N°79 / Les tests de langue étrangère

« Quand on veut être français... Faut savoir écrire ! » : Enjeux glottopolitiques de l’évaluation dans le contrat d’intégration républicaine

Alice Burrows, Coraline Pradeau

Résumé

Cet article étudie les pratiques d’évaluation et les positionnements des formateurs de langue intervenant dans le contrat d’intégration républicaine (CIR). Les évaluations menées dans ce cadre ont une fonction administrative et symbolique qui pousse les formateurs à composer avec leurs propres imaginaires de l’évaluation. L’article repose sur l’analyse de sept entretiens menés en 2020 auprès de professionnels de l’enseignement du FLE. L’analyse permet d’identifier trois variables mises en discours, qui influencent les pratiques d'évaluation des formateurs : les imaginaires portant sur leur « répertoire didactique » (Cicurel, 2005), leur positionnement face aux politiques institutionnelles, et la relation qu’ils entretiennent avec les apprenants. L’article propose une cartographie de ces différents positionnements, et les articule avec les actions d’évaluation déclarées des formateurs.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Introduction

L’introduction d’exigences linguistiques dans le droit au séjour et de la nationalité confère aux évaluateurs des diplômes et des attestations de langues[1] un rôle dans les parcours migratoires des candidats. Cet article étudie les pratiques d’évaluation et les positionnements des formateurs de langue intervenant dans les formations du contrat d’intégration républicaine (CIR), un contrat qui engage les ressortissants non européens admis à séjourner légalement sur le territoire à suivre des cours de langue si leur niveau est évalué inférieur au niveau A1 du CECRL[2]. Ceux-ci suivent alors une formation, dans un organisme partenaire de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Une attestation de suivi de progression vers le niveau A1 est demandée pour l’obtention d’une carte de séjour pluriannuelle, en préfecture[3]. Deux évaluations – l’une à mi-parcours, l’autre au terme de la formation – permettent de juger du taux d’atteinte du niveau A1 des participants. Ces évaluations sont donc parées d’une double fonction. Elles ont d’abord une visée administrative, car elles constituent des pièces à fournir en préfecture pour la demande de titre de séjour. Elles ont également une fonction symbolique car elles prouvent l'intégration républicaine des candidats. Dès lors, quels positionnements adoptent les formateurs-évaluateurs[4] (F.E.) pris dans ces dispositifs pour mettre en œuvre les évaluations linguistiques proposées dans le marché public du CIR ? Quelles pratiques d’évaluation déploient-ils, et comment lient-ils ces pratiques aux imaginaires du genre professoral qu’ils se sont construits ?

L’article repose sur l’analyse de sept entretiens menés en 2020 auprès de professionnels de l’enseignement du français langue étrangère (FLE), intervenant dans le CIR. Les entretiens portaient principalement sur leur positionnement face aux exigences linguistiques prévues dans le droit au séjour et à la nationalité et sur leurs pratiques d’évaluation. L’article identifie trois variables mises en discours, qui influencent les pratiques d'évaluation des formateurs : les imaginaires portant sur leur « répertoire didactique » (Cicurel, 2005), leur positionnement face aux politiques institutionnelles, et la relation qu’ils entretiennent avec les apprenants. L’article propose une cartographie de ces différents positionnements, et les articule avec les actions d’évaluation déclarées des formateurs.

1. La langue, passe-droit pour un séjour durable sur le territoire

1.1. Les exigences linguistiques dans les parcours migratoires en France

Les ressortissants étrangers doivent prouver leur connaissance de la langue française pour rester durablement sur le territoire et accéder à la nationalité française. Plus les droits accordés par le titre de séjour sont importants, plus les exigences linguistiques sont élevées. La carte de séjour pluriannuelle est donc attribuée à partir du niveau A1 du CECRL, ou sous preuve d’une attestation de suivi et de sérieux de la formation linguistique prescrite dans le CIR. Un niveau A2, à l’oral comme à l’écrit, est demandé pour la résidence permanente. Enfin, l’accès à la nationalité est conditionné à un niveau B1 à l’oral et à l’écrit.

L’ensemble de ces prérequis confèrent à la maîtrise de la langue une valeur hautement symbolique d’appartenance à la nation (Shohamy, 2009 ; McNamara, 2010). La maîtrise de la langue française devient le prérequis d’une intégration sociale et la jouissance de droits civiques, dans une inversion du rapport entre intégration et apprentissage linguistique (Beacco, 2008). Les législations liant droit au séjour et exigences linguistiques ont eu comme conséquence de modifier substantiellement le lien entre intégration et maîtrise linguistique, en procédant à une symbolisation de la langue française sur le territoire français (Berger & Luckmann, 1966). La valeur identitaire de la langue, posée comme une institution sociale réifiée, prend le pas sur ses fonctions pragmatiques, pour devenir un préalable à la vie sociale. À ce titre, les tests de langue qui émaillent les parcours migratoires constituent autant d’épreuves pour mesurer les efforts d’intégration et, de façon plus tacite, le degré d’appartenance des candidats à la société française.

Un paradoxe de ces processus de symbolisation de la maîtrise linguistique par les tests de langue s’illustre particulièrement dans le cadre du marché public de la formation linguistique du CIR, régi par l’OFII. Les F.E. agissent dans un dispositif où les évaluations qu’ils mettent en place interviennent directement dans la décision de la préfecture d’accorder le renouvellement du titre de séjour. Or, nous savons de la sociologie « qu’aucune institution, aussi contraignante soit-elle, ne peut obliger à ce que les usages institutionnellement prescrits soient effectivement réalisés, ni empêcher que des usages non prévus se déploient » (Dubois, 2010 : 5). En d’autres termes, les F.E. doivent accepter de mettre en œuvre les directives de l’OFII pour que celles-ci soient effectivement appliquées (Bulot, 2006).

1.2. Les tests de langue dans le cadre du CIR

Le CIR, conclu pour une durée d’un an, s’adresse aux ressortissants étrangers non européens admis pour la première fois au séjour en France et qui souhaitent s’y maintenir durablement. Ce contrat les engage à suivre les formations qui leur sont prescrites, suite à un entretien individuel avec un auditeur de l’OFII. Pour rappel, ils doivent obligatoirement suivre une formation linguistique, s’ils témoignent d’un niveau de français évalué comme inférieur au niveau A1.

Les tests linguistiques sont présents à trois moments stratégiques de la formation. Une évaluation diagnostique détermine le niveau (oral et écrit) des signataires du CIR. Cette évaluation vise à prescrire un parcours de formation aux candidats[5]. Ensuite, un test de mi-parcours attribue une première note. Le format de ce test est proposé par l’OFII mais il est pris en charge par les formateurs et les coordinateurs des organismes de formation titulaires du marché. Cette évaluation à mi-parcours peut permettre une sortie du dispositif, si le niveau A1 est jugé atteint. Enfin, un test similaire est réalisé en fin de parcours, afin d’accorder la note finale de la formation linguistique. La progression des apprenants vers le niveau A1 est prouvée par l’écart entre le test initial et le test final.

