N°79 / Les tests de langue étrangère

Que veut dire évaluer un “niveau de langue” ? Analyse sociolinguistique et didactique d’une demande politique et sociale en Suisse romande

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Bruno Maurer, Anne-Christel Zeiter

Résumé

Résumé

Cet article s'appuie sur une demande institutionnelle formulée par le Canton de Vaud (Suisse) pour harmoniser les pratiques d'évaluation des compétences en langue française de migrants. Il est l'occasion  de revenir sur l'ensemble des questionnements qui se sont fait jour dans le travail avec sept prestataires de formation linguistique participant à un groupe de travail pour promouvoir de nouveaux outils et, à cette occasion, de nouvelles pratiques. Une approche didactique et sociolinguistique critique questionne les enjeux éthiques des pratiques d'évaluation, avant de formuler des propositions pour passer d'une logique de "niveaux de langue" à une logique de profils sociolangagiers. Sans abandonner les catégories du CECR, qui constituent actuellement un langage commun, l'article montre les limites des conceptions actuelles à partir d'une définition plus complexe de ce qu'on appelle la "langue" et en décompactant différentes dimensions couramment amalgamées dans les descripteurs du CECR. L'article expose les axes de travail du groupe lors de l'élaboration d'une  grille de descripteurs mieux appropriée à rendre compte des répertoires des apprenants ; il se conclut par une série d'interrogations sur la notion même de "niveau" et sur les utilisations qui seraient à faire, éthiquement, des résultats livrés par des évaluations. Des pistes sont également esquissées pour des alternatives aux tests de langue construits autour d'activités décontextualisées, avec la proposition d'entretiens d'évaluation mieux articulés aux vécus des apprenants et à leurs usages réels de la langue apprise. Pour finir, sont envisagés les changements que la mise en place de ces outils d'évaluation ne manqueraient pas d'avoir sur le milieu de la formation linguistique des migrants.

 

Summary:

This article is based on an institutional request from the Canton of Vaud (Switzerland) to harmonize practices for assessing the French language skills of migrants. It is an opportunity to look back at all the questions that arose in the work with seven language training providers participating in a working group to promote new tools and, on this occasion, new practices. A critical didactic and sociolinguistic approach questions the ethical stakes of evaluation practices, before formulating proposals to move from a logic of "language levels" to a logic of sociolinguistic profiles. Without abandoning the categories of the CEFR, which currently constitute a common language, the article shows the limits of the current conceptions starting from a more complex definition of what is called "language" and by decomposing various dimensions commonly amalgamated in the CEFR descriptors. The article outlines the group's work on the development of a descriptor grid that is more appropriate to reflect learners' repertoires; it concludes with a series of questions on the very notion of "level" and on the ethical uses that should be made of the results of assessments. It also outlines alternatives to language tests built around decontextualized activities, with the proposal of evaluation interviews better articulated to the learners' experiences and their real uses of the language learned. Finally, the changes that the implementation of these evaluation tools would have on the language training environment of migrants are considered.

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En été 2019, une ancienne étudiante, Kulap, nous écrit pour nous demander conseil concernant la transformation de son permis de séjour en permis d’établissement en Suisse. En sus d’autres critères tels que le temps passé sur le territoire ou l’autonomie financière, la loi (Loi sur les étrangers et l’intégration (désormais LEI)) exige en effet un niveau A2 à l’oral et A1 à l’écrit pour un tel changement de statut. Or, bien que titulaire d’un grade de l’École de français langue étrangère de l’Université de Lausanne qui atteste d’un niveau C1 dans les genres académiques, elle se voit refuser son nouveau statut au motif que son niveau de langue n’est pas reconnu par les autorités : “Comme mentionné sur la lettre,” nous écrit-elle, “on veut un certificat de langue française comme FIDE et DEFL ou autres certificats qui sont reconnus par le Secrétariat d'État aux migrations”. Voici l’analyse que fait Kulap de la situation :
  

Cette expérience me permet de faire quelques remarques :

- L'Etat ne compte pas la compétence de langue acquise dans un établissement au sein de contexte homoglotte. Ce qu'il compte est le certificat puisque le DEFL peut être obtenu n'importe où dans le monde entier.

- Le DEFL est fondé par l'académie française ; le but est plutôt le commerce que l'éducation. Je suis surprise que l'état suisse demande ce certificat au lieu du diplôme de français qui est attesté par l'université cantonale. C'est-à-dire que je paie à l'académie française pour obtenir le certificat de langue qui me permet de vivre sur le territoire suisse. D'après moi, cela ne fait aucun sens.

Les observations de Kulap illustrent une dynamique présente dans de nombreux contextes sociaux liés à la migration, en Suisse comme ailleurs en Europe. Depuis le début du XXIème siècle au moins, et de manière concomitante avec l’implantation du Cadre Européen Commun de Référence pour les langues (désormais CECR) (2001, 2018), la langue est toujours plus considérée comme un objet évaluable, mesurable, objectif : le marché des certifications en langue s’aligne sur les marchés économiques mondialisés (Duchêne, 2011 ; Maurer, 2011), alors même que la langue représente un critère d’intégration légalement établi dans la plupart des pays occidentaux qui s’appuient sur le critère linguistique pour étayer leurs politiques migratoires (Pradeau 2021). En vingt ans, la compréhension de ce que signifie maîtriser une langue s’est ainsi peu à peu déconnectée de ce que les personnes peuvent réellement faire dans et avec la langue (par exemple mener à bien des études supérieures comme l’a fait Kulap) pour aller vers des objectifs politiques et économiques définis en termes de niveaux de langue. En parallèle, l’association de la maîtrise linguistique et de la réussite de l’intégration socioprofessionnelle des personnes migrantes est devenue une évidence si communément partagée et si rarement discutée dans le débat public (Hambye et Romainville, 2014) que ce qu’est la langue, au fond, n’est que rarement explicité. Adossée au CECR, elle s'exprime en niveaux, soit en lettres et en chiffres, en un résultat qui masque non seulement le processus d’apprentissage, mais également ce que la personne peut effectivement faire dans et avec sa nouvelle langue (Jeanneret et Zeiter, 2020). 

