Lucien Tesnière et son Atlas pour servir à l’étude du duel en slovène : cent ans après
Introduction
En 2025, L’Atlas pour servir à l’étude du duel en slovène (Atlas dans la suite), la thèse secondaire du doctorat de Lucien Tesnière, ainsi que Les Formes du duel en slovène, la thèse principale, fêteront leurs centenaires. Les deux ouvrages ont été édités à Paris, chez Champion. Malgré l’immensité du travail et son importance pour la langue slovène, ces deux volumes n’ont pas été traduits en slovène avant 2022, date à laquelle paraît la réimpression avec une traduction slovène de l’Atlas. L’annonce en a été faite en 2019, lors du centenaire de l’Université de Ljubljana et donc (presque) 100 ans après que Tesnière eut séjourné en Slovénie en tant que lecteur de français – or il s’agissait d’un projet purement individuel qui a pu trouver quelque soutien auprès de l’Agence nationale de la recherche scientifique. La traduction de l’Atlas a été bien accueillie et les présentations ont rencontré une certaine publicité. Mais la traduction a aussi soulevé certaines questions que nous nous poserons dans cette contribution, comme par exemple pourquoi l’œuvre de Tesnière n’est-elle pas mieux connue et appréciée ? Qu’est-ce qui a empêché Tesnière d’influencer les courants linguistiques de ses contemporains ? Quels sont les enseignements que l’on pourrait tirer de son court séjour dans nos contrées ?
Par ailleurs, il serait aussi intéressant de revisiter l’actualité de ses recherches et de ses remarques culturelles à propos de la Slovénie et des Slovènes dans le contexte contemporain. Finalement, face à ses conclusions dans sa thèse sur le duel en slovène, il convient également de s’interroger si ses prévisions à propos du duel se vérifient encore de nos jours.
1. Cadre bio-bibliographique
1.1. Tesnière à Ljubljana
Lucien Tesnière séjourna à Ljubljana entre 1920 et 1924 avec une bourse d’études de « la Commission des voyages et missions scientifiques et littéraires » qui, par appui efficace qu’ils lui ont accordé, lui ont donné le moyen de faire face aux dépenses résultant de ses enquêtes à travers la Slovénie (Tesnière 1925a : 39) en vue de ses recherches sur le duel en slovène. Ses débuts en tant qu’enseignant et à la direction de l’Institut français à Ljubljana sont décrits par Peter Vodopivec (2013) comme suit :
[..] Lucien Tesnière, arrivé à Ljubljana à la fin de l’année 1920, deviendrait plus tard un philologue éminent. Encore jeune à l’époque, il avait étudié à la Sorbonne, à Paris, et dans les universités de Leipzig et de Vienne. Après la guerre, il collabora en tant que traducteur à la représentation française de la Commission internationale pour organiser le plébiscite en Carinthie. N’ayant pas de doctorat à son arrivée à Ljubljana, en décembre 1920, Tesnière fut élu comme enseignant honoraire de langue française à la Faculté de lettres de l’Université de Ljubljana. Pendant trois ans – à partir du semestre d’été de l’année scolaire 1920-1921 et jusqu’à la fin du semestre d’été de l’année scolaire 1923-1924 – il dispensa des cours de littérature française du XIXe siècle et de grammaire française. Tesnière resta dans le souvenir de Stanko Leben, romaniste distingué, traducteur et professeur d’italien à la Faculté de lettres de Ljubljana, comme un remarquable enseignant de français que les étudiants n’oublieraient jamais. (Vodopivec 2013 : 7).
Tone Smolej (2008 : 103) écrit sur son recrutement en tant que lecteur qu’
au mois de décembre 1920, le Conseil de la Faculté des lettres a nommé Lucien Tesnière, âgé de 27 ans, pour l’enseignant honoraire de la langue française. Tesnière venait d’obtenir son agrégation et partait pour la Slovénie en vue de sa recherche sur le duel en slovène “Les formes du duel en slovène". En tant que germanisant et slavisant diplômé des langues allemande et linguistique slave, c’est-à-dire sans diplôme en lettres françaises, il avait quelques problèmes avec son statut d’enseignant du français. [1]
Smolej (ibid.) écrit que Tesnière commença ses cours durant le semestre d’été 1921. D’ailleurs, selon Smolej, on manque de données exactes concernant le rôle de Tesnière en tant que médiateur de la culture française. Il est toutefois possible de dire que Tesnière assurait des cours de littérature du XIXe siècle et de grammaire du français moderne pour tous les étudiants, tandis que pour les romanisants, il assurait aussi des cours en langue française, ainsi que le séminaire de littérature française. Ses cours se tenaient au Musée national de Ljubljana, où avec le temps il aida à fonder l’Institut français avec sa bibliothèque grâce à laquelle – selon le journal quotidien Jutro de 1932 – le trésor entier de la grande nation française est devenu accessible (Smolej ibid.). Sinon, le rôle de Tesnière en tant que passeur de la culture française en Slovénie est encore peu exploré. On sait qu’il a tenu une conférence en 1922 lors du tricentenaire de la naissance de Molière, parue dans le journal Ljubljanski zvon (Smolej ibid.). Il est aussi possible de répondre, au moins partiellement, à la question de savoir qui étaient ses étudiants. Compte tenu des bulletins d’inscriptions qui sont conservés aux Archives historiques (Zgodovinski arhiv) et au musée de l’Université de Ljubljana, on peut énumérer parmi ses étudiants le futur linguiste Jakob Šolar, les historiens littéraires Mirko Rupel et Stanko Leben, et philosophes (Mirko Hribar). Leben (1927 : 3), futur romaniste éminent, écrit à propos de son professeur (Smolej 2008 :104) :
M. Lucien Tesnière reste gravé dans mon souvenir, et je pense qu’il en va de même pour tous ceux qui ont eu l’occasion de l’écouter, comme un vrai enseignant – maître du français. Qui a pu fréquenter ses cours pendant les trois années qu’il séjourna à Ljubljana, ne l’oubliera jamais. Il était la clarté et la précision même. Son ambition suprême, à laquelle tout son travail était subordonné, était de nous révéler ‘la clarté française’. Ainsi M. Tesnière rassembla autour de lui une bande de jeunes qui sous sa tutelle tombèrent amoureux de la langue française. Et à ces jeunes gens Tesnière assurait l’aide tant qu’il pouvait. Pour plusieurs d’entre nous, il nous aida à obtenir une bourse qui nous permit d’aller à Paris et d’y retrouver le contact avec la population française, sa civilisation et culture. [2]
F. Jerman, lors de son introduction au colloque consacré à Tesnière lors du centenaire de sa naissance en 1993 (Linguistica 1994), raconte le parcours de ce dernier à l’Université de Ljubljana :
Le conseil de l’Université, lors de sa session du 14 octobre 1920, sur proposition du doyen de la Faculté des Lettres, le professeur dr. Ivan Prijatelj, prit à l’unanimité la décision suivante : "Tesnière, agrégé de l’Université de Paris, est admis au poste de professeur de langue et littérature françaises." Son statut fut confirmé le 23 novembre 1920, lors de la 3e session ordinaire du Conseil de la Faculté. II fut ainsi admis au poste de maître de conférences, chargé des cours de langue et littérature françaises. Le Ministère de l’Education nationale du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, dans son décret n° 8851 du 7 décembre 1920, lui accorda la veniam legendi, lui conférant ainsi le titre de professeur agrégé. (Jerman 1994 : 5).
