Dans « consigne », il y a « signe ». Qu’est-ce que l’étymologie peut nous apprendre sur la consigne ? Le Dictionnaire étymologique du latin de Michel Bréal & Anatole Bailly (1918) indique l’étymon signum qui signifie : « 1. Signe, signal 2. Sceau 3. Enseigne, 4. Statue ». Le verbe signo signifie « marquer d’un signe, sceller ». Signo se décline en con-signo qui signifie : « 1. sceller, 2. consigner par écrit. » Le Dictionnaire d'étymologie française d'après les résultats de la science moderne d’Auguste Scheler (1888) donne pour définition au verbe consigner : « [revêtir d’un sceau (signum),] établir sous la fois d’un sceau, certifier, garantir… ». Sceller, certifier, garantir : l’étymologie nous oriente quant à la façon d’interroger les enjeux didactiques de la consigne. Sur le plan de l’énonciation, la consigne devrait garantir une parfaite compréhension chez l’élève de ce que l’enseignant attend de lui. Elle se devrait d’élucider les sous-entendus, d’éviter les malentendus. Du côté de l’enseignant, il s’agirait d’anticiper et de prévenir les éventuels hors sujets de l’élève. De même, l’élève doit comprendre la consigne pour pouvoir répondre et répondre selon les attendus. La consigne vise en ce sens une communication transparente, dégagée de tout « bruit », soit un énoncé univoque. L’évolution du mot ouvre toutefois la possibilité d’envisager la consigne dans le sens d’un témoignage authentique. En effet, le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (2022) indique « Le mot, proprement « marquer d’un signe, d’un seau », a pris [le] sens [dérivé] de « rapporter dans un document avec les caractères de l’authenticité ». » De même, « le déverbal CONSIGNE n. f. (av.1522, consine) a d’abord désigné ce qui est déposé par écrit, le témoignage ».
La recherche de la « bonne » consigne doit être placée et interrogée dans les perspectives actuelles de la didactique des langues caractérisée par une visée évaluative et certificative devenue la finalité de tout processus d’apprentissage. Cette pression évaluative est d’autant plus prégnante en didactique des langues qu’un champ important de l’enseignement des langues relève du marché de la formation où culmine la nécessité de « garantir un niveau », de « délivrer des certifications ». Nous retrouvons ici le champ sémantique de la consigne prise dans son sens étymologique premier. Nous verrons toutefois comment une consigne « suffisamment » équivoque peut replacer la parole dans la classe dans la perspective d’un témoignage impliquant une parole authentique.
En effet, l’énoncé univoque visé par la consigne apparaît comme contradictoire avec les processus d’appropriation d’une langue étrangère entendue au sens de se forger une énonciation singulière dans la langue étrangère (Anderson, 2015). Dans cette perspective, la langue est envisagée comme un matériau commun, à la fois système symbolique et mémoire discursive, à partir duquel toute énonciation met en jeu un processus créatif. Or, seul le caractère fondamentalement équivoque de la langue assure une place pour le sujet dans l’énonciation. La contradiction sera d’autant plus à prendre en compte que les pratiques de classe visent à « faire parler » ou « faire écrire » en classe de FLE. Elle se joue à un double niveau : c’est à la fois l’enseignant qui est appelé à produire un énoncé univoque mais aussi l’apprenant qui doit répondre de manière univoque, ce qui en général est déjà totalement anticipé dans la question. Or comment s’approprier une langue si le sujet ne peut prendre place dans la parole ?
1. Énonciation, consigne et pression évaluative : repères théoriques et contextuels
1.1. Langue vs code
Le code repose sur l’idée d’une correspondance univoque entre un terme et une chose à la manière d’une une nomenclature dirait Saussure. Or celui-ci posait en guise de constat inaugural dans le Cours de linguistique générale la différence entre une langue et une nomenclature :
« Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c’est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses. Cette conception est critiquable à bien des égards. Elle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots… » (Saussure, 1995 [1916] : 97)
Dans son article « Communication animale et langage humain », Benveniste détaille en 1951 les différences fondamentales entre un « code de signaux » dont relève la communication animale et le langage humain :
« Cette différence se résume dans le terme qui nous semble le mieux approprié à définir le mode de communication employé par les abeilles ; ce n’est pas un langage, c’est un code de signaux. Tous les caractères en résultent : la fixité du contenu, l’invariabilité du message, le rapport à une seule situation, la nature indécomposable de l’énoncé, sa transmission unilatérale. » (Benveniste, 1974 : 62)
Ainsi dans une communication réduite à un code, il n’y a pas d’interprétation, pas d’interaction (une action unique est demandée), pas d’invention possible. Au-delà de la communication des abeilles, nous pourrions donner l’exemple du code de la route. Tel signal implique une interprétation unique et une action unique qui n’est pas une réponse.
