Résumé

Résumé

Cet article aborde le problème de la subjectivité de la voix dans l’apprentissage du français langue étrangère. Il mobilise l’exemple de la lecture à haute voix pour montrer que mon expression dans une langue qui n'est pas la mienne ne consiste pas à s'approprier cette langue, mais à accepter de se laisser traverser par elle. L’expression de soi n'est possible que sur le fil des expressions d'autrui. Je ne m'approprie donc pas une langue, c'est elle qui s'empare de moi en me liant à elle. Puis-je supporter l'altération de mon expression dans le corps de mots qui ne sont pas les miens ? Cela dépendra de ma capacité à me rendre intelligible dans des rythmes et dans des musiques que je ne maîtrise pas. Cette intelligibilité sera fragile parce qu'elle impliquera toujours que je me reconnaisse moi et que je me fasse reconnaître des autres dans un paysage sonore qui ne m’est pas familier. L'apprentissage d'une langue étrangère me demande alors un effort qui s'apparente à de la patience : vis-à-vis des autres d’abord, vis-à-vis de moi-même ensuite. Cette vision de la subjectivité dans une langue étrangère met en évidence que son apprentissage est tributaire d'une confiance en soi  qui se construit symétriquement à l'apprentissage d'une confiance en autrui. D’une confiance en soi comme un autre.

Yves ERARD
Université de Lausanne, Suisse

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1. Activité langagière et subjectivité

Dans son livre Pour une didactique de l’appropriation, Véronique Castellotti (2017) fait le portrait de la didactologie-didactique des langues (DDdL). Sa description appose deux orientations conceptuelles, la première qui considère la langue comme une technique et la seconde qui considère la langue comme une expérience. La première orientation valorise la langue comme code, la deuxième orientation valorise la langue comme pratiques ou représentations. Véronique Castellotti n’opte pour aucune des options qu’elle décrit préférant choisir une autre voie :

« Face aux deux tendances empruntées majoritairement par la DDdL en valorisant le code ou la communication, le propos de cet ouvrage est de revendiquer une « troisième voie » (si tant est que les précédentes ne relèvent pas, au fond, des mêmes présupposés philosophiques) pour penser les « Humanités » en particulier, ici, du point de vue de « l'appropriation des langues ». (Castellotti, 2017 : 38)

Pour ne pas laisser impensés ses choix épistémologiques, elle explicite alors ses présupposés théoriques différents de ceux qui sous-tendent les orientations théoriques dominantes en DDdL. Elle fait le choix d’une orientation à la fois phénoménologique et herméneutique (Castellotti, 2017 : 38). Elle entend ainsi se démarquer aussi bien des perspectives didactiques plurilingues que des didactiques communicativo-actionnelles et qu’enfin des didactiques d’inspiration cognitive (Castellotti, 2017 : 304-305) pour proposer « une didactique “de l'appropriation” […] [qui] devrait d'abord partir des finalités humaines » (Castellotti, 2017 : 54). Cette DDdL qui ne se veut ni une technologie ni une science, Véronique Castellotti se refuse à la qualifier d’humaniste pour lui préférer le terme de relationnelle parce qu’elle met l’accent sur le fait que l’appropriation d’une langue est d’abord une transformation de soi au contact de l’autre (Castellotti, 2017 : 251). La compréhension des autres à travers ma relation à eux joue un rôle central dans la voie que définit Véronique Castellotti pour la DDdL. En donnant ainsi la priorité à la question de la réception (Castellotti, 2017 : 70), l’appropriation d’une langue ne peut pas être décrite comme la possession d’une langue parce que l’on ne peut jamais ni la maîtriser ni la contrôler :

« S'approprier une “langue”, au sens où j'ai essayé de l'expliciter dans ce livre, ce n'est ni la maîtriser ni la posséder, c'est la “laisser advenir en propre” (Dastur, 2011). Donc, de mon point de vue, cela s'inscrit dans une dynamique absolument contraire à celle de la possession et du contrôle qui constitue la base de la grande majorité des systèmes éducatifs et, plus largement, des institutions. » (Castellotti, 2017 : 307).

Dans la proposition didactique de Véronique Castellotti s’approprier une langue ne veut surtout pas dire la posséder. Cette redéfinition de l’expression « s’approprier une langue » suit donc une pente contraire à son sens ordinaire de « prendre possession » ou de « se rendre maître » qu’a l’expression pour lui faire dire « laisser une langue advenir en propre ». Mais « apprendre une langue » ne veut-il pas déjà dire « laisser advenir une langue en propre » ? J’ai l’impression que la grammaire du verbe « approprier » impose un objet « langue » que l’on doit s’approprier et « sujet » qui doit s’approprier cet objet, c’est-à-dire deux entités séparées qui se font face et ne rendent pas vraiment compte du processus réciproque et dynamique de transformation de la personne en même temps que de la transformation de la langue qu’apprend cette personne, processus qui est pourtant au cœur de ce que veut mettre en évidence Véronique Castellotti. La phénoménologie et l’herméneutique sur lesquelles s’appuie son modèle d’appropriation ne sont pas étrangères à cette difficulté. En effet, autant l’une que l’autre suppose un sujet face à un objet d’abord séparés et dont la relation doit être expliquée. Dans ce cadre théorique, l’appropriation sonne comme un processus de saisie comme si l’apprentissage ne relevait pas, d’abord, d’un processus d’échanges et de transformations mutuelles. Le problème du sujet de l’appropriation, le problème de l’objet langue et le problème de la relation de ce sujet à cet objet qu’il faut expliciter provient des références théoriques autant à la phénoménologie qu’à l’herméneutique.

