Actes n°1 / Désir de langues, subjectivité et rapports au savoir : les langues n'ont-elles pour vocation que d'être utiles ?

Subjectivité et désir de langue : éléments pour la (ré)appropriation du yiddish

Magali Cécile Bertrand

Résumé

Résumé

Cet article fait état d'une recherche en cours sur le rapport subjectif au yiddish d'apprenant·e·s adultes qui fréquentent des cours à Paris. Le croisement d’observations lors d’une université d’été, d’entretiens biographiques et de questionnaires permet de déployer la richesse du rapport subjectif aux langues et d'inscrire la construction d’une énonciation singulière en langue étrangère bien au-delà de la dimension « utilitaire » communément avancée. L'analyse d'éléments de subjectivité, grâce à trois optiques sur le « sujet » (apprenant, parlant et « désirant »), suggère que le désir de langue peut être tout à la fois difficile à exprimer ou à cerner avec précision et évident ou fortement ancré dans le parcours de vie – que l’on soit de culture juive ou non et quel que soit le type de locuteur/-trice. Les « pro-jets » (Castellotti 2017) personnels de (ré)appropriation des apprenant·e·s diffèrent donc fortement. Ces éléments subjectifs permettent ainsi de dégager quelques enjeux pour la réflexion sur la didactique des langues minorées.

Magali Cécile BERTRAND
Université Paul-Valéry Montpellier 3

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Introduction

Les travaux consacrés à la formation linguistique d’adultes sont généralement liés à l’activité professionnelle et/ ou aux migrations et s’il est tout à fait pertinent de situer l’apprentissage linguistique d’adultes dans ces contextes spécifiques, il semble que cela implique une certaine optique, réduite, entre utilitarisme et pragmatisme. Cependant, l’appropriation d’une langue nouvelle nous semble devoir se penser dans sa dimension subjective : en tant que professionnel·le, une personne n’en est pas moins marquée par des apprentissages précédents ou des pratiques langagières, ni moins mue par des désirs propres. Quel que soit le contexte, cette nouvelle énonciation la met en jeu en tant que sujet. Concevoir une approche didactique de qualité, questionnant les « évidences », implique donc de penser cette subjectivité. Cet article se propose de contribuer à cette réflexion en s’appuyant sur une recherche en cours, consacrée au rapport subjectif au yiddish et qui a pour fondement une réflexion sur la (ré)appropriation linguistique.

Quelle que soit l’histoire personnelle, (re)devenir un sujet parlant du yiddish renvoie à une mémoire discursive, au contexte démographique, culturel et linguistique du judaïsme ashkénaze. En situation d’attrition linguistique et de postvernacularisation du yiddish (Shandler, 2006), cela renvoie également à la question de l’authenticité, ainsi qu’à celle de la légitimité des néo-locuteurs/-trices. Dès lors, la classe de yiddish semble offrir un terreau particulièrement fécond pour l’approche du sujet en didactique. Cette contribution montrera ainsi en quoi, à partir de ce cas précis, une approche circonstanciée de la subjectivité permet de mettre au jour des enjeux pour la didactique des langues minorées. Elle s’appuie sur le croisement d’observations en classe lors d’une université d’été, d’entretiens biographiques et d’une enquête par questionnaires.
Après un exposé d’éléments contextuels (1), la subjectivité sera ainsi abordée selon trois perspectives : le parcours d’apprenant·e, le type de locuteur/-trice (Grinevald et Bert, 2010) et les désirs (exprimés) de yiddish (2). Faisant apparaître la classe de yiddish comme un lieu de complexité du désir de langue, cette approche de l’appropriation linguistique par la subjectivité permet de soulever des enjeux et de dessiner des perspectives didactiques (3).

1. Éléments contextuels

Langue millénaire, le yiddish a été le vernaculaire des populations juives d’Europe rhénane et orientale jusqu’au XXème siècle. C’est aujourd’hui une langue « en danger », selon la classification de l’Unesco. Afin d’en brosser les grandes lignes sociolinguistiques, il convient de revenir sur les éléments majeurs de son histoire, de rappeler comment les scientifiques s’en sont emparé·e·s et d’examiner la situation particulière en France.

1.1. Le yiddish, une langue juive

Si la qualification de langue « juive » peut faire débat (voir not. Alvarez-Pereyre, 2002 : 45-50), force est de constater qu’au-delà des traits distinctifs dégagés par Max Weinreich (fusion et convergence), le yiddish est caractérisé par trois aspects majeurs du judaïsme ashkénaze. Il s’agit tout d’abord d’une langue de diaspora, traversée « de bout en bout » par « des migrations de peuples », comme l’écrit Franz Kafka (1989 : 1141). Son destin est ensuite marqué par la catastrophe du génocide, le khurbn, qui réduisit des millions de locuteurs/-trices au silence et amputa son avenir. Enfin, il semble qu’un certain regain d’intérêt grandisse depuis les années 1970, tout d’abord aux États-Unis.

Attesté au moins à partir du XIVème siècle, le yiddish est une langue dont l’origine ne fait pas consensus. On la situe autour de l’an mille, en Rhénanie, en Bavière ou dans l’actuelle Ukraine. Longtemps considérée comme une version « corrompue » de l’allemand, elle connaît grâce à des linguistes et écrivains une entreprise de grammatisation et de normativisation au tournant du siècle dernier. C’est majoritairement sur la variante lituanienne, litvish, réputée plus prestigieuse que le poylish (la variante polonaise), que le standard est fondé par M. Weinreich et des intellectuels du YIVO, l’institut de recherche juive qui fait encore référence aujourd’hui. Au cours du XXème siècle, M. Weinreich instaure un changement complet de paradigme scientifique en envisageant le yiddish comme « langue de fusion », plutôt que comme « mixte » (1973)1. Le yiddish témoigne ainsi de l’histoire de la diaspora ashkénaze (Baumgarten, 2002 : 56) :

Le yiddish est donc le résultat de la fusion phonologique, morphologique et syntaxique de trois composantes principales : le substrat hébréo-araméen, des vestiges de langues romanes, des éléments des dialectes germaniques ou slaves.