Au contraire le langage humain est fondamentalement équivoque. En rejetant la représentation de la langue comme nomenclature, comme simple étiquetage référentiel de la réalité, Saussure va proposer une conceptualisation de la langue comme système dont la valeur des mots est fonction d’un rapport d’opposition, de différence à l’intérieur de ce système. La valeur n’est pas fixée, elle « se déplace d’instant en instant » selon les termes de Saussure. Et c’est bien dans cet espace non fixé, non scellé du rapport du signifiant au signifié, dans cet espace de l’équivoque que se trouve la place du sujet pour dire, pour symboliser son expérience du monde dans les contraintes bien sûr que lui impose la langue. L’apprentissage d’une langue ne consiste pas en un nouvel encodage de la réalité mais bel et bien en une nouvelle conceptualisation de la réalité.
1.2. Consigne et pression évaluative
Souvent, les consignes destinées à faire parler ou à faire écrire en classe de français langue étrangère (nous allons prendre ici l'exemple des manuels) s’appliquent à réduire le langage à sa fonction de code en restreignant les possibilités d’interprétation des mots, et donc les potentialités de l’écrit ou de la parole à venir. Ces possibilités d’interprétation et d’invention se trouvent réduites au bénéfice d’une explicitation, parfois très développée, des attentes de la personne qui incarne la parole magistrale. La recherche d’une telle précision est directement impliquée par les caractéristiques de l’évaluation telle qu’elle s’est construite au cours des dernières décennies : irriguée depuis les années 1970 par le courant de la pédagogie par objectifs, la didactique du FLE a en effet fait sienne la nécessité d’un enseignement finalisé et programmé, dont l’évaluation constitue à la fois le point de départ et la ligne d’arrivée de la conception pédagogique. Ceci en vue d'une évaluation formative, la plus explicite possible dans ses critères, et d’après une intention évidemment rationnelle et généreuse : s’ériger contre une évaluation inutilement sélective qui « piégerait » les apprenants dans des consignes peu claires, dont seuls quelques élus parviendraient à décrypter les implicites. La conséquence sur les consignes de ce choix didactique a été directe : la longueur textuelle et le degré de précision s’en sont trouvés considérablement accrus, « précision » y étant entendue comme quantité d'informations et de formes linguistiques attendues. Les exemples suivants en sont représentatifs :
Vous devez louer du matériel pour une grande fête dans un jardin. Tout doit être prêt et livré samedi à 10h. Imaginez le dialogue. Vous avez besoin de : 40 chaises, 10 tables, 100 assiettes, 100 verres, des couverts pour 35 personnes[1].
À votre tour, écrivez le portrait d'un couple que vous connaissez.
Précisez depuis combien de temps ils sont un couple.
Leurs âges, leurs goûts, leurs préoccupations.
Leurs centres d'intérêt.
Leur logement.
Un trait précis de leur caractère[2].
On voit qu’ici l’écriture de la consigne a été travaillée de manière à la rendre la plus univoque possible, afin que les textes produits par les apprenants puissent être évalués uniquement d’après les contenus enseignés. Certes, de cette manière, l’évaluation est moins intimidante, et elle clarifie les responsabilités de chacun. Cependant, l’entérinement de cette forme de « contrat d'assurance » n’élimine pas la possibilité d’une certaine défiance mutuelle, voire l’aiguise – l'enseignant étant soupçonné de détenir le pouvoir occulte de piéger l’apprenant dans des consignes explicitant insuffisamment ses attentes, et l’apprenant étant redouté dans sa tendance à demander des justifications de ses notes. Mais surtout, de telles consignes formulent les questions de façon à y faire entendre les réponses censées y correspondre ; ou pour le dire autrement, la réponse attendue se trouve déjà en partie contenue dans la question posée. Quelle ouverture sur l’inconnu est possible dans ces conditions, quelle invention, quelle parole ? Ou au moins, quelle latitude d’interprétation ? Posé ainsi, le problème des consignes laisse entrevoir l’étendue de l’emprise de l’évaluation sur la didactique des langues, et les réductions qu’implique le choix de fonder cette didactique sur une élimination de l’équivoque, c’est-à-dire sur une conception de la parole comme réponse à une attente déterminée, en dehors de toute situation d'interlocution impliquant des sujets, et comme conformation à un programme, en vue de « réussir » sa communication[3].