Or, comme on le voit dans le cas de Kulap, les niveaux de langue impactent directement la vie des gens qui doivent en faire la preuve pour obtenir ou conserver un statut administratif dans le pays ou pour accéder à l’emploi, alors que dans le même temps, le constat des actrices et acteurs de l’insertion socio-professionnelle en situation migratoire – qu’il s’agisse de décideurs politiques, de travailleurs sociaux, de conseillers en emploi ou de formateurs de langue – ce concernant est sans appel: ces niveaux ne coïncident ni entre eux – un niveau A2 attesté dans une école de langue peut se voir attesté A1 ou B1 ailleurs – ni avec ce qui est attendu comme compétence langagière sur le marché de l’emploi ou de la formation – un B2 attesté par un DELF ne procurant pas forcément les ressources adéquates pour mener à bien des études supérieures, par exemple (Zeiter, 2019). Les personnes apprenantes qui se voient enclassées différemment – et parfois plus bas – d’une institution à l’autre, s’interrogent alors légitimement sur les compétences des formatrices et formateurs, mais également sur leur niveau réel, ce qui peut engendrer des remises en question et du découragement. Par ailleurs, si  toutes les institutions ne délivrent pas de certifications de langue, toutes ont le souci de préparer au mieux les personnes à se présenter, le moment venu, à une épreuve certificative. Le doute subsiste alors chez l’apprenant·e quant à l’issue d’une telle épreuve lorsqu’elle doit être passée : puisque toutes les écoles ne m’évaluent pas de la même manière, vais-je réussir ? Le degré d’anxiété peut en ce cas s’avérer important, dans la mesure où il ne s’agit le plus souvent pas seulement d’un potentiel échec à un examen, mais aussi et surtout d’un écueil administratif dont les conséquences peuvent être lourdes : ainsi, dans le cas de Kulap, un permis de séjour n’octroie évidemment ni les mêmes droits, ni la même stabilité administrative et financière qu’un permis d’établissement. 

Depuis plusieurs années, les autorités politiques de la région où nous travaillons, le canton de Vaud en Suisse romande, ont été alertées par les institutions de langue, les employeurs et les organismes de formation quant au fait que les niveaux de langue sont flous et pas toujours adéquats par rapport aux attendus en termes de compétences langagières effectives. Outre les enjeux politiques et économiques qui sous-tendent le contexte de l’enseignement-apprentissage-évaluation de la langue des personnes migrantes, la question est par ailleurs également sociale – et déclarée comme telle par les autorités – dans la mesure où ce qui est en cause derrière la question du manque de lisibilité de l’évaluation en langue relève de la justice sociale : les exigences linguistiques toujours plus fortes fixées par la LEI en 2019 confrontent régulièrement les personnes migrantes à un décalage entre leurs compétences langagières effectives, les exigences administratives et les évaluations effectives concrètes liées à la qualité de leur répertoire dans différents contextes sociaux, un décalage qui les renvoie sans cesse à leur altérité plutôt qu’à leur appartenance à la communauté d’accueil. Il s’agit évidemment d’un danger pour la cohésion sociale, mais aussi surtout d’une atteinte de plus en plus perceptible à l'égalité des droits et à la dignité humaine.

La langue étrangère, en l’occurrence ici le français, lorsqu’elle doit être évaluée et certifiée, n’est donc plus uniquement une langue de cohésion européenne, de rencontres culturelles et de loisirs dans la ligne de ce que le Parlement européen envisageait en amont du CECR: elle est une langue de migration et d’insertion socioprofessionnelle. Ce constat implique de repenser les “besoins langagiers” que Richterich (1985: 28) décrivait comme se construisant “par le fait même d’apprendre” : dans une perspective praxéologique (Bulea et Jeanneret, 2007) en effet, que doit-on apprendre de la langue et comment cela peut-il s’articuler avec le type d’agir prévus par le CECR, puisque ceux-ci semblent être en décalage avec les pratiques effectives alors que, dans le même temps, l’expression de la langue en niveaux établis en regard de ces agirs est devenu une pratique incontournable ?

Le projet que nous présenterons dans cet article tente de répondre à cette question essentielle tant pour le milieu de l’insertion socio-professionnelle que pour la didactique des langues. Dans un premier temps, nous présenterons l’intérêt d’adopter une perspective critique et interdisciplinaire articulant didactique des langues et sociolinguistique pour analyser les problèmes soulevés par le contexte de l’évaluation en langue en contexte homoglotte. Nous décrirons ensuite la manière dont la langue peut être conçue comme un répertoire de ressources énonciatives selon trois dimensions complémentaires et interdépendantes, le système de la langue, les compétences et stratégies communicationnelles et les agirs sociolangagiers. Une proposition sera alors faite pour passer d’une logique de niveaux de langue à une logique de profils sociolangagiers, avant de discuter les questions que pose un tel changement de perspective. Nous conclurons par la question de l’influence d’un tel changement sur le milieu de la formation en langue en situation d’insertion socioprofessionnelle.