Par ailleurs, alors que le XIXème siècle avait vu une entreprise conjointe de grammatisation et de réhabilitation du yiddish, le XXème siècle est celui d’une attrition brutale et irréversible. On estime à environ 11 millions le nombre de personnes qui parlent yiddish en 1935 (Fishman, 2012). La population juive est majoritaire dans de nombreuses bourgades rurales (le shtetl) et représente environ un tiers de la population de grandes villes des actuelles Lituanie, Biélorussie, Pologne et Ukraine. Dans une sorte de continuité de la « guerre des langues » qui avait culminé à la conférence de Czernowitz en 1908, la politique linguistique menée en Palestine mandataire, puis en Israël est marquée par un fort nationalisme. Après la guerre, l’esprit pionnier caractérisant la construction du nouvel État ne laisse aucune place au yiddish : l’Homme nouveau fait verdir le désert et parle hébreu ; le shtetl est derrière lui. C’est depuis les années 1970 que le yiddish bénéficie d’un contexte plus favorable en Israël (Niborski, 1998 : 64). Ainsi, des personnes survivantes ou rescapées, très peu continuent à parler yiddish après la guerre. Dans les milieux ultra-orthodoxes (États-Unis, Israël), le yiddish est la langue du quotidien de nombreuses familles, tandis que l’hébreu est la langue sacrée. Il est difficile d’avancer avec précision le nombre actuel de yiddishophones, on l’estime à plus ou moins un million de personnes en 2010 (Fishman, 2012).

Enfin, le yiddish connaît à travers le monde un regain d’intérêt en partie grâce à la popularité grandissante de la musique klezmer après la guerre. Dans son sillage, il entraîne une (re)découverte des chansons et un intérêt pour la langue de cet univers culturel. Si l’on parle de « revival » de ce genre musical (Sapoznik, 2006 : 273), il faut le considérer en regard de changements sociétaux de plus grande échelle, décrits par le « ethnic revival » (Smith, 1981). Il s’agit ainsi plutôt d’une revendication que d’une « renaissance », au sens où une pratique ne peut « renaître » là où elle ne se trouvait pas auparavant. Yitskhok Niborski, figure tutélaire du yiddish en France, emploie plutôt l’image d’un « printemps » (Grober, 2006 : 2), qui semble mieux correspondre à la floraison de festivals de musique et de cours d’été de yiddish. Ces nouvelles pratiques font l’objet d’un intérêt scientifique (voir not. Rüthers, 2014), qui s’inscrit dans une émergence plutôt tardive d’une anthropologie du judaïsme.

1.2. Un objet scientifique tardif

Si Modeste Moussorgsky collecte des chansons dès les années 1860 (Slobin, 2000 : 288) et que des folkloristes s’intéressent aux populations du shtetl, on considère que de manière générale, l’approche anthropologique du judaïsme est tardive. D’après Harvey E. Goldberg, il y a trois raisons à la marginalisation de ce champ d’études : la difficulté posée par les outils conceptuels utilisés pour les sociétés dites primitives, qui enlèveraient sa contemporanéité au judaïsme ; les lacunes linguistiques des scientifiques pour l’étude des textes anciens ; et la question de la place à accorder au religieux (1987 : 2‑3). Pour Frank Alvarez-Pereyre, le yiddish a également pâti du désintérêt pour les langues minorées et d’un soupçon apologétique plus général concernant les études juives (1997).

C’est à partir de la thèse de M. Weinreich en 1923 que le yiddish devient véritablement objet d’étude. Selon Jean Baumgarten, il opère une révolution copernicienne en pensant le yiddish comme « langue de fusion » (2002 : 44-45) : il ne s’agit donc plus de l’envisager par le prisme (dépréciatif) de l’allemand, mais dans la complexité de son propre système. En France, il semble que la première publication concernant le judaïsme vienne avec l’avènement de l’anthropologie du proche (Jacques Gutwirth enquête au sein d’une communauté hassidique d’Anvers, 1970). Pour le versant linguistique, c’est en Alsace que des travaux sont conduits ; ils sont consacrés à l’attrition de la variante occidentale locale (Raphaël, 1986), au contact de langues (Matzen, 1975 ; D. Bechtel, 1997) et à la littérature (Starck-Adler, 1995). La recherche permet également de penser le yiddish dans ses relations diglossiques : langue profane liée à l’hébreu, langue sacrée ; langue du (petit) peuple face à l’allemand de la Haskala (les « Lumières » juives) ; langue des bundistes face à l’hébreu moderne du projet sioniste ; langue du shtetl opprimée par l’hébreu moderne, qui est elle la langue de l’Homme nouveau, des pionniers. Dans les communautés orthodoxes nord-américaines ou britanniques yiddishophones, c’est avec l’anglais que la relation diglossique se noue.

L’intérêt autour du yiddish et les nouvelles pratiques auquel il donne lieu ont fourni deux notions sur lesquelles cette recherche s’appuie. Il s’agit tout d’abord du yiddish postvernaculaire, d’après Jeffrey Shandler : cette notion décrit ce qui est à l’œuvre lorsque la valeur informative de la langue cède le pas à sa valeur symbolique (2006). Dans le cadre conceptuel de l’anthropologie dynamique (Balandier 1974) qui préside à cette recherche et selon les observations en France, cette notion semble devoir se concevoir en tant que processus, plutôt qu’en tant qu’un état qui serait atteint : il est ainsi question dans ces lignes de postvernacularisation.