Dans ces deux citations apparaît un trait typiquement slovène (hérité peut-être de l’Empire austro-hongrois) : une certaine rigueur académique et une attention envers les formalités qui persiste encore aujourd’hui (c’est une importante différence culturelle avec la France). Tesnière n’ayant pas de diplôme en français ni le doctorat, il lui fallut un « veniam legendi » pour pouvoir donner des cours.
Formalités mises à part, il semble que Tesnière avait lié nombre d’amitiés et de bons contacts avec ses étudiants (qu’il envoya aussi sur le terrain en tant qu’informateurs, comme on le verra dans la suite de cet article) et ses collègues et qu’en quelque sorte, il s’est frayé un chemin dans la société slovène, qui s’était ouverte à la culture française – si l’on s’en tient au témoignage de Leben et aux lettres de son fonds qui témoignent de ses relations professionnelles et amicales avec ses collègues slovènes Ivan Prijatelj, Anton Debeljak, Joža Glonar et en particulier avec le poète Oton Župančič, à qui il a consacré en 1931 une monographie avec de nombreuses traductions de ses poèmes (voir F. Madray-Lesigne 1994, M. Glavan 1994).
Les liens avec Ivan Prijatelj, à cette époque doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Ljubljana, témoignent en partie du fonctionnement de l’Institut français dont Tesnière était le fondateur et directeur et dont Prijatelj fut membre (Glavan 1994 : 239). Tesnière lui envoie deux reçus pour le paiement des droits d’adhésion à l’Institut français pour 1921 et 1922 et le bilan de l’Institut où figurent les données, pour 1922, que les cercles français commencèrent à s’activer notamment à Maribor ou à Ptuj. Cortès (1991 : 52) parle d’une période féconde (pour Tesnière) puisqu’il anime l’Institut français de la ville (de Ljubljana) et organise les cercles de français à Maribor, Ptuj, Celje, Kranj et Novo mesto.
Même après son départ pour Strasbourg, Tesnière maintient des liens privilégiés avec la Slovénie, entre autres en faisant don de ses livres à la bibliothèque de la Faculté des lettres. En outre, selon Kolarič (1955), il publiait régulièrement dans les revues françaises, surtout dans la Revue des Études slaves, des nouvelles sur la parution des ouvrages slovènes linguistiques, littéraires et de culture générale. Il fut, de ce point de vue, le plus grand propagateur de la parole slovène vers l’Occident pendant deux décennies. Glavan (1994 : 237) mentionne que dans l’une de ses lettres à Župančič (datée de 28 janvier 1928) Tesnière a le projet de donner à Strasbourg une série de conférences sur la langue et la littérature slovènes, dont la première, déjà effectuée, faisait connaître Prešeren et dont la deuxième serait portait sur Župančič.
Kolarič (1955) note que peu de travaux de Tesnière sont connus en Slovénie et il écrit que Ljubljana, à partir de 1926, n’était pas au courant des nouveautés de Tesnière et que ses livres sont introuvables dans les bibliothèques – à part ceux qui traitent du slovène : il est vrai que l’acquisition des œuvres étrangères à l’époque yougoslave était plutôt difficile. Pourtant, toutes les œuvres de Tesnière en lien avec le slovène s’y trouvent. Un bref aperçu du système informatique COBISS (https://www.cobiss.si/), qui comprend tous les livres catalogués en Slovénie et stockés dans les bibliothèques, nous informe que les livres de Tesnière concernant le slovène sont bien présents : L’Atlas du duel en 2 exemplaires se trouve à la bibliothèque de la Faculté des lettres, ainsi que l’ouvrage Les formes du duel en slovène. On y trouve entre autres aussi les tirés à part des articles « Sur le système casuel du slovène », les Mélanges linguistiques offerts à M. J. Vendryès, 1924, « Du traitement de ê en styrien », les Mélanges publiés en l’honneur de M. Paul Boyer, 1925, « L’accent slovène et le timbre des voyelles » paru dans la Revue des Études slaves, IX, 1929, ainsi que le tiré à part de l’article « Les diphones tl, dl en slave : Essai de géolinguistique » dans la même revue et quelques exemplaires de son livre sur Oton Župančič où figurent les traductions de sa poésie (Oton Joupantchitch, Paris, Les Belles Lettres, 95 Boulevard Raspail, 1931).
En outre, nous avons pu nous renseigner sur la provenance de ces livres dans la bibliothèque de la Faculté des lettres de l’Université de Ljubljana : la plupart sont le don de Lucien Tesnière lui-même ou de sa petite-fille Marie-Hélène Tesnière (voir les photos ci-dessous). On trouvera en annexe, la liste des ouvrages de Tesnière de cette même bibliothèque.
Extraits du carnet d’inventaire de la bibliothèque des langues slaves, Faculté des Lettres, Université de Lubljana.
Tesnière publiait par ailleurs des recensions critiques des œuvres de linguistes slovènes et il prit également soin de proposer des linguistes slovènes et yougoslaves dans des commissions, mais cette initiative n’était pas toujours appréciée (voir infra - la réception de Tesnière).
1.2. Passion des langues
Selon Michèle Verdelhan-Bourgade (2020) :
À vingt ans [Tesnière] connaît déjà cinq ou six langues, sans compter le latin et le grec. Chaque étape de son existence, même la plus contraignante ou désolante, comme la captivité, ou brève, comme son séjour à Vienne, sera mise à profit pour apprendre encore une ou plusieurs autres langues. Son « grand œuvre » resté inachevé, les Éléments de syntaxe structurale, cite ou utilise environ 80 langues différentes, dont seulement 50 indo-européennes. La diversité des langues lui paraît une ressource indispensable à la réflexion scientifique.
S’il partage en partie ce savoir linguistique avec d’autres grands linguistes de l’époque notamment en matière de langues indo-européennes, Tesnière considère de plus, et c’est là quelque chose d’original, qu’apprendre une langue, c’est apprendre à la parler, et non pas seulement à la lire ou à en connaître les règles de grammaire. Il avoue son regret de n’avoir appris le hongrois pendant sa captivité que d’une manière « trop livresque ».
Quelles sont les étapes de ses apprentissages linguistiques ?
L’article de Cortès (1991 : 50) nous informe que dès l’âge de 6 ans, Lucien Tesnière a une gouvernante allemande avec qui il lie de bons contacts. Verdelhan-Bourgade mentionne (2020) que Tesnière, après son baccalauréat en 1910, séjourne pendant un an en Angleterre, et pendant six mois en Italie, ce qui lui permet d’acquérir l’anglais, puis l’italien. Il fait sa licence en allemand, et en profite pour apprendre dans la foulée le vieux-norrois. En 1913, il part poursuivre ses études en Allemagne et en Autriche (à Leipzig, Berlin, Vienne) : il y apprend le gotique, le haut-allemand, le slave[3] et le croate
. Puis il est envoyé sur le front, il est fait prisonnier en 1915, il reste en captivité pendant 40 mois
.
Il y apprend l’hébreu, le russe, le bas-breton, le letton, le hollandais, le finnois et le hongrois. Ses capacités n’échappent pas aux autorités allemandes qui le désignent comme interprète « franco-anglo-russo-italo-allemand ».
Après la guerre, il est envoyé à Paris au service de la presse étrangère, d’abord la presse anglaise, puis allemande et enfin yougoslave, section qu’il est chargé de créer et dont il écrit les premiers bulletins, tout en préparant l’agrégation d’allemand, obtenue en octobre 1919. En 1920, il part en Carinthie, province sud de l’Autriche, comme interprète auprès du comte de Chambrun qui y dirige alors une délégation française avant de venir à Ljubljana. (Verdelhan Bourgade, ibid.).
