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Le colloque qui a réuni, les 14 et 15 février 2019, les contributeurs de ce numéro spécial de la revue Travaux de didactique du FLE, avait pour objectif de problématiser et de donner quelques repères pour penser les notions de sujet et de subjectivité en didactique des langues, notions certes déjà approchées de multiples manières, mais de ce fait encore explorées de façon très hétérogène, du point de vue des théories de référence notamment. Notre ambition était de les aborder à partir d'une double démarche : d'une part, en repartant des travaux historiques du laboratoire Dipralang dans le domaine des appropriations langagières, conçues dans le cadre d'une anthropologie des pratiques langagières fondée sur la psychanalyse davantage que sur la psychologie, la sociologie ou la sémiotique ; d'autre part en construisant un contraste entre ce qui se donne pour les conditions d'exercice de la parole et de la transmission à l'ère néolibérale, et les conditions d'existence de la subjectivité par et au travers du langage, des énonciations singulières et du désir de savoir. Le postulat unissant ces deux démarches étant le suivant : nous accédons au langage et nous y construisons comme sujets à partir du moment où nous nous trouvons institués par lui, et divisés par cet ordre du langage même, qui à la fois nous sépare du monde et nous relie à lui par les mots. Non coïncidence du dire au monde, non coïncidence du sujet à son dire, rapport au langage marqué par le clivage, la perte et le rêve (ou fantasme) de se dire mieux et autrement avec des mots étrangers, avec les mots des autres ; telles étaient quelques-unes des directions que l'on se proposait de suivre1.

Pour amorcer la réflexion vers de telles vues, nous avons choisi de préciser le questionnement par quelques termes pouvant servir de portes d'entrée plus évidentes vers des situations didactiques : désir (d'apprendre une langue étrangère, d'apprendre telle langue et non une autre), et rapport au savoir, en contraste avec les arguments fonctionnels (utilité, projet, rentabilité...) habituellement invoqués dans le choix ou dans la politique de diffusion des langues. D'autres termes comme affect, expression, esthétique, identification ou imaginaire ont également été proposés dans l'appel à communications/ contributions, afin d'évoquer ce qui relève du passage d'une langue à une autre, dans une compréhension non – ou non strictement – fonctionnelle, donc. Des termes d'ailleurs souvent employés, dans la littérature didactique, lorsqu'il s'agit de ménager un contrepoint aux compréhensions relevant de ce qu'on peut appeler, à la suite de Rastier2 (2013) ou de Prieur3 (2017) un ordre managérial du discours, forme de rationalité n'envisageant pas le sujet autrement que comme un « usager » des langues (ou plutôt des codes), visant la maîtrise de ces langues et de leurs apprentissages, et comme un être dont les aspirations linguistiques seraient à concevoir sous les auspices du « besoin ». Des besoins qu'il lui serait aisé de découvrir en confrontant son « projet » au « monde », et aux adaptations que ce dernier attendrait de lui. Le présent numéro invitait donc à réfléchir sur les nouvelles compréhensions utilitaristes des apprentissages langagiers, ainsi que sur les définitions de la compétence, souvent restreinte à l’action rentable et supposant une approche non relationnelle de l’apprenant. Il importait aussi de s'interroger sur le devenir du savoir dans un tel régime de discours, et sur le positionnement théorique et praxéologique des approches d'orientation biographique en didactique : simples « suppléments d’âme » aux conceptions managériales de la compétence ? Compensations opposant les « valeurs chaudes » de l'humanisme aux « valeurs froides » de la concurrence et du marché4 ? Ou possibilité d'une véritable réflexion alternative à propos des sujets et de leurs apprentissages ? En d'autres mots, il s'agissait de se demander si finalement, la didactique des langues s'était véritablement donné, jusqu'ici, les moyens de penser la subjectivité, et l’apprenant sur lequel elle prétend être centrée depuis... une quarantaine d'années.