Dans ma contribution, j’aimerais montrer qu’une autre troisième voie entre existe en DDdL entre code et communication. Cette troisième voie partage, avec la démarche de Véronique Castellotti, l’exigence de clarification épistémologique, non pas sur ce qu’il faut entendre par l’objet langue comme expérience telle qu’elle la définit (Castellotti, 2017 : 307), mais sur la langue comme activité ; non pas sur ce qu’il faut entendre par sujet de cette expérience, mais sur l’agent de cette activité ; non pas sur ce qu’il faut entendre par désir, mais sur ce qu’il faut entendre par vouloir dire, qui est une forme de désir qui consiste à trouver sa voix dans une parole qui est incorporée tant dans un corps individuel que dans un corps social. Cette autre troisième voie emprunte sa conception de la langue, de la subjectivité et du désir à la philosophie du langage ordinaire (désormais PLO) telle que la définit Stanley Cavell dans Dire et vouloir dire (2009) et dans Les voix de la raison (1996).

Dans son article « Pragmatique, théorie des actes de langages et didactique des langues-cultures. Histoire, arrière-plans philosophiques, conséquences et alternatives » (2013), Marc Debono examine les inspirations théoriques de la perspective communicationnelle et actionnelle (centrale dans le CECR) en essayant de mettre à jour leurs liens avec le pragmatisme et, en particulier, les théories de actes de langage. Marc Debono s’attache à une double et difficile tâche : d’une part, la perspective actionnelle du CECR n’a jamais explicité ses liens aux théories des actes de langage ni au pragmatisme et, d’autre part, le pragmatisme trace des linéaments compliqués qui dessinent des allers et retours nombreux entre les deux côtés de l’atlantique (Laugier, 2008). En ce qui concerne la PLO, je ne suis pas sûr de pouvoir suivre la généalogie que trace Marc Debono entre Wittgenstein, Austin et Searle :

« Au contraire, Wittgenstein, le père fondateur de la philosophie du langage ordinaire dira à peu près exactement le contraire : les « jeux de langage » du langage ordinaire produisant selon lui des règles adaptées aux différentes situations. Les thèses d’Austin et Searle s’inscrivent dans cette filiation wittgensteinienne, et les pragmatistes et pragmaticiens travaillent, en philosophie comme en sciences du langage, uniquement sur ce langage ordinaire, réel, attesté, empirique. » (Debono, 2013 : 5)

Classer Wittgenstein dans la catégorie des philosophes du langage ordinaire peut être questionné. Stanley Cavell le catégorise ainsi tout en disant que cette décision peut être sujette à débat. Par contre, placer Austin comme héritier de Wittgenstein est impossible. Ils sont contemporains, l’un enseignant la philosophie à Oxford et l’autre à Cambridge. Ils se connaissaient, mais étaient, au mieux, indifférents l’un à l’autre. Le rapport entre Wittgenstein et Austin sous l’étiquette de la PLO est établi par Stanley Cavell. Ce dernier prolonge les pensées de ces deux philosophes d’une manière très différente à celle que propose Searle. Il échappe ainsi à la critique de Marc Debono à l’égard de la pragmatique :

« En lien avec ce premier ensemble de raisons, la conception très instrumentale du langage que propose la pragmatique explique aussi son succès en DLC. Il y a en effet l’idée, chez Searle surtout, qu’en maîtrisant l’acte de langage, on peut décoder, après un certain effort, l’intention de son auteur (l’intentionnalité étant un élément central dans la théorie de Searle, j’y reviendrai) – ce qui revient à dire que cette intention pourrait être transparente à celui qui aurait fait le travail nécessaire pour qu’elle le soit (et notamment d’apprentissage de la langue et de ses conditions d’utilisation contextuelles). Inversement, en maîtrisant l’acte de langage, on pourra encoder de manière fiable son intention de communication. In fine, l’incompréhension est pour Searle un cas d’école, les intentions de communication étant potentiellement toujours compréhensibles/transmissibles par la bonne maîtrise de l’unité minimale de communication qu’est l’acte de parole. » (Debono, 2013 : 4-5)

Sans entrer dans les détails, la philosophie perfectionniste de Stanley Cavell hérite d’Austin une conception des actes de langage dont la félicité (la réussite) est fragile. Stanley Cavell souligne combien Austin insiste dans ses travaux sur le malheur potentiel des actes de langage (la bouteille ne se casse pas au moment du baptême d’un bateau, le prêtre qui célèbre le mariage n’est pas tout à fait prêtre, etc.). Le travail d’Austin sur les excuses (Austin, 1956) met le doigt sur la vulnérabilité de notre expression langagière. Ce travail montre aussi le décalage entre ce que l’on dit et ce que l’on voulait dire faisant ainsi apparaître la subjectivité des actes de langage dans leur fragilité même. En effet c’est dans les ratages qu’apparaît notre vouloir dire dans le regard de celui à qui nous nous adressons autant que dans notre attention à cet autre qui nous écoute dire. Quand nous disons « excusez-moi ce n’est pas ce que je voulais dire », l’expression de notre vouloir dire apparaît dans la réaction de l’autre. Le langage, lui, nous trahit ou plutôt, le langage nous expose en même temps qu’il nous exprime (Laugier, 2010). Nous ne possédons pas une langue, c’est plutôt elle qui nous possède. Nous ne nous approprions pas une langue, c’est plutôt elle qui s’empare de nous.

