N°81 / Actualité de l’enseignement de la grammaire en français langue étrangère : permanence, minoration ou renouveau ?

Réflexions sur la réforme de l'enseignement de la grammaire dans un contexte de FLS

Mohamed Ben Ammar

Résumé

Les enseignants qui, depuis des années, réclament une réforme de l’enseignement de la grammaire pouvant contribuer à l’amélioration des compétences de réception et de production de leurs élèves, devraient se réjouir des nouveaux programmes des collèges. En effet, ceux-ci rompent avec une approche morphosyntaxique trop formelle privilégiant les activités d’analyse et introduisent des concepts issus de l’approche communicative où les contenus grammaticaux reposent sur des questions comme l’expression du temps, de la cause, de l’opinion ou de la conséquence.

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Abstract : Teachers who, for years, have been calling for grammar teaching reform that can help improve their students’ receptive and productive skills should welcome the new secondary school curricula. Indeed, these break with an overly formal morphosyntactic approach favouring analytical activities and introducing concepts largely derived from the communicative approach where grammatical content is based on such questions as the expression of time, cause, opinion or consequence.

 

Dans le champ de la didactique du français langue étrangère et seconde, la grammaire est l’activité d’enseignement qui a accaparé la majorité des réflexions, et ce depuis les premiers travaux de la linguistique appliquée. Néanmoins, la didactique spécifique de la grammaire n’a pas encore livré tous ses secrets, dans la mesure où beaucoup de questions se rapportant à cette activité de la classe de français restent aussi essentielles qu’irrésolues. L’approche communicative a cautionné le principe d’une grammaire qui ne devait pas faire l’objet d’un apprentissage systématique et a préconisé le bannissement de cette activité. Conformément à l’esprit de tout mouvement de rénovation, le changement affectant les programmes d’enseignement dans le second cycle de l’école de base en Tunisie (programmes correspondant à ceux du collège en France) est motivé par le souci de profiter d’apports théoriques novateurs et par le désir de modification dans le domaine didactique. Dans les collèges tunisiens, la grammaire a été, depuis toujours, l’activité la plus importante sur laquelle on s’appuyait pour pourvoir les élèves d’une compétence de production aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, les autres activités étaient trop marginalisées. Bien entendu, la place de la grammaire dans l’économie générale de l’enseignement du français est une question capitale, qui a été touchée par cette réforme ; celle-ci cherche à s’éloigner d’un enseignement de la grammaire trop formel, qui, privilégiant les activités d’analyse au détriment de l’expression, se trouve en rupture avec la pratique de la langue. Mais le modèle de référence reste toujours la grammaire de la phrase. Les nouveaux programmes de grammaire, centrés sur les aspects morphosyntaxiques de la langue, conçoivent une répartition et une exposition des contenus assez différentes de celles de l’ancienne conjoncture (réforme de 1993), et ce dans l’intention d’intégrer ces savoirs aux autres enseignements de la classe de français et de faciliter leur transfert dans les productions écrites des élèves.

Tout au long de ce travail, nous nous référons essentiellement aux textes officiels relatifs à l’état actuel de l’enseignement du français (réforme de 2006) dans les collèges tunisiens, tout en procédant à une comparaison avec les programmas précédents (ceux de la réforme de 1993), pour pouvoir en déduire les modifications survenues dans l’enseignement grammatical. Cette évolution sera mieux appréciée à partir de la confrontation de deux approches apparemment différentes : celle de l’ancien système, dont les principes et les conduites pédagogiques misent beaucoup sur la capacité de l’enseignement grammatical, et celle adoptée aujourd’hui inspirée des méthodes rénovées plus récentes où la grammaire n’est plus vénérée telle qu’elle l’était auparavant. Nous mettrons l’accent également sur les présupposés didactiques sous-jacents aux choix pris par les programmes correspondant à une réforme ou à l’autre. A travers ce parcours succinct, nous nous assignons comme objectif d’expliciter quelques principes fondamentaux qui constituent la didactique actuelle de la grammaire au second cycle de l’école de base.

1. Le statut de la grammaire : Remise en cause d’un enseignement systématique

 

Il est important de remarquer, au premier abord, que l’enseignement du français dans la réforme de 1993 (programmes publiés en 1997) s’articulait autour de trois activités : la grammaire, la lecture et l’expression écrite. Dans cette conjoncture, l’importance cruciale attribuée à la grammaire est clairement manifeste dans l’article 3 des programmes officiels, où l’on affirmait que l’apprentissage du français reposait, entre autres, sur « l’enseignement explicite de la grammaire ». (Programmes officiels du second cycle de l’enseignement de base 1997, p. 6.).