1. Évaluer la langue : vers une intervention sociolinguistique et didactique

Un projet de création d’outil d’évaluation commun aux institutions de langue sous mandat cantonal est lancé en 2020, dans l’idée première de construire un test de langue commun, sur la base du CECR. La variété des modalités d’évaluation est dans un premier temps considérée par les responsables des services concernés comme cause du flou, mais cette hypothèse est presque immédiatement balayée par le constat que cette variété est inhérente à la diversité des formations. Il leur apparait par ailleurs évident que la construction d’un outil commun, le même pour tous, s’avérerait inefficace, car inadapté aux formations concernées, et mettrait en péril la richesse de l’offre de formation en langue dans le canton sans pour autant régler le problème. C’est à ce stade de la réflexion que nous sommes alors sollicités par le comité de pilotage (désormais Copil) de ce projet pour encadrer la réflexion des représentant·e·s de sept institutions représentatives de “la diversité du public allophone et des compétences de base exigées dans l'évaluation du français (A1 à B1)” (Lettre du Copil aux prestataires-experts, 28 mai 2020). Le point de départ consiste en une analyse des pratiques et des difficultés destinée à identifier ce qui, au-delà des différences, peut aller dans le sens d’une culture commune de l’évaluation et permettre une meilleure coopération entre les différents organismes concernés. L’outil commun d’évaluation n’est alors rapidement plus pensé de manière étroite comme un test, mais comme une proposition plus large concernant “les éléments-clés d’un outil commun de positionnement qui tiendra[it] compte de l'existant et des besoins diversifiés” (idem) des différentes institutions. L’objectif déclaré est de “garantir aux bénéficiaires des cours de français une équité dans l'évaluation de leurs compétences linguistiques” (idem), un objectif fréquemment rappelé lors des entretiens de suivi que nous avons eus avec le comité de pilotage.

La principale contrainte est toutefois que cette grille débouche sur les niveaux du CECR, pour conserver une terminologie largement lisible et rester conforme à fide, qui s’appuie sur la perspective actionnelle et les niveaux du CECR : 

 La mise en place de l’outil vise à convenir d’une définition commune des critères permettant de situer des personnes quant à leur niveau de français, pour les quatre compétences du CECR et pour les niveaux A1, A2 et B1. L’outil en question devra être suffisamment flexible pour s’adapter aux réalités et aux besoins de chacun " (Lettre Copil, 11 janvier 2021). 

Le public d’apprenant·e·s auquel s’adresse l’outil d’évaluation se distingue par ailleurs par sa “diversité”, dans la mesure où il s’agit de “tous les allophones, indépendamment de leur trajectoire, leur statut administratif et/ou leur projet socioprofessionnel” (idem). L’idéal recherché est donc similaire, au fond, à celui qui présidait au CECR : il s’agit de définir des niveaux de langue correspondant à des critères d’évaluation déclinables pour une diversité maximale d’apprenant·e·s adultes, de formations et de dispositifs d’évaluation. La difficulté est donc la même que pour le CECR : de même qu’il importe de préciser ce qui est commun dans l’idée d’évaluer – et donc, en amont, de savoir à quoi former, pourquoi et comment –, il importe de définir l’objet commun de ces situations pédagogiques, un objet qui se doit d’être comparable entre toutes : la “langue”. Un premier travail à effectuer est donc de déconstruire les différents pans de cet objet langue pour mieux savoir ce qu’il s’agit d’évaluer, au niveau de ce qu'on peut appeler "strictement" le "linguistique" et, au-delà de cette dimension, au niveau de réalités qui tiennent à la fois de compétences communicationnelles et d'agirs sociaux.

Les enjeux soulevés par ce projet sont donc divers et demandent à être investigués dans une perspective interdisciplinaire: les ressources de la didactique des langues  – en termes de connaissances et d’analyse des méthodologies d’enseignement et des facteurs en jeu dans l’appropriation langagière – doivent impérativement s’articuler à celles de la sociolinguistique critique – en termes d’analyse de la situation existante et des conséquences sociales, économiques et politiques des outils en construction. S’il est en effet indispensable de penser “la langue”, il importe de le faire en identifiant au mieux le contexte méthodologique effectif (les pratiques) et imposé (le CECR), les conséquences sociales des pratiques en cours et projetées pour les personnes apprenantes, les formatrices et formateurs et les institutions, mais également les milieux de la migration en Suisse romande. C’est en effet ces milieux qui permettent de mieux comprendre les types d’agir dans lesquels le public concerné est susceptible d’évoluer, de s’approprier la langue, et d’identifier de quelle “langue” il est question. 

Que ce soit dans notre réflexion en amont ou dans le dialogue avec les prestataires-experts du projet, le constat d’une polysémie forte des deux principaux termes de l’équation que sont l’évaluation et la langue revenait ainsi sans cesse, rendant nécessaire une harmonisation terminologique sur les besoins des publics, les formes de l’évaluation et les connaissances linguistiques et compétences langagières évaluables: lever les malentendus devait permettre de créer un langage et une culture communs entre les experts-prestataires. Pour ce faire, trois étapes ont été suivies, que nous développerons en détail ci-après : (1) une réflexion sur la complexité de ce qu’est la “langue” pratiquée, apprise, transmise, évaluée et exigée dans certains contextes ; (2) une exploration critique et appliquée du CECR et de ses grilles de descripteurs pour mieux comprendre comment l’adapter au projet ;  (3) un déplacement de regard sur ce que signifie évaluer la langue pour déterminer un niveau de maitrise. Enfin, concrètement, le travail s’est déroulé en plusieurs ateliers de travail basés, dans un premier temps, sur le partage des dispositifs d’évaluation existant dans chaque institution. Les échanges ont alors porté sur les types de pratiques, les philosophies d’évaluation et les utilisations du CECR. À partir de la compréhension désormais partagée de ce que signifiait “évaluer la langue”, un deuxième temps a permis de construire des descripteurs sur deux dimensions : la connaissance du système de la langue d’une part, les stratégies et compétences communicationnelles orales et écrites d’autre part, des dimensions de la langue estimées prises en compte de manière trop imprécise dans le CECR. À ce stade du travail, les objectifs étaient presque atteints : il restait à construire deux dispositifs d’évaluation différents – l’un sous forme d’entretien-discussion naturelle et l’autre sous forme d’exercices et d’items construits en vue d’évaluer certaines connaissances et compétences spécifiques – mais aisément utilisables avec la nouvelle grille de descripteurs: autrement dit, un travail à aborder d’un point de vue essentiellement didactique. Or, il a fallu patienter, les prestataires-experts ayant exprimé des doutes quant à la maniabilité de l’outil et, surtout, quant à son adéquation aux réalités du terrain en termes de ressources humaines, technologiques et financières disponibles pour de telles évaluations. Les ressources de la sociolinguistique critique ont alors dû être mobilisées pour pouvoir aller plus loin : une analyse du milieu a en effet montré, et nous y reviendrons en conclusion, que la construction d’une culture commune de l’évaluation soulevait en fait des enjeux politiques, économiques et stratégiques relatifs à la formation en langue pour l’insertion socioprofessionnelle, des enjeux qu’il importait de considérer et de rendre visibles pour toutes les parties engagées – notamment pour le Copil – avant de finaliser puis de promouvoir un tel outil.