2. La consigne dans les manuels scolaires : viser, et manquer le sujet
Pour préciser encore ces enjeux, nous allons à présent analyser quelques exemples de consignes tirés de manuels de FLE édités ou réédités récemment. Il s’agit de quatre manuels ayant connu un grand succès éditorial : Écho B2 (2010), Communication progressive du français A2-B1 (2014), Le nouvel édito B2 (2010) et L'atelier B1 (2020), auxquels nous avons ajouté deux manuels un peu moins diffusés mais davantage centrés sur la lecture et la production de textes : Lectures d'auteurs B2-C1 (2014) et Le français par les textes B1-B2 (2016). Excluant les manuels pour débutants dans le but de recueillir davantage de consignes de production écrite ou orale permettant une prise de parole étendue, nous nous sommes également distanciées de l'étude proprement dite des textes/ dialogues, et de la description/ manipulation des formes linguistiques à des fins de conceptualisation ou de mémorisation. Les exemples que nous étudierons seront donc des consignes de fin de séquence, données dans la phase dite de « réemploi ». Elles visent à générer les productions orales et écrites les plus longues et les moins formellement contraintes de la séquence, avec mise à profit des éléments linguistiques découverts et systématisés juste avant[4].
Nous avons déjà constaté dans les deux exemples susmentionnés un balisage étroit du champ de la parole de l’élève, qui actualisait de manière forte le sens étymologique de consigne au sens d’attente du retour du même. Si nous repartons de cet exemple-ci,
Vous devez louer du matériel pour une grande fête dans un jardin. Tout doit être prêt et livré samedi à 10h. Imaginez le dialogue. Vous avez besoin de : 40 chaises, 10 tables, 100 assiettes, 100 verres, des couverts pour 35 personnes.
nous pouvons repérer que la saturation d’informations à restituer procède d’une volonté de préciser des éléments de la situation de communication, qui deviendront des contenus du message. Dans une visée analogue, de nombreuses consignes « aident » l’apprenant à circonscrire sa production en faisant de lui un personnage pourvu de telle ou telle qualité, habitude ou façon de réagir, cette dimension fictionnelle étant simplement sous-entendue :
Quelle personne organisée êtes-vous ? Rédigez un texte de 160 mots pour présenter et expliquer votre façon de vous organiser[5].
Rédigez, sous forme de témoignage, votre tendance personnelle en matière de podcast : habitudes (durée, moment, lieu) et genres d'écoutes[6].
Vous venez d'effectuer la traversée de la France en 3 heures. Vous êtes enthousiasmé. Vous écrivez à un(e) ami(e) pour lui raconter votre voyage et votre admiration devant les prouesses techniques que cela représente[7].
La facture de ces consignes rend apparents au moins deux problèmes didactiques, du point de vue de la possibilité de s’approprier une langue non comme un code, mais comme un système de signes dont les rapports entre signifiant et signifié se déplacent « d’instant en instant »[8] . À savoir :
1) celui de la situation de communication conçue comme un cadre préétabli, en dehors de la situation d’interlocution, et auquel doit se conformer la parole des sujets. Il s’agira alors d’évaluer l’adéquation entre le texte oral ou écrit et les aspects de la situation ;
2) celui du type d'apprenant que construit la DLE, à savoir un apprenant calqué sur le modèle de l'individu des études sociologiques, et travaillé dans les manuels par un imaginaire de l'identité, de la caractéristique, de l'attribut : habitudes, goûts, croyances, opinions, affects... lui sont assignés, comme catégories produites, elles aussi, à l'extérieur de lui. Elles lui sont prêtées par l’espèce particulière de fiction didactique que représente la simulation de communication, présente aussi bien dans les manuels relevant de l’approche communicative, que dans ceux qui se réclament d’une perspective actionnelle.