On perçoit dès lors que le programme d'une telle recherche excède le simple examen des représentations linguistiques, des « analyses de besoins » ou des approches biographiques des enseignements et des apprentissages ; le propos serait plutôt de mettre en évidence que ce qui relève du désir (d'apprendre) – et non de la motivation – n'est pas ce qui relève du besoin, autrement dit que désirer ne signifie pas tendre vers un objet du monde, identifiable en dehors de toute prise dans les mots du sujet, et de toute prise du sujet dans les mots ; ou pire, identifiable dans des cadres de référence qui les pré-définissent pour lui. Désirer, c'est plutôt, comme l'écrit Patrick Anderson dans le présent recueil, un mouvement singulier qui nous porte vers l'altérité : « le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas parce que l’autre détient les clefs de l’objet désiré, mais parce que sous ces objets, c’est le désir d’être reconnu par l’autre. Je désire parce qu’il me manque quelque chose ». Et, de la même façon, apprendre est à entendre comme « apprendre quelque chose de quelqu'un, pour le transmettre à quelqu'un d'autre » (ibid.). Ce qui implique de repenser, de repeser véritablement ce que la didactique des langues peut concevoir sous le nom de sujet (et non individu, personne, humain, ou autres notions avec lesquelles la confusion est entretenue), mais aussi ce qu'elle peut entendre dans les rapports aux langues et aux apprentissages, ainsi que dans les notions de besoin et de motivation. Vaste programme, tant des notions comme ces deux dernières sont circulantes depuis plusieurs décennies déjà, et toujours structurantes dans les discours didactiques contemporains. Nous n'aurons certes pas la prétention, dans le présent numéro, de satisfaire une telle ambition ; cela mériterait bien d'autres travaux ! Nous espérons simplement proposer quelques éléments de réflexion, en lien avec la diversité des situations didactiques explorées par les 52 auteurs – venant d'une douzaine de pays différents – des 44 articles ici rassemblés.

Le cadrage conceptuel et l'orientation intellectuelle du colloque ayant maintenant été rappelés, revenons vers les trois axes de réflexion qui avaient été proposés aux participants :

1. Désir de langues et subjectivité : comment problématiser le sujet en didactique des langues ?

Il s'agissait de se demander en quoi le désir d'apprendre une langue nouvelle pouvait croiser la recherche d’une énonciation singulière et de nouvelles formes d’expression, ainsi que des mouvements d’appropriation ou de « désappropriation », qui engagent à chaque fois des histoires personnelles. Comment s' « approprie »-t-on une langue au départ étrangère, comment la fait-on « sienne » ? D’après quelles relations à autrui, quelles identifications ? Quels rôles jouent les enseignants et les divers « passeurs » de langues ? Le fait qu'une langue apprise, qu'elle soit étrangère, seconde ou régionale, se distingue d’abord, parmi les différents objets à apprendre, comme objet – ou pluralité d’objets – de désir, s'appréhende à partir de l'autre qui vient la représenter, et de la part d’inconnu sur laquelle elle ouvre. Ces deux dimensions (part de savoir insu et désir de l'autre) se soutiennent, le désir se déployant dans un univers de possibles et dans des adresses à autrui, voire dans un désir du désir de l'autre, et non dans un monde maîtrisé, tel que se présente habituellement celui régi par l'idée de compétence ou par celle de stratégie. Et de fait, comment être stratégique quand nos repères sont modifiés, et quand les mots qui nous arrivent viennent forcément des autres ? Lorsqu'une langue nouvelle remet en cause nos réflexes et nos habitudes, en même temps que l’évidence de notre parole en langue(s) première(s), elle nous reconduit vers un rapport de non coïncidence et de non évidence – entre les mots et les choses, entre le sujet et son dire. À partir de ces hypothèses, il devient possible de problématiser ce qui peut se concevoir comme un sujet entre les langues et traversé par le langage, autrement dit un être nécessairement divisé et traversé par l'inconscient, linguistiquement précaire et non pleinement conscient de ses besoins, motivations ou projets. Reste à se demander : à partir de là, quelles approches de la « motivation » construire, quelles approches de l’affectivité, et quelles approches de l'amour des langues, de leurs univers de sons, de formes, de sens ? Finalement, qu'est-ce que se forger une parole avec les mots d'autrui, et que devient le rapport à l’impossible à dire, et à la construction inachevée de la parole ?

2. Rapports subjectifs au(x) savoir(s)

La mise en place de cadres communs de référence tend à une standardisation des compétences en langues qui répond à une vision managériale, teintée de marketing, de ce que savoir ou parler une langue serait supposé être. Sous l'effet de la diffusion de la notion de compétence dans les discours didactiques et politiques, la didactique des langues peine à concevoir l’apprenant autrement que comme un être socialement déterminé, dont le langage est prévu par des situations-cibles où s'inscrivent ses « besoins », et dont les actes s’intègrent à un dispositif de type systémique. Cette logique d’adaptation de la production langagière aux circonstances de la communication laisse peu de place aux actes d’adoption des langues et aux investissements imaginaires et affectifs du savoir, qui contribuent précisément à transformer les situations et les discours qui s’y tiennent. L’acception réductrice de la notion de compétence, instrumentale et normative, indexée aux tâches dans lesquelles elle se matérialise – quand ce n’est pas à une « efficacité » ou à une « rentabilité » encore non questionnées – rend nécessaire une réflexion sur le devenir des savoirs (linguistiques, textuels culturels), dont la valeur semble ne plus résider que dans leur « utilité » ou dans leur caractère routinisé. Dans un tel contexte, quel peut être le sens de l' « action » en classe de langue, et comment les approches didactiques actuelles permettent-elles de construire ce sens, autrement que dans une vision utilitariste et économiciste ? Et qu'est-ce que les rapports subjectifs aux langues induisent de vécu relationnel, de projections sur d’autres êtres de langage que soi, qui invitent à s’inventer sans cesse et à reconstruire des images de soi-même possiblement altérées par la perte ?