Dans la PLO de Stanley Cavell, la langue est aussi quelque chose qu’il faut « laisser advenir en propre ». Toute tentative de saisie (maîtrise, contrôle) de notre expérience dans les mots de notre langue loin de nous donner une expérience contribue à nous la faire perdre (Laugier, 2002). Par contre laisser à l’expérience le soin de nous apprendre ce que nous sommes en portant une grande attention aux mots qui disent notre expérience et qui nous disent, met en avant notre besoin d’éducation autant que notre besoin de transformation. Cette perspective que donne Stanley Cavell à la PLO peut être dite perfectionniste.

L’autre troisième voie que je vais emprunter dans mon article entend comme Marc Debono donner une explicitation à la perspective actionnelle en DDdL dans une tentative de définir avec la PLO comment nous concevons ce que peut être une activité langagière, ce que peut être le sujet d’une activité langagière et ce qu’il faut entendre par expression langagière ainsi qu’apprentissage de cette expression langagière dans une langue.

Le tournant actionnel dans la didactique des langues (Puren, 2006) n’a pas été accompagné d’une réflexion suffisante sur la place qu’il fallait accorder à la subjectivité dans les pratiques langagières. Le sujet de l’action langagière a été considéré séparément de ses activités, comme si les conditions dialogiques de leur exécution et de leur apprentissage n’avaient pas d’influence sur le sujet considéré dans son action comme expression de sa subjectivité (Taylor, 1997).

Ce défaut pointe deux difficultés de la perspective actionnelle du CECRL : premièrement, la faiblesse du concept d’action qui sous-tend toute la démarche du Cadre et deuxièmement, la faiblesse corrélative du concept de sujet de l’action ou, s’il l’on préfère, de l’acteur ou, si l’on préfère encore, de l’auteur de l’action. En 2011 déjà, nous formulions le problème dans un numéro de la revue A contrario consacré à l’application du CECRL à l’Université de Lausanne en ces termes :

« Pour échapper à cette aporie, la recherche sur l’apprentissage des langues aurait intérêt à s’inspirer des débats récents de la philosophie de l’esprit suite à la parution du Complément du sujet, de Vincent Descombes (2004). Après avoir écarté les conceptions solipsiste et réflexive du sujet, le philosophe retient le seul sujet de l’action. Mais remplacer le sujet par l’acteur, loin de résoudre le problème que nous pose la question de la subjectivité, ne fait que le déplacer. Dans Wittgenstein : le mythe de l’inexpressivité, Sandra Laugier (2010) fait basculer complètement la question de la subjectivité en suggérant que ce n’est pas son caractère privé, mais son caractère trop immédiatement public qui pose problème. Ainsi, ma subjectivité n’est pas cachée, mais plutôt trop visible ou, pour le dire dans les termes de Taylor, “l’action est expression” (Taylor 1997). Une activité langagière m’exprime autant qu’elle m’expose au regard de l’autre et, dans une “ perspective actionnelle ”, la question de l’apprenant·e comme acteur·trice social·e doit être appréhendée dans le rapport qu’entretiennent expression et communauté langagière. » (Erard, Merrone, Stebler, 2011 : 8)

Concevoir le sujet dans son expression langagière nous rend soudain bien étrangère la dichotomie du CECR, qui sépare clairement ce qui doit être appris de celui·celle qui l’apprend. En définissant d’emblée la subjectivité dans l’action comme expression dans une communauté langagière, elle donne une définition politique de l’acteur·trice social·e. Une gouvernance, si elle se veut démocratique, devrait alors chercher le consentement du/de la citoyen·ne et donner à chacun·e, quel que soit son niveau de langue la possibilité d’exprimer sa voix dans une approche plurilingue.