En tant que discipline possédant un corps de savoirs riche et varié, la grammaire constituait un pole de l’enseignement du français, un privilège qu’elle partageait avec la lecture et l’expression écrite. On estimait également que la maîtrise de la syntaxe, du code orthographique ou des tableaux de conjugaison contribuait directement à la pratique de l’écriture et à l’explication des textes, comme le stipulait l’article 8 relatif à l’enseignement de la grammaire :

L’enseignement de la grammaire donnera lieu à un cours autonome, doté d’un contenu spécifique et régi par une progression qui lui est propre. Cependant, on veillera autant que possible, à tirer parti des acquis des élèves en grammaire dans les activités de lecture et d’expression écrite. (Ibid, p. 11.)

En subordonnant l’activité de lecture et d’écriture à celle de grammaire, l’ancien système visait le développement des capacités de production à partir du réinvestissement des acquis grammaticaux en mettant en exergue l’idée classique considérant que les savoirs grammaticaux ont un impact sur les savoir-faire. Diverses critiques ont été opposées à cette thèse. On pourrait par exemple invoquer le fait que tous les savoirs sollicités ne sont pas adéquats au savoir-faire visé. D’une manière générale, la correspondance entre les formes grammaticales et les tâches d’écriture n’est pas garantie, et la réutilisation de ces formes dans une situation de production soulève la question de la validité scientifique des savoirs convoqués et de leur plausibilité psychologique : il s’agit de vérifier si une quelconque explication linguistique contribue ou non à la progression cognitive de l’apprenant.

Même si les anciens programmes pensaient l’enseignement du français en termes de solidarité didactique, les expressions « un cours autonome », « un contenu spécifique », « une progression propre » plaidaient en faveur d’un cloisonnement des activités. En outre, dans l’ancienne conjoncture, la grammaire occupait la place d’une discipline à part entière où les programmes se préoccupaient essentiellement de doter l’élève d’une connaissance grammaticale complète sans que l’intégration des activités ne soit prioritaire ou obligatoire. Cela traduit une vieille croyance selon laquelle l’apprentissage d’une langue étrangère ou seconde doit passer par une bonne pratique de l’analyse grammaticale et une connaissance approfondie des faits de syntaxe et de morphologie. D’emblée, dans les textes officiels relatifs à la conjoncture précédente, on présentait la grammaire comme une référence indispensable dans l’enseignement du français. Cette position se trouve amplement justifiée par les propriétés intrinsèques à la langue française : le français est réputé pour être une langue à morphologie lourde. Cette langue est aussi caractérisée par une syntaxe structurée selon des règles dont l’ensemble constitue un système complexe. Mais ce qui complique davantage les choses, c’est que le respect de la norme est plus important, en français, que pour d’autres langues ; un tel respect se manifeste dans l’usage de certains agencements syntaxiques.

La présomption en faveur du recours à un enseignement systématique et autonome de la grammaire trouve aussi sa légitimation dans le fait que les élèves tunisiens ont l’habitude de côtoyer un appareil grammatical développé dans leur langue maternelle, et ce depuis leur scolarité primaire. Ces élèves éduqués dans une culture dépositaire d’une longue tradition grammaticalisante éprouvent un penchant naturel vers les approches mettant en place un outillage grammatical formalisé et explicité en langue étrangère. Les défenseurs d’une telle position invoquent un argument d’ordre psychologique se rapportant au style d’apprentissage des apprenants : nombreuses sont les personnes ayant un style analytique d’apprentissage et manifestant, par conséquent, une attirance pour les explications grammaticales et les exercices d’analyse syntaxique, et chez qui un enseignement centré sur la grammaire augmente la motivation et réduit l’inquiétude.

Actuellement, l’enseignement du français au collège s’intéresse au développement de trois compétences principales : l’oral, la lecture et l’écriture. Si la grammaire n’est pas définitivement évincée, elle est une activité subalterne et reléguée dans un second plan. C’est pourquoi, l’on ne trouve plus, dans les programmes officiels actuels, de réflexions spécifiques sur la grammaire comme c’était le cas auparavant. La seule remarque concernant l’enseignement linguistique ou grammatical figure dans la dernière page des programmes officiels de 2008-2009 :

Tous les contenus linguistiques inscrits au programme doivent être traités. Ils seront étudiés en relation étroite avec la lecture, l’écriture et la pratique de l’oral. Ils constituent pour l’élève des ressources à mobiliser pour parler, lire et écrire. Il appartiendra alors à l’enseignant de les traiter en fonction des capacités à développer et des besoins des élèves. Mais certains faits de langue (syntaxe, orthographe, conjugaison, vocabulaire) feront l’objet, en cas de besoin, d’un apprentissage systématique. (Programmes officiels du second cycle de l’enseignement de base, 2008-2009.)