Les tests de langue dans le cadre du CIR présentent des fonctions diagnostiques et sommatives[6] (Tagliante, 2001). Au demeurant, les fonctions de ces tests sont à comprendre dans un continuum administratif, car ces trois étapes évaluatives servent avant tout à évaluer l’efficacité des politiques publiques en matière de politique linguistique. Dans ce cadre, le test a une fonction administrative permettant non seulement l’orientation des candidats dans le dispositif, mais également l’élaboration de rapports sur les effets du CIR[7]À ce titre, il est intéressant de noter que l’OFII conserve la main sur l’élaboration de la gamme des sujets et que l’ensemble des tests s’articule autour d’un paradigme mécaniciste (Bonniol & Vial, 1997), davantage dans une logique de contrôle que dans celle d’une évaluation (Huver & Springer, 2011). En effet, l’enjeu idéologique de ces tests est avant tout de mesurer le degré de conformité des niveaux de langue des apprenants en sortie de formation par rapport aux attentes du législateur, afin, le cas échéant, d’appliquer des modifications au dispositif. Du côté des apprenants, l’utilité du test est soumise à une forme d’ambiguïté. L’atteinte du niveau A1 ne conditionne pas nécessairement l’accès à une carte de séjour pluriannuelle. Une progression vers le niveau A1 s’avère suffisante, prouvée par les résultats obtenus à l’évaluation de mi-parcours et à l’évaluation finale. Or, tout le dispositif de formation linguistique est tendu par cette perspective, projetée comme une récompense-punition du cycle de formation. En ce sens, la fonction purement administrative du contrôle linguistique provoque des formes de dépossession des enjeux évaluatifs pour les F.E. comme pour les apprenants. Dans les enquêtes menées, il semblerait que face à cette dépossession des enjeux, les F.E. investissent de leur pouvoir de décision d’autres lieux d’évaluation, tel que le contrôle de l’assiduité. En effet, l’attestation d’assiduité est le document clé dont les apprenants doivent disposer en préfecture. L’ambivalence du statut et des enjeux du test de langue du CIR introduit une série de paradoxes pour le F.E., dont le positionnement devient déterminant dans la conduite des tests.

2. Le positionnement des formateurs-évaluateurs du CIR en question

2.1 Positionnements et conséquences glottopolitiques

Cette étude s’inscrit dans une perspective glottopolitique, permettant de penser le rôle du locuteur dans la chaîne des décisions de politique de la langue. L’analyse des « actes habituellement considérés comme anodins » positionne les décisions linguistiques ordinaires face à leurs conséquences glottopolitiques sur les systèmes linguistiques sociaux (Marcellesi & Guespin, 1986 : 14-15). La glottopolitique est donc une perspective d’étude réfléchissant aux liens entre les impulsions politiques de la part d’institutions décisionnaires et les pratiques effectives des locuteurs englobant « toute action de gestion de l'interaction langagière où intervient la société » (Guespin, 1984 : 9). Dans cette optique, la valeur du contrôle linguistique des F.E. intervenant dans le cadre du CIR est investie d’une fonction politique. Face aux instances glottopolitiques qui édictent des règles et des normes dans leur conduite professionnelle (l’organisme de formation, l’OFII ou encore la DIAN[8]), les décisions évaluatives des F.E. engendrent des conséquences glottopolitiques à destination des apprenants du CIR. Les F.E. peuvent contester les règles édictées par l’OFII ou se conformer aux normes qui leur sont imposées.

La recherche s’inscrit dans une vision holistique des évaluations de langue et non dans une approche mécaniciste (Huver & Springer, 2011). La portée symbolique que revêtent les tests de langue dans le CIR et les valeurs qui sont liées à leur réussite ou leur échec sont étudiées dans une approche large (broad position[9]) (McNamara, 2010). L’étude vise ainsi à considérer les pratiques glottopolitiques que déploient les F.E. en réaction aux normes édictées par les instances. En ce sens, l’article poursuit la perspective de recherche d’Emmanuelle Huver, en travaillant :

 [...] sur les manières singulières, situées et parfois paradoxales ou contradictoires dont les acteurs s’approprient les outils et les démarches d’évaluation et leur donnent sens au regard de leurs contextes institutionnels d’intervention, de leurs parcours biographiques professionnels, de leurs imaginaires personnels et de notions didactiques circulantes » (Huver, 2014 : 79).

2.2 Une cartographie d’actions et d’imaginaires liés à l'évaluation

L’étude vise donc à comprendre le positionnement des F.E. dans leurs pratiques d’évaluation, et en particulier dans leur appréhension de leur responsabilité vis-à-vis de la poursuite des parcours migratoires des apprenants. Une vague d’entretiens a été menée entre février et mars 2020 avec six F.E. et un coordinateur pédagogique, évoluant dans des organismes de formation partenaires de l’OFII. Le dispositif visait la co-construction de la compréhension des actions évaluatives des participants sous forme de carte mentale[10]. L’ensemble de ces entretiens ont été menés dans une approche compréhensive (Kaufmann, 1996) et réflexive, en incluant les participants dans l’élaboration des analyses et en les encourageant à développer un point de vue critique sur leur posture d’évaluateur (Huver, 2014).

Cette vague d’entretien (environ 6 heures et dix minutes d’entretien) avait pour objectif de recenser les actions évaluatives des formateurs et leurs positionnements vis-à-vis de l’évaluation. Ces entretiens ont par la suite été transcrits, puis représentés sous forme de carte mentale séparant les actions évaluatives en différentes catégories et sous-branches, comme dans les exemples ci-dessous[11].

Figure 1 : Exemple de carte mentale issue d’un premier entretien compréhensif

 

Figure 2 : Zoom sur les étiquettes centrales de la carte mentale issue d’un premier entretien compréhensif

 

Figure 3 : Zoom sur une branche de la carte mentale issue dun premier entretien compréhensif

Nous avons cartographié les actions des F.E., dans la lignée de travaux proposant des typologies de pratiques glottopolitiques (Guespin, 1984 ; Bulot, 2004, 2006). Les actions mises en discours ont été réparties sous différentes étiquettes. Nous développerons celles mobilisées pour l’analyse dans la troisième partie de l’article.