Le génie de Tesnière est partiellement reconnu par Kolarič dans sa Nécrologie (1955) où il souligne l’importance de l’œuvre du linguiste par les mots suivants[4] :
Tesnière, qui dut apprendre le slovène standard, remarqua vite lors de son apprentissage avec ses étudiants de français la différence entre le slovène littéraire ou standard et la langue vivante de ses disciples. Ces derniers, provenant de toutes les régions de la Slovénie, ne montraient aucune unité ni dans la prononciation ni dans la morphologie, le lexique ou la syntaxe. Ceci dut attirer son attention sur le fait que les parlers des différentes parties du territoire slovène, de dimension modeste au demeurant, présentaient d’importantes différences. Il retint la même information de ses conversations personnelles avec le prof. Ramovš et de son étude des textes contemporains et anciens. Ses études à l’université et lesdites circonstances l’ont amené à l’étude de la langue slovène vivante moderne et littéraire, surtout le duel, selon la méthode de la géographie linguistique. (Kolarič 1955).
En fait, le sujet de la thèse de Tesnière avait été choisi dès avant son arrivée en Slovénie, comme le démontrent les citations de Tesnière lui-même dans ses deux œuvres (1925a et 1925b), mais pour le reste il faut croire Kolarič : Tesnière était sensible aux différences d’expression linguistique de ses étudiants, à qui il a demandé aussi d’être des informateurs dans le cadre de son immense travail.
Comment a-t-il appris le slovène ? Nous savons qu’il était étudiant à Vienne en 1919-1920 chez Rešetar et qu’il y a appris le croate. Le slovène n’étant pas tellement différent de la langue slave voisine, il devait déjà parvenir à une certaine intercompréhension entre les deux langues. Plus tard, en immersion à Ljubljana, la vitesse d’apprentissage n’ira que s’accélérant.
Quelles étaient les capacités de Tesnière dans cette langue ? Si l’on s’en tient aux remarques concernant son apprentissage d’autres langues ainsi que son rôle d’interprète, il est clair qu’il avait un penchant pour la langue vivante et parlée, ce en quoi il devançait l’apprentissage des langues étrangères à l’époque. À ce propos, il est intéressant de citer Tesnière lui-même : ses remarques concernant l’enquête sur le territoire pour l’Atlas du duel (1925a : 15) nous laissent entrevoir sa compétence en phonétique et sa fine oreille. Comment a-t-il pu enregistrer (c’est-à-dire noter, car à l’époque il n’y avait pas de machines ni de magnétophone) les données de ses enquêtes ? Il écrit :
Il s’installait avec le sujet à interroger dans un endroit aussi tranquille que possible, et il notait phonétiquement la traduction qui lui était faite, en numérotant les réponses une par une pour être sûr de n’omettre aucune question. Les notes étaient prises directement sur de grandes fiches de format uniforme, qui étaient ensuite cousues ensemble de façon à former des cahiers. (Tesnière 1925a : 15).
Il présente dans la suite la transcription phonétique (Tesnière 1925a : 15). Le slovène étant une langue à accent tonique, il tend à préciser :
Comme on le voit d’après les signes du tableau précédent, l’accent tonique a toujours été noté avec soin. L’auteur peut garantir pour tous les mots qu’il a relevés la quantité des voyelles et la place de l’accent. Mais il est moins sûr de la qualité de l’accent, c’est-à-dire de son intensité croissante ou décroissante, difficile à reconnaître pour quiconque n’a pas été habitué dès l’enfance à faire la distinction entre les deux. À vrai dire, il est toujours arrivé à saisir cette nuance à la longue. Mais comme il ne pouvait, faute de temps, faire répéter chaque mot pendant cinq minutes, il s’en est tenu le plus souvent à la première impression auditive.
Notre remarque à ce propos est que la grande partie des Slovènes qui ne sont pas linguistes ne peuvent distinguer les accents intonés, d’ailleurs présents dans les parlers de la Carniole (Haute et Basse) et de la Carinthie et figurant dans le dictionnaire, mais absents dans le reste du territoire. L’exactitude de Tesnière sur ce point est d’autant plus remarquable.
2. Formes du duel en slovène et l’Atlas pour servir à l’étude du duel
2.1. Pourquoi le slovène, pourquoi le duel ?
Ces deux œuvres présentent le thème primaire et secondaire de sa dissertation doctorale. Comment Tesnière était-il amené à choisir un tel sujet pour sa thèse ? L’idée est venue de son directeur de thèse, le prof. Antoine Meillet. Dans la préface à sa thèse principale, Les Formes du duel en slovène (1925b), Tesnière affirme :
On n’étonnera personne en disant que l’idée première de ce travail revient à M. A. Meillet. C’est que M. Meillet s’est toujours attaché à mettre en évidence, avec la finesse et la précision qui caractérisent sa méthode, l’étroite dépendance des faits linguistiques par rapport aux phénomènes sociaux ; plus qu’aucun autre linguiste, il a montré l’influence profonde exercée par le progrès de l’esprit humain et par sa marche vers l’abstraction sur le développement du langage et sur la disparition progressive des catégories concrètes. Ce qui explique l’attention particulière qu’il a toujours accordée à l’histoire du duel.
D’ailleurs, par la suite, Tesnière mentionne que Meillet a aussi inspiré et dirigé le travail exhaustif sur la question du duel qu’a réalisé Albert Cuny pour le grec (A. Cuny, Le nombre duel en grec, Paris, 1906). Dans les Formes du duel, Tesnière affirme : Il y avait donc intérêt à faire porter un travail dans le genre de celui de M. Cuny sur une langue indo-européenne moderne qui eût conservé le duel. Dès lors le choix était restreint
. (Tesnière 1925b : VII).
En effet, il énumère dans la suite certains parlers lituaniens et trois langues slaves, le slovène, le slovince et le bas-sorabe, qui ont conservé jusqu’à nos jours un système des formes spéciales pour le duel. L’exemple du slovène lui est paru un exemple particulièrement intéressant, parce qu’il a développé une langue littéraire commune, que les parlers y ont conservé une extrême vitalité, et enfin que c’est l’idiome d’un peuple de civilisation européenne occidentale.
(Tesnière 1925b : VIII).
Il continue :
On admet généralement avec M. Meillet que l’élimination du duel s’explique toujours et partout par le développement de la civilisation. Quels que soient les avantages de cette explication, les arguments qu’elle invoque n’ont encore été serrés de près qu’une seule fois, dans le livre de M. Cuny.
Après quoi il ajoute :
Il y a un anachronisme frappant à voir un peuple intelligent et civilisé employer jusqu’en plein XXe siècle une catégorie qui passe pour être l’indice d’une civilisation en retard. La singularité même du phénomène devait permettre de tirer, par la méthode de variations concomitantes, des conclusions précises sur les causes de la disparation du duel.
Tels sont les motifs qui ont poussé l’auteur de ce travail à suivre le conseil d’A. Meillet et à étudier, pour commencer, les formes du duel en slovène. (Tesnière 1925b : IX).
Selon A. Bernard (2002), Tesnière aurait été envoyé en Slovénie depuis la Carinthie par le Ministère des affaires étrangères pour entreprendre une étude historique des langues slaves concernant l’attribut à l’instrumental, qui était l’objet d’un différend entre Meillet et Boyard (Bernard 2002 : 2-13, la source étant le compte rendu de la mission en Yougoslavie 1920-1922 de Tesnière).
