Introduction[1]
Krastanka BOZHINOVA, American University in Bulgaria, kbozhinova@aubg.edu
Amandine DENIMAL, Université Paul-Valéry Montpellier 3, DIPRALANG - EA 739, amandine.denimal@univ-montp3.fr
Ce numéro se propose d’établir un état des lieux des développements récents en matière d’enseignement-apprentissage de la production écrite en français langue étrangère. La nécessité de plus de recherches et de publications sur l’enseignement de l’écrit a été régulièrement rappelée ces dernières années, alors même que la compétence proprement textuelle, compétence à la fois discursive, rhétorique, stylistique, pragmatique et socioculturelle, a eu tendance à s'effacer des référentiels de compétences comme des matériels didactiques ; à moins qu'elle n'y demeure, dans le meilleur des cas, implicite.
Les développements théoriques des approches communicatives avaient reconsidéré, à partir des années 1980, la place de l'écrit dans les enseignements et les apprentissages, à travers une valorisation des rôles à la fois sociaux et scolaires de l'écriture, une inscription dans les travaux de la linguistique textuelle, une exploration des perspectives ouvertes par la psychologie cognitive (approches rédactionnelles, pédagogie du modèle, transferts de compétences d'une langue à l'autre...), les démarches ludiques, ou les démarches de projet qui donneront naissance aux approches actionnelles. Depuis, il semblerait que la didactique des processus rédactionnels et des genres textuels n'ait pas réellement trouvé à s'inscrire dans cette perspective actionnelle, et de nombreux questionnements concernant la production écrite, vue à la fois comme processus et produit, comme activité individuelle et socialement située, méritent d’être revisités et approfondis.
Ces dernières années, les parutions consacrées à l'écrit en langue étrangère ont développé des problématiques diversifiées : l’articulation des didactiques du français langue maternelle, étrangère et seconde (Bouchard et Kadi, 2012) ; l’exploitation du « déjà-là » dans l’écriture (Plane et Rondelli, 2017) ; l’apport des corpus numériques pour développer l’écrit académique (Cavalla et Hartwell, 2018) ; les démarches pour apprendre les langues à l’aide de corpus (Boulton et Tyne, 2014) ; la prise en compte de la compétence stylistique (Allouche & Maurer, 2011) ; le travail sur les typologies textuelles, les actes de discours et les séquences (Allouche, 2011) ; le rôle des cultures linguistiques et éducatives ; l'articulation entre pratiques d'écriture et savoirs (scolaires et autres ; Vigner, 2012) ; les pistes ouvertes par la linguistique de discours comparative (Von Münchow, 2007 ; Claudel, 2017), ou par les pratiques expressives et esthétiques de l'écriture (Dompmartin-Normand et Le Groignec, 2015). Un ouvrage paru chez Hachette FLE (Hidden, 2013) se donne parallèlement pour objectif de répondre aux besoins de développements pédagogiques des acteurs impliqués dans l’enseignement de la production écrite en langue étrangère. Enfin la nécessité a pu être rappelée d'enseigner/ apprendre les genres textuels, non seulement comme modèles socioculturels d'architecture discursive, mais aussi comme patrimoines de styles et d’œuvres des langues de culture, par opposition aux langues de service et autres usages instrumentaux des langues, faisant apparaître le vide laissé en la matière par les standards internationaux de l'enseignement des langues (Rastier, 2013).
Les contributions réunies dans ce numéro abordent des interrogations contiguës à ces nombreux apports. Quels modèles théoriques la recherche en didactique de l’écrit a-t-elle privilégiés jusqu’ici, quelle est leur permanence, et quelles seraient les nouvelles configurations théoriques à envisager ? En tenant compte de quelles pratiques d’écriture, et d’enseignement-apprentissage ? Que devient la compétence discursive-textuelle dans les modèles de la compétence à communiquer/ agir avec la langue, et dans les supports et pratiques pédagogiques ? Quelle place accorder à l’approche par les genres, et quelle place les genres peuvent-ils occuper dans la définition de la « tâche » (Richer, 2016) ? Comment tenir compte de la multimodalité que permettent les environnements informatisés (Coste, 2009 ; Richer, 2009 ; Villanueva, 2009) ? Comment les apprenants s'approprient-ils les différents écrits et pratiques d'écriture, et en quoi ces appropriations leur permettent-elles de construire leurs énonciations singulières ? Les recherches théoriques et les études retenues dans ce numéro abordent différents aspects de la production écrite, avec un accent mis sur les processus d’élaboration de l’écrit (avant-textes, feedback correctifs, réécritures et traces, écriture collective incluant divers types de collaboration), dont les conceptualisations se rattachent tendanciellement au modèle cognitiviste sur le versant psychologique, et au modèle rhétorico-contrastif sur le versant des sciences du langage, lui-même parfois associé aux questions de génétique textuelle. Elles semblent ainsi montrer une permanence de ces modèles aujourd’hui, mais renouvelés, comme on pouvait s’y attendre, par la prise en compte des parcours et répertoires plurilingues, ainsi que par les pratiques scripturales et pédagogiques incluant le numérique. Et ce, non sans laisser une certaine place à des interrogations sur les modalités d’appropriation plus singulières de l’écriture et des écrits, qui nous invitent à reconsidérer la place fondamentale de l’écriture dans l’activité épistémique des sujets, dans leur élaboration du savoir et de la pensée. Reste à savoir si l’apprenant « utilisateur » ou « usager » de la langue, tel que le pensent les sciences cognitives et les cadrages contemporains des politiques linguistiques et éducatives, constitue un modèle pouvant rendre suffisamment compte des élaborations personnelles de l’énonciation en langue étrangère ou seconde, et des perpétuelles re-créations que la rencontre de l’altérité linguistique suppose.