La deuxième notion issue de la recherche yiddish et qui peut s’appliquer à d’autres contextes de langues minorées ou en danger est la proposition de Netta R. Avineri (2012). Ayant conduit une ethnographie dans les contextes laïcs en Californie et à New-York, elle forge la notion de communauté métalinguistique, qui prolonge les observations de J. Shandler. Il s’agit d’une « communauté d’acteurs sociaux situés, engagés primairement dans un discours sur la langue et les symboles culturels attachés à la langue » ; ses membres sont « engagés dans une ‘‘socialisation de nostalgie’’ dans une nation imaginée de la diaspora Juive, démontrant le rôle central de la langue comme produisant et marquant l’identité au sein de contextes multilingues » (Avineri, 2012 : 2, traduction par nos soins). Dans cette perspective, marquée par un certain pragmatisme, il s’agit de maintenir une communauté qui partage davantage des normes relatives à l’expression culturelle yiddish, plutôt qu’un seul partage de normes (socio)linguistiques (Labov, 1976).

1.3. Une langue de/en France

En France, le yiddish a connu une semblable évolution : de langue vernaculaire parmi les populations juives rhénanes, à langue-culture d’héritage dont la transmission est aujourd’hui relayée par des institutions.

Pour en faire brièvement le panorama, il faut tout d’abord évoquer la variante historiquement parlée en Alsace. Attestée dans un document rabbinique de 1511, cette variante du yiddish occidental est diversement nommée dans la littérature : judéo-alsacien, yidich alsacien, jeddich-daitsh – ce dernier est semble-t-il celui employé par les locuteurs/-trices. Dans le cadre d’un projet de la Columbia University initié par U. Weinreich, Richard Zuckerman en décrit le système phonologique en 1969 (Bechtel, 1997 : 85‑86). À partir du corpus constitué dans ce cadre, Delphine Bechtel a conduit une recherche sur le contact avec l’alsacien. Elle en conclut une fidélité « sélective » au yiddish occidental : c’est « une langue mouvante, ouverte aux emprunts, mais […] les formes du yiddish occidental sont maintenues dans le domaine de la famille et de la religion » (op.cit. : 111). Cette langue ne semble plus parlée aujourd’hui.

Par ailleurs, les migrations de populations juives, en particulier polonaises, amènent dès la fin du XIXème siècle le yiddish oriental (poylish) en France, surtout à Paris (Green, 1985). Pour en donner une idée générale, faute de pouvoir développer et nuancer davantage ce point, on peut brosser quelques caractéristiques. Souvent employées dans l’industrie du vêtement, ces personnes sont peu religieuses. Elles parlent généralement yiddish et leurs enfants l’apprennent en famille ou en colonies de vacances. Un grand nombre de titres de presse témoignent d’une vie en yiddish à Paris, notamment syndicale – de nombreuses personnes sont en effet membres ou « sympathisantes » du Bund2. Selon Alan Astro, « on peut facilement estimer qu’en 1940 plus de 100 000 yiddishophones, immigrés et enfants d’immigrés, vivaient à Paris » (2013 : 548). Après la guerre, certain·e·s intellectuelles et réfugié·e·s transitant par la France décident d’y rester (ibid.).

Aujourd’hui, plusieurs institutions ont acquis le statut de « relais » de la langue et de la culture yiddish, tandis que les locuteurs/-trices et leurs moments de rencontre dans les cafés parisiens sont de moins en moins nombreux. Ailleurs en France, de plus modestes associations poursuivent les mêmes buts. À Paris, il s’agit tout d’abord du centre Medem Arbeter Ring, dont l’histoire remonte aux années 1920 et qui offre aujourd’hui de nombreuses activités autour des langues juives et du mouvement ouvrier du Bund. Lorsque la bibliothèque est devenue trop importante, une deuxième structure a été créée : elle porte aujourd’hui le nom de Maison de la Culture Yiddish (MCY). La MCY, à quelques rues du centre Medem, propose également de nombreuses activités et des cours (de yiddish uniquement). Enfin, sans qu’elle ait de locaux propres, l’association Yiddish Pour Tous organise des événements à Paris ; son activité en ligne est très importante et attire des personnes du monde entier.

De cette situation à peine esquissée, on retiendra donc qu’en France, ne se trouve qu’une infime proportion du million actuel (estimé) de yiddishophones, mais que la vitalité de la MCY fait de Paris un haut-lieu de la culture yiddish. Parmi ces personnes, il est fréquent qu’elles soient d’origine polonaise, plutôt modeste et de culture yiddish bundiste. Par ailleurs, il ne semble pas y avoir de communauté ultra-orthodoxe yiddishophone significative en France.

C’est la MCY qui a fourni le cadre de la présente recherche explorant le rapport subjectif aux langues et s’inscrivant dans une recherche de terrain plus générale consacrée au yiddish. Six récits de vie de participant·e·s et deux entretiens avec des enseignantes complètent les données constituées au cours d’une observation participante pendant les trois semaines d’université d’été en 2018. Un questionnaire a également été administré six mois après l’université d’été ; environ un tiers des participant·e·s (23 sur 74 personnes) y a répondu. Les personnes ayant accepté de participer à des entretiens sont des hommes et des femmes vivant actuellement en France, âgées de 24 à 75 ans, d’origine juive ou non (aucune n’évoque une quelconque foi religieuse). Leurs occupations professionnelles ou associatives diffèrent, bien que l’importance de la langue ou de la parole y soit forte (études de langues, transmission linguistique, psychanalyse).