Selon F. Madray-Lesigne (1994), les connaissances et l’intérêt pour le slovène l’empêcheraient d’obtenir plus tard le poste à Paris :
Si l’expérience slovène s’avère extrêmement féconde, elle est aussi la première source, chronologiquement, des difficultés que Tesnière rencontre dans sa carrière et des incompréhensions que suscitent ses recherches. Le choix même du slovène comme objet d’étude va nuire, paradoxalement, à sa carrière de slavisant. II s’en ouvre à l’un de ses correspondants, en mai 1937 : "Je connais quelqu’un de haut placé qui depuis un certain nombre d’années répand le bruit que quand on a fait du slovène il est impossible que l’on soit russisant". (à Guitton, 12-05-1937) ; (F. Madray-Lesigne 1994 : 246).
Selon Françoise Madray-Lesigne (ibid.),
Cette remarque amère est à mettre en rapport avec une déception récente : Tesnière qui a quelque temps pensé obtenir une chaire de langue slave à Paris doit y renoncer. Il opte alors pour la Faculté de Montpellier où une chaire de linguistique générale vient de se libérer. Ainsi, la France ne s’est pas montrée très accueillante envers le linguiste qui se proposait de promouvoir la langue et la culture slovène. Elle avait certes envoyé un lecteur à Ljubljana, mais lorsqu’il s’agissait d’obtenir un poste de professeur, ce n’était pas, d’évidence, le meilleur passeport.
Selon l’auteure, Tesnière découvre à travers l’expérience slovène la tragédie des minorités linguistiques et culturelles et prend parti, face à ce drame, en faveur du droit des minorités à sauver leur patrimoine (Madray-Lesigne 1994 : 243). Nous en voyons les traces dans l’Atlas (Tesnière 1925a : 34-37) – où il décrit les différentes poussées, surtout germanique et italienne, qui empiètent sur le territoire slovène pour l’envahir ou causent des mouvements au sein de la population.
2.2. Méthode de la géographie linguistique : une nouveauté pour le slovène
Dans l’Introduction de son Atlas, Tesnière (1925a) développe la méthode de la géographie linguistique et définit les points et la grille pour le territoire slovène. Cette méthode présente une nouveauté pour le monde slave, et la langue slovène en profite en premier lieu. Nous sommes en 1922 lorsqu’il entreprend sa recherche – qui sera publiée en 1925.
Tesnière y présente comme but de son travail la méthode géographique. Il prend comme exemple l’Atlas linguistique de la France de J. Gilléron et mentionne l’enquête linguistique systématique menée à travers tout le territoire (Tesnière 1925 : 9). Il mentionne son idée d’appliquer cette méthode à un parler slave, ce qui est en soi une nouveauté. La nouveauté, selon lui, ne réside pas dans la description dialectologique, qui a déjà été accomplie pour plusieurs parlers (il y cite Vatroslav Oblak et Fran Ramovš), mais dans le mode d’enquête qui opère systématiquement, à l’aide d’un questionnaire préétabli et répété sans changement dans toutes les localités, avec un informateur convenablement choisi.
Tesnière s’est inspiré du questionnaire de Gilléron, essentiellement analytique, mais a dû apporter des modifications, le slovène étant une langue trop synthétique, (...), car chaque mot slovène est susceptible de se présenter sous toutes les formes de la flexion, et la flexion est d’une grande richesse
(Tesnière 1925 : 9). On trouve ici ce que Madray-Lesigne (1994 : 244) appelle une deuxième règle de sa méthode
: partir toujours de l’observation des faits pour induire leur explication et la logique qui permet d’en rendre compte. Pour ce qui est du choix des localités, l’auteur a évité les centres urbains comme Maribor, Celje, Novo mesto, qui présentaient à son opinion des parlers très hybrides. Il a fait une exception dans le cas de Ljubljana, dont il a voulu étudier le parler propre, et pour Kranj, où il a enquêté sur des formes employées par les paysans des environs. Tesnière devait d’ailleurs choisir les lieux accessibles – et il affirme que le pays était (à l’époque, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui) doté d’un réseau ferroviaire dense. La densité du réseau qu’il a pu mettre en place est d’un parler tous les 330 km carrés, ce qui présente, selon Tesnière, une densité inférieure à celle de l’Atlas de la Corse et de l’Atlas de la Catalogne, mais à peu près deux fois et demie supérieure à celle de l’Atlas linguistique de la France. L’auteur affirme : Le présent atlas étant le premier travail du domaine slave, il n’a pas paru nécessaire d’établir un réseau particulièrement dense
(Tesnière 1925 : 13).
Cette densité trop faible lui fut reprochée plus tard par les dialectologues, alors que pourtant son corpus est immense et a servi à des recherches ultérieures, notamment à Aleksandar Belić pour son étude du duel, comme il écrit à Ramovš dans ses lettres autour de 1930-1931 (Rotar 1990 : 42-43), mais apparemment c’était aussi le cas pour Ramovš lui-même. Martina Orožen (1994 : 168-169) expose le problème de la citation chez Ramovš, abordé par Tesnière dans la critique du Konzonantizem de Ramovš dans Slavia à Prague dans les années 1930-31, qui se serait servi des matériaux et des exemples recueillis par Tesnière pour rédiger son brillant traité synchronique intitulé Sur quelques développements des nasales en slovène sans mentionner la source.
Pour sa recherche, Tesnière a établi le questionnaire sur la base de 425 questions : les 225 premières concernent la phonétique, la morphologie ou la syntaxe, les 200 suivantes sont consacrées à l’étude du duel. Il a aussi choisi 250 points sur le territoire linguistique slovène et 29 dans les parties limitrophes, afin d’établir la différence avec les parlers kaïkaviens. Il a sollicité 88 informateurs et élaboré au total 70 cartes, parmi lesquelles deux coupes stratigraphiques, le numéro 12 pour « dva brata » (deux frères) sur le territoire yougoslave et le numéro 35 pour « dve okni » (deux fenêtres) : les deux cartes présentent les mêmes phénomènes que les cartes les précédant (notamment 11 et 34) mais en coupe verticale.
Quant aux données auxquelles il n’avait pas accès sur le terrain, il les a complétées avec les données diachroniques des œuvres aussi bien de Trubar que de Župančič.