Dans le cadre de la prédominance des performances langagières et du passage de l’analyse des phrases bien formées à l’emploi effectif de la langue, la grammaire se contente du rôle d’un instrument au service de l’expression. Même si l’on n’a pas dépassé les limites de la phrase, la réforme actuelle cherche à intégrer les aspects morphosyntaxiques de la langue aux trois compétences visées par les programmes officiels. Derrière cette tendance, il y a une volonté de suppléer une lacune que l’on a remarqué, il y a longtemps, chez les élèves tunisiens et qui consiste à l’incapacité à réinvestir leurs acquis grammaticaux dans leurs productions écrites. Dans cette perspective, les programmes actuels renoncent à viser l’acquisition des compétences proprement grammaticales comme c’était le cas dans les anciens programmes qui formulaient les finalités de l’enseignement grammatical comme suit :

Au terme de la 9è année, l’élève devra maîtriser les mécanismes de base de la langue française :
    • En syntaxe, il devra être capable :
_ De produire des énoncés corrects prouvant une maîtrise satisfaisante de la structure de la phrase simple.
_ De reconnaître les types et les formes de phrases et de s’approprier les mécanismes qui permettent de passer d’un type à l’autre.
_ De reconnaître les constituants immédiats de la phrase et les constituants de syntagmes.
_ De produire des phrases complexes et d’en décrire globalement le fonctionnement.
(Programmes officiels du second cycle de l’enseignement de base, 1997, p. 23.)

La didactique actuelle du français souhaite éviter l’enseignement d’une « grammaire de décryptage » fondée sur l’identification et la reconnaissance des formes ainsi que sur les mécanismes de leur combinaison. Ainsi, la maîtrise des sous-systèmes de la langue n’est pas aujourd’hui la bienvenue si elle n’est pas en adéquation avec le savoir-faire visé. Autrement dit, la didactique de la grammaire obstinée à se limiter à la phrase se trouve confrontée au défi d’effacer l’opposition gênante entre les aspects morphosyntaxiques et la production des textes et des discours. La problématique de l’enseignement des formes morphosyntaxiques et de leurs répercussions sur l’apprentissage d’une langue étrangère ou seconde fait objet de controverses parmi les spécialistes de la didactique des langues.

Parmi les études menées pour la détermination de la relation entre l’apprentissage et l’enseignement formel de la grammaire en classes de langues étrangères ou secondes celle de Krashen (1987) semble la plus retentissante. Celui-ci recommande d’exposer l’apprenant à de multiples situations de compréhension signifiantes. Il avance l’hypothèse que l’imprégnation ou la fréquentation d’un milieu linguistique où l’on se contente d’activités d’écoute ou de lecture est une condition nécessaire et suffisante à la construction d’une compétence communicative et à la maîtrise d’une langue étrangère ou seconde. Cette idée implique que l’apprentissage d’une L2 ne doit forcément pas passer par l’activité de production (écrire ou parler) ; ce qui signifie que la compréhension prime sur toute autre compétence. Krashen suggère également de laisser la liberté à l’apprenant de s’exprimer au moment où il le veut. Le corollaire immédiat de cette hypothèse est que la grammaire n’est pas un facteur indispensable ou un élément directement impliqué dans le processus d’apprentissage. Selon ce chercheur, les exercices de grammaire diminuent les capacités de l’apprenant à s’exprimer aisément dans des situations de communication authentiques, dans la mesure où tout enseignement centré sur les aspects formels de la langue relègue au second plan la signification du message véhiculé et entrave, par conséquent, le développement des mécanismes de communication. L’hypothèse krashenienne récuse le fait de corriger les erreurs des élèves de peur d’inhiber le mécanisme d’apprentissage. Loin d’être admise, l’approche de Krashen comme toute proposition sur l’apprentissage est sujette à confirmation empirique.