 

2. La langue en trois dimensions: vers un développement conjoint du répertoire langagier et du projet socioprofessionnel

La question de la définition de l’objet "langue'' s’avère donc essentielle, puisque c’est de cette définition que dépendront tant les descripteurs mobilisés pour l’évaluation que leur organisation, mais également parce qu’il s’agit de savoir, socialement, ce que les personnes font effectivement de cette langue. Comme le souligne Hadji (2012 : 218), en effet,

 (...) il nous faut tenter de montrer (...) comment l’évaluation peut trouver, concrètement, sa légitimité sociale. À quelles conditions pourra-t-elle être tenue, de façon raisonnablement assurée, pour socialement légitime, dans une perspective « démocratique » ? Nous répondrons : (1) à condition d’avoir un minimum de cohérence ; (2) à condition de privilégier des usages socialement utiles ; (3) à condition de se garder des dérives idéologiques.

Au cours de discussions reposant sur l’analyse de productions orales d’apprenant·e·s, nous avons pu poser avec les experts-prestataires que l’évaluation des compétences langagières devrait prendre en compte le répertoire langagier (Busch, 2015) des publics dans toute sa complexité, soit dans toutes les dimensions des possibilités énonciatives particulières permettant à la personne d’agir socialement. Dans la ligne de ce que proposait Py (1993) et que nous prolongeons dans nos travaux (Zeiter, 2019), les observations des spécialistes avec qui nous travaillons mettent en évidence trois dimensions, à la fois complémentaires et en interaction :

  • la connaissance du système linguistique, dans ses aspects morpho-syntaxiques, lexicaux ou phonétiques, et dont la maîtrise conditionne pour une grande part la réussite de la communication ;
  • les compétences et stratégies d’identification et d’utilisation des normes communicationnelles et sociales utiles pour tenir des discours adéquats à la diversité des situations rencontrées ; 
  • la capacité à agir dans la langue, soit à mener à bien toutes sortes de pratiques sociales (dont professionnelles) dans la langue.

Ces trois dimensions sont complémentaires dans l’agir langagier, mais l’évaluation de la maîtrise du système tend souvent à masquer les deux autres compétences, ou l’inverse : une prononciation très fautive peut donner l’impression erronée d’une incapacité à fonctionner dans la langue, de même qu’une capacité solide à se positionner de manière adéquate peut parfois fausser l’évaluation de la maîtrise du système. Lorsqu’il s’agit d’évaluer la compétence sociolangagière dans le but de renforcer les chances de réussite de la personne dans son projet d’emploi ou de formation, il importe donc de cibler au mieux la dimension devant être renforcée.

Concrètement, il s’agit de créer les conditions pratiques d’une nouvelle forme d’évaluation conçue, et c’est là son originalité, avec une visée double : 

  • évaluer le niveau de langue en termes de connaissance du système linguistique (cf point 1 ci-dessus) et des normes communicationnelles (cf. point 2 ci-dessus) ;
  • évaluer l’adéquation entre les compétences communicationnelles et l’orientation vers un projet socioprofessionnel à un moment T en termes de dimensions communicatives et sociales et d’aptitudes à se positionner - (cf. points 2 et 3 ci-dessus). 

Comme on le voit, la dimension 2 apparaît dans les deux objectifs, ce qui explique sans doute certaines des disparités actuelles dans les évaluations. Le niveau de langue à proprement parler peut en effet être évalué de manière relativement déconnectée de l’agir social effectif, à partir de tâches artificielles travaillées en classe de langue mais peu pratiquées par ailleurs, ce qui empêche d’évaluer les compétences effectives de la personne en conditions réelles, par exemple dans le cadre d’une formation professionnelle. 

De nouvelles formes et modalités d’évaluation sont ainsi souhaitables – et souhaitées par les actrices et acteurs du terrain – dans l’idée de combler cet écart en se reposant sur une prise en compte globale du capital sociolangagier de la personne, de ses compétences (formation antérieure, expérience professionnelle, autres langues, etc.) et de ses moteurs (désirs, talents, aptitudes, etc.). Une telle perspective est aujourd’hui courante dans la prise en charge socioprofessionnelle, la langue y étant considérée comme l’un des aspects dont il faut tenir compte pour une orientation adéquate de la personne vers un projet d’insertion. Or, il importe de faire de même avec l’accompagnement en langue, en situation d’insertion socioprofessionnelle notamment, puisque le développement du répertoire langagier est intimement lié à la trajectoire passée, aux aspirations et objectifs présents et aux projections vers l’avenir de la personne (Ausoni et Zeiter, 2017). C’est en ce sens que nous envisageons à ce stade de privilégier une forme d'évaluation conçue comme un bilan sociolangagier participant à et s’inscrivant dans le système d’orientation global de la personne. Il s’agit d’adopter un modèle d’évaluation basé sur la reconnaissance des compétences communicationnelles (y compris en reconnaissant d'une certaine manière leur répertoire plurilingue) et non uniquement sur les lacunes linguistiques dans la langue-cible. Par ailleurs, il importe d’éviter au maximum les effets pervers de l’insécurité socio-langagière (Adami et André, 2010) souvent liée à l’évaluation de la langue (tests de langue et évaluation sociale) (Demirsas et Bozdogan, 2013 ; Prokofieva et al., 2017) : des retards dans le projet socio-professionnel liés à un développement lent des ressources langagières, le voilement des compétences effectives de la personne par une difficulté langagière à en faire état, une fossilisation des ressources langagières relative à une succession de mesures inadaptées ou trop similaires, etc. Dans le cas de grands débutants (A0-A1) par exemple, et donc d’une orientation socioprofessionnelle préalable vers une prestation FLE, l’établissement du profil sociolangier plurilingue de la personne peut sans doute avoir lieu avec un interprète, ce qui donnerait des indications sur son pouvoir communicatif global (lié à son parcours de formation et ses expériences professionnelles antérieurs, son état de santé physique et psychique, ses conditions de vie, etc.), qui est presque toujours masqué derrière l’impossibilité d’en faire montre en français. Ceci permettrait notamment de s’assurer de l’adhésion de la personne aux mesures de formation qui lui sont proposées et de co-construire avec elle le dispositif susceptible de renforcer son profil socio-langagier en direction du type d’insertion socioprofessionnelle auquel elle aspire: autrement dit, estimer sa compréhension du système, des enjeux, des possibilités et des ressources nécessaires pour y parvenir. En ce sens, le projet souhaité par le groupe d’experts-prestataires est donc de rendre plus fluide la dynamique entre communication et construction du projet socioprofessionnel, le développement des compétences communicationnelles étant au bénéfice du développement du projet socioprofessionnel et vice-versa.