Ces constats nous rappellent la filiation théorique et méthodologique de la DLE avec les cadres de la sociologie donc[9], davantage qu’avec le sujet de la linguistique tel que peuvent le construire d’une part une théorie du signe fondée sur une forme de « négativité[10] » ou d’espace de vide, de jeu permettant des réinterprétations des rapports entre signifiants et signifiés ; et d’autre part une théorie de l’énonciation[11] qui conçoit que par le discours « une expérience humaine s’instaure à neuf » (Benveniste, 1974 : 76), pour autant que « La langue pourvoit les parlants d'un même système de références personnelles que chacun s'approprie par l'acte de langage et qui, dans chaque instance de son emploi, dès qu'il est assumé par son énonciateur, devient unique et nonpareil, ne pouvant se réaliser deux fois de la même façon. » (ibid. : 68). La logique didactique repérable dans les consignes de manuels nous semble ainsi plutôt relever d’une logique prédictive de l'adaptation, voire de la conformation, plutôt que d’une démarche d’appropriation. C’est ainsi qu’une didactique même apparemment préoccupée des opinions et événements de la vie personnelle des je qu’elle veut faire parler, peut passer à côté de leur singularité, en en faisant des êtres d’habitudes et de goûts interchangeables. Elle souscrit ainsi à la conception de la langue comme code, puisque cette langue doit permettre de dire « la même chose », soit une réalité saisie d’avance, avec d’autres mots – et non pas de dire autre chose, par le fait même d’employer d’autres mots. Et l’ouverture vers la « diversité » ne suffit généralement pas : même en décrétant l’individu multiple, on court le risque de l’ensevelir sous une multitude de catégories possibles, déliées d’une relation authentique à autrui.
Pour terminer de cerner les problèmes posés par l’élimination de l’équivoque dans les consignes, nous listerons simplement les autres procédés d’écriture que nous avons pu relever dans les manuels, en plus de l’aspectualisation de la situation de communication et du personnage de l’apprenant :
- demande d'une forme textuelle précise : genre, type de texte,… avec ou sans spécification des formes linguistiques à restituer ;
- demande de justification, d'explication, comme dans cet exemple :
Aimez-vous flâner en ville ou à la campagne ? Chacun s'exprime à tour de rôle en justifiant son point de vue par des exemples[12].
- jeu de présupposés ou demandes plus ou moins explicites d’orienter son opinion vers une thèse à défendre (questions rhétoriques, …) :
Vaut-il mieux courir un danger et vivre des sensations fortes ou rester tranquillement à la maison sans prendre aucun risque[13] ?
- liste d’interprétations possibles d’un mot :
Le désert est le lieu du silence. Pensez-vous qu'on puisse avoir besoin de silence dans une vie ? Dans quels autres lieux le trouve-t-on ? Est-ce un repos ? Un ennui ? Un lieu de contemplation ? Une lutte avec les éléments ? Donnez votre point de vue en 20 lignes[14].
- ou liste d'informations à restituer, comme dans le « portrait d’un couple que vous connaissez » (Le français par les textes II, niveau B1-B2, 2016 : 26) cité supra, ou comme ci-dessous :
Un quartier typique de votre ville est à l'abandon. Un monument pas très spectaculaire mais témoin émouvant du passé n'est pas entretenu et tombe en ruine. Le coin de forêt où vous avez l'habitude d'aller pique-niquer va être défiguré par la construction d'une usine… Vous choisirez un élément du patrimoine en péril, vous prendrez sa défense dans un document (tract, article de presse ou blog, page internet, etc.) que vous rédigerez. Vous y exposerez :
- l'état des lieux ;
- ses causes et conséquences ;
- la valeur culturelle, historique, esthétique, environnementale du lieu ;
- la nécessité de le sauver.[15]
Chacune de ces consignes pourrait évidemment donner lieu à un intéressant travail d’expression dans la classe de langue. Cependant, en lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de se demander si, derrière la mise en œuvre des principes de la méthodologie communicative et de la pédagogie par objectifs, ces précautions ne sont pas révélatrices d'une inquiétude à l'endroit du texte laconique, du texte déserté par le désir de l'élève ; en tout cas, l’éventuel manque d’inspiration de ce dernier s’en trouvera pallié, de même que le plan de son texte s’en trouvera plus que suggéré. Ce qui fait courir le risque, à la longue, de laisser l’ennui s’installer dans la classe. Et l’on peut peut-être commencer par se demander si des mots comme forêt, usine, ville, abandon, ruine, désert, silence, ennui, repos, lutte, campagne, flâner, risque, maison, traverser, fête, jardin, pour ne reprendre que quelques-uns de ceux qui figurent dans les consignes que nous avons citées, n’offriraient pas déjà, en eux-mêmes, matière à un travail de classe sur les différentes interprétations et images qu’ils suscitent chez chacun. Cependant nous ne souhaiterions pas laisser croire qu’il suffirait de « laisser résonner les mots » et leur polyphonie dans la classe ; autrement dit, explorer l’équivoque ne revient pas à formuler des consignes imprécises. C'est tout l'art, au contraire, de créer des consignes « suffisamment équivoques » pour qu’une parole puisse advenir.