Des études de terrain menées sur les élèves canadiens anglophones dans des classes d’immersion en français révèlent que :

…, dans les groupes d’immersion où la forme grammaticale est négligée au seul profit du contenu enseigné (les matières scolaires), les risques de fossilisation paraissent plus élevés. Un des facteurs susceptibles d’expliquer la fossilisation des erreurs des élèves de la classe d’immersion serait la très grande production de formes linguistiques erronées de la part des autres élèves de la même classe. Mais, fait à noter, ce « classolecte » résulterait, à son tour, des excès d’un enseignement centré sur le contenu seulement, au détriment de la correction formelle. (Germain, C. et Seguin, H., 1998).

D’une manière générale, l’expérience de l’immersion a montré que si les apprenants qui s’exposent à ce genre d’enseignement développent une compétence de compréhension très satisfaisante et acquièrent une confiance facilitant la communication en L2, ils manifestent, toutefois, une connaissance insuffisante des aspects grammaticaux de la langue, ce qui favorise l’accumulation des erreurs et leur fossilisation. Au plan pédagogique, ces conséquences fâcheuses ont encouragé le retour en force de la grammaire dans les classes de L2. D’autres chercheurs, comme Pienemann (1984), soutiennent l’idée que certaines formes grammaticales ne sont pas «  apprenables » et par conséquent leur enseignement lui semble gratuit : cette conclusion a été formulée suite à la vérification à travers des études académiques d’un phénomène qui a longtemps taraudé l’esprit des enseignants de L2 sans qu’ils trouvent une justification plausible : il y a des formes grammaticales faciles à acquérir par les apprenants, mais d’autres, malgré le travail intense des acteurs de la classe et l’existence des outils didactiques de qualité, restent difficiles voire inaccessibles à l’appropriation. Dans la lignée des travaux de Pienemann, les recherches aboutissent à une constatation qui explique ce phénomène : certaines formes grammaticales ne s’acquièrent qu’en respectant leur ordre prédéterminé de développement, ce qui signifie que l’enseignement des structures linguistiques dont le développement est ultérieur est inutile si les stades précédents n’ont pas d’abord été acquis par l’apprenant. D’une manière générale, les concepteurs des programmes actuels des collèges basculent du coté de la réduction de l’importance de la grammaire dans l’économie générale de l’enseignement du français. Cependant, malgré le rôle réduit de la grammaire dans les textes officiels, cette matière reste un objet privilégié d’évaluation. En effet, cette activité a toujours une présence importante, aussi bien dans le devoir de contrôle d’étude de texte (10points sur 20) que dans le devoir de synthèse (7points sur 20).

2. La restructuration du contenu grammatical

 

Dans toute situation d’apprentissage guidé, le parcours d’enseignement part d’une compétence acquise visée pour en atteindre une autre, ce qui exige l’organisation du savoir à enseigner selon une progression témoignant d’une approche structurée de la langue. Le changement qui a affecté la place de la grammaire dans l’économie générale de l’enseignement du français au second cycle de l’école de base a, sans doute, modifié la structuration du contenu grammatical, quoique toujours cantonné dans le cadre étroit de la phrase. La répartition des objets d’enseignement sur les modules du programme est tributaire des choix didactiques de l’institution et surtout des finalités de l’enseignement linguistique.

Dans l’ancien système, le programme de grammaire imposait d’emblée un cadre de travail qui organisait le traitement du matériau grammatical telle que la notion de progression avec la phrase simple comme point de départ et la phrase complexe comme point d’arrivée conduit à envisager l’apprentissage des formes grammaticales comme le passage des éléments les plus simples aux éléments les plus complexes en mettant l’accent sur les constituants de la phrase, leur catégorisation et leur fonction. Le choix des objets d’enseignement était régi par cette progression mettant en place une distribution des contenus où beaucoup de notions abordées dans un niveau apparaissent déjà dans le niveau suivant, ce qui signifie que les mêmes objets d’enseignement étaient repris à différents moments du curriculum, à des degrés d’approfondissement différents. Par exemple, les types et les formes de phrases étaient étudiés en 7è et 8è années, alors qu’en 9è année, on se limitait à l’analyse exhaustive de la phrase passive en insistant sur les mécanismes de passivation. De même, la phrase complexe était à peine traitée en 8è année, mais suffisamment analysée en 9è année. Ce type de progression, dit « cyclique ou en spirales », postule que les contenus de savoir doivent être exposés dans un ordre croissant de complexité. Présumée efficace à travers la mémorisation progressive des faits grammaticaux, elle a été conçue en réaction aux méfaits de la progression linéaire de type spécifiquement linguistique. D’ailleurs, l’article 10 des programmes officiels exprimait ainsi ce principe :

La progression en syntaxe repose sur un découpage qui permet de saisir, dans une première étape, la phrase dans sa globalité et, ultérieurement, les éléments syntaxiques (syntagmes, mots) qui la constituent. (Programmes officiels du second cycle de l’enseignement de base, 1997, p.23.)