Dans son article « Voix et claim : Cavell et la politique de la voix » de l’ouvrage collectif Les plis de la voix dirigé par Martine de Gaudemar (2013), Sandra Laugier affirme que la philosophie de Stanley Cavell a pour but de « réintroduire la voix humaine en philosophie » :

« Pour lui [Stanley Cavell], l’enjeu de la philosophie du langage ordinaire – l’œuvre de Wittgenstein, et celle d’Austin – est bien de faire comprendre que le langage est dit, prononcé par une voix humaine au sein d’une “forme de vie”. Il s’agit alors de déplacer la question de l’usage commun du langage, centrale dans les Recherches Philosophiques, vers la question, plus inédite, du rapport du locuteur individuel à la communauté du langage : ce qui conduit pour Cavell à une réintroduction de la voix en philosophie, et à une redéfinition de la subjectivité dans le langage à partir, précisément, du rapport de la voix individuelle à la communauté linguistique, de la justesse à l’accord. Il y a aussi dans la voix l’idée de claim, de revendication : la voix individuelle ré-clame une validité commune et y trouve sa juste tonalité. » (Laugier, 2013 : 97)              

Si la subjectivité dans le langage est définie par l’accord entre ma voix et ma communauté langagière, l’apprentissage d’une langue étrangère devrait d’abord être considéré, d’un point de vue subjectif, comme la perte d’une expression en même temps que perte de communauté. Sous cet aspect, l’apprenant·e d’une langue étrangère n’acquiert ni ne s’approprie un objet langue qui lui serait extérieur, mais vit un processus de transformation qui affecte profondément ce qu’il est. Ainsi décrite l’acquisition d’une langue étrangère relèverait plus d’une pédagogie de l’être que d’une pédagogie de l’avoir parce que celui ou celle qui apprend est transformé par ce qu’il ou elle apprend (Standish, 2007).

Je vais maintenant observer cet entrelacement de l’accord dans les voix autant naturel que social en suivant le fil qui va de l’expérience d’une voix perdue (1) à la sensation d’une voix retrouvée (4) en prenant l’exemple de la lecture à haute voix dans l’apprentissage du français comme langue étrangère (2). Dans un premier temps, nous considérerons la langue étrangère sous l’aspect d’un paysage sonore (3). Nous suivrons ensuite des étudiant·e·s de FLE dans leurs efforts pour se familiariser avec le paysage sonore du français dans une trajectoire qui devrait leur permettre de trouver une voix dans la langue qu’ils apprennent (5).

2. Perdre sa voix

Dans le monde académique, un·e non-francophone ne vit jamais autant le risque de perdre son expression que lors d’une présentation oral publique dans laquelle la confrontation à l’autre est directe et dans laquelle les effets perlocutoires[1] du langage ont des effets massifs sur la possibilité de faire entendre sa voix. L’apprentissage de cette capacité à supporter son expression dans une langue qui n’est pas la sienne passe par la confiance dans la justesse de sa lecture à haute voix. Cette activité qui expose (il faut se rendre intelligible en public), peut être très mal vécue comme en témoigne les mots de cette étudiante non francophone :

« Souvent, on entend les étudiant·e·s non-francophones commencer une présentation orale avec la phrase “Je m’excuse, je ne suis pas francophone”. Moi-même, je le faisais souvent quand je sentais que le public n’était pas très tolérant. Pourquoi doit-on s’excuser devant les enseignant·e·s et les collègues lorsque l’on n’est pas francophone ? Je me demande si je suis la seule qui rencontre quelques difficultés comme étudiante à l’Université de Lausanne (UNIL) : l’exclusion des groupes d’études avec étudiant·e·s francophones, le silence dans les cours et, plutôt, le processus long hétérogène exigé par l’écriture d’un texte scientifique. » Gina Wirz-Suárez (2017), « Je m’excuse, je ne suis pas francophone… », Revue des IEU, Cours de vacances, UNIL.

Comment peut naître ce sentiment d’avoir une parole tellement malheureuse qu’on ressente le besoin de s’excuser d’être non francophone avant même d’avoir lu le plus petit mot ? Si l’on y réfléchit bien, justifier sa peur de l’épreuve orale par le fait de ne pas être francophone revient à s’exclure soi-même de la communauté linguistique à laquelle, pourtant, on s’adresse. Cette inadéquation entre voix et forme de vie est une manière de ne pas exprimer sa voix en prenant la parole.

Pourtant, une présentation orale dans un cours universitaire consiste dans bien des cas à lire un texte à haute voix en public.  Pour des étudiant·e·s qui savent lire et écrire en français, pourquoi est-il si difficile de passer des lettres sur le papier à leur expression orale publique ?

3. Lecture à haute voix

Je me rappelle, par exemple, de ce séminaire de Master où une étudiante hispanophone avait beaucoup travaillé la rédaction de son texte pour sa présentation. Un bon texte, clair et précis. Elle a commencé à lire. Sa lecture ne respectait pas les groupes rythmiques, ni dans le débit, ni dans les pauses. Son expression orale était saccadée, elle devenait difficile à suivre. Au bout de cinq minutes, les étudiantes francophones ont commencé à faire autre chose. L’intervenante a remarqué qu’elle commençait à perdre l’attention de son auditoire. L’enseignant a remarqué que l’étudiante avait remarqué qu’elle avait perdu l’attention des étudiant·e·s à qui elle s’adressait. Le temps a commencé à être long. Il lui restait quinze minutes à parler sans être entendue. Quinze longues minutes à faire partie d’un ensemble sans y être comprise.

Dans cet exemple, ce ne sont pas les mots qui ne sont pas compris, mais la personne. Pour comprendre cette incompréhension, la distinction que fait Wittgenstein entre les deux sens que nous donnons à comprendre dans notre usage ordinaire peut nous aider à mettre des mots sur le malaise que nous ressentons dans de telles situations :

« Nous parlons de la compréhension d'une phrase au sens où la phrase peut être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre. (Pas plus qu'un thème musical ne peut l'être par un autre.)