3. Parler et écrire : la consigne « suffisamment équivoque »
Dans notre travail, nous envisageons la consigne non pas pour évaluer mais pour « faire parler ». Faire parler ou encore faire lire ou faire écrire. Les exemples que nous développons ici sont tirés de la formation de futurs enseignants de FLE dans le cadre de notre master FLE à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III. Il s’agit d’un public hétérogène dont le rapport au français couvre un spectre allant du français langue maternelle (FLM) au français langue étrangère (FLE), en incluant aussi le français langue seconde (FLS). Nous allons montrer ici quelques enjeux autour d’une consigne correspondant à la phase d’anticipation, phase qui va permettre de pouvoir « entrer » dans un texte littéraire. La consigne est donnée avant toute lecture du texte. C’est de notre point de vue une phase qui laisse une grande place pour la créativité de l’enseignant : elle est cruciale pour faire de la littérature non pas un exercice scolaire mais un acte vivant, une rencontre.
Nous travaillons ici l’épilogue d’Espèces d’espaces de Georges Perec. Dans cette œuvre, Perec explore son rapport aux lieux, à l’espace. Le livre se termine sur l’effet du temps sur les lieux. La biographie de Perec nous éclaire quant à l’acuité de cette problématique dans son travail de création. Les parents de Perec se rencontrent à la fin des années 30 à Paris, ils ont quitté la Pologne, Perec naît, le père meurt au tout début de la Seconde guerre mondiale. Perec a 5 ans, il est envoyé seul en zone libre, tandis que sa mère est arrêtée à Paris. À la fin de la guerre, Perec revient dans les rues de Paris où il va longtemps chercher les traces de la vie de sa mère disparue dans la nuit des camps. Le rapport à l’espace de Perec a été façonné par l’expérience de l’exil, de la guerre, de la déportation :
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts... De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. » (Perec, 1974 : 122)
À la place de ces lieux « enracinés », Perec n’a connu que des espaces soumis à l’incertitude, à l’évanescence :
« L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. […] L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes… ». (Perec, 1974 : 122)
Dans la phase d’anticipation, avant toute découverte du texte, nous donnons cette consigne : « Pensez à un lieu qui est lié à un moment de votre vie et qui, même si vous pouviez y retourner aujourd’hui, ne serait plus tel que vous l’avez connu ». C’est une consigne équivoque. Il y a l’équivoque du mot « lieu » : De quel genre de lieu faut-il parler ? Qu’entendre par « ne serait plus tel que vous l’avez connu » ?
Cette consigne a été expérimentée une première fois dans le cadre d’une activité orale, une mise en commun en grand groupe des lieux et situations que cette consigne pouvait évoquer pour les étudiants. L’échange permet de se rencontrer dans la diversité des lieux évoqués et des raisons expliquant le changement de perception du lieu :
· La maison d’enfance de Thélia qui a été vendue. D’autres personnes y vivent. Elle passe encore devant.
· La maison de la grand-mère de Lorélie, détruite par un incendie, reconstruite à l’identique.
· La boulangerie dans laquelle Hanzhi allait tous les matins avant d’aller à l’école, détruite et remplacée par une banque. Une autre a été ouverte dans le quartier par les mêmes propriétaires.
· Le parc où Evgenia jouait enfant. Y retourner adulte, le voir si petit et ne pas retrouver le petit coin (deux bancs à l’abri des regards) dans lequel elle se cachait.
· Marseille, la ville où Julia a vécu de manière intense une époque de sa vie, y retourner plus tard, et la voir autrement.