2. La classe de yiddish comme lieu de complexité du désir de langue

Au cours de ce travail de recherche, des écoutes et lectures « flottantes » ont opéré quelques regroupements au sein de la constellation d’éléments identifiés comme relevant de la subjectivité des personnes en classe ou dans les récits relatifs à leur rapport aux langues. Des trois « pôles » qui se sont dessinés, deux correspondent à des « profils » ou optiques courants en didactique et en sociolinguistique : la personne considérée comme apprenante et comme locutrice. Moins fréquente et mobilisant dans la littérature généralement une perspective lacanienne, l’approche par le désir est apparue tout aussi signifiante, à la fois dans les discours des personnes et dans l’analyse des données. C’est donc selon ces trois optiques, comme des angles de vue distincts permettant de saisir la tridimensionnalité d'un même objet, qu’est successivement problématisé le sujet dans la classe de langue.

2.1. Des parcours d’apprenant·e·s variés

Considérées tout d’abord comme « apprenant·e·s », les personnes qui ont fréquenté l’université d’été présentent une certaine diversité de parcours. Leurs apprentissages précédents, linguistiques ou non, induisent des rapports au savoir et à l’apprentissage formel, ainsi que des cultures d’enseignement/ apprentissage distincts. Par ailleurs, leurs représentations sur le yiddish créent des horizons d’attente différents quant à l’objet du cours.

Il apparaît tout d’abord que le rapport de distance/ proximité avec l’apprentissage formel peut faciliter ou entraver l’expérience en classe de yiddish. Selon la familiarité de l’apprenant·e avec ce contexte et son activité (professionnelle) habituelle, l’adaptation générale à la classe (ou le fait de devoir s’y habituer à nouveau après parfois plusieurs décennies) peut être plus ou moins aisée. Il s’agit d’éléments aussi variés que la station assise prolongée, l’obligation de suivre un rythme imposé ou la seule expérience d’une relation pédagogique à l’âge adulte. Les enseignant·e·s sont bien représenté·e·s parmi les apprenant·e·s et changer de rôle au sein d’une salle de classe peut leur poser difficulté. Par ailleurs, l’enquête montre que les domaines de formation initiale varient grandement et on peut penser que cela implique quelques difficultés dans la compréhension de traits grammaticaux inconnus (rection casuelle, aspect verbal), comme dans la maîtrise d’un vocabulaire métalinguistique.

Cependant, outre l’aisance en classe et en cours de langue, la diversité des parcours se mesure aussi à l’aune des différentes cultures d’enseignement/ apprentissage dont les personnes sont issues. Par ce terme, il s’agit de décrire les systèmes de valeurs et attitudes associées, propres à différents systèmes éducatifs et de formation. Le tutoiement entre enseignant et élève, les devoirs après la classe, la non-mixité de genre ou encore l’approche méthodologique, par exemple la « grammaire-traduction », sont autant d’éléments qui peuvent constituer cette « culture », que l’on peut aussi comprendre comme « habitus » bourdieusien (Pierre Martinez parle également des « acquis expérientiels », 2011). Elle comporte une dimension nationale ou régionale et en tout cas générationnelle. L’université d’été rassemble des personnes de 18 ans à plus de 75 ans et les approches didactiques ont varié pour leurs périodes de scolarité respectives – ce qui est selon elles particulièrement sensible pour la place de l’oral. Enfin, dans la mesure où l’apprentissage est un processus co-construit, il convient de garder à l’esprit que les enseignant·e·s mêmes viennent de différents pays et s’inscrivent donc dans différentes cultures d’enseignement/ apprentissage.

Pour finir, les parcours respectifs influent sur la perception même de l’objet d’apprentissage qu’est le yiddish. Les entretiens et questionnaires montrent que les représentations et les apprentissages précédents créent des attentes spécifiques en classe. Le yiddish est ainsi langue de (grande) culture pour certain·e·s, de la familiarité pour d’autres ou encore langue interdite et secrète des parents. Les récits comme les réponses au questionnaire révèlent également que les langues « connexes » (germaniques, slaves, hébraïques) ou qui ont entretenu des rapports diglossiques avec le yiddish, jouent un rôle dans la perception que les personnes en ont. Leur « entrée », pour ainsi dire, dans la langue peut donc être plutôt germanique ou hébraïque, ce qui influence notamment leur maniement du lexique et leur perception des (ir)régularités grammaticales. En outre, une même pratique familiale peut donner lieu à des représentations tendant à exclure une approche grammaticale ou au contraire, poussant à se l’approprier, lorsqu’on l’estime manquer.

2.2. Des types de locuteurs/-trices de « traditionnel » à « néo »

Les parcours d’apprentissage peuvent ainsi recouvrir des éléments très divers et témoigner de choix et d’expériences singuliers. En considérant à présent le type de locuteur/-trice, on observe des cas de figure variés, dont les caractéristiques se manifestent en particulier lorsqu’il s’agit d’entendre ou de parler, dans la relation à l’écrit ou par rapport à la connaissance de l’univers référentiel yiddish.

Pour des néo-locuteurs/-trices, discriminer les sons de la langue nouvelle n’est pas forcément aisé et la tâche peut être plus difficile en prenant de l’âge. En effet, un nombre important de personnes retraitées fréquentent l’université d’été et leur capacité auditive est plus susceptible de décliner qu’au sein de la population moyenne. De plus, les personnes dont le répertoire inclut déjà le yiddish peuvent avoir des difficultés à distinguer le standard pratiqué en classe. La plupart du temps en France, la variété transmise en famille est le poylish et nombre de voyelles diffèrent (u ↔ i, o ↔ u). Deux éléments de socialisation peuvent également causer un mal-entendu : l’absence de scolarisation en yiddish (donc de connaissance du standard) et la faible diffusion, par des chansons ou des films, d’un yiddish standardisé. Ce sont enfin des dispositions d’ordre psycholinguistique (mémoire discursive, interdits familiaux exprimés ou non) qui peuvent entraver cette énonciation nouvelle qu’est la prise de parole en yiddish.