Dans le premier cas, la pensée exprimée par la phrase est ce qu'il y a de commun à différentes phrases, dans le second, elle est quelque chose qu'expriment seulement ces mots-là, à ces places-là. (Comprendre un poème.) » (Wittgenstein : §531)

Comprendre signifie en même temps avoir la capacité d’exprimer ce que je veux dire avec d’autres mots et avoir la capacité d’exprimer ce que je veux dire avec le mot juste, avec le ton juste. Ce deuxième sens de comprendre a un rapport avec notre compréhension de la musique et notre compréhension de la poésie. Nous nous nous accordons dans le langage comme un choeur s’accorde dans le chant. Nous nous accordons dans nos voix.

4. Suivre une voie

Dans son livre Enseigner l’oral en interaction (2001), Elizabeth Lhot transfère la notion de paysage sonore du domaine de la musicologie où il est utilisé pour décrire les rapports de l’être humain à son environnement sonore, au domaine de la didactique des langues pour décrire les rapports entre des langues différentes qui ont toutes un paysage sonore qui leur est propre. Apprendre une langue étrangère fait donc entrer dans un paysage sonore différent de celui auquel nous avons été habitués par le rythme et la musique de notre langue maternelle. Autant pour l’expression que pour l’audition, celui qui apprend le français comme langue étrangère est confronté à un paysage sonore qui lui est étranger. Chaque auditeur d’une langue particulière a acquis une habitude d’écoute qui est liée aux paysages sonores qui lui sont familiers. Si le paysage est dessiné d’une manière qui ne correspond pas à ses habitudes, il ressentira un sentiment d’étrangeté. Ce sentiment d’étrangeté peut expliquer la baisse d’attention d’un auditoire francophone à l’égard d’une lecture non-francophone. La voix qui lit n’est pas reconnue. Ce manque de reconnaissance peut s’expliquer par une volonté de ne pas comprendre, mais aussi par un effort trop soutenu d’adaptation à des contours vocaux syncopés et parfois dissonants. L’écoute doit faire son chemin dans un paysage sonore peu familier.

J’aimerais illustrer cette variation possible du paysage sonore en prenant l’exemple d’une apprenante de français ayant effectué deux enregistrements d’une lecture à haute voix à trois mois d’intervalle, la deuxième lecture après avoir suivi un cours d’expression orale qui entraîne la lecture à haute voix. Dans la première lecture enregistrée au début du semestre, l’étudiante accentue tous les mots français comme si elle lisait en anglais. Sa lecture donne à un francophone l’impression d’être très saccadée.

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Dans sa deuxième lecture, trois mois plus tard, l’étudiante ne place plus un accent tonique sur tous les mots, mais à la fin des groupes rythmiques (en noir). Elle a aussi réussi à déplacer l’énergie de sa voix du début du groupe de souffle comme en anglais à la fin du groupe de souffle comme en français :

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Pour sa deuxième lecture, l’étudiante s’est aidée d’une partition qui inscrit sur le papier des techniques du corps utilisées pour entraîner le rythme de sa voix. Cette partition note différemment la matérialité sonore de la voix que ne le ferait un texte à l’écriture cursive :

Fig. 1 : partition.

Le travail sur les groupes rythmiques et les groupes de souffle a été accompagné d’un travail parallèle sur la syllabation. La syllabe joue un grand rôle en français, d’une part parce que l’accent tombe non pas sur un mot, mais sur un ensemble de syllabes et, d’autre part, parce ce qu’il a une très grande affinité pour les syllabes ouvertes de type consonne-voyelle. En effet, la suite des syllabes consonnes voyelles donne son rythme au français. La reconnaissance de l’alternance consonne-voyelle est donc primordiale pour lire le français (Sprenger-Charolles, Desrochers, Gentaz, 2018).

Malheureusement, la correspondance grapho-phonologique du français est très compliquée : les phonèmes ont des graphies complexes (plusieurs lettres pour un son) ; un très grand nombre de consonnes écrites ne se prononcent pas ; des voyelles notent des consonnes (le e qui indique qu’il faut prononcer la consonne précédente comme dans grande et des consonnes notent des voyelles (comme dans le n des voyelles nasales an, in, on) (Wioland, 2012 : 12-16, 37-38).

Un moyen, parmi d’autres, de rétablir la correspondance grapho-phonologique consiste à utiliser l’orthographe usuelle et de la couleur pour représenter en même temps phonèmes et graphèmes. Les graphies er, ez, é, etc. peuvent par exemple être coloriées en orange pour représenter le phonème /e/, c’est le moyen qu’utilise Phonocolor pour rétablir une correspondance grapho-phonologique plus univoque du français :

Fig. 2 : Tableau des correspondances grapho-phonologiques

Mais la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes n’a de pertinence pour la lecture à haute voix que dans l’alternance des consonnes et des voyelles pour former des syllabes dans la chaîne des graphies d’un texte. Donc si la reconnaissance phonémique dans les graphies complexes est importante, la segmentation en syllabe ne l’est pas moins. Dans la représentation graphique ci-dessous, les consonnes sont représentées par des carrés et les voyelles par des ronds, la syllabe la plus fréquente en français (Consonnes-voyelles) est aussi représentée par le fort contraste entre le fond noir, pour les consonnes, et le fond blanc, pour les voyelles. L’alternance des couleurs noires et blanches figure visuellement le rythme consonne-voyelle.