Une seconde partie de la cartographie est consacrée aux « imaginaires » des F.E. (Huver, 2014). Les notions didactiques d’« imaginaire professoral » (Muller, 2021), de « répertoire didactique » (Cicurel, 2005), de « genre professionnel » et de « soi enseignant » (Cicurel, 2013) nous ont permis d’analyser le corpus en extrayant des catégories d’imaginaires structurant le discours des différents F.E. Trois sous-ensembles composent la catégorie intitulée « mon genre professionnel ». Un premier porte sur l’imaginaire du répertoire didactique. Cette étiquette réunit le parcours de formation revendiqué, le parcours professionnel et le positionnement didactique quant au répertoire professionnel des formateurs. Un deuxième sous-ensemble vise l’imaginaire du public apprenant du CIR (en guise d’exemple, leurs difficultés en formation, leurs capacités et compétences, leur attitude face à la formation). Le dernier sous-ensemble s’intitule « imaginaires macrostructurels » et englobe les imaginaires de la politique de la langue étatique et les imaginaires des instances glottopolitiques. Enfin, une dernière catégorie d’analyse « imaginaires du soi professionnel idéal » regroupe les imaginaires du « soi enseignant » projetés dans l’entretien.

Figure 4 : Étiquettes de la cartographie des imaginaires des formateurs-évaluateurs

 

3. Analyse de la cartographie glottopolitique

3.1 Imaginaires liés à l’évaluation

L’analyse des entretiens repose sur l’hypothèse qu’il existerait un lien entre les imaginaires portant sur l’évaluation et les pratiques évaluatives des F.E. La mise en évidence puis l’explicitation de ce lien entre imaginaires et actions a été travaillée avec les F.E. Ce travail a révélé des types d’imaginaires régulièrement convoqués par les enquêtés pour exposer et justifier leurs pratiques professionnelles.

3.1.1. Imaginaires de l’évaluation linguistique dans les politiques linguistiques

Un premier imaginaire convoqué interroge le bien-fondé des exigences linguistiques prévues pour l’accès aux différents titres de séjour et à la nationalité. Cet imaginaire interroge la valeur de l’effort linguistique fourni par les apprenants en formation et la reconnaissance de cet effort par des formes de contrôle institutionnel. Les positionnements des F.E. interrogés varient selon le degré de soutien à la formation linguistique obligatoire et à son pendant évaluatif. L’évaluation écrite des compétences linguistiques pour l’accès à la nationalité peut être perçue comme une discrimination à l’égard de certaines personnes :

F.E.5[12] : « En fait, déjà, le niveau oral, ça devrait rester comme ça pour acquérir la nationalité française, parce que j’ai vu des gens qui avaient une très grande aisance à l’oral, une grande culture française, qui étaient à l’aise mais qui ne savaient pas très, très bien lire et écrire, mais qui demandaient la nationalité française et qui l’avaient. Ils l’avaient acquise. Mais maintenant si on change ça, ça va être très problématique pour les personnes qui sont là depuis très longtemps en France, qui savent parler, qui ont quand même... qui souhaitent, parce que c’est aussi, acquérir la nationalité française, c’est aussi un souhait. C’est un projet de vie aussi, donc ces gens-là, on les prive de quelque chose qui compte beaucoup pour eux. C’est dommage. »

À l’autre extrémité de cet imaginaire, se trouvent des formateurs-évaluateurs qui affirment leur soutien au contrôle linguistique dans les parcours migratoires :

F.E.3 : « Oui pour moi, hein à titre personnel, je trouve que quand on vit en France, on doit avoir un niveau A2, au moins à l’oral. C’est le mi- je trouve c’est le minimum, donc de l’obliger, enfin de le rendre obligatoire, ça serait peut-être bien. Voilà. Mais c’est mon point de vue. »

F.E.3 : « Quand on veut être français... Faut savoir écrire ! »

Dans cette variante de l’imaginaire, le niveau linguistique acquis est mis en lien avec l’effort fourni par les apprenants et in fine avec leur volonté d’intégration sur le territoire :

F.E.3 : « Donc quand on se voit pas vivre dans un pays, on s’investit moins, dans la langue. Y a ça. »

F.E.2 : « Il faut pas que le pays soit juste comme une grande entreprise, on vient, on tire profit et on se fout du reste. Il faut qu’à un moment donné, vraiment, on sente que vous êtes partie intégrante, même là de l’environnement. »

À ce titre, le F.E. est arbitre de cet effort, car il connaît l’importance de la langue française dans le quotidien :

F.E.1 : « Donc, en France on parle français et si on veut que les Français, désolée (rires), si on veut que les francophones natifs soient gentils avec nous (rires). Il faut parler français, il faut montrer les efforts ».

F.E.6 : « [...] si vous vivez dans un pays étranger bien sûr que ... il faut apprendre sa langue en fait, ou bien pour avoir la nationalité française c’est pas que... On peut pas avoir certaines choses comme un cadeau, c’est comme ça en fait. Moi, je suis tout à fait d’accord avec ça. En fait, par rapport à un niveau, c’est comme ça plus tard quand il aura B1, plus tard il peut trouver un travail tranquillement. En fait, moi je suis tout à fait d’accord ».

3.1.2. Imaginaires de l’objectivité de l’évaluation

Le second imaginaire convoqué dans les entretiens porte sur le rapport à l’objectivité du contrôle linguistique (Huver, 2016), sur la figure d’un évaluateur-expert neutre et surplombant dont l’activité d’évaluation n’induirait pas de biais (Huver & Springer, 2011 : 30). L’organisme de formation où travaille la F.E. 3 est également centre d’examen DELF[13]. La discussion portait alors sur la recrudescence perçue de candidats aux DELF A2 et B1, suite à la mise en vigueur des prérequis linguistiques dans le droit au séjour et à la nationalité. L’enjeu de l’évaluation n’empêche pas une impartialité de l'examinatrice, qui maintient une distance affective face aux candidats :

CP : « Et, et du coup, est-ce que pour vous... La parole est totalement libre, vous avez le droit de pas y répondre. Mais est-ce que, quand vous voyez ça[14], quel regard vous portez sur ces copies ? Est-ce que le regard que vous portez sur ces copies change ?

F.E.3 : Non. Moi, je suis, même des fois, l’oral, ils nous le disent. Ça dépend, quand ils se présentent, ils vont, ils peuvent dire, y en qui le glissent. Non, enfin, ils sont là pour un examen, il faut, il faut laisser de côté. Heu, même si des fois on connaît les personnes, alors on va pas interroger, ce... ça va être mon binôme qui va interroger. Mais il faut essayer justement de pas être dans l’affect ou d’avoir une distance. C'est un examen, il faut qu’il soit le même pour tout le monde, il faut être juste, il faut... Mais c’est parfois difficile ! »

L’idéal d’objectivité est source de contradictions parfois douloureuses. À ce titre, la difficulté d’un positionnement neutre et surplombant est plusieurs fois exprimée dans les entretiens. L’imaginaire selon lequel le F.E. est l’arbitre légitime des efforts fournis par chaque apprenant se heurte aux conditions effectives du contrôle linguistique, qui échappe en partie aux F.E. :

AB : « [...] Quelle était ta posture pendant que t’évaluais ?