Pourquoi les lieux changent-ils ? Nous évoquons ensemble tout ce qui peut les détruire : un incendie, la guerre, l’usure du temps, la modernisation... Nous envisageons aussi la façon dont le départ des habitants change la perception du lieu même si celui-ci est resté matériellement identique. Par ailleurs, nous changeons nous-mêmes. En grandissant, nous ne verrons plus la maison de notre enfance de la même manière : était-elle si petite ? Ou encore, après un déménagement, nous pouvons aussi cesser d’investir un lieu comme un « lieu à soi », celui-ci nous apparaît alors dans sa nudité…
Nous avons aussi fait l’expérience de cette consigne dans une activité écrite. Chacun produit un texte suivant son interprétation de la consigne et le partage sur la plateforme numérique du cours. Les étudiants ont toujours cette curiosité de découvrir la façon dont les autres se sont saisis de la consigne. Il y a d’abord eu une diversité d’interprétations quant au mot lieu qui a parfois été pris dans une dimension métaphorique.
Xiaoyu, étudiante chinoise, s’est attachée à l’évocation d’ « un lieu- saveur » : elle écrit sur la ville Chongqing où elle a fait ses études et où elle avait pris l’habitude de manger un plat très épicé typique cette ville.
Sandra, étudiante colombienne, appréhende le lieu comme « le centre d’une mélodie » propre à son pays natal qu’elle ne peut retrouver à l’identique en France :
« Chaque danse montrait des émotions différentes, de gens heureux, de gens contents pour vivre ce moment-là, de gens tristes pour quelque souvenir qui leur est venu à l'esprit, de gens fatigués qui cherchaient à être libre pour quelques heures, on pourrait voir tout dans une soirée.[…]Et maintenant, j'essaie de trouver un lieu qui puisse devenir mon préféré, mais même s'il se ressemble, je trouve toujours une pièce manquante... le type de gens, de danse, de culture, je ne suis pas encore sûre, cependant j'avoue… même s'ils sont tellement différents, ceux-ci ont un gout séduisant, attirant, charmant... ils ont aussi des expériences si vivantes à m'offrir que même s'ils ne ressemblent pas du tout à ce que j’ai connu, je ne pourrais pas dire non à l'envie me trouver dans le centre d'une mélodie. »
Amandine, étudiante française, a écrit sur l’espace qui existe entre deux personnes qui s’aiment, le cœur de l’autre comme lieu à soi :
« J’aimerais y être sans que tu n'y sois. Être dans le tien sans que tu ne sois dans le mien. Cela nous aurait évité bien des problèmes. Cet espace, j'aime y apprécier l’intérieur avant d'y contempler l'extérieur. J'y ressens les différents battements, les hurlements inaudibles et les pleurs silencieux. J'y constate tes états d’âme, tu prends en compte les miens. Je m'y sentais comme chez moi pendant un temps. […] Le mien était seul, le tien était dangereux. […] Ton lieu particulier, je n'ai plus le droit d'y entrer. Ta porte, ma porte, nous les avons fermés. Toi à moi. Moi à toi. Quand bien même si j'y aurais de nouveau accès, ton cœur ne sera plus jamais pareil. »
C’est dans l’espace de l’équivoque que la rencontre peut avoir lieu : chacun est curieux de découvrir ce que la consigne a convoqué pour un autre. Nous sommes surpris tantôt par les divergences tantôt par les convergences imprévues, comme pour les textes de Priscilla, étudiante française et Jiadi, étudiante chinoise[16].
Priscilla :
Je suis chez mes grands-parents, l’endroit – ou plutôt la pièce – se trouve au bout du couloir. C’est une chambre, celle de mon arrière-grand-mère. Je longe le couloir et je me retrouve face à cette porte qui est de couleur vert clair et je pense à combien je déteste cette couleur, je rentre dans la pièce et pivote vers la droite pour me retrouver face à la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse. Sur ma gauche se trouve une armoire imposante avec, à côté d’elle, la chaise sur laquelle mon arrière-grand-mère entreposait ses vêtements le soir. Sur ma droite, le lit avec un gros nounours posé au centre, une petite vitrine avec les photos de famille, quelques objets hétéroclites et enfin une photo de mon arrière-grand-père, disparu bien avant ma naissance. Je me revois plus jeune, partageant cette chambre avec elle car la maison ne dispose que de deux chambres, celle de mes grands-parents et la sienne. Avant de nous endormir nous avions un rituel, une sorte de discussion pendant laquelle elle me racontait sa vie car je trouvais cela fascinant d’imaginer quelqu’un vivre dans une époque qui n’était pas la mienne. Je la suppliais, quasiment à chaque fois, de me raconter « la guerre » et elle relatait son histoire depuis sa naissance à l’arrivée de l’armée allemande à Paris jusqu’à son déménagement dans le sud afin de se réfugier chez une tante pour mener une vie de jeune fille plus tranquille, loin de l’agitation de la capitale occupée. Presque tous les soirs où je dormais chez mes grands-parents, dans l’obscurité de la chambre et, alors que j’étais sur le point de m’endormir, elle me répétait inlassablement son vécu et j’avais à chaque fois une question : « mais comment tu as survécu ? », « comment tu as rencontré Pépé ? », « pourquoi y avait la guerre ? ». Questions auxquelles je connaissais les réponses par cœur. Parfois je retourne dans sa chambre et si je me concentre assez je peux entendre sa voix, son rire. Aujourd’hui, même si le mobilier reste inchangé et que son histoire résonne encore entre les murs, je ne vois plus la chambre de la même façon, c’est surement dû au fait que l’âme n’y est plus.