 

3. D’une logique de “niveaux de langue” à une logique de profils sociolangagiers

Sur la base de cette conception de la langue comme répertoire de ressources énonciatives comportant trois dimensions, il s’agit de définir des descripteurs permettant d’établir un niveau conforme aux échelles du CECR : communes, connues et simples, ces échelles sont en effet aujourd’hui tellement répandues qu’il serait dommageable de s’en passer. Toutefois, le constat des experts-prestataires et des recherches en didactique des langues est que les tâches communicatives prévues dans le CECR pour des citoyens en mobilité s’avèrent pour beaucoup inadaptées aux publics actuels (Jeanneret et Zeiter 2020) et que, dans le même temps, les descripteurs se montrent insatisfaisants: trop vagues, ils mêlent indistinctement des indicateurs relevant des trois niveaux identifiés ci-dessus. Il importe donc d’articuler les avantages du CECR et les perspectives adoptées sur la langue, en retravaillant les descripteurs “de manière critique” et en s’engageant sur des voies non encore explorées, conformément à ce que suggère le CECR dans son discours d'accompagnement (CECR, 2001 : 5). Le Volume compagnon de 2018 (désormais VC) rappelle d’ailleurs que les échelles de descripteurs sont des “outils de référence” et "n’ont pas été conçues pour être utilisées comme des outils d’évaluation même si elles peuvent constituer une ressource pour l’élaboration de tels outils, comme, par exemple, des listes de contrôle pour un niveau ou une grille pour plusieurs catégories à différents niveaux". (VC, 2018 : 42)

Il est donc essentiel de s’appuyer sur cette base globale, qui donne une idée de ce que peut être chaque niveau, pour construire des descripteurs mobilisables pour l’évaluation dans toutes sortes de contextes et pour tous les niveaux. En effet, les échelles de descripteurs du CECR s’appuient non sur une définition de ce qu’est la langue, mais sur des domaines langagiers, des tâches communicatives qui, nous l’avons évoqué, ne sont pas ou plus forcément adéquates pour les publics qui nous intéressent ici: c’est là sans doute la raison des lacunes relevées par les concepteurs du CECR (2001 : 34), qui encouragent les utilisateurs à analyser ces lacunes: c’est le but que nous poursuivions en pensant la langue comme nous l’avons fait. Cela évite, à notre sens, de trop déconnecter l’enseignement-apprentissage-évaluation de la langue des agirs effectifs des personnes apprenantes et de leurs besoins communicationnels : en partant de ce qu’est la langue comme agir social plutôt qu’en partant de tâches communicationnelles pensées a priori (et donc toujours lacunaires vis-à-vis des pratiques), il devient possible de continuer à évaluer la compétence de communication dans la ligne du CECR en questionnant les agirs langagiers dans les termes du modèle SPEAKING de Hymes (1967), et en partant d’une conception précise de la langue analysée dans ses trois dimensions. Procéder de la sorte répond en ce sens à la demande du CECR, qui insiste sur l’importance d’identifier les “besoins, des motivations, des caractéristiques et des ressources des apprenants et autres partenaires” (CECR, 2001 : 40).

L’analyse détaillée des descripteurs du CECR permet par ailleurs d’y déceler un trop grand niveau de généralisation pour déterminer précisément les niveaux (Maurer et Puren, 2019). Pour exemple, voici ce que décrit l’échelle globale des niveaux communs de compétences pour le niveau A1:

Peut comprendre et utiliser des expressions familières et quotidiennes ainsi que des énoncés très simples qui visent à satisfaire des besoins concrets. Peut se présenter ou présenter quelqu’un et poser à une personne des questions la concernant  – par exemple, sur son lieu d’habitation, ses relations, ce qui lui appartient, etc. – et peut répondre au même type de questions. Peut communiquer de façon simple si l’interlocuteur parle lentement et distinctement et se montre coopératif. (CECR, 2001 : 25)

Différentes compétences sont ici évoquées : la compréhension et la production côtoient la capacité à “communiquer”, sans qu’on sache véritablement si les deux premières en font partie ou s’il s’agit d’une compétence à part. Par ailleurs, si les trois dimensions de la langue mentionnées plus haut sont présentes, leur gradation entre les niveaux est peu claire: au niveau du système et en particulier du lexique, par exemple, un·e utilisateur·trice pourra mobiliser “des énoncés très simples” au niveau A1, s’exprimer “avec des moyens simples” au niveau A2 et “produire un discours simple” au niveau B1, ce qui suppose des complexités de discours différentes mais qui ne sont jamais explicitées comme telles. Elles gagneraient enfin à être plus clairement mises en évidence, ce qui n’est le cas ni dans l’échelle globale, ni dans les échelles spécifiques. En effet, les éléments linguistiques sont vagues (“expressions familières et quotidiennes” ou “de façon simple” pour le lexique et la complexité syntaxique), la description du contexte d’utilisation et des normes communicationnelles sont minimes (“un interlocuteur coopératif”) et les éléments pragmatiques très généralisants et peu en rapport avec ce qu’une personne est amenée à faire socialement lorsqu’elle vit dans un nouveau contexte social et langagier, quel que soit son niveau ("satisfaire des besoins concrets” laisse par exemple entendre que la personne devra attendre d’avoir un niveau plus élevé pour en satisfaire d’autres, de même qu’elle devra en attendant se satisfaire de “se présenter, présenter quelqu’un, poser à une personne des questions la concernant”: quid, alors, de démarches qu’elle pourrait devoir mener à bien au niveau administratif notamment ?). A notre sens, subsistent ici des traces de l'approche communicative antérieure à la perspective actionnelle dont se réclame le CECR.