F.E.1 : Hum, mais quand je devais mettre zéro, je mettais zéro. Parce que je ne peux pas justifier autrement. S’il y avait que des fautes, s’il y avait rien, je mets zéro par exemple. Je ne peux pas trouver des points. Sinon, j’essayais un petit peu, heu, d'être gentille peut-être à l’oral. Hum, parce qu’à l’oral c’est zéro, un, deux je crois, la, le, les barèmes. Par exemple, quand c'est un mot isolé, je vais mettre un. Mais quand c’est une phrase, je vais mettre deux. Mais ça aussi, ça dépend. Il y a pas de consigne. Donc, ça dépend des formateurs ».

F.E.4 : « [...] et puis concernant la production écrite, c’est quelque part très facile d’avoir des points. Si, par exemple, vous avez un petit exercice qui vaut dix points, vous écrivez sur la ligne ou plus ou moins sur la ligne, avec de l’espace entre les mots, vous avez déjà deux points. C’est lisible, deux points. Donc, on arrive déjà à quatre. Le seuil, c’est cinq sur un, mais sauf que parfois l’objectif c’est écrire un court message, s’excuser parce qu’on est en retard. On a un document qui n’est pas compréhensible mais qui malgré tout va justifier d’un niveau A1 ».

Ce désir d’objectivité se heurte au dispositif lui-même, les F.E. pouvant ne pas se sentir légitimes face à cet idéal :

F.E.1 : « Par exemple quand il y a beaucoup de fautes, on est fatigués, et on en a marre en tant qu’évaluateur ou évaluatrice, mais... normalement il faut être heu, objectif et il faut heu prendre compte du niveau. Mais des fois, on est tellement fatigués, on a envie de mettre zéro par exemple (rires). L’évaluation, là maintenant je ne sais pas, mais sur l’examen sur heu, la feuille, les critères d’évaluation ne sont vraiment pas, heu... clairs. Heu... C’est zéro ou un. Donc c’est vraiment, je crois hein, oui je crois, zéro ou un par exemple, ils prennent, ils prennent en compte des publics alpha, ça c’est bien, mais c’est, est-ce qu’il y a l’espace entre les mots, zéro ou un par exemple. Heu, est-ce qu’il y a pas trop de fautes morphosyntaxiques. Mais c’est quoi des fautes, heu, trop de fautes, ou pas, voilà ! Mais ça, je ne posais pas de questions. Mais ce que je dis, est-ce que ça c’est trop ou pas, je regardais des fois, j’essayais... de, d’évaluer, mais c’est jamais objectif parce que je connais mes apprenants ».

Parce que le dispositif leur échappe en partie, les F.E. peuvent se voir déposséder des enjeux de l’évaluation, ce qui court-circuite leur idéal d’objectivité. Cette dépossession peut avoir lieu en amont de l’évaluation, dans le format même des tests fixés par l’OFII :

F.E.1 : « Donc c’est pas très fiable. De base, la thématique, moi je pense, la thématique, la typologie, n'est pas très fiable parce quon voit pas vraiment heu... Hum... Finalement, là quand je vois maintenant, on voit pas vraiment l’objectif. »

Le sentiment de dépossession peut également avoir lieu a posteriori dans la gestion des évaluations par les organismes de formation. Ici, l’enquêtée témoigne de changements de notes réalisés par le secrétariat afin que les candidats du CIR obtiennent de meilleurs résultats aux évaluations :

F.E.1 : « Et heu, pour les notes, ce n’est pas fiable, même le résultat à l’OFII, même si l’OFII regarde les notes des apprenants, ce n’est pas fiable, parce que la secrétaire change. »

Une autre enquêtée témoigne de situations de fraude tolérées par certains collègues :

F.E.6 : « Il y a des moments que parfois, la dernière fois je dis à mes collègues aussi. Des fois, je ne me sens pas vraiment professionnelle ici.

CP : Pourquoi ?

F.E.6 : Parce que parfois, on peut faire un stagiaire... s’il a un problème, il peut sortir. Il passe son éval en utilisant son téléphone portable, hop, il peut sortir, même s’il n’est pas A1 acquis ».

Les imaginaires sur l’importance de l’effort linguistique dans les parcours migratoires se heurtent parfois à l’idéal contrarié d’une objectivité de l’évaluation, révélant des tiraillements professionnels.

3.1.3. Imaginaires du contrôle linguistique au sein des formations OFII

Ces contradictions entre un imaginaire portant sur l’importance du contrôle linguistique et les formes d’insécurités évaluatives provoquées par le dispositif d’évaluation engendre un troisième type d’imaginaire. Celui-ci tend à questionner la place et le format du contrôle linguistique tel qu’il existe au sein des formations OFII. Les F.E. qui évoquent cet imaginaire reviennent sur la contradiction d’une formation tendue vers la préparation d’une évaluation au rôle ambigu.

La fonction sommative, pourtant en apparence centrale pour le dispositif, est perçue comme minorée, dans la mesure où cette évaluation n’a ni fonction pédagogique identifiée au sein du parcours de formation linguistique des apprenants, ni d’impact déterminant dans la réussite de leurs démarches administratives :

AB : « Avec cette idée que de toute façon l’évaluation n’est pas absolument... que la vraie évaluation c’est dans… Est-ce que tu rends ou non les présences et les absences ?

F.E.7 : C’est ça, pour nous en tout cas, oui. Je sais après, qu’au niveau de la préfecture, ils ont l’obligation, les apprenants, quand ils font leur demande, pour avoir le visa, ils doivent montrer qu’ils se sont améliorés en français. Mais ça ne veut pas dire que c’est de manière exponentielle. Ils doivent montrer qu’ils ont une mini progression en français. Donc ce qui était le cas de toute façon, quoi qu’il arrive. L’évaluation en soi, je suis désolée, elle sert pas à grand-chose. Si on l’a retirée aujourd’hui, au final ça ne changerait pas grand-chose. »

Une position partagée par l’enquêtée 3 :

CP : « Ok, hum, hum. C’est-à-dire qu’en fait pour heu, pour vous, je me demandais, pour vous quand vous êtes dans l’évaluation et que vous faites cette évaluation finale, qui a un certain enjeu, parce que ça, ça permet de renouveler le titre de séjour, et...

F.E.3 : Même s’ils l’ont pas, hein.

CP : Hein ?

F.E.3 : Même s’ils l’ont pas.

CP : Même s’ils l’ont pas.