Avec son approche, il a de loin devancé le développement de la géographie linguistique dans le monde slave : celle-ci, alors à la mode en France, qu’il a appliquée à l’exemple du slovène, n’a fait son entrée dans les contrées slovènes, après Lucien Tesnière, qu’avec la préparation de l’Atlas linguistique slave (OLA, Общеславя́нский лингвисти́ческий а́тлас), commencé en 1958, à la suite du 4e Congrès International des slavistes de Moscou, et dont la parution – une compilation –, ne démarra qu’à partir de 1965, l’année à partir de laquelle commença à paraître le bulletin de OLA (Oбщеславянский лингвистический атлас. Материалы и исследования), selon Wikipédia. L’Atlas linguistique slovène (Slovenski lingvistični atlas), n’a commencé à se développer qu’avec Tine Logar, le plus important dialectologue slovène après Fran Ramovš, qui travaillait sur l’Atlas linguistique slovène pour lequel il a enregistré plus de 200 parlers à partir de 1960. C’est à cette époque-là que le slovène a pu rattraper son retard dans le domaine de la géographie linguistique (et du structuralisme) à partir des années 1960-1970, du siècle dernier. Pourtant, Martina Orožen (1994 : 170-171) mentionne la possibilité qu’il en fût autrement :
La correspondance entre Tesnière et Ramovš nous révèle que Tesnière avait proposé Ivšić, Belić et Ramovš pour former le comité de l’Atlas linguistique slave, et Zagreb comme siège pour la Yougoslavie. Tesnière n’a pourtant pas été récompensé pour le mal qu’il s’était donné. Ramovš, surchargé de travail avec la mise en place d’une chaire de slovène au sein d’une université à peine implantée, n’a pas pu consacrer assez de temps à ce travail dialectologique, qui aurait nécessité de nombreux déplacements sur le terrain. Convaincu de l’exactitude de sa conception dans le domaine des recherches linguistiques, conscient des devoirs et projets importants au sein de la nouvelle université slovène après la Première Guerre mondiale, il n’a pas su reconnaître en Tesnière un esprit génial. Il n’a pas su le percevoir, ne se donnant pas la peine de réfléchir sur son énorme savoir linguistique. Il n’a, en fait, pas su saisir la chance que lui avait offerte avec beaucoup de bonne volonté le grand Lucien Tesnière, lecteur de langue française à l’université de Ljubljana, si riche en savoir, aussi bien dans le domaine de la linguistique générale que dans celui de l’indo-européen, des langues germaniques et slaves.
Apparemment, la méthode de Tesnière, trop révolutionnaire à l’époque pour les contrées slovènes, n’a pu trouver de successeurs que plus tard.
2.3. Le corpus et les procédures de la collecte des données
Tesnière, muni des connaissances sur les méthodes de la géographie linguistique de Jules Gilléron et d’Édmond Edmont, a bien élaboré et expliqué sa méthodologie. Les axiomes de sa méthode géographique, qu’il tient de Gilleron, comprennent trois caractères essentiels : un recueil des faits comparables entre eux, qui exige l’établissement d’un questionnaire destiné à être posé de manière uniforme dans toutes les localités ; un réseau de faits plus ou moins serré, mais dont la densité est partout la même, et qui recouvre toute la surface du domaine à étudier ; la présentation de l’ensemble des faits recueillis sous forme de cartes qui permettent la vue directe de la réalité linguistique telle qu’elle existe sur le terrain (Tesnière 1925b : XI). Cette rigueur et ces recherches sur la langue en synchronie sont nouvelles, modernes et en opposition avec tout ce que les dialectologues slovènes avaient coutume de faire à l’époque.
Il mentionne que l’établissement du questionnaire a duré pas moins de six mois. Heureusement, Tesnière rencontra, dans sa quête d’informateurs, beaucoup d’aide auprès des autorités. Il écrit :
Grâce à l’extrême obligeance des autorités slovènes de Ljubljana, l’auteur était muni d’une lettre circulaire le recommandant à tous les instituteurs et professeurs de Slovénie, et il n’a jamais manqué de trouver chez ces derniers le concours le plus dévoué. D’autre part il a toujours été accueilli par tous les curés de villages auxquels il s’est adressé. Ainsi secondé, il n’a jamais éprouvé de réelles difficultés à découvrir rapidement un indigène susceptible de lui servir d’informateur. Il ne lui est arrivé qu’une fois ou deux de reconnaître au cours de l’enquête l’insuffisance du sujet interrogé, et de se voir obligé d’en chercher un autre. (Tesnière 1925a : 14).
La liste des informateurs dans son Atlas du duel comprend un grand nombre d’étudiants et de connaissances de Lucien Tesnière, avec un nombre total de 24 étudiants et un normalien. Les étudiants ne sont pas cités selon leur nom, tandis que sur la liste des 14 professeurs qui ont pu l’informer sur leurs parlers d’origine et dont les plus connus sont mentionnés par leur nom, on trouve Ivan Grafenauer (historien), Lambert Erlich (théologien), Karel Zelenik, Janko Pretnar (traducteur et auteur du dictionnaire), Ljudevit Pivko, Martin (Davorin) Mastnak, Janko Kotnik (auteurs du dictionnaire français-slovène), Anton Debeljak (romaniste), Fran Šturm (romaniste), J. Malnar, 8 instituteurs, 2 fonctionnaires et un poète, notamment Oton Župančič (à qui Tesnière consacra une œuvre monumentale un peu plus tard, en 1931). Parmi les autres professions, on note des agriculteurs (12), des domestiques, des commerçants, deux cordonniers, un menuisier, un horloger, un tonnelier, un sylviculteur, un bûcheron, un concierge.
Le choix des informateurs s’est fait selon un protocole empirique en amont, inspiré par le souci d’obtenir un parler le plus pur possible, de la part de locuteurs issus de générations variées. Il est intéressant qu’il se donne déjà la peine de différencier les informateurs par leur genre ou par leur âge : L’auteur a cru devoir s’adresser de temps en temps à des femmes (dans 18 enquêtes sur 88). Il ne semble pas qu’elles aient fourni dans l’ensemble des renseignements supérieurs à ceux des informateurs masculins
(Tesnière 1925a : 14).
Tesnière s’est aussi prononcé sur l’âge de ses informateurs :
A priori, on eût préféré des sujets d’un âge plus avancé. À l’expérience, on est revenu sur cette idée préconçue. Les vieillards se sont révélés moins bons informateurs que les jeunes gens. Les uns étaient plus ou moins sourds, ce qui entraînait des explications longues, oiseuses et bruyantes. À d’autres, il manquait presque toutes les dents, et leur patois, quelle que fût sa pureté, devenait pour l’oreille de l’enquêteur un mâchonnement inintelligible. En outre, il était très rare qu’ils eussent conservé la souplesse d’esprit nécessaire pour se plier aux exigences déconcertantes et aux fantaisies incompréhensibles d’un enquêteur qui avait toujours quelque nouvelle question saugrenue à poser. (Tesnière 1925a : 14).
Par ailleurs, Tesnière vante de bonnes liaisons assurées par le réseau ferroviaire dont un grand nombre de voies ferrées est désormais abandonné, cent ans plus tard.
3. Réception de l’Atlas et des travaux de Tesnière dans l’espace dialectologique slovène
Une question se pose d’emblée : pourquoi l’œuvre de Tesnière sur le duel en slovène n’a-t-elle pas été traduite avant 2022 ? Pourquoi un Atlas qui présente la dialectologie slovène, dans une nation qui s’est formée grâce à sa littérature et à sa culture propres, n’a pas bénéficié de davantage d’écho dans la période qui a suivi la publication de cette œuvre ? Nous nous posons cette question tout en gardant à l’esprit, certes, que le pourcentage des francophones en Slovénie est plus bas que le pourcentage des germanophones.
Une partie de la réponse tient à la relation entre Tesnière et Ramovš. Ils se revendiquaient de courants méthodologiques distincts, et ils avaient des conceptions de la langue différentes : Ramovš était un néogrammairien qui ne connaissait pas le structuralisme, à cette époque déjà à la mode en France, privilégiant l’observation de la synchronie dans le cadre de la géographie linguistique. La relation entre Tesnière et Ramovš, selon Jakop (2008a : 23), est une relation d’exclusion, ce qui a beaucoup nui à la réception de l’œuvre de Tesnière en Slovénie.