D’autre part, au sein d’un même niveau peuvent se retrouver des personnes qui ont des degrés de maîtrise de la lecture et de l’écriture très différents. La connaissance de l’hébreu moderne ou biblique permet aux débutant·e·s d’appréhender rapidement la lecture et l’écriture, tandis que généralement, les germanophones comprennent par transparence la majorité du lexique déchiffré à grand peine. Parmi les locuteurs/-trices traditionnel·le·s, un court séjour ou un passage par les niveaux débutants s’avère parfois nécessaire, car il n’est pas rare que ces personnes n’aient pas été littérisé·e·s en yiddish. Elles peuvent par ailleurs, comme les néo-locuteurs/-trices selon leur connaissance de l’hébreu, être plus ou moins à l’aise avec les hébraïsmes. Ces mots écrits comme en hébreu, c’est-à-dire sans voyelles, se prononcent différemment en yiddish. De plus, l’emploi des deux alphabets, imprimé et manuscrit, dans les documents et leur lisibilité (ils sont parfois photocopiés plusieurs fois ou en police de petite taille) peuvent poser difficulté aux yiddishophones confirmé·e·s comme débutant·e·s. Les premièr·e·s pourront avoir des difficultés notamment liées à leur vue, les second·e·s à la co-existence des deux alphabets nouveaux et à leur taille d’impression.

Dernier aspect des observations de terrain, le type de locuteur/-trice implique également un rapport à l’univers référentiel (du) yiddish, qui peut être familier jusqu'à fantasmé. Ces enjeux se posent davantage pour les néo-locuteurs/-trices : apprendre le yiddish, c’est être confronté·e à une langue juive, à la langue du shtetl et aussi à une langue ashkénaze. Bien que le contexte d’usage et de transmission du yiddish en France soit presque exclusivement laïc, il apparaît comme une langue juive dans la mesure où le lexique oblige à inscrire certains signifiés par rapport au domaine religieux. Une « fête » ou une « question » sont différentes selon qu’elles sont liées aux rituels juifs ou non et il est nécessaire de connaître la valeur de la fête de la Torah pour comprendre l’expression « elle a un visage de Simkhes-Toyre ». Dans les niveaux avancés, ce sont les références talmudiques qui conditionnent la compréhension de textes littéraires. Se (ré)approprier le yiddish, c’est aussi s’inscrire dans une tradition et une mémoire discursives du shtetl, qui ne correspondent pas nécessairement aux valeurs de l’époque présente. Lorsque le yiddish a été transmis en famille, cela s’est de fait accompagné d’un univers et de ses codes – ceux-là mêmes que les personnes qui ne sont pas de culture juive doivent apprendre, sans forcément d’emblée les comprendre. À cela s’ajoute une certaine vision du monde, propre à l’univers ashkénaze. De nombreuses plaisanteries la mettent en scène de manière stéréotypée, ce qui semble une simplification en même temps qu’une exagération de ce que Julien Bauer considère comme « une des caractéristiques du judaïsme ashkenaz [sic] », à savoir « [c]et étonnant mélange de pessimisme, quand ils voyaient le monde, et d’optimisme, de joie intellectuelle quand ils étudiaient les textes » (2001 : 19).

2.3. Des désirs singuliers

Dans la mesure où ils constituent un moteur dans la démarche vers le yiddish et/ ou impliquent des attentes spécifiques, des « motivations » et des « désirs » sont liés au profil de locuteur/-trice et sous-tendent le parcours d’apprenant·e. Témoignant exemplairement de ce qui fait la singularité d’une personne, le « désir » est employé ici comme synonyme de la volition, l’acte de volonté, comme ce qui fonde cet élan vers un objet.

Plusieurs personnes lors de l'enquête disent ne pas pouvoir nommer ou identifier de désir propre dans leur démarche vers le yiddish. Elles peinent à reconstituer le fil des événements, attribuent la décision ou le premier pas à quelqu’un d’autre ou encore invoquent le hasard. L’analyse de ces discours montre pourtant que si la rencontre initiale avec le yiddish est fortuite, s’y arrêter ne l’est pas. Un étudiant commence par exemple par dire que le yiddish était un hasard, puis construit au fil du récit un faisceau d’éléments qui concourent à présenter cette langue également comme objet de désir. S’il ne préside pas à son choix spécifique (le récit le met sur un pied d’égalité avec le basque et le breton), c’est bien le désir de découvrir une autre langue minoritaire que l’étudiant met en avant. Par la suite, l’appropriation d’un autre alphabet, cette condition minoritaire et le lien avec l’Histoire font du yiddish un objet de désir pour lui. En outre, l’activité désirante est réactivée par une logique de récompense (la réussite universitaire).

Lorsqu’il est exprimé explicitement, le désir de yiddish peut relever d’une orientation précise, instrumentale comme intégrative. Bien qu’ils apparaissent dans un cadre conceptuel éloigné de celui de cette recherche, ces termes présentent l’intérêt de libeller des distinctions émiques (c’est-à-dire opérées par les apprenant·e·s). En effet, dans un cours, quatre personnes expliquent avoir « besoin » du yiddish. Une chercheuse et une doctorante veulent accéder à des sources écrites en yiddish, une archiviste veut pouvoir lire et translittérer des titres d’ouvrages du fonds qu’elle gère et un étudiant met en avant son orientation instrumentale par le « pont » qu’offre le yiddish entre l’allemand et l’hébreu : ces exemples se situent plutôt du côté du pôle « universitaire » identifié par J. Baumgarten pour la pérennité du yiddish (2002 : 246). On peut ainsi avancer que dans certains champs de recherche (histoire, littérature, dialectologie, études juives), comme dans l’édition (par la traduction), le yiddish acquiert une valeur qui le place, malgré un questionnement de fond sur son (in)utilité, sur un marché linguistique. D’autres personnes du cours mettent en avant un projet à plus long terme, intégratif : la connaissance de l’univers référentiel yiddish, en particulier de la littérature de la première moitié du XXème siècle ou du répertoire musical. Cette orientation est donc plutôt sous-tendue par une représentation de la langue comme véhicule de culture.