F.E.3 : En fait, normalement, selon heu, je sais pas si c’est la loi, mais dans tous les cas, sur toutes les affiches qu’on a, il y a écrit niveau A1. Oui, après, si on veut la carte de dix ans, niveau A2, mais je suis pas sûre que la préfecture fait à chaque fois le contrôle. Ouais, voilà. Peut-être hein, je sais qu’elle l’a demandé une fois à un de nos anciens stagiaires qui était revenu. Il a dit faut que je passe le DELF. La préfecture me demande le A2. Mais ça dépend pareil, sur qui on tombe à la préfecture. Donc ça a pas, non, moi je trouve ça a pas d’enjeu pour eux ».

De plus, cet imaginaire questionne le format des épreuves élaborées pour le contrôle linguistique. Les F.E. notent un écart entre ce qu’ils souhaitent évaluer et ce qu’ils doivent évaluer au sein du dispositif :

F.E.7 : « C’est très théorique quoi. Donc, en fait le programme, il est prévu pour qu'on leur fasse des choses au maximum pratique, sauf que quand on les interroge sur l’évaluation, ça va être théorique. Ça va être, par exemple, un drapeau français avec la tête de Marianne. Est marqué en dessous liberté égalité fraternité et tu dois expliquer ce que c’est. »

Cette vision d’une fonction du contrôle linguistique dégradée se double d’un dernier imaginaire récurrent au sein du discours des F.E., remettant en cause le niveau linguistique validé par les tests de l’OFII. Dans cet imaginaire, les enquêtés notent que le niveau A1 est insuffisamment atteint au sein des dispositifs de formation et que les évaluations A1 OFII ne correspondent pas au niveau A1 du CECRL :

F.E.3 : « En fait, heu, après, après l’OFII. Enfin, ils sont censés avoir le niveau A1, ils peuvent s’inscrire en A2, et souvent avec un collègue A2, elle dit oh, ils ont un petit niveau, ils ont pas, enfin, je dis oui, ils sortent de l’OFII et c’est, c’est devenu, moi je me rends compte que je dis, ils ont le niveau A1 OFII. Sous-entendu, c’est pas le niv- (rires). »

F.E.4 : « Cependant, on se rend compte que le niveau A1 OFII ne correspond pas véritablement à un niveau A1. À l’oral, par exemple, c’est une série de vingt-cinq questions “quel est le numéro des pompiers ?”, la question qui fait toujours rire tout le monde, “à quoi sert le dentifrice ?”, qui souvent s’enchaîne avec “quel est le nom du président de la France ?”. Voilà, vous avez une série de vingt-cinq questions comme ça pfff… C’est un petit peu, encore une fois, ubuesque quand même je trouve. Et c’est censé valider la production orale et la réception orale. Ensuite, il y a la partie écrite, production écrite, réception écrite. Alors, c’est là qu’à mon sens, quand même, quelque part, il y a une déconnexion. Par exemple, la production écrite, on vous demande, il y a un des exercices, c’est pas le seul, mais voilà on parle toujours des trains qui n’arrivent pas à l’heure. La production écrite, on leur demande par exemple de remplir une demande d’inscription à l’Opéra. Il y en a une autre où c’est l’inscription à Koh-Lanta. Voilà après il y a des choses plus pragmatiques comme l’inscription chez le médecin, mais voilà, enfin, malgré tout, ces choses-là existent. Ça me paraît… »

L’analyse et la comparaison des imaginaires convoqués par les F.E. permettent de mettre en lumière une tension entre l’idéal d’évaluation auquel ils souscrivent, fondé sur l’objectivité et un contrôle équitable, et les conditions effectives du contrôle linguistique au sein de la formation OFII. Les décisions glottopolitiques issues de ces tensions reposent en partie sur la relation que ces F.E. mettent en place avec les apprenants.

3.2. Le dédoublement du formateur-évaluateur

Les F.E. doivent composer entre leur imaginaire d’évaluation idéal et le système d’évaluation OFII pour se positionner face aux apprenants et prendre des décisions glottopolitiques. Ce positionnement se structure au sein des discours par la construction d’imaginaires appliqués aux apprenants. Ces imaginaires dessinent des positionnements contradictoires au prisme desquels les F.E. évoluent.

3.2.1. Le formateur-évaluateur empathique

Un premier positionnement consiste à faire preuve d’empathie envers les apprenants. Les F.E. tentent alors de comprendre les difficultés rencontrées par les apprenants lors de leur parcours linguistique. Ainsi, la F.E. 7, en évoquant les absences régulières d’une apprenante en formation, dit comprendre les absences de certains dans le dispositif :

F.E.7 : « J’ai eu des conflits avec elle, à cause de ça. Parce qu’elle était toujours en train de négocier, parce qu'en même temps il faut comprendre sa situation. C’est des situations majoritairement de précarité... Pour ceux qui ont les moyens ça va, même si en fait il y a ceux qui ont les moyens ou qui ont un conjoint qui travaille ou qui veulent faire leurs études et qui ont pas besoin de travailler immédiatement dans l’urgence. Donc il y a pas de problème, ils sont contents. Il y a ceux qui ont un travail et qui sont pas contents parce qu'ils perdent de l’argent. »

De ce positionnement, résulte une certaine flexibilité sur le décompte des absences à la formation, bien que l’attestation d'assiduité aux cours de français soit demandée en préfecture comme justificatif des efforts d’intégration :

AB : « Mais toi ça t’est déjà arrivé de faire des exceptions, en disant bon bah là, la situation est trop complexe, je passe sous silence des absences ou des trucs comme ça ou bien ?

F.E.7 : Bien sûr, bien sûr, par exemple ce que j’ai eu... Les gens qui partaient un peu en avance parce qu’ils travaillent. Après pour ceux qui sont en alphabétisation au tout début, tout début de la formation, ils ont des rendez-vous médicaux à l’hôpital, dans les hôpitaux, pardon... Le fait de demander un justificatif d’absence par exemple, c’est pas évident. Donc, bah, on les excuse, on fait genre on n’a rien vu ».

Ce positionnement empathique s’explique en partie par les trajectoires biographiques des F.E., qui leur permettent de mesurer les difficultés auxquelles les apprenants sont confrontés. Les F.E. expliquent ce positionnement empathique par leur propre parcours migratoire en France (F.E. 1, 2 et 5), par une expérience professionnelle à l’étranger ouvrant à l’altérité (F.E. 4) ou encore par des difficultés scolaires vécues à l’enfance (F.E. 7). Ce positionnement induit des actions qui dépassent le cadre strict de la formation, comme une aide apportée dans les démarches administratives des apprenants. Dans ce cadre, la construction d’un positionnement empathique repose largement sur la mise en discours d’un moi-professionnel idéal tendant vers l’image d’un formateur-relais :

F.E.4 : « [...] les gens viennent toujours vous voir avec des courriers de Pôle emploi, des courriers de la CAF, des courriers de la sécu. Quand on est sur ce genre de public, on est plus qu’un formateur, on est vraiment un relais ».