Tesnière avait une grande admiration pour le travail de Ramovš. Il n’oublie pas de le mentionner dans la préface de sa monographie pour les notes qu’il a pu obtenir :
J’adresse également mes remerciements à M. Fr. Ramovš, qui m’a rendu le plus grand service en mettant à ma disposition le texte des cours qu’il a professés à l’Université de Ljubljana, et en me communiquant obligeamment le dépouillement philologique de certains textes de Trubar qui n’existent pas à Ljubljana. (Tesnière 1925b : XIV).
Par contre, Ramovš ne le mentionne pas et ne manifeste pas d’intérêt pour le travail de son homologue français. Il ne cite même pas l’œuvre de Tesnière dans sa bibliographie sur la morphologie, alors qu’il cite l’ouvrage de Belić : O dvojini u slovenskim jezicima (1932). Pourtant les lettres échangées entre Ramovš et Belić (pour la source, voir Rotar 1990 : 42-43, rem. 82, p. 134) montrent que les deux connaissaient Les formes du duel en slovène, que Ramovš était même censé en donner une recension, ce qu’il n’a finalement jamais fait, et que Belić s’est inspiré des exemples de Tesnière pour écrire son livre. En outre, Belić juge l’ouvrage de Tesnière ennuyeux[5], et Ramovš déclara que 400 pages étaient trop, alors que selon lui, 50 pages auraient suffi à Tesnière pour dire ce qu’il avait à dire à ce sujet (Rotar ibid.).
La correspondance entre Tesnière et Ramovš nous révèle aussi que Tesniere avait proposé Ivšić, Belić et Ramovš pour former le comité de l’Atlas linguistique slave, et Zagreb comme siège pour la Yougoslavie, ce qui ne s’est finalement pas réalisé.
Martina Orožen (1994) parle longuement dans son article des relations entre Tesnière et Ramovš et de leurs différentes approches concernant l’explication du consonnantisme slovène. Elle écrit (ibid.) que Tesnière avait (…) beaucoup de respect pour ce que Ramovš avait fait dans le domaine de la langue slovène mais il aurait voulu le faire sortir de l’impasse, de la clôture dans laquelle la méthode néogrammairienne l’avait enfermé
. (...) Mais Ramovš ne complétait son matériel historique, pourtant si exhaustif, que très partiellement avec le matériel dialectal contemporain, ne s’aidant nullement de la géographie linguistique et des principes qu’elle énonce, tels que la synchronie du système et la hiérarchie des variables. Ces nouveaux principes n’apparaissaient que très sporadiquement dans les analyses de Ramovš.
Ramovš, fondateur de l’Académie slovène des sciences et des arts (Slovenska akademija znanosti in umetnosti) en 1938, fut son secrétaire général entre 1942 et 1950, et à partir de 1950, son président. Il représentait dès la fondation de l’université de Ljubljana la plus grande autorité en ce qui concerne la langue et la linguistique slovènes (Kolarič 1960). Après la mort de Ramovš en 1952, Tesnière est élu à l’Académie slovène des sciences et des arts le 2 juin 1953 en tant que membre correspondant de cette institution. Il est décédé peu après ; Kolarič (1955), à l’époque secrétaire de l’Académie slovène, lui consacra une nécrologie élogieuse. Il y explique la situation de Tesnière, issu de l’école des grands linguistes tels que Jules Gilliéron et Antoine Meillet, et mentionne son approche de la géographie linguistique ainsi que son mérite en qualité de membre correspondant de l’Académie.
Dans la nécrologie de Kolarič, nous pouvons lire entre les lignes un certain manque de connaissance concernant les travaux de Tesnière qui s’apparentaient à une sorte de syntaxe générale qui aiderait les étudiants dans les problèmes lors de l’apprentissage du français
. Il s’agit probablement des travaux sur la syntaxe. C’est vrai que les oeuvres de Tesnière n’étaient pas largement disponibles en Slovénie. Si l’Atlas pour l’étude des formes du duel ainsi que le livre Les formes du duel en slovène se trouvaient dès la publication à la bibliothèque de la Faculté des lettres, en revanche les œuvres comme La petite grammaire russe ou La grammaire de l’allemand n’étaient pas accessibles et Les éléments de syntaxe structurale de 1959, le livre posthume que ladite bibliothèque a aussi commandé, est postérieur aux écritures de Kolarič. Partant il reconnaît surtout l’importance de Tesnière comme propagateur de la culture slovène dans le monde francophone.
Après une période de silence qui n’a pas contribué à susciter l’intérêt escompté pour la traduction de Tesnière vers le slovène, un colloque international qui lui était consacré s’est tenu à Ljubljana en 1993 lors du centenaire de sa naissance. Des linguistes de renom international ainsi que des chercheurs slovènes ont pu faire le point sur l’importance de Tesnière à tous les niveaux – en tant que linguiste et traducteur. Ils lui rendront hommage dans la revue Linguistica en 1994. À cette occasion, le regard rétrospectif était établi surtout par les dialectologues, qui ont pu apprécier le travail de Tesnière et regretter que la linguistique slovène n’ait pas su apprécier plus tôt le savoir et le génie de Tesnière, qui leur était tellement dévoué.
Aussi Vlado Nartnik, consacrant une partie de son travail au duel, fait remarquer :
L’Atlas linguistique de Tesnière complète les Formes du duel en slovène, malgré certaines incertitudes que l'auteur admet de manière autocritique dans son compte rendu de la lecture des cartes n’en reste pas moins un document important non seulement pour la dialectologie slovène mais aussi pour l’étude des formes du duel en langue slovène standard. La linguistique slovène moderne ne consacre pas assez d’attention aux résultats de la méthode géographique de Tesnière.[6] (Nartnik 1994 : 194).
C’est Tjaša Jakop qui aborde Tesnière au cours de sa thèse de doctorat sur le duel en slovène, à propos de l’Atlas linguistique pour servir à l’étude du duel en slovène. Jakop (2008a : 22) répète les mots de Tesnière – à savoir, que c’est là le premier du genre, et en même temps l’ouvrage le plus complet consacré au duel en slovène et en même temps le premier atlas linguistique jamais réalisé pour une langue slave, consacré à l’étude du duel dans les dialectes slovènes en synchronie. Elle traite plus en détail les étapes de la perte du duel en slovène présentées par Tesnière (1925a : 424) selon les cas, le genre, les parties du discours, et attire l’attention sur le fait que Tesnière, outre la chronologie de la disparition du duel, découvrait aussi sa restitution (Jakop 2008a : 27). Après plus de 80 ans, l’œuvre du grand linguiste a pu retrouver la place qu’elle méritait dans la dialectologie slovène.
Enfin, signalons que la traduction de l’Atlas linguistique pour servir à l’étude du duel a vu le jour en 2022, cent ans après que Tesnière s’est aventuré dans les recoins les plus reculés de l’espace linguistique slovène afin de recueillir des données sur l’existence et les formes du duel en slovène. L’idée de la traduction s’est fait jour peu avant le centenaire de l’Université de Ljubljana et sa Faculté des lettres en 2019, lors de la préparation de l’appel à communication lancé par Gregor Perko et Mojca Schlamberger Brezar. La réalisation de la traduction par cette dernière a pu se concrétiser en 2022 grâce aux dotations de l’Agence nationale de recherche de la Slovénie et au travail des employés de la maison d’édition de la Faculté des lettres de Ljubljana. Le livre Formes du duel en slovène, la thèse primaire de la dissertation doctorale de Tesnière, reste encore en attente d’une traduction en slovène.