D’autres personnes encore mettent davantage en avant les dimensions personnelle, spécifiquement identitaire ou militante de leur démarche. Si l’on ne peut présumer des jeux d’identification singuliers (ni des désirs qui ne sont pas exprimés ou inaccessibles aux personnes mêmes), le corpus de cette recherche permet d’affirmer que les investissements affectifs peuvent être non seulement très divers entre les personnes, mais également importants pour chacune. Il s’agit d'après les déclarations dans les questionnaires de découvrir leur « héritage », voire de s’approprier une part de leur identité culturelle ou de trouver la « part manquante » à leur psyché. Le lien avec la judéité n’est pas nécessaire : le yiddish s’est ainsi révélé être pour une personne non-juive un moyen d’affranchissement de l’autorité d’un parent antisémite. Arrivées à la retraite, certaines personnes ont plus « simplement » envie d’avoir une activité sociale et intellectuelle qui s’inscrive dans une cohérence personnelle, parce qu’elles parlent déjà hébreu ou allemand ou parce qu’elles s’intéressent à l’histoire ou à la littérature. Les personnes que l’on peut qualifier d’« activistes linguistiques » se positionnent dans leurs discours explicitement par rapport à l’enjeu de l’attrition du yiddish.

Dans la mesure où des personnes ayant des parcours linguistiques et d’apprentissage divers auxquels s’ajoutent des expressions de désirs propres y interagissent, la classe de langue rassemble des éléments de subjectivité très variés. De plus, le contexte du yiddish et les spécificités et intrications mutuelles des trois optiques empruntées ici suggèrent que la classe de yiddish constitue un lieu de particulière complexité du désir de langue. Comment dans ces conditions concevoir la démarche didactique ? C’est l’objet de cette dernière partie, dans laquelle sont envisagées quelques orientations pour la prise en compte de ces éléments subjectifs.

3. Enjeux pour l’enseignement/apprentissage du yiddish

Bien que cette recherche soit en cours, les éléments dégagés précédemment permettent d’esquisser de premières directions. Un examen ultérieur permettra d’envisager leur prise en compte dans une « orientation ‘‘appropriative’’ », l’appropriation étant conçue comme une « expérience éminemment personnelle » (Castellotti, 2017 : 49-51). Cette dernière partie se propose donc pour l’heure de relever les enjeux liés au contexte d’attrition linguistique, à la variation et à la prise en compte des désirs exprimés – d’après les trois axes dégagés primairement par l’analyse – en s’appuyant en outre sur des travaux de recherche et sur deux entretiens avec des enseignantes.

3.1. L’attrition linguistique

Malgré les revendications de vitalité du yiddish, la forte réduction de la fréquence et du spectre des usages de la langue est une réalité dans le domaine laïc. Donné pour moribond depuis presque un siècle et demi, le yiddish n’est toutefois pas arrivé à sa dernière heure, mais l’enseignement/ apprentissage se heurte à des difficultés liées à l’attrition des sources, à la tension entre ensembles de normes et à la (re)constitution d’une communauté linguistique.

L’accès à la littérature dans le texte est régulièrement cité dans les entretiens et les questionnaires comme objet du désir de yiddish, tout comme l’érudition des enseignant·e·s est mise en avant. L’un comme l’autre impliquent que les textes soient accessibles. Les fonds constitués aux États-Unis, comme les bibliothèques en Israël, en France ou en Lituanie permettent un accès, mais la question est plus délicate pour les documents sonores et filmiques. Parmi les 150 films tournés en yiddish avant guerre, seul Le Dibbouk serait passé à la postérité (Dobzynski, 1998 : 281‑282). Lorsque des copies ont pu être conservées dans des conditions satisfaisantes, il faut encore assurer leur restauration, même si le public est a priori plutôt restreint3. D’autre part, l’analyse des entretiens et des questionnaires révèle la tension entre ces attentes, généralement sous-tendues par des représentations célébrant la dimension « cultivée » du yiddish, et la réalité de la production culturelle contemporaine.

Cela semble impliquer deux choses. La première est que, comme évoqué précédemment, le recours à des documents authentiques, d’un autre temps, plaide particulièrement pour une approche interculturelle en classe, contextualisant les faits et valeurs dépeints. De la même façon, les quelques films4 tournés (partiellement) en yiddish ont souvent pour cadre les milieux ultra-orthodoxes et témoignent de réalités sociales bien spécifiques, qu’il convient d’expliciter et de contextualiser. Il n’y a presque plus de théâtre yiddish en Europe et les quelques comédies musicales, séries ou chansons parodiques sur Internet, voire opéra5, constituent un corpus encore marginal. La seconde tient également à une tension entre univers de normes. La création littéraire en yiddish après la guerre est très modeste quantitativement et les communautés ultra-orthodoxes yiddishophones ne fournissent pas de création culturelle. C’est que, comme le souligne Y. Niborski, la conception de la littérature en milieu laïc est antinomique de leurs conceptions : « la liberté d’imaginer et de créer selon n’importe quel canon n’est pas concevable [dans ces communautés] » (1998 : 61). En revanche, même si l’on peut observer des spécificités des variétés ultra-orthodoxes (Assouline, 2018), la distance avec le yiddish standard n’entrave pas la communication. C’est dans la mesure où les relations diglossiques diffèrent que l’on peut considérer qu’il s’agit de deux communautés linguistiques distinctes au sens labovien : la dialectique langue profane-langue sacrée peut être très forte dans certains groupes hassidiques ; elle est, de fait, absente du monde laïc. On peut formuler l’hypothèse que si le nombre de locuteurs/-trices était plus élevé, ces tensions seraient aplanies par une polarisation moindre, ou en tout cas que le monde laïc disposerait de suffisamment de sources pour mettre ces tensions en perspective et les réduire.

