationniste, car à bien y regarder – en lisant attentivement un portfolio ou en écoutant des enregistrements de participant-e-s, par exemple – la forme que prend chaque rencontre est unique. Dans une perspective non-normative, le travail sur le portfolio vise à permettre aux candidat-e-s d’affiner leur sensibilité à la dimension contextuelle, orale, interactionnelle et/ou philosophique du langage, en élargissant le champ des apprentissages possibles. Il s’agit par ce travail de « donner de la matière » – de l’épaisseur – à sa voix francophone en devenir.

 

 

 

Conclusion

Reprenons les fils de nos questionnements initiaux : pourquoi proposer un test de langue et sur quels critères linguistiques et didactiques le construire ? Le CDV a adopté, depuis 2007, l’échelle du CECR pour classer les étudiant-e-s qui suivent ses cours. Il a adapté la perspective actionnelle à ses enseignements en adoptant des séquences pédagogiques qui permettent de travailler la langue d’un point de vue actionnel et il a ancré son point de vue théorique dans une conception pragmatiste originale de la langue. Ce point de vue théorique l’a amené à privilégier une conception anthropologique de la langue afin de tirer le meilleur parti de la situation d’immersion que vivent ses étudiant-e-s. Il a ainsi développé un journal de séjour, qui est en fait un cahier ethnographique ayant pour but de développer une certaine réflexivité des apprenant-e-s de FLE vis-à-vis de la forme de vie dans laquelle les activités langagières qu’il apprend en cours prennent sens. Les examens du CQF tiennent compte autant de l’adaptation originale de la perspective actionnelle qu’opère le CDV que de la conception anthropologique de l’apprentissage d’une langue.

Le CQF essaye de permettre à ses candidat-e-s de se situer dans le territoire des pratiques francophones, d’apprécier leur capacité pratique à varier leur manière de s’exprimer en français, et ses limites. Les espaces francophones sont le terrain nécessaire pour que les capacités des apprenant-e-s puissent se déployer, se révéler, se mésurer, se renouveler. Ainsi, concrètement, les candidat-e-s au CQF investissent différents milieux lausannois, en réalisant un journal ethnographique personnel, avant de s’engager dans les différentes activité langagières de l’examen. Le portfolio invite les apprenant-e-s à « cartographier » les usages auxquels elles et ils sont confronté-e-s, d’observer, de multiplier et de comparer des images du langage et de leurs propres voix en devenir (Stebler, sous presse).

[…] individuelle ou collective, la subjectivité est à analyser, non à partir d’un principe d’identité a priori, mais à partir d’un fait de variation continue : la subjectivité est d’abord passage, devenir. Elle est fonction d’une aptitude variable à passer d’une territorialité à une autre comme entre des identités hétérogènes et provisoires, et à s’ouvrir sur des territorialités inédites. (Sibertin-Blanc, 2010 : 237)

Chez Deleuze, la cartographie n’est pas une représentation codée savante d’un paysage donné, mais plutôt une pratique ordinaire de perception, d’exploration et d’investissement des espaces, qui mobilise les êtres vivants (Sibertin-Blanc, 2010 : 227). Une carte est importante surtout parce qu’elle « fait faire le mouvement, et aide à le faire » (Ibid : 228). Le portfolio exprime une expérience qui dépasse les frontières du « terrain » et du « chez soi » : nous exprimer est notre capacité sensible à saisir l’importance des choses dans nos formes de vies en devenir (Laugier 2005). Ainsi « [l]a carte exprime l’identité du parcours et du parcouru. Elle se confond avec son objet, quand l’objet lui-même est mouvement » (Deleuze (1993 : 81), cité par Sibertin-Blanc : 228).

La valeur du CQF est formative, avant d’être sommative, parce qu’il tente de promouvoir, reconnaître et évaluer une transformation des candidat-e-s dans le langage. Conscient du rôle joué par les examens certifiants dans la diffusion d’une vision de la langue et des communautés, le CDV s’efforce de pratiquer une approche démocratique qui valorise l’expression de tout le monde.

Bibliographie

 

ALTE (2011), Manuel pour l’élaboration et la passation de tests et d’examens de langue. Strasbourg, Conseil de l’Europe.

AUSTIN John langshaw (1991), Quand dire, c’est faire. Paris, Seuil, coll. Points / Essais édition.

BAKHTINE Mikhaïl Mikhaïlovich (1984), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.

BORNAND Sandra, LEGUY Cécile (2013), Anthropologie des pratiques langagières. Paris, Armand Colin.

BÜTTGEN Philippe, CASSIN Barbara (2009), « « J’en ai 22 sur 30 au vert ». Six thèses sur l’évaluation », in Cités, 2009/1 (n° 37), Presses Universitaires de France, p. 27-41.
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