3. La didactique des langues à l’ère de la mondialisation

De nombreux acteurs du monde éducatif et de la recherche s’interrogent aujourd’hui sur les effets de la mondialisation – ou du type particulier de mondialisation économique que constitue le néolibéralisme – sur les pratiques, les outils et les concepts opératoires en œuvre, d’une part dans les politiques linguistiques et éducatives, d’autre part en classe. D’un côté, la mondialisation et l’ouverture à l’altérité permise par les nouveaux moyens de communication a affermi les langues dans leurs rôles de médiums de communication, et les a rendues plus visibles et présentes, tantôt utiles, tantôt nécessaires, tantôt simplement attrayantes ; de l’autre, le modèle néolibéral a développé un marché des langues qui répond plus que jamais à des exigences de rentabilité, que ce soit sous l’angle individuel ou collectif, imaginaire ou effectif. Le sujet semble se trouver aujourd’hui, encore plus que par le passé, pris entre deux feux : entre les nouveaux cadres normatifs posés par les modèles didactiques de référence, et les rapports aux langues qu’il construit, et qui lui permettent de se construire lui-même. La didactique contemporaine adopte-t-elle une posture dogmatique, en imposant des modèles à suivre, davantage fondés sur l’utilité et l’ergonomie pragmatique d’acquis pré-calibrés, que sur les vécus subjectifs des apprenants ? S’il est légitime de penser qu’une langue peut être utile, doit-elle pour autant être saisie dans une conception utilitariste ? Quelle place reste-t-il pour la liberté pédagogique, à l’ère de la mondialisation, si les finalités d’acquisition restent trop externes au sujet ?

La diversité des questionnements soulevés sera rejointe par celle des contributions, aussi bien du point de vue des domaines théoriques de référence, que des terrains ou des œuvres étudiés. La fonction d'un colloque est de rassembler, et de présenter un état de la réflexion telle qu'elle peut être inspirée à un moment donné. Nous pensons en tout cas que le moment choisi est bien marqué par la nécessité de se positionner vis-à-vis des nouvelles formes d'instrumentalisme et de normativité qui touchent les rapports aux langues, les savoirs et les transmissions ; en se positionnant, non de façon idéologique, bien sûr, mais par l'exercice d'une pensée, soucieuse du devenir de la parole et de la subjectivité dans le monde contemporain.

SOMMAIRE

Penser le sujet : manque, silence, parole

– P. Anderson & R-M. Volle, Rapport du sujet au savoir : penser le manque ?

– K. Menouti, Cours de français langue étrangère et silence des apprenants : de l’attente d’énoncés à l’attente d’énonciation

– A. Denimal, « Il a détruit, mais de manière constructive ». Entrer dans la langue française avec Claude Debussy

– M. Derycke, Jacotot, Louvain 1818 : Le « maître ignorant », enseignant de F.L.E.

– M. Totozani, Un « maître ignorant » pour faire émerger le sujet en classe de langue ?

– M. C. Bertrand, Subjectivité et désir de langue : éléments pour la (ré)appropriation du yiddish

Expérience de l'autre, expérience du langage

– Y. Erard, La subjectivité de la voix

– C. Ly, Mes langues n'ont pas de prix

– E. Caron, « Le théâtre ça change la vie » : du sujet spectateur au sujet acteur en langue étrangère

– J. Durandin, La démarche de création collective pour une pédagogie intersubjective-créative en FLE au niveau supérieur. Quels enseignements tirer de la non-correspondance des représentations sociales de leurs créativités chez des étudiants-acteurs lettons ?