Ce positionnement a également des conséquences sur les pratiques d’évaluation, comme nous le verrons ci-après. Ce premier positionnement s’oppose à un second, qui coexiste chez la plupart des F.E. interrogés.

3.2.2. Le formateur-évaluateur distant

Aux côtés d’un imaginaire représentant les difficultés des apprenants, se déroule un imaginaire sur les aptitudes de certains apprenants. Cet imaginaire repose sur les oppositions de certains apprenants à la formation linguistique, poussant le F.E. à tenir une certaine distance avec eux. Une première catégorie de cet imaginaire mobilise des traits de caractère intrinsèques aux apprenants :

F.E.1 : « Mais comme ce sont des adultes, je dis pas qu’ils sont f... paresseux, mais ils ont des stratégies aussi, quand on est adulte... Ils veulent moins faire. »

Ces imaginaires peuvent éventuellement se préciser pour se réduire à une catégorisation duelle des apprenants :

F.E.3 : « Oui, moi j’ai remarqué dans les groupes où on avait des Soudanais. Hé bah, déjà sur leur téléphone, ils ont plein de sites internet, d’applis ou de youtube, ou de... Et, c’est des bosseurs. Peut-être qu’ils ont vu l’intérêt aussi de, heu... Je maîtrise la langue, je vais rentrer en formation, je vais avoir un métier. Peut-être pour eux c’est plus clair... que pour d’autres nationalités. On remarque ça sur certains, sur certaines nationalités, oui... Enfin que moi il me semble, heu... Et les Afghans seraient presque les pires. Je dis presque, pas tous, pas tous. »

Le positionnement distant de certains F.E. se caractérise par leur incapacité à tenir un rôle déterminant face à la fonction purement administrative du contrôle linguistique. Ici, la formatrice explique son impuissance à motiver les apprenants qui ont un statut de réfugié à passer des diplômes de langue, non soumis à l'obligation de démontrer des prérequis linguistiques pour séjourner sur le territoire :

F.E.3 : « Mais, il y a beaucoup, voilà, il y a des migrants qui arrivent et qui ont dès le renouvellement de carte, 10 ans et en général les réfugiés, ils ont tout de suite. Donc, ils nous le disent, hein, j’ai 10 ans. Voilà, si on leur dit, mais il te faut le... Mais j’ai déjà 10 ans. Il te faut le A1 pour tes papiers. Mais j’ai 10 ans, en gros... Voilà, laisse-moi quoi.

CP : J’ai le temps.

F.E.3 : Oui, et je leur dis, mais dans 10 ans, il y aura un nouveau président, alors. »

Ce sentiment d’impuissance peut également s’exprimer au sein de situations d’évaluation projetées. Ici, ce sentiment s’applique aux apprenants du CIR qui mettent un terme à leur parcours d’apprentissage linguistique, dès lors qu’ils ne sont plus soumis à l’obligation de suivre des cours de français :

F.E.6 : « Il y a certains stagiaires qui ne veulent pas faire par exemple A2. Ils sortent, ils rentrent chez eux, même ils ne veulent pas faire TCF. Après je ne sais pas comment ils font. Voilà, en fait, certains qui sont sérieux et certains qui ne sont pas sérieux. En fait, parce qu’ils ne veulent pas apprendre le français, parce qu’ils ont, je ne sais pas. Ils ne veulent pas, ils rentrent chez eux, à la maison. Ils restent, je ne sais pas ce qu’ils font. »

Ce double-positionnement des F.E., associés aux imaginaires liés à l’évaluation, déterminent leurs actions glottopolitiques au sein du dispositif OFII. Les F.E. jonglent entre les évaluations qui leur sont imposées, les imaginaires de leur répertoire didactique et le rapport qu’ils construisent avec les apprenants pour ajuster au quotidien leurs décisions d’évaluation.

3.3. Les actions glottopolitiques d’évaluation des formateurs-évaluateurs OFII

Face aux contradictions analysées précédemment, les F.E. sont amenés à prendre des décisions évaluatives pour continuer à agir au sein d’un dispositif avec lequel ils ne sont pas pleinement en accord. Dès lors, leurs pratiques d’évaluation ont un impact glottopolitique, que nous proposons d’identifier à travers trois catégories d’action : les actions glottopolitiques dites contraintes, les actions glottopolitiques qui pallient une déficience perçue du dispositif et les actions glottopolitiques dites transgressives.

3.3.1. Les actions glottopolitiques contraintes

Cette catégorie d’actions glottopolitiques regroupe toutes les actions évaluatives que les F.E. effectuent pour rester dans le cadre évaluatif fixé par l’OFII, mais contre lesquelles ils marquent une franche opposition. Ces actions sont mises en discours chez les F.E. contraints de faire passer des évaluations qu’ils n’ont pas construites, qui ne correspondent pas à leur idéal d’évaluation et sur lesquelles ils n’ont aucune marge de manœuvre :

F.E.4 : « Le TCF, on le finance pour ceux qui ont le niveau A1 acquis, sur le dispositif OFII A1. Et c’est là que l’anonymat est extrêmement intéressant, c’est que nous avons des évaluations faites par l'OFII. Alors, en plus, on a changé de charpente, nous avons toujours actuellement pour un marché qui a démarré en mars 2019 les évaluations correspondant à la charpente de l’ancien marché. Voilà, donc actuellement on leur fait passer un test qui ne correspond pas nécessairement à ce que nous leur enseignons.

CP : Mais vous êtes obligés ?

F.E.4 : Nous sommes légalement contraints d’utiliser ces tests ».

Cette obligation est d’autant plus mal vécue que le cadre évaluatif est perçu par les F.E. comme ne tenant pas compte des objectifs d’apprentissage visés en formation et/ou de la progression spécifique de chaque groupe.

Si des libertés peuvent être prises dans la passation des évaluations orales, certains F.E. affirment devoir maintenir la passation de certaines questions écrites, malgré leur désaccord sur le contenu des questions (F.E. 2 et 7). Les copies des épreuves écrites sont archivées dans le cadre du dispositif OFII et peuvent donc faire l’objet de contrôle dans l’évaluation du marché. Ainsi, les F.E. ne peuvent ni modifier le format de l’évaluation, ni adapter certaines questions qu’ils jugent peu adaptées à leur groupe. Ces actions glottopolitiques contraintes sont toutefois compensées par deux autres types d’actions glottopolitiques par lesquelles les F.E. impriment leurs conceptions de l’évaluation au sein du dispositif.