Cette progression paraît quelque peu caricaturale : rien ne justifie l’ordre d’acquisition prédéterminé de certains phénomènes morphosyntaxiques, puisqu’ aucune étude empirique n’a été faite pour justifier, par exemple, que la phrase complexe est facile à assimiler par un élève de 8è année ou de 9è année et ne l’est pas par un élève de 7è année. D’autre part, tout au long de ce cycle, les élèves étudiaient les formes de phrases, mais ils n’en voyaient que deux couples (la forme affirmative/la forme négative, la forme active/la forme passive), ils achevaient la 9è année sana apprendre qu’il y a une troisième forme représentée par le couple emphatique/neutre. Quant à la phrase complexe, on se contentait d’informer les élèves sur les catégories des verbes qui appellent l’indicatif ou le subjonctif dans la subordonnée, tout en négligeant les problèmes de concordance des temps liés au changement des temps des verbes de la principale. A cette époque, les élèves rencontraient des difficultés énormes devant les exercices où on leur proposait de mettre le verbe de la subordonnée au mode et au temps qui conviennent : le plus souvent, ils identifiaient correctement le mode approprié, quant au temps, les réponses fournies étaient généralement erronées. Des erreurs de type : « J’ai contemplé la beauté du paysage qui m’entoure. » ou « Hier, j’ai appris que tu es à Tunis. » jalonnaient les productions écrites des élèves.

Le découpage du savoir est le principe fondateur de la « progression cyclique » :

La première présentation d’un élément grammatical n’a pas besoin d’être exhaustive. Dans un premier temps, seuls les éléments jugés les plus pertinents peuvent être choisis ; ce n’est que dans un second ou dans un troisième temps que peuvent être proposés les autres aspects complémentaires de l’élément grammatical en question, tout en révisant les premiers aspects déjà présentés. (Germain, C et Seguin, H., 1998).

De même, puisque les notions grammaticales les plus complexes ne saurait être enseignées d’un seul coup, les anciens programmes recouraient à ce que C. Germain appelle « les préalables grammaticaux ». Ce concept préconise l’apprentissage des éléments grammaticaux simples avant de traiter les questions les plus difficiles à acquérir. A titre d’exemple, avant d’attaquer les subordonnées circonstancielles (temps, cause, conséquence), les élèves auraient déjà vu les compléments circonstanciels dans la phrase simple.

A partir du moment où la grammaire n’est plus « régie par une progression qui lui propre », les objets d’enseignement ne suivent plus une hiérarchie de la langue allant de l’analyse de la phrase (types et formes de phrases, analyse en constituants immédiats) à l’étude de la structure interne des groupes. Dans le cadre de l’approche intégrée, certaines leçons sont construites, désormais, autour des notions comme le temps, la cause et la conséquence, l’opinion.

Malgré la volonté d’intégration de la grammaire, on propose toujours des questions grammaticales classiques (le passif, les déterminants). Si le critère de sélection des éléments grammaticaux est l’adéquation avec l’objectif discursif, la répartition actuelle impose un certain nombre de remarques critiques. En effet, en passant d’un niveau à un autre, pour un même objectif discursif, on prévoit des contenus grammaticaux différents. A titre d’exemple, le module d’apprentissage no 1 en 8è et 9è années vise l’apprentissage d’une même compétence discursive qui est la production d’un texte narratif ; paradoxalement, dans le premier niveau, on programma trois leçons de grammaire (les présentatifs, les mots de reprise, les pronoms personnels COD et COI), dans le second, on en envisage une seule (l’expression du temps). On aurait pu prévoir les mêmes contenus grammaticaux avec un degré d’approfondissement plus important en 9è année tout en respectant, bien entendu, le principe d’adéquation avec la compétence discursive du module. Aussi, concernant les types et les formes, nous remarquons qu’en classe terminale (9è année), par exemple, on consacre un chapitre tout entier à l’étude de la forme passive, alors que l’on fait abstraction de l’interrogation qui est un type de phrase majeur auquel l’élève recourt souvent pour poser des questions, surtout que l’on aborde en expression écrite le récit intégrant un dialogue. D’autre part, la répartition actuelle des contenus grammaticaux risque d’influer négativement sur la compétence grammaticale des apprenants.