– C. Dompmartin, Du dépaysement au repaysement : expériences résonantes et démarches sensibles pour l’appropriation en FLE

– J.L. Léonard, Comment le désir de langues vient aux linguistes : témoignage d’un typologue

Idéologies linguistiques et éducatives : interroger le devenir des langues et des sujets

– J-L. Chiss, Didactique des langues, idéologies linguistiques et désir de français

– M. Gonzalez, Processus de subjectivation langagière et plurilinguisme européen

– P. Anderson, Entendre dans l’enseignement un espace d’altérité, c’est le risque de la praxis et ce sera une place laissée pour la rencontre avec l’autre sujet du désir

Critiques de l'utilitarisme et de la rationalité managériale

- J-M. Prieur & K. Djordjevic Léonard, Les professionnel(le)s de l’enseignement des langues face au CECR

- C. Pradeau, Contextualisation et hyperspécialisation en didactique des langues

- D. Meunier & J-M. Defays, Pour une didactique des langues et des cultures humaniste, écologique et durable

- D. Soleil, La didactique du grec et du latin à l’ère de la mondialisation : refonder les enseignements par le désir de langues

- C. Baidal, L’apprenant-sujet à l’ère de la globalisation

Repenser la dualité sujet/ objet en didactique des langues

- E. Huver, Les critiques du CECRL. Sous les accords de surface, quels enjeux à expliciter les désaccords ?

- M. Debono, L’utilitarisme et sa critique en didactique des langues : les frontières du rationnel

- I. Pierozak, Pour une critique autre de l’utilitarisme en didactique et didactologie des langues, à partir d’une approche « hors sujet »

- V. Castellotti, Un questionnement alternatif à la dichotomie utilité/ subjectivité en didactologie-didactique des langues ?

Désirs et apprentissages : questionner l'« utilité » des langues

- P. Frath, Le sujet anthropologique dans le choix des langues

- M-F. Pungier, A propos de l’appropriation d’un objet de désir : des étudiants japonais et la langue française

- C. Adam & G. Larvol, Scolarisation bilingue et appropriation d’une langue (minoritaire)

- M. Bert, B. Pivot & K. Yerian, Désir de langue, subjectivité, rapport au savoir : le cas de la revitalisation des langues très en danger

- P. Gardies, Désir de vie, désir de langue, quand le français s’emmêle

- B. Villa, Marchandisation du français en milieu rural en Colombie

Désir d'enseigner, désirs d'enseignants

- F. Cicurel, L'obscur objet du désir d'enseigner

- L. Vignes, Voyage dans la langue de l’autre. Analyse discursive de témoignages de professeurs de français égyptiens

- M-J. Verny, Enseigner l’occitan : de l’opprobre au désir ?

- C. X. Gutierrez Romero, Place et rôles de l'enseignant d'après le CECRL et le PEPELF

Approches psycho-affectives

- D. Pudo, La dimension subjective du « soi lié à la L2 » (L2 self) : enjeux théoriques et méthodologiques

- E. Yasri-Labrique, Le coaching au service de l’enseignement-apprentissage des langues-cultures

- R. Kucharczyk, L’impact des facteurs affectifs sur le développement de la compétence plurilingue. Vers une approche SMART en classe de langue tertiaire

Motivations, représentations, besoins

- A-C. Zeiter, Déconstruire la motivation pour rencontrer le désir (de langue)

- N. Decuré & L. Hartwell, Du mutisme au “pouvoir-dire”: cheminements subjectifs

- S. Djordjevic, « Moi je sais pas français » : La langue de l'enfant descendant d'immigrés à l'école

- C. Faucompré & N. Kulovics, Apprendre et réapprendre la langue du partenaire par le tandem linguistique transfrontalier au sein d’Eucor – Le Campus européen : entre motivation professionnelle et désir personnel

- N. Douidi, Réflexions et outils pour une meilleure identification des besoins en didactique du français sur objectif universitaire

- L. Riche-Mokrani, Les représentations langagières et la dimension subjective de l’apprentissage du FLE chez les locuteurs algériens

- N. Popovic & V. Manic-Matic, Éléments de réflexion sur l’enseignement/ apprentissage du FLE en Voïvodine : bilan et perspectives

 

1Dans l'inspiration de travaux précédents, voir par exemple ceux de Jean-Marie Prieur, Patrick Anderson, Victor Allouche ou Gisèle Pierra, et en linguistique de l'énonciation, ceux de Jacqueline Authier-Revuz, bien sûr.

2Rastier, François, Apprendre pour transmettre. L'éducation contre l'idéologie managériale. Paris, PUF, coll. « Souffrance et théorie », 2013.

3Prieur, Jean-Marie, « L'empire des mots morts. Lisons le CECR comme un cauchemar », Travaux de didactique du FLE n°70, Montpellier, 2017.

4Sur ce sujet, voir Fabre, Michel, « Généalogie de l'ethos néolibéral. Perspectives foucaldiennes », dans Fabre, Michel et Gohier, Christiane (dir.), Les valeurs éducatives au risque du néolibéralisme. Rouen/ Le Havre, Presses universitaires, 2015.

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