3.3.2. Les actions qui pallient une déficience perçue du système d’évaluation

Cette seconde catégorie d’actions glottopolitiques correspond aux actions évaluatives que les F.E. choisissent d’effectuer, alors qu’elles ne rentrent pas dans le cadre évaluatif fixé par l’OFII. Ces actions sont menées parce qu'elles permettent aux F.E. de soutenir ou d’orienter les évaluations dans un sens qui correspond à leurs imaginaires.

Ces actions peuvent être menées pour pallier différents aspects du dispositif d’évaluation. Certaines sont menées pour pallier le manque d’investissement des apprenants. Les F.E. peuvent être ainsi amenés à mentir aux apprenants sur la valeur ou les enjeux de l’évaluation (F.E. 2 et 7). De plus, certains F.E. mettent en scène leur propre figure d’autorité pendant l’examen pour lui donner un caractère solennel aux yeux des apprenants (F.E. 2 et 3). Ces actions palliatives sont liées à un positionnement distant vis-à-vis des apprenants, et visent à insuffler un enjeu au contrôle linguistique dans la formation des apprenants.

À l’inverse, de nombreuses actions sont mises en place pour transformer la fonction administrative de l’évaluation et lui donner un sens au sein de la formation, tout en tentant d’éviter l’échec des apprenants. Ces actions visent principalement la préparation des apprenants aux épreuves en les entraînant aux évaluations, dans une visée formative (F.E. 1, 2, 5 et 6), mais également le bachotage de certains éléments travaillés exclusivement pour l’évaluation (en particulier les contenus républicains) (F.E. 1). Enfin, à ces actions palliatives tournées vers les apprenants, s’ajoutent une série d’actions tournées vers les institutions à travers lesquelles les F.E. tentent de peser sur le dispositif. Ainsi, certains travaillent à l’élaboration de nouveaux tests avec l’OFII (F.E. 2 et 3), signalent les dysfonctionnements lors du passage des inspecteurs OFII (F.E. 1) ou encore s’investissent au niveau de l’organisme de formation pour adoucir les corrections lors des sessions d’harmonisation (F.E. 1).

3.3.3. Les actions transgressives

La dernière catégorie d’actions glottopolitiques correspond aux actions évaluatives effectuées par les F.E., bien qu’elles entrent en contradiction avec le cadre défini par l’OFII. Ces actions sont conscientisées comme relevant d’une catégorie d’actes professionnels interdits par le dispositif, mais que les F.E. se voient dans l’obligation de mener pour rester intègres par rapport à leurs imaginaires du contrôle linguistique et à leur imaginaire professoral.

Une grande partie de ces actions vise la modification des épreuves telles qu’elles sont conçues par l’OFII. Les F.E. modifient alors les épreuves orales en transformant ou adaptant les questions (F.E. 1, 2, 3 et 6), ou accordent des points aux apprenants qui ont des difficultés à répondre (F.E. 1 et 2). Dans ce sens, l’oral est perçu comme un lieu de compensation des notes par rapport à l’écrit, du fait de l’absence d’archives consultables par l’institution (F.E. 1 et 6). Sur le plan des épreuves écrites, la modification du dispositif est plus rare, car elle est plus facilement repérable. Cependant, une des F.E. interrogés a pu modifier les documents supports d’évaluations écrites et exclure les contenus républicains des évaluations finales. Elle a caché cette action transgressive, en remplaçant certaines consignes au moyen d’un logiciel de photomontage (F.E. 1).

Une seconde catégorie d’actions vise la modification des notes pour influer sur le destin individuel des apprenants. Il peut s’agir d’augmenter artificiellement les notes pour aider les apprenants qui veulent poursuivre leurs études de la langue française au niveau A2 (F.E. 3) ou encore de leur permettre, sur leur demande, de rester plus longtemps au sein du dispositif en abaissant leur note au test final (F.E. 6).

Ces pratiques glottopolitiques transgressives sont sources de tiraillement professionnel pour obéir à des injonctions contradictoires, issues d’une part de leurs imaginaires professoraux et d’autre part de leurs fonctions au sein du dispositif d’évaluation OFII.

Conclusion

Cette étude visait à déterminer le rôle des actions glottopoliques des F.E. au sein du dispositif d’évaluation du CIR. Une enquête qualitative, menée dans une visée compréhensive auprès des acteurs de terrain de ces dispositifs, a permis de mesurer l’ampleur et la diversité des actions glottopolitiques déployées dans ce cadre. Il apparaît clairement que les F.E. ne perçoivent pas leur rôle comme celui d’un exécutant d’évaluation au service d’un dispositif, mais tentent de faire cohabiter les enjeux du système évaluatif avec leurs propres constructions d’imaginaires d’un « soi enseignant idéal » (Cicurel, 2013). Cette cohabitation est toutefois source de contradictions, exprimées parfois de manière douloureuse au sein des entretiens, notamment sous forme de manifestations d’impuissance face à un dispositif qui pousse les F.E. à devoir mener des actions évaluatives qui entrent en contradiction avec leurs convictions. Les actions glottopolitiques de type contraintes, palliatives et transgressives ont toutefois un impact non négligeable sur les trajectoires migratoires des apprenants. Les examens menés dans ce cadre, élaborés comme contrôle aux enjeux administratifs, ferment la porte à une vision plus holistique de l’évaluation que pourraient potentiellement porter les F.E. au contact quotidien avec les apprenants.

Cette étude appelle une prise en compte des contradictions auxquelles les F.E. sont soumis, qui valorise les solutions émergeant des acteurs de terrain. Ces contradictions, tout comme les solutions en résultant, pourraient faire l’objet d’ateliers d’accompagnement professionnel afin de mettre en perspective les imaginaires et les actions des F.E. avec la visée symbolique des tests dans les parcours migratoires des apprenants. Ces ateliers de formation continue pourraient également contribuer à un dialogue bottom-up entre les organismes de formation et l’institution, alors que l’enquête montre des formes de déconnexion entre les décideurs politiques et les pratiques professionnelles des F.E.

 

[1] Diplôme d’études en langue française, Test de connaissance du français, Test d’évaluation de français.

[2]  Cadre européen commun de référence pour les langues.

[3] La carte de séjour pluriannuelle, d’une durée maximale de quatre ans, fait le pont entre une première carte de séjour (d’une durée d’un an) et la carte de résident (d’une durée de dix ans). Elle remplace les cartes de séjour que les migrants doivent renouveler chaque année avant de pouvoir demander une carte de résident.

[4] Cette formule a été retenue car les évaluateurs, bien qu’étant avant tout des formateurs au sein du dispositif, sont ici interviewés autour de leurs pratiques d'évaluation. Cette double fonction constitue l’un des éléments clés de l’analyse.