Fig.4: Tableau du système phonologique du français

Dans l’exemple qui suit, une étudiante de français langue étrangère dispose d’un tableau du système phonologique du français dans lequel les consonnes sont représentées par des carrés en couleurs et les voyelles par des ronds en couleur, à l’aide d’une baguette elle va tracer l’alternance des consonnes et des voyelles en même temps qu’elle lit son texte d’abord en couleur puis en noir et blanc.

Dans cette pratique spécifique de la lecture, elle suit la règle associer à chaque graphème le phonème correspondant. Quand le texte est en couleur, il s’agit de choisir la même couleur dans le tableau que dans la chaîne des lettres écrites en couleur. La difficulté réside dans le fait que plusieurs lettres peuvent correspondre à une seule couleur ou une seule lettre peut correspondre à plusieurs couleurs Quand le texte est en noir et blanc, la difficulté consiste à reconnaître la physionomie des phonèmes dans les graphèmes (comment se groupent les graphèmes pour former des phonèmes et comment les phonèmes alternent pour former des syllabes). Maîtriser cette technique aide à se familiariser avec l’écriture du français et sa correspondance grapho-phonologique compliquée.

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Dans cette lecture à haute voix très particulière, on peut visualiser le tracé que suit la vocalisation d’un texte écrit dans une représentation en couleur du système phonologique du français. L’étudiante traduit un texte en noir et blanc en couleur tout en prononçant les phonèmes qu’elle pointe. Elle utilise le système phonologique du français comme instrument de lecture. De la même manière qu’une personne utiliserait une carte de géographie pour trouver son chemin dans une ville, elle se sert des caractères d’imprimerie pour trouver son chemin dans la prononciation du français. Nous pouvons la voir suivre avec précision la règle « faire correspondre à chaque graphème le phonème correspondant », mais pas seulement. Elle suit aussi la règle « à chaque consonne faire correspondre un carré et à chaque voyelle faire correspondre un rond », la règle « faire une pause après chaque syllabe », la règle « faire une pause plus longue à chaque groupe rythmique ». L’étudiante rend ainsi publiquement disponible, sa manière d’enchaîner les syllabes (avec la prédilection du français pour les syllabes consonne-voyelle qui explique le phénomène dit de liaison), elle apprend aussi les frontières des syllabes et des groupes rythmiques. Quand peut-on dire qu’elle sait lire à haute voix ou, plus précisément, quand peut-on dire qu’elle sait lire correctement un texte en français à voix haute ? Une réponse pourrait être : quand elle a compris la règle, c’est-à-dire quand elle est capable de continuer à suivre la règle toute seule. Ici, nous avons affaire à une définition de la compréhension, non pas comme processus mental, mais comme capacité pratique. Nous pouvons voir la compréhension devant nos yeux comme dans l’exemple qui suit.

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Dans cet exemple, l’étudiante doit lire les mots un peu loin. Elle trace sa prononciation en pointant correctement le phonème un puis p et pointe alors le phonème e (de ne) au lieu du phonème eu (de peu). L’enseignant vocalise ce qu'elle pointe en disant pe, elle se rend alors compte visuellement que ce qu'elle prononce (en pointant e) ne correspond pas à ce qu'elle voudrait prononcer (en pointant eu). Elle pointe ensuite eu en demandant « avec ça ? ». Les deux étudiantes qui lisent le texte en même temps qu’elle, lui répondent « oui ». Elle dit alors « ah ! » et répète peu correctement.

 Ce « ah ! » équivaut à un « j'ai compris » (Wittgenstein 2015 : §180). Il n'est pas la description d'un état psychique, mais un signal pour dire « je peux continuer toute seule». L'étudiante voit maintenant la combinaison peu non plus comme la suite p+e, mais comme la suite p+eu et, ici, « voir autrement » peut aussi s'appeler « prendre conscience » pour peu que l'on ne veuille pas désigner cette prise de conscience comme une « opération mentale » qui interviendrait à l'arrière-plan de ce que nous avons sous les yeux. La prise de conscience de l'étudiante intervient pour combler l'espace entre ce qu'elle pense lire et ce qu'elle lit effectivement. Dans la reconnaissance de cet écart interviennent ceux et celles qui la corrigent dans un même désir de mettre un texte en voix en formant une communauté de lecture.

Prenons un dernier exemple dans lequel on peut voir émerger cette communauté du jugement dans une pratique où l'on suit une règle à plusieurs. L'étudiant-e-s veut lire chaleur à haute voix, elle hésite entre le eu de peur et le eu de peu. Elle montre son hésitation avec un geste allant d'un son à l'autre en regardant ses co-lectrices. L'une d'elles lui indique la couleur à choisir. Leur compréhension mutuelle s'incarne dans un sourire.