Deux contributions s’inscrivent dans un premier axe qui interroge la pertinence actuelle des modèles théoriques de référence en didactique de l'écrit et celle des modèles psycho-cognitifs de l’écriture, transposés de la didactique des L1 vers celle des L2 à la lumière des développements concernant le plurilinguisme et le numérique. Le numéro s’ouvre par l’article de Krastanka Bozhinova, Jean-Paul Narcy-Combes et Abdelouahad Mabrour qui rendent hommage à leur collègue et doctorant Abdelhafid Messaoudi en s’appuyant sur son travail pour étudier l’évolution des théorisations sur l’écrit. Ils relient l’écriture à la construction de la connaissance et la définissent comme « une compétence trans/interculturelle, transdisciplinaire et comme un processus complexe bi-/plurilingue ». Proposant un modèle provisoire du processus de composition en langue additionnelle facilité par le numérique, ils discutent également de modélisations en didactique de l’écrit qui conduisent vers la définition de conditions pour améliorer l’enseignement/apprentissage de l’écrit illustrées par des pistes de pratiques. Yannick Hamon, sous la forme d’une note de recherche, examine également les paradigmes épistémologiques concernant la compétence scripturale, partant du constat que les modèles psycho-cognitifs élaborés avant les années 2000 n’intègrent pas « la variable instrumentale induite par l’utilisation de l’ordinateur ». Ce projet de recherche, qui porte sur un corpus d’articles parus en ligne après 2005, révèle que la littéracie (ou littératie numérique) est de plus en plus mise en avant en tant que compétence complexe sans toutefois donner lieu à des modèles théoriques. De plus, l’absence de références à de nouveaux modèles laisse entendre un décalage avec les pratiques d’écriture qui s’appuient fréquemment sur le numérique. Y. Hamon invite donc la communauté scientifique à collaborer pour faire évoluer la réflexion critique et concevoir de nouveaux modèles de compétence.
Un deuxième axe englobe des articles qui traitent de la place de la compétence discursive/ textuelle et de celle des genres dans les discours didactiques et les approches d’enseignement-apprentissage du FLE. Dans leur article, Tatiana Aleksandrova et Catherine David étudient comment les apprenants sinophones s’approprient la rédaction d’un texte argumentatif en français. L’analyse d’un corpus parallèle de lettres de protestation leur permet de dégager des différences entre les contraintes rhétoriques du genre dans les deux langues-cultures, dont le plan et l’implication du scripteur, pour mieux appréhender la compétence discursive en français en cours d’acquisition des apprenants sinophones. Les activités didactiques proposées reposent sur l’analyse contrastive et visent à sensibiliser les apprenants aux caractéristiques du genre selon une perspective interculturelle, ainsi qu’à les entraîner à la maîtrise de certains points langagiers et discursifs spécifiques.
Paula Ristea s’intéresse à l’appropriation des conventions des écrits académiques, plus précisément celles qui concernent la problématique en tant que partie importante des travaux de fin de cursus rédigés par des étudiants de niveau avancé en FLE. L’approche par les genres est mise en avant dans la conception d’un dispositif centré sur les « capacités linguistico-discursives de haut et de bas niveau » afin de développer cette compétence complexe chez les apprenants allophones en contexte académique francophone. A partir d’un « modèle didactique du genre » conçu pour guider l’enseignement et l’évaluation des problématiques, l’auteure met en place une démarche fondée sur l’articulation d’activités variées de compréhension, de production et de remédiation qui conduit à « construire progressivement une macrocompétence de problématisation ».
L’importance de s’approprier les écrits académiques en contexte francophone est discutée également dans l’article de Deborah Meunier qui s’intéresse plus particulièrement aux compétences métadiscursives des étudiants en situation de mobilité. L’étude de cas présentée examine l’expérience altéritaire en lien avec les discours académiques écrits, en analysant les représentations à l’égard des normes, les stratégies adoptées dans les pratiques d’écriture, ainsi que le développement de la réflexion métadiscursive. L’étude met en évidence le besoin de mieux prendre en compte le plurilinguisme et l’expérience interculturelle des étudiants dans les pratiques pédagogiques, par exemple par le biais de la « comparaison des langues et des traditions rhétoriques pour développer des stratégies d’apprentissage métacognitives, cognitives et socio-affectives ».