Conclusion
Nous pouvons conclure que Tesnière était un fin connaisseur de l’histoire et de la culture slovènes ; en outre, son attitude envers les gens et la position de la langue slovène étaient positifs ; il aidait autant qu’il pouvait à la reconnaissance de la Slovénie et des Slovènes à l’étranger, en tant que rapporteur et traducteur d’ouvrages en poésie et en prose (Tesnière 1931, Pogačnik 1994). Tesnière s’est formé en Slovénie pour le reste de sa vie – il a découvert les principes du travail du linguiste sur le terrain, en synchronie, et il a fait des choix théoriques qui ont marqué pour toute sa vie son travail de linguiste (Madray-Lesigne 1994).
Personne ne sait ce qu’aurait pu donner une synergie entre Tesnière et Ramovš. Tesnière étant parti à Strasbourg n’a pas pu influencer le développement des recherches en linguistique slovène, qu’il suivait pourtant de très près. Il reste pourtant un arrière-goût amer que les Slovènes n’aient pas pu ou su profiter de la présence de Tesnière et de ses connaissances ainsi que de ses réseaux en linguistique. Ici, nous pouvons exposer la légende urbaine ou le mythe, caractérisant l’opinion slovène : le sentiment que la langue slovène appartient aux spécialistes du slovène, et à personne d’autre, qui est toujours présent dans la conscience populaire, ce qui a probablement aussi empêché que Tesnière soit davantage connu et accepté. Comment un locuteur non-natif de la langue slovène pourrait-il en savoir plus que les locuteurs natifs ? Nous savons que la nation slovène s’est préservée grâce à sa langue et à sa culture : en 2004, lors de l’entrée dans l’UE, une phrase « blasphématoire » du point de vue slovène, prononcée par le directeur du DGT Brian Fox (communication personnelle) s’est fait entendre, affirmant que la langue n’est pas la propriété de la nation – ce qui est devenu rapidement visible quand une agence polonaise ou grecque était choisie pour l’ensemble des traductions extérieures aux services de traduction de l’Union européenne à la place d’une agence slovène.
Il est intéressant d’envisager les faits concernant Tesnière avec un certain recul et voir que l’histoire a fini par lui donner raison. Tesnière avec son enquête montrait comment le duel disparaissait peu à peu ; il retraçait les grandes lignes de sa disparition – or, 100 ans plus tard, nous pouvons constater (Jakop 2008a :145) que le duel reste bien vivant dans les dialectes contemporains en Slovénie, qu’on peut même déceler une différenciation avec la formation nouvelle des formes verbales au féminin, à titre d’innovation. Quant à la langue standard, elle a, depuis un certain temps, bénéficié du renforcement de la norme de la langue slovène et du système scolaire, si gênant, selon les mots de Tesnière, pour le travail du dialectologue (1925a : 15).
Aussi propice que puisse se montrer l’expérience slovène pour la suite des recherches de Tesnière, nous pouvons dire que ses deux œuvres, servant de thèse principale et secondaire, relèvent déjà les traces dees réflexions sur la syntaxe qu’il a développées plus tard dans ses Éléments de syntaxe structurale.
Citons-le pour conclure :
Il est remarquable avec quelle sûreté les sujets patoisants des régions frontières savent faire ainsi le départ entre les éléments grammaticaux et les éléments lexicographiques, conservant à la grammaire une pureté absolue, tandis que le vocabulaire originel est tout entier remplacé par le vocabulaire d’emprunt. Cette opération, aussi rigoureuse qu’inconsciente, est un des faits les plus curieux que l’on observe dans les régions où s’affrontent deux langues. Elle s’effectue de façon tellement systématique qu’on ne saurait y voir l’effet d’un hasard. On emporte au contraire l’impression qu’elle répond à une tendance linguistique profonde. Elle suggère l’idée que l’étude des différents types de mélanges de langues pourrait bien fournir un jour une base positive à la classification des faits linguistiques qui ne relèvent ni de la phonétique, ni de la morphologie, et que l’on range actuellement tant bien que mal sous les étiquettes de syntaxe ou sémantique, dont le sens est imprécis et varie souvent d’un auteur à l’autre. (Tesnière 1925 : 16).
Comme mentionné par Verdelhan-Bourgade (2020) : [...] les témoignages de sa famille ou de ses amis, montrent en Tesnière un esprit très vif et curieux, apte à s’intéresser à des domaines très divers (musique, généalogie…)
. Ceci est bien visible dans son Atlas qui présente une lecture intéressante du point de vue culturel et historique, rend compte des temps passés et de l’amour que Tesnière, fin connaisseur, portait aux habitants de la Slovénie et à leur langue.
Bibliographie
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COBISS (https://www.cobiss.si/).
DEBELJAK, Anton, « Največja razprava o slovenskem pisatelju : Lucien Tesniere: Oton Joupantchitch, Paris, Les Belles Lettres, 95 Boulevard Raspail, 1931, Str. XVI + 384, Fr. 30 », Jugoslovan https://www.dlib.si/stream/URN:NBN:SI:doc-P7GG9PHO/905622ba-3822-4a92-86f6-de752321ab43/PDF1931, 1931.
GLAVAN, Mihael, « The Correspondence of Lucien Tesniere as preserved In the manuscript collection of Slovene National and University Library in Ljubljana », Linguistica XXXIV/1, Mélanges Tesnière, 1994, p. 235-242.
JAKOP, Tjaša, Dvojina v slovenskih narečjih. Ljubljana : ZRC SAZU, Coll. Linguistica et philologica, 21. 2008a.
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KOLARIČ, Rudolf, « Lucien Tesnière : Nekrolog iz Letopisa SAZU. » https://www.sazu.si/clani/lucien-tesniere, 1955.
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KRANJEC, Marko, « Tesnière, Lucien (1893–1954) », dans Alfonz Gspan, Fran Petrè et al. (dir.), Slovenska biografija. Slovenska akademija znanosti in umetnosti, Znanstvenoraziskovalni center SAZU, 2013. http://www.slovenska-biografija.si/oseba/sbi695060/#slovenski-biografski-leksikon (2. maj 2022). Izvirna objava v: Slovenski biografski leksikon: 12. zv. Táborská – Trtnik. Ljubljana, Slovenska akademija znanosti in umetnosti, 1980.
LABBE (PREVOLŠEK), Saša, Lucien Tesnière: raziskovalec slovenskega jezika in književnosti : diplomsko delo, Ljubljana : Saša Prevolšek, 2004.
MADRAY-LESIGNE, Françoise, « Tesnière et la Slovenie à travers la correspondance – Lucien Tesnière in Slovenija skozi korespondenco », Linguistica XXXI/1, Mélanges Tesnière, 1994, p. 243-250.
NARTNIK, Vlado, « Oblikovje slovenske dvojine v Jezikovnem atlasu L. Tesnièrja », Slavistična revija 42/2-3, 1994, p. 191-194.
OROŽEN, Martina, « Le Consonantisme de Ramovš dans L’optique structuraliste de Tesnière - Tesnièrjev strukturalni pogled na obravnavo Ramovševega konzonantizma », Linguistica XXXIV/1, Mélanges Tesnière, 1994, p. 165–179.
POGAČNIK, Vladimir, « Tesnière – traducteur de la poésie slovène – ; Tesnière – prevajalec slovenske poezije. », Linguistica XXXIV/1, Mélanges Tesnière, 1994, p. 287-296.