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Cet exemple montre aussi combien l'étudiante engage tout son corps dans son élan pour prononcer le dée d'idée. Il montre aussi combien le dispositif amène les étudiantes à faire communauté dans leur lecture. Toutes ont le texte à la main. Toutes vocalisent le texte, même si c'est chacune à leur manière, c'est-à-dire, chacune selon ses capacités. Toutes suivent la baguette qui n'est plus celle du maître, mais devient celle de la cheffe d'orchestre. Elle donne le rythme, elle bat la mesure, elle suit le texte comme on suit une portée. L'accord est musical au niveau de la voix, il est politique au niveau de la communauté de lecture. Les étudiantes s'entendent dans une forme de vie qui a une dimension autant naturelle (expressions corporelles de la voix) que sociale (jugements sur l'harmonie des voix).

Dans cette activité didactique, l’initiative revient aux personnes qui apprennent, l’enseignant ne fait que suivre. Le fait sonore est ainsi abordé dans la relation très étroite qui se tisse entre la personne qui parle et les personnes qui l’écoutent. L’atmosphère est bienveillante. La voix peut s’exprimer tout en exposant sa vulnérabilité. La voix peut ainsi trouver une voie.

5. Retrouver sa voix                                                                                     

D'autres pédagogies des langues étrangères partagent avec Elizabeth Lhot une conception du langage comme pratique incorporée et considère la matérialité vocale comme une caractéristique fondamentale d'une langue et de son apprentissage. C'est le cas, parmi beaucoup d’autres, de Caleb Gattegno (Gattegno, 2010) et de Bernard Dufeu (Dufeu, 1992). Cette attention particulière à la matière vocale de la langue implique chez l'un comme chez l'autre une pédagogie qui met l’apprenant·e au centre de son apprentissage en prenant grand soin de son désir d’expression. Pour reprendre une formule de Gattegno, il s'agit de « subordonner l'enseignement à l'apprentissage » (Gattegno, 2010 : 13), ou, pour le dire dans les termes de la métaphore que j'ai utilisée jusqu'ici, il s’agit de laisser à celui ou celle qui doit trouver son chemin dans un paysage sonore étranger le soin de s’aventurer par lui-même sur ses propres pistes.

Dans ce type de pédagogies, le vouloir dire n'est plus du côté du maître, mais du côté de celui ou celle qui désire s'exprimer. Le tableau noir n'est plus une surface destinée à recevoir un savoir institué, mais une surface d'inscription où s'instituent les possibles de ceux et celles qui tracent leur voix collectivement dans une carte du système phonologique du français. Cet usage du tableau noir fait penser à celui de Deligny (Cardoso, 2016 : 33) qui brise la barrière invisible qui sépare l'enseignant-e sur son estrade des élèves sur leur banc. Ce dispositif fait de la classe un espace de jeux qui favorise l'imagination collective :

« Le commun dont parle Deligny est celui du coutumier, où participent adultes et enfants à travers un lien qui est infra-linguistique, infra-subjectif. S’il n’est pas “ social”, c’est parce qu’il ne passe nullement par le rapport dialogique et verbal. Mais le mot d’“accord” serait encore problématique, sauf si nous le comprenons dans un sens plutôt ”musical”, comme résonance des corps les uns avec les autres. La politique du commun du réseau passe par tout un travail sur l’habitude, sur “se” fabriquer autrement. Une politique véhiculée non pas par le verbe et la discussion, mais attentive aux gestes, aux corps, aux ornières… “Se” fabriquer autrement, mais sans viser ce qu’on fabrique, dans une chorégraphie des corps et des gestes non sans rapport avec le travail minutieux des cartes. » (Cardoso 2016 : 439)

Le tableau du système phonologique fonctionne comme une carte avec laquelle un·e apprenant·e de français va pouvoir chercher sa voix. Les outils Phonocolor, pour l’enseignement de la prononciation doivent être interprétés dans cette optique. Ils n’ont d’utilité que comme créateur de circonstances qui permettent à des étudiant-e-s de parcourir le paysage sonore du français en s’y perdant souvent et en s’y retrouvant parfois.

Le parcours que trace l’étudiante lui permet de prendre conscience de certains aspects du paysage sonore du français (de le voir autrement). Elle en incorpore les chemins par le geste et le rythme tout en suivant la règle qui consiste à faire correspondre un graphème à un phonème. Cet apprentissage est normatif. La règle apparaît quand l’étudiante la suit ou quand elle l’enfreint dans la réaction de ses co-lectrices qui la guide dans son parcours. Un regard complice et la voie est reconnue par celle qui trace. Un regard complice et la voix est reconnue par celles et ceux qui suivent la lecture. S’accorder dans une lecture, et plus largement dans le langage, est une relation ou, plus précisément, une circulation.