En effet, avant la présente réforme, on réservait à tous les niveaux du cycle une leçon pour la phrase complexe qui s’occupait essentiellement du mécanisme de subordination. Les élèves avaient donc l’occasion de connaître voire de s’entraîner aux moyens linguistiques facilitant la maîtrise de la phrase complexe puisqu’ils jouissaient surtout d’une explication détaillée de la subordination suivie d’un bon nombre d’exercices. Aujourd’hui, cette question est à peine effleurée dans des leçons comme « L’expression du temps », « L’expression de la cause et de la conséquence ». Dans ce cas, l’apprenant se trouve démuni de toute connaissance structurée sur la phrase complexe. Les programmes actuels dispensent des connaissances éparses sur la phrase complexe, ce qui complique leur apprentissage par l’élève. De telles connaissances ne permettent pas à l’apprenant de distinguer entre relatives, conjonctives et circonstancielles. Nous constatons également que l’on enseigne des structures grammaticales qui sollicitent des opérations mentales complexes comme les pronoms personnels COD et COI, alors qu’on n’a pas suffisamment initié les élèves à la question de la transitivité des verbes et à l’identification des compléments essentiels. D’une manière générale, la structure actuelle des contenus grammaticaux ne semble pas favoriser l’apprentissage des éléments syntaxiques proposés, puisque beaucoup de questions importantes ne sont pas reprises ni déployées sur l’ensemble du cycle pour contribuer à une mémorisation efficace par les élèves.

Dans le même ordre d’idée, le manuel de 9è année (Pratique du français) a radicalement modifié l’approche des circonstanciels. On constata que ce manuel, contrairement aux anciens, propose de construire une leçon autour de chaque circonstance comme le temps, la cause et la conséquence ou le but. La notion du temps est programmée au module no 1 dont l’objectif général est d’amener l’élève à la maîtrise du récit ou du texte narratif, alors que la notion de cause et de conséquence est réservée au module d’apprentissage no 4 (l’avant-dernier) qui vise l’acquisition du texte argumentatif. Il est clair que le principe d’intégration est à la base de cette dissémination de l’information sur les circonstanciels, mais cela n’empêche que l’on assure le minimum de cohérence dans le contenu grammatical présenté aux élèves. Or, cette leçon sur les relations logiques n’enchaîne pas avec celle de « L’expression du temps » en ce sens que l’on n’utilise pas le terme « complément circonstanciel », quand on parle de la cause ou de la conséquence. Sans doute, l’apprenant qui n’est pas renseigné sur le statut syntaxique des relations logiques (cause, conséquence) ne pourra-t-il pas découvrir tout seul que ces constituants ont des propriétés formelles communes avec les circonstants de temps, même s’ils ne définissent pas sémantiquement une circonstance de l’action ou de l’état décrit. A cet égard, nous pensons qu’l n’y a pas de raison de négliger une information d’une ampleur pareille, surtout que ces différentes circonstances sont enseignées à des moments éloignés de l’année.

3. Grammaire de l’écrit et émergence d’une didactique de l’oral

 