Prolongeant la question de la communauté linguistique, le dernier aspect concerne la possibilité que constitue le groupe-classe à la fois de parler et de trouver des interlocuteurs/-trices. Les données constituées montrent d’une part que prendre la parole en yiddish peut faire entrer en jeu un certain nombre de blocages psycho-linguistiques. La classe, par l’environnement formel, l’usage du standard ou l’accompagnement pédagogique, peut contribuer à les surmonter. D’autre part, avoir quelqu’un avec/ à qui parler yiddish est avancé par certain·e·s comme une raison (parmi d’autres) de leur participation à l’université d’été. Lorsque les parents ou les proches meurent, les locuteurs/-trices traditionnel·le·s n’ont souvent plus de yiddishophones dans leur entourage – ce que n’ont jamais eu bon nombre de néo-locuteurs/-trices. Pour reprendre des termes de Jean-Marie Prieur, le rapport d’identification manque à celui qui apprend et il faut veiller à ce que sa « solitude radicale sur le territoire de l’Autre » soit la plus courte possible (2006 : 293-294). Nombreux sont les témoignages sur l’ambiance et la bienveillance lors de l’université d’été et bien qu’Internet fournisse de nombreuses possibilités de rencontres virtuelles pour des tandems linguistiques, faire exister le groupe-classe revêt un enjeu particulier : il s’agit aussi de faire société.

3.2. La variation

En particulier en contexte d’attrition, la classe de langue permet de sensibiliser à la variation. L’intérêt, au-delà de pouvoir communiquer de manière appropriée et dans un rapport conscient à la norme, est d’aborder également des éléments relatifs à l’histoire de la langue et à sa dimension diasporique. Trois enjeux semblent se dégager : une sorte de loyauté linguistique envers son « accent » propre, la sensibilisation à la variété du lexique et le choix d’une posture en tant qu’enseignant·e.

En plus de pouvoir prendre la parole en classe, deux personnes mentionnent au cours des entretiens l’importance de le faire dans leur « accent » (le terme émique est ici repris, bien qu’il s’agisse véritablement d’une variante et pas seulement de caractéristiques prosodiques). On refuse ici « d’avaler » l’accent du yiddish de l’institution, on veut là « faire ressortir » le sien. Cette posture peut relever d’un véritable militantisme pour le poylish et contre la standardisation de manière générale ; une sensation de douleur physique est même évoquée au cours d'un entretien. Dans ses travaux, Michael Hornsby relève également le « malaise » de semi-locuteurs/-trices du poylish face au yiddish standard (2016). Il apparaît ainsi que dans un contexte où l’investissement affectif du yiddish « de la maison » est fort6, il importe de donner leur place aux variantes. Une enseignante indique que dans ses cours, elle signale à certain·e·s « leur » expression : ici « a git yur », là « a gut yor ».

Elle indique également qu’après-guerre, les survivant·e·s ont constitué des familles « mixtes », si bien que la langue des yiddishophones d’aujourd’hui peut présenter des emprunts de diverses variétés. Par ailleurs, la littérature et certaines chansons (voir en particulier Szulmajster-Celnikier, 1991) témoignent également d’une importante variation diatopique. Si sensibiliser à cette variation permet également d’aborder les interventions sur la langue (au Birobidjan, comme par le YIVO ou par idéologie personnelle – hébraïsation vs germanisation, par exemple), il apparaît que le cours devrait également tenir compte de la variation diaphasique. En effet, il est tout aussi important qu’une personne habituée au lexique slave/ russe retrouve des points de repère en classe et qu’elle rencontre également les formes plus courantes. En outre, des termes apparemment synonymes peuvent relever de registres différents, voire connoter des charges axiologiques différentes. Pour le signifié « main », le yiddish connaît deux signifiants : הַאנט [hant], d’origine germanique, est neutre ; יד [jad], d’origine hébraïque, est péjoratif.

Outre le développement de la conscience sociolinguistique des apprenant·e·s, un enjeu pour l’enseignant·e de langue minorée semble être la gestion de son propre militantisme. Il s’agit à la fois d’honorer son contrat avec l’institution qui l’embauche, donc de favoriser l’acquisition de la langue standard (dans laquelle sont rédigés les trois manuels de yiddish) et de sensibiliser à la variation. En particulier lorsqu’il s’agit d’un·e enseignant·e de langue maternelle, cela peut éventuellement créer une sorte de dissonance cognitive, selon la « mission » que des circonstances familiales ont transmise ou que le cheminement personnel a développée. À nouveau, cela ne représente un enjeu que parce que la communauté est de taille modeste, voire tend vers une dimension métalinguistique, auquel cas le discours sur la langue et le rapport à la norme gagnent en importance.

3.3. La prise en compte des désirs singuliers

Il convient enfin d’étudier les possibilités de prise en compte des désirs singuliers. Cette dernière perspective sur la subjectivité est sans doute celle dont les personnes elles-mêmes sont le plus conscientes, mais peut-être la plus délicate à intégrer dans une démarche de classe, collective. Cela peut impliquer de proposer certains formats de cours ou certaines séquences, d’adopter une attitude spécifique ou encore de tenter d’« harmoniser » les subjectivités en présence.