Touver sa voix dans le paysage sonore d’une langue étrangère ne saurait vouloir dire consentir à une norme de prononciation univoque. Dans cette conception du langage comme expression, il n’y a ni déviance ni conformité par rapport à un paysage sonore étranger, mais cheminement dans ce paysage en prenant confiance dans l’écho que trouve ma voix dans l’écoute des autres. Il faut insister sur l’intelligibilité dans l’apprentissage de la prononciation d’une langue étrangère, mais ce n’est pas le message qui doit être intelligible, c’est celui qui prend la parole. Encore faut-il qu’il ou elle la prenne, qu’il ou elle trouve la confiance de la prendre :

« La Self-Reliance nous engage non pas à trouver une confiance subjective (ou transcendantale), mais à retrouver la capacité à être expressifs, c’est-à-dire PUBLICS. » (Laugier, 2013 : 107)

La confiance dans sa voix est, comme je l’ai dit en introduction, un enjeu autant éducatif que politique. Cette subjectivité s’oppose autant à une conception libérale d’un sujet isolé des autres qu’à une conception communautariste du sujet identique aux autres : conforme parce que consentant à sa séparation dans le premier cas, conforme parce que consentant à son assimilation dans le deuxième cas. Une éducation de la voix consiste à travailler à l’expression publique de sa voix qui est une revendication de sa place dans la communauté des voix. Dans l’exemple de l’apprentissage de la prononciation dans une langue étrangère, il s’agit de travailler une pratique, la lecture à haute voix, dans un contexte public, la lecture à d’autres. L’exercice demandé aux étudiant-e-s qui consiste à traduire un texte orthographique dans son équivalent dans un tableau phonologique où chaque phonème est représenté par un symbole en couleur revient à faire un exercice de traduction simultanée d’un texte orthographique vers l’expression vocale de ce texte. Cette exercice de traduction à plusieurs jouent un rôle important dans l’appropriation d’une langue au sens où l’entend Véronique Castellotti :

« D'un point de vue concret, cela signifie redonner de l'importance, notamment, à des usages depuis longtemps sinon abandonnés, du moins relégués à la portion congrue comme la traduction et la littérature, non pas en tant qu' exercices scolaires mais en tant qu' expériences privilégiées la relation altéritaire ou, comme le formulait A. Berman, lui-même traducteur et théoricien de la traduction, comme « épreuve de l'étranger » (Berman,  1984), « épreuve » pouvant ici être compris dans ses deux significations de risque, obstacle, d'une part, mais aussi de ressenti, de perception d'autre part. » (Castellotti, 2017 : 283)

En enregistrant deux lectures d’un même texte à trois mois d’intervalle après avoir travaillé à l’améliorer par des exercices pratiques, puis en faisant écouter ses deux lectures à l’étudiant-e pour lui faire constater les changements de sa voix dans un paysage sonore qui ne lui est pas familier, le but pédagogique est de lui mettre sous les yeux l’immense potentiel de transformation que tout être humain peut déployer dans ses prises de parole. L’aisance à circuler dans un texte à l’oral augmente la confiance qu’une personne peut avoir dans sa voix. Dans ce dernier exemple, une étudiante hispanophone passe d’une lecture où les voyelles d’une part et l’accent lexical d’autre part donnent des contours étranges au paysage sonore dans son premier enregistrement :

Audio2_Séquence 1

Dans son deuxième enregistrement, le paysage sonore de sa lecture met plus d’accent sur les syllabes consonne-voyelle avec attaque sur la consonne d’une part et sur le regroupement des syllabes dans le groupe rythmique :

Audio2_Séquence 2

La démarche est individuelle parce que la voix est individuelle, elle aussi. Apprendre à tracer une voie dans le tableau du système phonologique du français dans une lecture publique et collective d’un texte a pour but pédagogique de montrer la fragilité de la voix, pas en tant que telle, mais parce qu’elle doit porter une très grande attention à l’écho qu’elle reçoit. La réception acquiert dans cette perspective une très grande importance et transforme complètement notre conception de l’apprentissage d’une langue étrangère (Castellotti, 2017 : 79 ; 309). Mais, malgré une attention aiguisée, la compréhension dans cette perspective reste fragile. La justesse de l’expression (d’une lecture à haute voix, par exemple) n’est jamais assurée, aucune maîtrise ne peut la garantir (Anderson, 2015 : 121), même si, par la pratique, la possibilité existe de faire confiance à son expérience, c’est-à-dire faire confiance au chemin tracé et au regard d’autrui qui accompagne ce tracé.

La capacité à faire entendre sa voix consiste donc aussi en un appel à la communauté, un appel à l’accord dans les voix (voies). L’harmonie ou la dissonance d’une voix dans le chœur des voix d’une communauté est en jeu à chaque prise de parole publique. L’accord est un équilibre fragile parce que la possibilité de faire communauté pour des individus qui reconnaissent leurs différences est toujours aléatoire. Pourtant, comme dans l’exemple de la lecture collective d’un texte en français sur la partition de son système phonologique, l’activité collective donne la possibilité d’une expression commune dans laquelle chaque voix compte parce que chaque voix est reconnue dans sa contribution personnelle à l’exploration collective d’un paysage sonore étranger. L’attention à l’autre est la condition de l’aventure, mais aussi la condition de la reconnaissance de la voix. Cette nouvelle voix n’est pas un quelque chose qui s’ajouterait au capital de la personne ou au capital de la communauté, mais un quelque chose qui la transforme et la grandit. Une politique de la voix met l’accent sur la circulation des voix parce qu’elle entend en montrer l’importance pour la conversation démocratique.

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