A travers les discours d’enseignants en centre universitaire en France, Marie-Pascale Hamez examine comment sont adaptées ou modifiées les tâches de production écrite proposées dans les manuels de FLE. L’analyse des discours recueillis révèle que les enseignants conçoivent le plus souvent l’adaptation des tâches comme une réponse aux besoins de leur public, en vue de favoriser l’apprentissage. D’autres activités de transformation dépendent de contraintes institutionnelles, ainsi que des préférences et jugements personnels. Les enseignants expérimentés témoignent donc d’une utilisation critique des manuels qui s’appuie à la fois sur leur propre expérience professionnelle et sur des ressources collectives du domaine dont l’enseignement de l’écriture à la base d’un texte-modèle ou d’un canevas qui était privilégié dans les manuels de l’approche communicative.
Enfin, un troisième axe regroupe des études qui se consacrent aux appropriations de l’écrit à travers des pratiques d’écriture privilégiant les interactions entre scripteurs, dans le cadre d’ateliers d’écriture et d’écritures collaboratives notamment, et les interactions entre les scripteurs et leurs textes, à travers des activités de réécriture. Autant de pratiques qui invitent à revisiter la perception généralement solitaire que l’on a encore très souvent de l’écrit. Marie-Odile Hidden et Henri Portine se penchent sur l’écriture collaborative en FLE, et en interrogent les conditions au moyen de la notion d’« engagement actif » de l’apprenant, dans le cadre de la « collaboration conjointe ». Après avoir précisé leur position au regard des différents types de collaboration en situation pédagogique, les auteurs analysent une activité d’écriture réalisée en petits groupes, en portant leur attention sur les interactions des participants et sur les traces de leur activité scripturale laissées sur un support numérique. Les commentaires des apprenants à propos de cette collaboration donnent finalement des indications sur sa portée métacognitive au regard des appropriations individuelles.
Dans une optique métacognitive également, Laurence Vignes pose la question des possibles bénéfices de l’écriture en atelier pour la formation initiale des futurs enseignants de FLE, étudiants en première année de master de didactique. Ce public hétérogène du point de vue des langues premières et des rapports à l’écrit se livre à une expérience d’animation d’ateliers d’écriture diversifiés, mobilisant différents jeux de langage et contraintes, le public de ces ateliers étant précisément constitué des autres étudiants de la promotion. Le questionnement de départ porte sur la possibilité qu’offre l’écriture créative de « réconcilier » les étudiants avec « une entrée dans l’écriture par le genre », dont « la mise en œuvre reste complexe », d’autant plus que l’apprentissage d’une langue étrangère suppose la familiarisation progressive avec des genres textuels parfois très éloignés des cultures discursives des apprenants. La position d’acteur (de l’écriture/ de l’animation d’atelier) qu’expérimentent les étudiants, de même que l’écriture en groupe, sont ressentis par eux comme éminemment favorables à l’appropriation de conventions textuelles différentes, comme à la construction de leur posture d’enseignants.
L’influence de la réécriture sur le développement de la compétence scripturale est examinée par Maurice Niwese et Karmen El Hajj, qui décrivent une expérience menée dans le cadre d’ateliers d’écriture créative et réflexive auprès d’étudiants internationaux en mobilité et inscrits en master MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation). Après avoir envisagé la complexité de la notion de compétence scripturale, les auteurs analysent les productions écrites des étudiants à l’aide d’un outil, la grille ECRICOL, adapté depuis un contexte scolaire pour ce public particulier. L’exercice porte plus spécifiquement sur le développement de la compétence narrative, à travers plusieurs réécritures formant formant un « dossier génétique » assorti d’un journal de bord réflexif. Cette étude révèle la progressive mise en place des compétences, ainsi que les difficultés rencontrées par ces scripteurs ayant été guidés dans les différentes étapes de l’élaboration de leur texte.
Pour terminer, l’article de Souad Benabbes explore la question de l’énonciation dans les avant-textes scolaires, autrement appelés « brouillons ». La question de la réécriture y est abordée dans le contexte de l’enseignement secondaire en Algérie, en appui sur l’analyse d’une quarantaine de textes rédigés par les élèves en deux versions. L’auteure se penche sur les indices et traces laissés dans les écrits qui renseignent sur « la manière dont se métamorphose le texte », en tant qu’il met le scripteur « en conflit entre le vouloir dire et les difficultés de la langue écrite ». La réflexivité métacognitive que suppose la relecture/ réécriture met en évidence les vertus et apports des interactions entre enseignant et apprenants, au regard des activités de réécriture guidées au moyen de grilles d’auto-évaluation.
Références bibliographiques
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[1] Ce numéro a été préparé au printemps 2020, dans le contexte de la crise sanitaire liée au Covid-19. Nous remercions chaleureusement les auteurs des contributions qui suivent, ainsi que les évaluateurs, pour avoir accepté de travailler dans ces conditions difficiles.