[5] La durée des parcours de formation prescrits aux candidats infra-A1 varie selon leurs résultats à l’évaluation : 100, 200 ou 400 heures. Un parcours de 600 heures est dédié aux personnes non-lectrices et non-scriptrices.

[6] Ces tests ne présentent pas d’aspect formatif au sens où ils ne servent pas a priori le développement langagier des apprenants. Ils sont avant tout une fonction administrative au niveau des organismes de formation et de l’OFII visant le contrôle qualité du marché de formation linguistique.

[7] Voir à ce sujet les rapports d’activité de l’OFII, disponibles sur leur site internet, particulièrement la section consacrée au « bilan chiffré » de la formation linguistique sur les heures de formation prescrites et le taux de réussite au niveau A1.

[8] Direction de l'intégration et de l'accès à la nationalité (DIAN).

[9] Tim MacNamara distingue cette approche d’une perspective étroite (narrow position) portant sur la validité des tests et de leurs résultats.

[10] Cette cartographie s’est notamment inspirée des travaux de Jeanne Meyer et Julien Longhi, en analyse du discours et en sociolinguistique (2017), et de l’ouvrage sur les cartes cognitives dirigé par Pierre Cossette (2003).

[11] Une deuxième vague d’entretiens, conduite avec les mêmes participants, a été menée entre octobre et décembre 2020. Elle avait pour objet de négocier les entrées de la carte mentale et de lier les positionnements des participants à leurs actions évaluatives. Cette partie du projet ne fait pas ici l’objet d’une étude.

[12] F.E.5 pour formateur-évaluateur 5, AB pour Alice Burrows et CP pour Coraline Pradeau.

[13] Diplôme d’études en langue française.

[14] À comprendre : « quand vous voyez que certains candidats passent l’évaluation avec l’objectif d'obtenir la carte de résident ou la nationalité »

Bibliographie

BEACCO Jean-Claude et al. (2008), Les langues dans les politiques d’intégration des migrants adultes, Séminaire international sur l’intégration linguistique des migrants adultes. Strasbourg : Conseil de l’Europe, 26-27 juin 2008, URL : http://rm.coe.int/09000016802fc1de

BERGER Peter, LUCKMANN Thomas (1966), La construction sociale de la réalité. Paris : Armand Colin.

BONNIOL Jean-Jacques, VIAL Michel (1997), Les modèles de l'évaluation : textes fondateurs avec commentaires. Bruxelles : De Boeck université.

BULOT Thierry (2004), « Pratiques langagières en Pays de Caux : faits de dominance et glottopolitique », p. 59-74, Moderne Sprachen, vol. 48, n° 2, Vienne : Praesens Verlag.

BULOT Thierry (2006), La langue vivante. L’identité sociolinguistique des Cauchois. Paris : L’Harmattan.

CICUREL Francine (2005), « La classe de langue un lieu ordinaire, une interaction complexe », Acquisition et interaction en langue étrangère, n° 16, URL : http://journals.openedition.org/aile/801

CICUREL Francine (2013), « L’agir professoral entre genre professionnel, cultures éducatives et expression du “soi” », p. 19-33, Synergies Pays Scandinaves, n° 8, URL : https://gerflint.fr/Base/Paysscandinaves8/Cicurel.pdf.

COSSETTE Pierre (dir.) (2003), Cartes cognitives et organisations. Laval : Éditions de l’ADREG, URL : thierry-verstraete.com/pdf/Adreg%2005%20Cossette%20cartographie.pdf

DUBOIS Vincent (2010), La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère. Paris : Economica.

HUVER Emmanuelle (2014), « Les inaccessibles en évaluation. Impensé ? Impasse ? Ferments », p. 77-100, Glottopol, n° 23, URL : http://glottopol.univ-rouen.fr/telecharger/numero_23/gpl23_03huver.pdf

HUVER Emmanuelle (2016), « L’évaluation linguistique des adultes migrants : contrôle, preuve, technicisation », dans Fabienne Leconte (Éd.), Adultes migrants, langues et insertions sociales : dynamiques d’apprentissage et de formations, p. 191‑224, Paris : Riveneuve Éditions.

HUVER Emmanuelle, SPRINGER Claude (2011), L'évaluation en langues : nouveaux enjeux et perspectives. Paris : Didier.

GUESPIN Louis (1984), « Matériaux pour une glottopolitique », p. 1-23, Problèmes de Glottopolitique, Winther, Vol.1 (pré-publications) : textes soumis à la discussion par les groupes coorganisateurs : Université de Haute-Normandie.

GUESPIN Louis, MARCELLESI Jean-Baptiste (1986), « Pour la glottopolitique », p. 5-34, Langages, n° 83, Paris : Larousse.

KAUFMANN Jean-Claude (1996), L'entretien compréhensif. Paris : Armand Colin.

MEYER Jeanne, LONGHI Julien (2017), « De l’idéologie au discours idéologique : d’un discours institué à un discours instituant », Le discours et la langue, Cortil-Wodon : Éditions modulaires européennes, Discours et contexte social, vol 9, n° 1, URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01500145

MULLER Catherine (2021), « “Je commence à devenir plus cool”. Retours d’enseignants de langue débutants sur leur imaginaire professoral », Recherches en didactique des langues et des cultures - Les Cahiers de l’Acedle, n°18-2, URL : https://journals.openedition.org/rdlc/9468

MCNAMARA Tim (2010), « The use of language tests in the service of policy: issues of validity. p. 7-23, Revue française de linguistique appliquée », vol.15, n° 1, URL : https://doi.org/10.3917/rfla.151.0007

SHOHAMY Elena (2009), « Language tests for immigrants: Why language? Why tests? Why citizenship? », p. 45-59, In G. Hogan-Brun, C. Mar-Molinero & P. Stevenson (eds), Discourses on language and integration: critical perspectives on language testing regimes in Europe, Amsterdam: Benjamins.

TAGLIANTE Christine (1998), L’évaluation. Paris : CLE international.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Que veut dire évaluer un “niveau de langue” ? Analyse sociolinguistique et didactique d’une demande politique et sociale en Suisse romande

Bruno Maurer, Anne-Christel Zeiter

Résumé Cet article s'appuie sur une demande institutionnelle formulée par le Canton de Vaud (Suisse) pour harmoniser les pratiques d'évaluation des compétences en langue française de migrants. Il est l'occasion  de revenir sur l'ensemble des questionnements qui se sont fait jour dans le travail avec sept prestataires de formation linguistique participant à un groupe de travail pour promouvoir de nouveaux outils et, à cette occasion, de nouvelles pratiques. Une approche didactique et sociolinguistique critique questionne les enjeux éthiques des pratiques...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.