Dans le contexte scolaire tunisien, on semble avoir durablement, sinon définitivement opté pour l’enseignement et le développement des compétences de l’écrit. Jusqu’à la réforme de 1993, précédant les programmes actuels, l’oral ne constituait pas un objet d’enseignement ou d’apprentissage, et sa pratique se limitait à l’interaction entre l’enseignant et les élèves pendant les séances de lecture, de grammaire ou d’expression écrite, même si, dans ce cas, l’on stimulait la parole des élèves en les encourageant à parler et à s’initier à l’exercice de cette activité. Les échanges oraux ne sont qu’une phase de préparation ou de passage vers l’écrit et les discussions souvent dirigées ne représentent qu’un moment de la démarche d’enseignement d’une activité écrite. Les explications orales du professeur, les réponses et les remarques des élèves favorisent la constitution d’un savoir sur la grammaire, l’explication de texte ou la production écrite. Par exemple, telle explication oralement présentée à propos d’un phénomène linguistique conduira à une synthèse écrite, à la fin de la séance de grammaire. En Tunisie comme ailleurs, l’oral a longtemps été écarté des préoccupations des concepteurs des programmes de français. Cet état de choses s’explique par la façon dont l’oral est perçu en milieu tunisien et plus largement au Maghreb. En effet, l’oral a toujours été confondu avec l’idée de la langue parlée qui est une notion liée à un ensemble de représentations péjoratives de l’activité langagière. Cette langue parlée est généralement perçue comme la langue des immigrés en échec scolaire en France. Ainsi, dans l’esprit des enseignants et des parents, cette variété est incorrecte et altérée. Un peu partout, la sacralisation de l’écrit comme modèle transcendant traduisant la norme littéraire a entrainé une telle stigmatisation du code oral. La sacralisation de l’écrit et la dévalorisation de l’oral ont participé à l’émergence d’une fausse idée encore régnante, qui postule que la maîtrise de l’écrit implique une pratique facile et aisée de l’oral, c’est-à-dire que ce dernier n’est rien d’autre qu’une transcription dénaturée voire une contrefaçon du code prestigieux. Cependant, le développement des études sur les situations de communication et la montée en puissance de la sociolinguistique ont fait de l’oral une priorité de la recherche en linguistique, ce qui a favorisé, par la suite, son entrée à l’école pour devenir une matière de base de la classe de langue et constituer, en conséquence, une didactique à part entière. De ce fait, une nouvelle vision inspirée de la recherche scientifique prend le dessus sur la conception normative : le code oral et le code écrit sont désormais considérés comme deux supports différents d’un langage naturel donné. Chacun de ces deux ordres de la communication linguistique recèle une hiérarchie composée de variétés ou de niveaux. Dans la pratique scolaire, les enseignants ont remarqué, depuis longtemps, l’incapacité des élèves à entretenir des conversations entre eux ou avec des natifs : leur capacité se limite à répondre aux questions posées en classe, qui ne demandent pas forcément une compétence communicative très développée, dans la mesure où ces réponses peuvent être, parfois, résumées en un seul mot. L’ensemble de ces données explique l’émergence d’une didactique de l’oral au collège dont l’objectif majeur est exprimé dans les textes officiels comme suit :

Au terme de la 9è année de l’enseignement de base, l’élève doit être capable de comprendre des énoncés oraux variés et d’en produire pour présenter/se présenter, informer/s’informer, expliquer/justifier et discuter. Il mobilise, à cet effet, ses acquis linguistiques, culturels et méthodologiques dans des situations de communication liées aux contextes scolaire et social. (Programmes officiels du second cycle de l’enseignement de base, 2008-2009).

Les textes officiels affirment que le développement d’une compétence communicative à l’oral nécessite la mobilisation d’un certain nombre d’acquis, entre autres, les connaissances linguistiques. Mais la question qui mérite d’être posée est celle qui s’intéresse à l’adéquation entre le contenu des activités orales et la nature de la grammaire enseignée au collège. Autrement dit, les programmes d’enseignement doivent, en principe, fournir au collégien les « ressources linguistiques » nécessaires à la construction d’une compétence communicative à l’oral. D’abord, le développement d’une telle compétence passe par l’initiation à l’écart entre le code écrit et le code oral. En effet, l’élève français qui manipule sa langue maternelle quotidiennement dans sa réalité orale, lorsqu’il entre à l’école et découvre un deuxième code à caractère graphique, perçoit assez facilement l’écart considérable entre les deux codes. Dans le contexte de langue seconde, l’apprenant ne peut pas percevoir tout seul cette réalité puisqu’elle est dissimulée derrière le français écrit auquel il a été familiarisé.  La conception de l’activité orale dans les trois manuels du collège fait abstraction de la non similitude entre les deux codes, malgré les difficultés de prononciation que rencontrent les nouvelles générations d’élèves à leur entrée en 7è année de base. A titre d’exemple, beaucoup de nouveaux collégiens prononcent le graphème ou le morphogramme « ent » du verbe à la troisième personne du pluriel. Ensuite, une didactique de l’oral qui se veut efficace et significative ne se contente pas d’une simple initiation aux spécificités de la communication orale, mais nécessite la mise en place d’une grammaire de l’oral. Une telle mesure est obligatoire parce qu’il y a une différence au niveau des structures syntaxiques des deux codes, et cette différence risque d’empêcher la compréhension du message. D’ailleurs, les élèves tunisiens d’aujourd’hui ayant presque tous accès à l’internet remarquent cette différence et recourent souvent à l’aide de personnes plus âgées et plus compétentes comme les professeurs pour pouvoir poursuivre leurs conversations avec les natifs. Il suffit de rappeler quelques divergences syntaxiques pertinentes pour se rendre compte des difficultés qui pourront fausser la communication. Nous pouvons citer le cas du passif : dans les manuels tunisiens, l’élève rencontre une seule variante morphosyntaxique, celle caractéristique de l’écrit que l’on appelle « passif traditionnel », et qui est représentée par le schéma suivant : SN2+aux+p.passé+prép+SN1. Or, dans la vie de tous les jours, les Français, et plus largement les francophones, utilisent une autre forme du passif construite avec le factitif « se faire » et sans réalisation de l’agent de l’action. L’exemple suivant explicite la différence entre les deux variantes :