Jiadi :
Elle restait en silence depuis plus d’une dizaine d’années. Et sa porte n’était plus jamais ouverte. Je griffonnais sur ses murs les chiffres ou les mots qu’on m’avait appris. J’ai écouté, sur les genoux de ma grand-mère, de vieilles histoires les nuits d’été. Dans une allée dehors la maison où le vent soufflait tout le temps, mon cousin m’a montré comment il pouvait grimper au deuxième étage par les mains. Dans la chambre, il y avait une télévision démodée, une armoire ancienne, une porte menant à un petit jardin. Une corde de lampe était suspendue près du chevet et ma grand-mère entraînait le monde lumineux dans la nuit en tirant la corde avant de dormir. Dans les nuits d’été étouffantes, nous les enfants, on s’allongeait sur le plancher froid et regardait la télé. Dans le salon, ma grand-mère m’a fait « Gua Sha » quand j’avais eu de la fièvre. Là, j’ai vu une rare dispute de mes grands-parents. Mon grand-père a fait tomber un bol par terre alors que ma grand-mère m’a demandé tout calmement de sortir dans la cour. En hiver, elle avait sauvé un crapaud dans un seau d'eau glacée à l'extérieur de la cuisine. Puis elle m'a dit que le crapaud remercierait la personne qui l’a sauvé en lui donnant des taches de rousseur sur le visage, mais elle n'en a jamais eu sur son visage. Je ne sais pas dans quel coin de la maison se trouvent la conque tissée de foin par mon grand-père et la petite marionnette par ma grand-mère. Les bras de la marionnette pouvaient monter et descendre. Je l'ai soulevé d’une grande joie pour appeler mes cousins qui jouaient au loin : « A table!»...Quand j'y suis revenue, c'était bien des années plus tard. L'allée est devenue si étroite qu'il était très difficile de passer. La cour immense en mémoire est devenue si petite et était couverte d'herbe. L'écriture sur le mur n 'était plus lisible. La porte laquée rouge était tachetée et ce souvenir durable serait scellé par la serrure de la porte. »
Jiadi et Priscilla ont toutes deux convoqué la chambre de leurs aïeux comme lieu où s’enracine leur enfance. Les deux étudiantes ont grandi dans des contextes socioculturels très éloignés et écrivent pourtant deux textes qui se ressemblent voir se rencontrent sur le plan de la forme et du fond. L’écriture puis la lecture partagée préparent la réception du texte de Perec qui écrit au contraire à partir du manque de tels lieux pour un fils d’exilés dont le destin a été broyé au cours de la seconde guerre mondiale. À l’absence, Perec répond par l’écriture, autre manière de consigner le vécu :
« Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. » (Perec, 1974 :123)
En conclusion, la consigne en didactique est généralement conçue comme devant être un énoncé univoque car elle est censée permettre de « contrôler », non seulement dans le sens d’induire une action précise comme le réinvestissement des contenus linguistiques et textuels travaillés mais aussi dans le sens d’en évaluer leur appropriation. Or il nous semble que l’enjeu autour de la consigne peut se déplacer si l’on considère l’objectif de « faire parler » ou de « faire écrire » en laissant une large part à l’imprévu dans la réponse. Que ce soit dans les phases de réinvestissement comme pour les exemples développés ici à partir des manuels ou que ce soit dans une phase d’anticipation à la lecture comme l’exemple développé à partir du texte de Pérec, il est possible de travailler la consigne de manière à concilier transmission des contenus linguistiques et textuels et créativité. De l’équivocité de la consigne peut émerger pour le sujet une place pour sa manière singulière de symboliser le monde dans la nouvelle langue.