En termes de compétences particulières enfin – et nous prendrons ici l’exemple de la compétence de production écrite générale proposé par le CECR – les descripteurs restent également généraux, incomplets et amalgamants en termes de dimensions de la langue:

https://lh5.googleusercontent.com/E3lL7wio2gDNFLc6Kq8r5C2wspfQppLaIuX0A8ItmqCRAga4JvTGoP3-9TgB7ANoUaG6hfx7uZ8mKGN-fFvFMA6zDlDehOvcycHxATIYaaNbcK3ToSinNiTowvNOcjdiy82xY0eF

Rien n’est explicité sur la dimension du système, autrement dit de la correction linguistique. Sont pris en compte le degré de complexité des discours (pour A1, des “expressions et phrases simples”, pour A2 des “phrases simples”, pour B1 des “textes” et pour B2 des “textes clairs et  “détaillés”), sans que ces discours soient, encore une fois, explicités, et  la cohésion textuelle : les expressions sont “isolées” pour A1, “reliées” pour A2, alors que les textes sont “articulés simplement” pour B1 et “clairs et détaillés” pour B2. On se demande alors si un niveau A1 ne permet pas d’écrire un texte et ce que signifie “clairs” exactement. Les normes communicationnelles sont par ailleurs complètement absentes de cette compétence jusqu’au niveau C2, qui mentionne une “structure logique qui aide le destinataire à remarquer les points importants”: ces points importants ne peuvent-ils être mis en évidence de cette manière ou autrement pour d’autres niveaux ? Enfin, les tâches suggérées dans le CECR sont essentiellement langagières: elles “sont l’un des faits courants de la vie quotidienne dans les domaines personnel, public, éducationnel et professionnel” (CECR, 2011 : 121), autrement dit, une partie seulement des agirs sociaux dont elles sont en quelque sorte déconnectées.

Enfin, les descripteurs du CECR énoncent des comportements (Peut + faire) sans mention d’aucune ressource pour y parvenir en termes de “faire langagier” ou des opérations cognitives à mobiliser pour avoir ce comportement, ce qui masque tout le processus d’apprentissage pour ne souligner que le résultat à atteindre pour attester un niveau. Ceci pourrait s’avérer intéressant pour l’évaluation, mais force est de constater qu’aucun indicateur de réussite spécifique n’existe: ces échelles sont donc aussi peu adéquates pour l’évaluation que pour l’enseignement. Il serait donc nécessaire de proposer des observables.

Pourtant, si l’analyse faite par les experts-prestataires a montré plusieurs limites du CECR (des descripteurs vagues ; une logique inflationniste de tableaux de descripteurs conçus par type de situations de discours et non par compétences générales ; des descripteurs amalgamant plusieurs dimensions différentes de la “langue” et donc à décompacter sur des axes différents), l’attachement aux catégories du CECR a été réaffirmé: majoritairement mobilisées en Europe pour désigner les niveaux de langue, elles sous-tendent également le curriculum-cadre fide, aujourd’hui incontournable en Suisse, et permettent, comme le  CECR y invite explicitement, de proposer de nouveaux descripteurs. Ainsi, malgré les limites tant du CECR que de fide sur les plans didactique et sociolinguistique, il a paru essentiel d’en conserver les avantages et de proposer des pistes d’amélioration pour l’apprentissage-enseignement-évaluation des langues.

À ce stade de l’analyse, le défi consiste donc à produire des échelles de descripteurs adaptées des niveaux du CECR et prenant en compte des critères de performance sur les trois dimensions permettant d’analyser une production langagière. Il faut toutefois mentionner que si les dimensions du système et des normes communicationnelles peuvent être abordées qualitativement et quantitativement, celle de l’agir sociolangagier, qui évalue les types et les modalités de l’agir langagier, ne peut être évaluée sur la base de descripteurs classiques: il doit être décrit, au plus près de ce que la personne apprenante fait exactement avec les possibilités que lui offre son répertoire plurilingue. Cette description permet donc également de valoriser la richesse et la complexité du répertoire plurilingue de la personne ce qui, ici encore, est dans la ligne de l’importance qu’accorde le CECR aux compétences plurilingues et pluriculturelles. 

Concrètement, les nouvelles échelles de descripteurs résultant de cette réflexion se veulent en nombre fini, contrairement à la visée expansionniste du CECR, et ont pour objectif de refléter les différentes composantes de l’agir sociolangagier en les traitant séparément. Pour ce faire, il est essentiel qu’elles précisent des indicateurs qui sont des observables permettant de mener à bien des évaluations de manière aussi précise et équitable que possible. Cette acception n’est toutefois pas absolue et, pour certains descripteurs, la réflexion s’est arrêtée à définir des domaines (“Étendue du lexique”, par exemple) sans arriver à des observables qui pourraient, par exemple, être traduits dans des verbes d’action. Afin d’en faciliter la mise en oeuvre dans les institutions, une explicitation des concepts linguistiques et textuels, des critères pour l’évaluation et des éléments qui ont servi à l’élaboration des descripteurs est fournie avec les échelles de descripteurs. Des tests produits dans cette optique proposeront des situations dans lesquelles ces dimensions seront observables. Voici enfin, pour terminer sur les échelles d’évaluation, à quoi pourrait ressembler le résultat d’une évaluation en langue dans cette optique :

 

 

A1

A2

B1

Système linguistique

     
     

 

Compétences communicationnelles

 

oral

interaction

     

compréhension

     

 

écrit

production

     

compréhension

     

 

Descriptif des agirs socio-langagiers les mieux maîtrisés 

 

exemple : habitude de communication dans un contexte particulier, habitude d’un type de discours particulier oral ou écrit, etc.