En proposant des formats spécifiques de cours, il est possible de constituer un groupe-classe dont les désirs exprimés se rejoindront. Ainsi les personnes intéressées en premier lieu par la chanson yiddish ou les artistes qui souhaitent interpréter ce répertoire trouveront dans un cours dédié leurs attentes comblées. Celui-ci pourra s’affranchir de certaines contraintes (en particulier parce que les partitions comportent des paroles en yiddish translittéré, pour conserver le sens de lecture des notes) et proposer une progression grammaticale sélective, qui sert la compréhension immédiate des chansons. De la même façon, un cours pour chercheur·e·s en histoire mobiliserait des documents et lexiques tout autres – et comporterait a priori peu d’élèves… Il ressort enfin des récits de vie qu’une approche par la calligraphie pourrait répondre aux désirs de quelques personnes ou les entretenir.

Pour emprunter à présent une perspective psychanalytique et faire écho au « moment psy de l’année » évoqué par une enseignante, la question du sujet et de son désir dans la classe de yiddish pose celle de l’inconscient. Dans l’approche lacanienne, le « sujet » est celui de l’inconscient et selon José Luis Atienza, en tenir compte, c’est envisager la classe de langue comme un espace de transfert. C’est-à-dire qu’il s’y joue une situation d’interaction qui fait écho à une situation passée non résolue, si bien que « ce que chacun demande ou attend de l’autre n’est point ce qui est explicitement formulé […] mais qu’on réponde aux questions qui depuis l’origine de chacun sont en attente »  (2003, p. 310). Bien que la situation de transfert ne signifie pas que la seule langue compte (il s’agit de parole), cette perspective corrobore notre approche par la complexité. Sans présumer de subjectivités particulières, le contexte démolinguistique et la dimension dialogique du yiddish sont loin d’être anodins. De cette hypothèse, J. L. Atienza formule des propositions quant à l’attention à avoir pour l’émergence et l’obturation du désir, quant à l’importance du discours et de « la présence […] de la voix, du corps et de la parole » (op.cit., 327). De quoi ouvrir quelques voies pour la formation d’enseignant·e·s.

Pour finir, par la diversité des éléments subjectifs soulevés, ces premiers résultats de recherche montrent la tension entre la construction d’une énonciation singulière et la gestion du collectif d’êtres humains qu’est la classe de langue. S’il convient de penser la subjectivité, il s’agit également de permettre au groupe-classe de trouver sa dynamique entre locuteurs/-trices ayant des parcours d’apprentissage, répertoires linguistiques et rapports à la mémoire singuliers. Dans le contexte de postvernacularisation du yiddish, l’organisation d’une université d’été semble devoir tenir compte d’attentes aussi variées que de baigner dans les sonorités de la langue, d’en maîtriser la lecture et l’écriture ou la grammaire, de comprendre la langue, de la parler, de s’inscrire dans l’ordre des générations, c’est-à-dire de se constituer en maillon de la goldene keyt, la « chaîne dorée » des générations. Cela pose la question de la juste place des éléments subjectifs relatifs au désir de yiddish, dont les enseignant·e·s tiennent compte de manière très différente.

Pour résumer, aborder la question du sujet dans la classe de langue n’est pas antinomique d’une dimension « utilitaire », mais la dépasse. Le croisement d’observations lors d’une université d’été, d’entretiens biographiques et de questionnaires permet de déployer la richesse du rapport subjectif aux langues et la construction d’une énonciation singulière apparaît comme s’inscrivant bien au-delà de la question de l’« utilité » que peut revêtir l’apprentissage linguistique. Menée dans le cadre de cours de yiddish, cette recherche suggère grâce à trois optiques sur le « sujet » (apprenant, parlant et « désirant ») que le désir de langue peut être tout à la fois difficile à cerner avec précision ou à exprimer, évident ou fortement ancré dans le parcours de vie – que l’on soit de culture juive ou non et quel que soit le type de locuteur/-trice. Les « pro-jets » (Castellotti 2017) personnels de (ré)appropriation diffèrent donc fortement. Ces éléments subjectifs permettent de dégager quelques enjeux pour la classe de langue, qui, cette dernière étant « en danger », connaît des problématiques particulières.

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1On observe par exemple que des verbes à radical germanique fonctionnent selon un système de préverbes typique de langues slaves ou qu’un pluriel hébraïque s’applique à un lexique qui ne l’est pas.

2Forme courte du algemeyner yidisher arbeter bund in Lite, Poyln un Rusland (אַלגעמײנער ײדישער אַרבעטער בונד אין ליטע, פוילן און רוסלאַנד), l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, fondée en 1897.

3Le centre Medem Arbeter Ring a par exemple financé la restauration de Mir kumen on pour l’édition des « Trésors du cinéma yiddish », par Lobster édition.

4Par exemple les récents documentaires de Yolande Zauberman (2018) et films de fiction Un tramway à Jérusalem d’Amos Gitaï (2018) et Menashe de Joshua Z. Weinstein (2017).

5Mamzer | Bastard a été créé à Londres en 2018 par Na’ama Zisser.

6Sentiment renforcé par une conception du monde sans doute ashkénaze, qui veut que « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était », selon le bon mot de Freddy Raphaël (1987).

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La subjectivité de la voix

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Résumé Cet article aborde le problème de la subjectivité de la voix dans l’apprentissage du français langue étrangère. Il mobilise l’exemple de la lecture à haute voix pour montrer que mon expression dans une langue qui n'est pas la mienne ne consiste pas à s'approprier cette langue, mais à accepter de se laisser traverser par elle. L’expression de soi n'est possible que sur le fil des expressions d'autrui. Je ne m'approprie donc pas une langue, c'est elle qui s'empare de moi en me liant...

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