  1. Un piéton a été renversée par la voiture rouge.

  2. Un piéton s’est fait renverser.

Par ailleurs, beaucoup d’élèves ne reconnaissent le passif que par la construction que leur présente l’école et ne se rendent compte du sujet passif que lorsqu’il est suivi de la forme verbale auxiliaire être+ participe passé et du complément d’agent introduit par la préposition « par ». Par conséquent, il sera difficile à l’élève de comprendre le contenu sémantique de la phrase no2 et de réaliser que « un piéton » est un sujet passif. Dans ce cas, il comprendra souvent le contraire du message véhiculé, dans le sens où il ignore la construction avec « se faire » et méconnait le sens de ce verbe pronominal.

En revanche, la grammaire enseignée au collège est essentiellement une grammaire de l’écrit, si l’on excepte la première leçon du programme de 8è année, intitulée « Les présentatifs », qui est en adéquation avec l’objectif de l’activité orale « se présenter, présenter quelqu’un, s’adresser à quelqu’un en utilisant les formes appropriées ».

D’ailleurs, les présentatifs introduisent une phrase dite à dislocation gauche : une construction, bien qu’elle soit attestée par la grammaire descriptive, fait l’objet d’une critique acerbe par la grammaire prescriptive qui la qualifie de « familière » et la classe parmi les « gallicismes ». Paradoxalement, des questions sur les présentatifs figurent dans les devoirs de contrôle et de synthèse qui sont censés contrôler les compétences de l’écrit. La nouvelle réforme fait de l’oral une activité de base de la classe de français sans la prendre en même temps comme un objet privilégié d’évaluation : aujourd’hui comme auparavant, la note d’oral est octroyée sur la base de la participation des élèves en classe. Enfin, l’instauration d’une didactique de l’oral exige la formation des enseignants concernant la façon de diriger les discussions, qui diffère de celle qu’ils ont l’habitude de pratiquer, qui consiste à poser des questions pour recevoir des réponses et les corriger. De même, une telle formation doit traiter le problème de la conception que se fait l’enseignant de l’activité orale : majoritairement, les enseignants ne sont pas convaincus de l’utilité de l’oral dans la construction des compétences langagières des élèves. Le plus souvent, ils se passent de cette activité au profit d’une séance de grammaire ou d’expression écrite.

 

La recherche didactique abordant la question de la grammaire dans l’enseignement de L2 a permis la réactualisation voire le perfectionnement des pratiques pédagogiques en situation d’apprentissage. Néanmoins, en contexte de classe, l’enseignant est confronté au dilemme posé par l’obligation de concrétiser les finalités didactiques figurant dans le curriculum prescrit et par la contrainte de suivre à la lettre le modèle théorique de référence et la méthode d’enseignement proposés par le manuel scolaire. Toutefois, il semble difficile d’harmoniser la réalité de la classe de langue, et plus précisément la particularité de la pratique effective de la grammaire avec les propositions et les exigences des textes officiels. En effet, l’héritage académique de l’enseignant, et surtout, les idées qu’il se fait de la grammaire influencent directement ses pratiques pédagogiques. D’autre part, la didactisation des présupposés théoriques en situation de classe et la conversion d’un cours de grammaire en activité d’enseignement-apprentissage sollicitent un haut niveau d’adaptation aux caractéristiques de la situation d’enseignement. On peut, dès lors, s’interroger sur la faisabilité d’un programme de grammaire et sur l’efficacité du matériel didactique mis à la disposition des enseignants. Depuis l’installation du projet didactique relatif à la réforme de 2006 dans les collèges tunisiens, on insiste sur l’intégration de la grammaire aux autres volets du français afin que cet enseignement se fasse en contexte et que la grammaire devienne signifiante aux yeux des élèves.

Bibliographie

 

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Vigner G. (2004), La grammaire en FLE. Hachette.

Wilmet, M. (2008). Grammaire rénovée du français. De Boeck.

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