4. Discussion

Sans entrer dans le détail de la grille de descripteurs, ce qui en soi serait un autre sujet, il importe ici de relever quelques réflexions ayant animé les travaux du groupe concernant les niveaux et la manière de les définir.

Une première question concerne la distance à parcourir entre les niveaux: est-elle la même entre un A1 et un A2 ou entre un A2 et un B1, ou les efforts pour passer d’un niveau à l’autre sont-ils différents et, le cas échéant, pourquoi? Cette dimension n'apparaît pas dans les réflexions du CECR, qui envisage implicitement les niveaux comme séparés par des distances équivalentes, dans une gradation de type marche d’escalier. Et si l’escalier était inégal, fait de marches de hauteurs différentes ? 

Une deuxième question interroge le poids des compétences selon les niveaux: il s’agit de savoir si ces derniers reflètent simplement une gradation quantitative régulière des différentes composantes de la “langue” ou si, d’un niveau à l’autre, il ne faudrait pas accorder une importance différente à la connaissance du système (précision de l’utilisation de la langue) ou aux compétences et stratégies communicationnelles (efficacité du discours). Et si les marches, en plus d'être de hauteur variable, étaient composées de mélanges avec des dosages différents des mêmes “matériaux”, pour prolonger la métaphore de l’escalier ? 

Cette réflexion pourrait trouver sa traduction lors de la détermination de seuils de niveaux. La piste serait de pondérer les différents résultats par dimension, voire sous-dimension, en fonction de la définition que donne le CECR du profil de chaque niveau et de ce que le groupe des prestataires-experts, par son expérience et de manière empirique, sait de ces niveaux. 

Un pas supplémentaire pour lever les malentendus autour des “niveaux de langue” serait de mettre en rapport les scores obtenus avec ce que les personnes apprenantes peuvent ou veulent en faire. A quoi pourraient servir leurs connaissances en français dans la suite de leur parcours ? Que vont-ils faire de leur niveau évalué ?  Qui en aura connaissance, l’utilisera et pour quoi faire ? Comment vont-ils progresser ? Envisager la question des résultats de l’évaluation de cette manière, c’est se demander ensuite si les connaissances et compétences attendues sont les mêmes selon que la personne veut vivre à Lausanne, y travailler dans un métier d’aide à la personne, un métier du bâtiment, une profession de santé, une profession juridique, un métier de vente, s’engager dans une formation supérieure ou professionnelle et/ou si elle veut obtenir une naturalisation ou un permis d’établissement, prolonger un permis de séjour, passer son permis de conduire, etc.. Poser la question ainsi laisse donc entrevoir une autre partie de la problématique de l’évaluation et permet de mieux comprendre comment une attestation “simple” de niveau, qui ne prendrait pas en compte les utilisations potentielles, peut ne suffire ni aux besoins de la personne, ni à ceux des diverses institutions. Si l’on peut en effet théoriquement concevoir qu’une personne atteigne un certain niveau de langue par rapport à des attendus fixés dans l’absolu d’un outil d’évaluation critérié, il n’en reste pas moins que ce “niveau” ne prend tout son sens que dans le relatif des possibles utilisations. Une telle réflexion remet par ailleurs en question l’idée d’un niveau de langue exigible comme critère d’intégration de la personne dans le pays d’accueil :  il ne faut pas le considérer de manière absolue mais, une fois déterminé à l'aune de différents descripteurs, il reste toujours à interpréter en regard de ce que la personne fait socialement avec les ressources de son répertoire plurilingue. 

Il ne s’agit, à ce stade, que d’une première réflexion sur la question, mais qui mérite d’être poussée plus avant. Quoi qu’il en soit, il s’avère intéressant d’exploiter les données d’une évaluation langagière en fonction des différentes utilisations possibles, des débouchés professionnels, des projets de vie, etc. en considérant quelles dimensions de la “langue” sont les plus importantes  :

 

  • pour un enclassement simple ;
  • pour une demande de naturalisation, de permis de séjour ou d’établissement;
  • pour suivre un parcours de formation professionnelle en… (à compléter ultérieurement avec plusieurs types de formation) ;
  • pour une insertion sociale ;
  • pour une insertion professionnelle (à distinguer ultérieurement selon des types de métier);
  • ...

On peut alors imaginer des coefficients de pondération tenant compte des besoins différents en matière de français en fonction des différents projets et débouchés.

Il est important de préciser que ces résultats n’ont pas une vocation prescriptive mais bien diagnostique, descriptive et informative. Ainsi, ils ne profilent en aucune manière les utilisateurs vers des débouchés et des métiers, mais donnent un supplément d’information en indiquant à un instant T, à la personne apprenante, de manière générale, si ses compétences acquises en français sont cohérentes avec son ou ses projets  et quels éléments seraient à renforcer en vue de réaliser son ou ses projets, et aux institutions de formation, sur quoi l’accent mériterait d’être porté lors de formations ultérieures. 

En ce sens, ces informations peuvent être de première importance. On a coutume de dire que les formats d’évaluation sont d’une telle importance qu’il finissent par formater également les enseignements en amont dans une logique de bachotage, un effet également nommé en français “enseignement pour l’examen” et en anglais “teaching to the test”. Là, ce n’est pas l’évaluation elle-même (qui pourra relever de plusieurs types) qui sera conditionnante, mais la prise de conscience des compétences nécessaires pour réaliser tel ou tel projet de formation ou de vie.