POGNAN, Patrice, « Pourquoi Tesnière est-il Tesnière ? Vie, œuvre et héritage », dans Vaupot, Sonia et al. (eds.), Contacts linguistiques, littéraires, culturels : cent ans d’études du français à l’Université de Ljubljana, Zbirka Prevodoslovje in uporabno jezikoslovje, https://e-knjige.ff.uni-lj.si/znanstvena-zalozba/catalog/view/246/353/5847-1, Ljubljana, Znanstvena založba Univerze v Ljubljani, 2020, p. 132-154.
ROTAR, Janez, Korespondenca med Franom Ramovšem in Aleksandrom Belićem, Ljubljana, Slovenska akademija znanosti in umetnosti, Razred za filološke in literarne vede, 2000.
SMOLEJ, Tone, « Lucien Tesnière in slovenska primerjalna književnost », dans Dolinar, Darko, Juvan, Marko (dir.), Primerjalna književnost v 20. stoletju in Anton Ocvirk. Ljubljana, Založba ZRC, ZRC SAZU, Studia litteraria, 2008, p. 103-112.
TESNIÈRE Lucien, Atlas linguistique pour servir à l’étude du duel en slovène (thèse complémentaire), Paris, Champion, 1925a.
TESNIÈRE, Lucien, Les Formes du duel en slovène, Paris, Édouard Champion (thèse principale), Paris, Champion, 1925b.
TESNIÈRE Lucien, Atlas dvojine v slovenščini, traduction slovène Mojca Schlamberger Brezar, Ljubljana, Znanstvena založba Univerze v Ljubljani, 2022.
Linguistica XXXIV/1, https://journals.uni-lj.si/linguistica/issue/view/360, 1994.
Slovenski lingvistični atlas, https://www.fran.si/150/sla-slovenski-lingvisticni-atlas-1/datoteke/SLA1_Atlas.pdf
VERDELHAN-BOURGADE, Michèle, « Lucien Tesnière, professeur de linguistique à Montpellier de 1937 à 1954, L’aventure d’une grammaire. » Académie de sciences de Montpellier, Séance du 14 décembre 2020. https://www.ac-sciences-lettres-montpellier.fr/academie_edition/fichiers_conf/VERDELHAN-2020.pdf, 2020.
VODOPIVEC, Peter, Francoski inštitut v Ljubljani 1921-1947 / l’Institut français de Ljubljana, 1921-1947, traduction française Marie-Hélène Estéoule-Exel, Matija Exel, Mathias Rambaud, Ljubljana, Institut za novejšo zgodovino, 2013.
Annexe
Liste des ouvrages de Tesnière enregistrés dans la bibliothèque de la Faculté des lettres de l’Université de Ljubljana
Titre |
Date de l'inscription |
Type de procuration |
Fournisseur |
Annotations |
Carnet d'inventaire |
Éléments de syntaxe structurale
|
12. 2. 1963 |
Achat |
Cankarjeva založba |
Ppl. vezano v l. 1963 |
Numéro 5 |
Antoine Meillet
|
4. 12. 1936 - la date de l’inventarisation est approximative |
Don |
Auteur |
|
Numéro 2 |
Les diphones tl, dl en Slave |
8. 6. 1934 - la date de l’inventarisation est approximative |
Don |
Auteur |
|
Numéro 2 |
Oton Joupantchitch |
23. 4. 1948 - la date de l’inventarisation est approximative |
Achat |
Inconnu |
|
Numéro 3 |
L'emploi des temps en français
|
18. 7. 1927 - la date de l’inventarisation est approximative |
Don |
Auteur |
|
Numéro 2 |
Atlas linguistique pour servir à lʹétude du duel en slovène (1. izvod) |
22. 6. 1925 - la date de l’inventarisation est approximative |
Don |
Institut d'etudes slaves Paris |
|
Numéro 2 |
Atlas linguistique pour servir à lʹétude du duel en slovène (2. izvod) |
21. 2. 1995 |
Don |
H. Tesnière |
|
Numéro 21 |
Les formes du duel en slovène (1. izvod) |
22. 6. 1925 - la date de l’inventarisation est approximative |
Don |
Institut d'etudes slaves Paris |
|
Numéro 2 |
Les formes du duel en slovène (2. izvod) |
14. 2. 1995 |
Don |
Hélène Tesnière |
|
Numéro 21 |
L'Institut de langues et littératures slaves de la Faculté des lettres de l'Université de Strassbourg |
21. 1. 1926 - la date de l’inventarisation est approximative |
Don |
Auteur |
|
Numéro 2 |
[1] Traduit du slovène par l’auteure de l’article.
[2] G. Lucien Tesniere pa mi ostane v spominu, in menim, da tudi vsem tistim, ki so ga imeli priliko poslušati, kot izredno mojstrski učitelj francoščine. Kdor je obiskoval vsa njegova predavanja tekom treh let, ki jih je prebil v Ljubljani, ga pač ne bo pozabil nikoli. Bila ga je jasnost in preciznost sama. Da nam razkrije « la clarté française » – francosko jasnost, je bila njegova supremna ambicija, ki ji je bilo podrejeno vse drugo delo. Tako je zbral g. Tesniere krog sebe kopico mladih ljudi, ki so pod njegovim vodstvom in ob njegovih besedah vzljubili francoščino, vzljubili, ker so jo globoko spoznali. In tem mladim ljudem je g. Tesniere pomagal, kjerkoli in kdajkoli je le utegnil. Mnogim izmed nas je le on pomagal, da smo se prikopali do štipendije, ki nam je omogočila bivanje v Parizu in neposredni stik s francoskim ljudstvom, njegovo kulturo in civilizacijo. [Ce même paragraphe a été rédigé initialement en slovène, et traduit en français par l’auteure de l’article].
[3] On ne saurait dire, en l’état actuel des connaissances, de quelle langue slave il s’agit.
[4] Tesnière, ki se je moral slovenščine, in to knjižne, šele naučiti, je ob tem učenju, ko je imel za učitelje tako rekoč vse svoje slušatelje francoščine, hitro opazil veliko razliko med knjižnim jezikom in živim govorom svojih učencev. Le-ti so bili doma z vseh strani Slovenije in v svojem govoru niso kazali nobene enotnosti ne v izgovarjavi, ne v oblikah, ne v besednem zakladu in ne v sintaksi. To je moralo tujca toliko bolj opozoriti, da morajo v slovenskem jeziku med govori posameznih delov njegovega sicer majhnega ozemlja biti velike razlike. Isto je zvedel tudi iz osebnih razgovorov s prof. Ramovšem in iz študija sodobnih in starejših literarnih tekstov. Tako so ga torej smer njegovega študija na univerzi in okoliščine, v katerih se je znašel v Ljubljani, pripeljale do tega, da se je začel po francoskih lingvistično-geografskih metodah ukvarjati z nekaterimi problemi sodobnega živega slovenskega govora in knjižnega jezika, zlasti z dvojino. /Kolarič 1955/ https://www.sazu.si/clani/lucien-tesniere/.
[5] En serbe : dosadan.
[6]Dans le texte original : « Tesnièrjev Jezikovni atlas kljub nekaterim nedorečenostim, ki jih avtor pri zapisu o branju kart samokritično dopušča, dopolnjuje Oblike dvojine v slovenščini tako, da ostaja v marsičem važen ne le za slovensko dialektologijo, ampak tudi za presojo dvojinskih oblik v slovenskem knjižnem jeziku. Sodobno slovensko jezikoslovje posveča dosežkom Tesnièrjeve zemljepisne metode vse premalo pozornosti. » (Nartnik 1994 : 194).