Bibliographie
ANDERSON, Patrick (2015). Une langue à venir : de l'entrée dans une langue étrangère à la construction de l'énonciation. Paris : L’Harmattan.
BENVENISTE, Émile (1974). Problèmes de linguistique générale. Tome 2. Paris : Gallimard.
PEREC, Georges (1974). Espèces d’espaces. Paris : Galilée.
SAUSSURE (de), Ferdinand (1995 [1966]). Cours de linguistique générale. Paris : Payot.
SAUSSURE (de), Ferdinand (2002). Écrits de linguistique générale. Paris : Gallimard.
Corpus de manuels
BARTHE, Marie & CHOVELON, Bernadette, Lectures d’auteurs B2-C1, progresser à l’écrit avec la littérature française, Grenoble, Presses universitaires, 2014.
BARTHE, Marie & CHOVELON, Bernadette, Le français par les textes B1-B2, quarante-cinq textes de français courant, Grenoble, Presses universitaires, 2016.
BAZOU, Virginie, BRILLANT, Corina, RACINE, Romain & SCHENKER, Jean-Charles, Le nouvel édito, Niveau B2, Paris, Didier, 2010.
COCTON, Marie-Noëlle, L’atelier, méthode de français, Niveau B1, Paris, Didier, 2020.
GIBBE, Colette & GIRARDET, Jacky, Écho B2, méthode de français, Paris, Clé international, 2010.
MIQUEL, Claire, Communication progressive du français, Niveau intermédiaire A2-B1, Paris, Clé international, 2014.
[1] Communication progressive du français, niveau A2-B1 (2014 : 13).
[2] Le français par les textes II, niveau B1-B2 (2016 : 26).
[3] Voir par exemple l’idée de « communication efficace » et ses déclinaisons dans le Cadre européen commun pour l’enseignement des langues (Conseil de l’Europe, 2001 : 9-11).
[4] Cela correspondra par exemple, dans le manuel Lectures d’auteurs, aux consignes des rubriques « Travail oral » et « Travail écrit » qui font suite aux rubriques « Compréhension du texte », « Enrichissement lexical » et « Sensibilisation grammaticale ». Dans Communication progressive du français, il s’agira de la rubrique finale « À vous ! », etc.
[5] L'atelier B1 (2020 : 53).
[6] Ibid. (2020 : 21).
[7] Le français par les textes II, niveau B1-B2 (2016 : 155).
[8] Saussure (1916/2002 : 110).
[9] Voir la façon dont les notions de compétence de communication et de situation de communication ont été conceptualisées dès les travaux de Dell Hymes.
[10] « Il me semble qu’on peut l’affirmer en le proposant à l’attention : on ne se pénétrera jamais assez de l’essence purement négative, purement différentielle, de chacun des éléments du langage auxquels nous accordons précipitamment une existence : il n’y en a aucun, dans aucun ordre, qui possède cette existence supposée – quoique peut-être, je l’admets, nous soyons appelés à reconnaître que, sans cette fiction, l’esprit se trouverait littéralement incapable de maîtriser une pareille somme de différences, où il n’y [a] nulle part à aucun moment un point de repère positif et ferme. » (Saussure, 2002 : 64).
[11] Qu’on retrouve par exemple dans « L’appareil formel de l’énonciation », ou dans « Le langage et l’expérience humaine », textes dans lesquels Benveniste pose « l'acte individuel d'appropriation de la langue » comme « introdui[sant] celui qui parle dans sa parole » (voir Problèmes de linguistique générale, tome 2, 1974 : 82) ; « Ainsi, en toute langue et à tout moment, celui qui parle s'approprie je, ce je qui, dans l'inventaire des formes de la langue, n'est qu'une donnée lexicale pareille à une autre, mais qui, mis en action dans le discours, y introduit la présence de la personne sans laquelle il n'est pas de langage possible. » (ibid. : 68).
[12] Lecture d'auteurs B2-C1 (2014 : 86).
[13] Ibid. (2014 : 72).
[14] Ibid. (2014 : 124).
[15] Écho B2 (2010 : 60).
[16] Les textes sont reproduits en l’état et dans leur quasi intégralité après quelques corrections d’ordre orthographique. Les citations sont donc exceptionnellement longues afin de ne pas les réduire à un corpus illustrant une thèse mais de leur laisser leur statut de parole/texte à part entière. Nous soulignons les passages qui mettent en exergue les convergences entre les deux textes.