4. Pour conclure : quel impact pour le milieu de la formation linguistique des migrants adultes ?

La perspective présentée ici sur l’évaluation implique un changement significatif pour le milieu de la formation en langue. Comme évoqué précédemment, nous avons en effet pu constater, au fur et à mesure que l’outil prenait forme, que des doutes émergeaient de la part des prestataires-experts qui l’avaient pourtant conçu. Dans les discussions, les discours devenaient ambivalents : dans le même temps, il s’agissait d’affiner les descripteurs pour construire l’outil le plus précis possible et de simplifier au maximum les formulations tant de ces descripteurs que du guide d’utilisation. De même, les grilles devaient être aussi complètes que possible pour s’adapter à tous les niveaux et types d’évaluation, mais se montrer également plus simples d’utilisation, plus maniables, et le guide plus succinct. Nous avons alors pris le parti de faire une pause dans le travail technique pour investiguer ce qui était à la source de ces tensions pour le moins ambiguës, et nous avons pu déceler un problème de fond lié non à l’outil, mais au milieu de la formation et de l’évaluation en langue. Le souci des prestataires-experts s’oriente en effet dans deux directions : pour ces spécialistes de la formation et de l’évaluation, il s’agit d’abord, dans une perspective pédagogique, d’améliorer l’évaluation des personnes apprenantes, dans un souci fort de justice sociale, d’où l’insistance sur la conception d’un outil précis, complet et flexible. La création du guide est alors venue de la conscience de la nécessité d’accompagner les évaluatrices et évaluateurs dans cette nouvelle pratique. Les prestataires-experts s’accordent ainsi sur l’importance d’être formé à l’évaluation, dans la mesure où il s’agit d’une pratique inhérente à la formation en langue. Or, le problème vient de ce que les personnes amenées à évaluer ne bénéficient pas toutes, loin s’en faut, de formations en didactique du français langue étrangère – ou en didactique des langues en général. Les bénévoles sont en effet nombreux dans le milieu, et du personnel administratif est également souvent mobilisé pour les évaluations de type orientation ou enclassement. Ces catégories de personnes sont essentielles au monde de l’insertion socio-langagière, qui compte trop peu d’enseignant·e·s formé·e·s et qui ne bénéficie que de moyens financiers limités. La question qui inquiète n’est donc pas tant celle de la complexité de l’outil, mais des difficultés de son utilisation par des catégories de personnes ne bénéficiant pas, ou pas encore, de compétences suffisantes pour se l’approprier réellement. Par ailleurs, l’outil implique également, en particulier pour l’oral, d’engager soit deux personnes en même temps – l’une qui conduit les tâches d’évaluation et l’autre qui évalue la production –, soit d’avoir recours à des enregistrements et donc au double temps de la passation de l’évaluation et de son écoute, ainsi que du matériel technique y relatif. Se pose alors à nouveau la question des ressources humaines et techniques (donc financières) mobilisables, de même que celle du temps à accorder à l’évaluation de l’oral : lorsqu’il s’agit d’évaluer cinquante personnes par jour, comment faire, concrètement ? Lorsque dans certaines institutions, l’évaluation écrite et orale ne dure que quinze minutes, tout compris, comment la mener à bien avec des descripteurs précis et complets ? Enfin, lorsque les évaluations d’enclassement ne sont destinées qu’à choisir entre deux classes de langue, l’une plus avancée, l’autre plus débutante, dans quelle mesure est-il nécessaire d’évaluer aussi finement les personnes à enclasser ?

Ces questions ne sont pas anodines et provoquent, chez les prestataires-experts avec qui nous travaillons – et chez nous également – un certain degré d’anxiété devant les changements entrevus: ce qui est à améliorer et la manière d’y parvenir est, techniquement, assez aisément identifiable pour des spécialistes de la didactique des langues, une fois éclaircis les malentendus liés à la langue et à son évaluation. Ce sont toutefois deux autres difficultés, plus difficiles à surmonter, qui jaillissent : celle des moyens financiers d’abord, qui est toujours le nerf de la guerre et dépend d’une volonté politique en termes non seulement de politique linguistique, mais également de politique migratoire et d’économie politique orientée vers le marché de l’emploi. Il n’y a, sur ce plan, rien d’autre à faire que d’informer les décideuses et décideurs politiques, d’essayer de les convaincre de la nécessité d’investir des ressources humaines et financières dans ce changement et de rendre a minima les outils disponibles au plus grand nombre possible d'enseignant.e.s de la langue étrangère. L’autre difficulté concerne cependant la professionnalisation du milieu de la formation en langue. Les difficultés concrètes soulevées ci-dessus posent en effet une question essentielle, celle de savoir ce que l’on fait lorsque l’on évalue sur la base de critères flous et pour le moins subjectifs. En effet, enclasser n’est  par exemple pas forcément évaluer : il s’agit, dans le cas mentionné plus haut, de choisir entre deux groupes classes et non de questionner les compétences langagières des personnes : une tout autre pratique. De même, renoncer à former les bénévoles de peur de les voir abandonner leur activité revient à accepter de poursuivre dans la voie d’une formation en langue “en amateur”, à vrai dire peu en phase avec les aspirations politiques d’insertion efficace et durable des personnes migrantes dans la société d’accueil. Si l’on souhaite promouvoir des formations et des évaluations qui marchent, qui permettent réellement aux personnes apprenantes d’enrichir leurs possibilités énonciatives dans la nouvelle langue et de se voir appartenir toujours plus légitimement à la société d’accueil, ne faudrait-il pas, alors, songer à professionnaliser le milieu de la formation linguistique des migrant·e·s adultes et mieux distinguer d’un côté accompagnement en langue et socialisation – ce qui pourrait être assuré par des bénévoles moins formés – et, de l’autre, enseignement de la langue ? La question mérite d’être posée, bien que la réponse risque de provoquer quelques remous, voire tempêtes.

 

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http://revue-tdfle.fr/actes-1-44/168-deconstruire-la-motivation-pour-rencontrer-le-desir-de-langue- 

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