N°69 / Varia

Mise en voix et en espace de textes dramatiques ou poétiques. Une approche esthétique et subjective de la parole en didactique des langues/cultures

Gisèle Pierra

Résumé

Résumé :

Deux préoccupations langagières se croiseront dans cette réflexion en didactique des langues/cultures : celle de l’esthétique langagière produite par la performance scénique de textes (ici plus spécifiquement de textes poétiques) et celle de certaines acquisitions possibles en langue nouvelle. Au centre de cette question se trouve le Dire du sujet de la parole en langue étrangère qui met en jeu le corps et la voix scéniques entre les langues et les cultures. La langue nouvelle est ici considérée en tant que matière sonore, rythmique, relationnelle et métaphorique, chaque fois articulée de façon spécifique aux divers contextes linguistiques et culturels dans lesquels elle s’acquiert...

Mots-clés : texte poétique, corps, FLE

Abstract :

Two language concerns will intersect in this reflection on the didactics of languages/cultures: that of the language aesthetics produced by the scenic performance of texts (here more specifically poetic texts) and that of certain possible acquisitions in a new language. At the centre of this question is the Dire du sujet de la parole en langue étrangère, which brings into play the scenic body and voice between languages and cultures. The new language is considered here as sound, rhythmic, relational and metaphorical material, each time articulated in a specific way to the various linguistic and cultural contexts in which it is acquired .

Keywords : poetic text, body, FLE

Gisele Pierra - Université Montpellier 3

gisele.pierra@univ-montp3.fr

Mots-clés

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« …Entre jeunes gens dont les sujets sont depuis longtemps construits dans le réseau signifiant d’une langue maternelle ou prise pour telle, l’apprentissage de la langue cible, ou langue du jeu, se fait dans le transfert subjectif... C’est à la fois très grave et pleinement jouissif. L’acculturation passe par l’aventure d’un moi par les chemins, le contraire d’un enfermement »1. Robert LAFONT

Deux préoccupations langagières se croiseront dans cette réflexion en didactique des langues/cultures : celle de l’esthétique langagière produite par la performance scénique de textes (ici plus spécifiquement de textes poétiques) et celle de certaines acquisitions possibles en langue nouvelle. Au centre de cette question se trouve le Dire du sujet de la parole en langue étrangère qui met en jeu le corps et la voix scéniques entre les langues et les cultures. La langue nouvelle est ici considérée en tant que matière sonore, rythmique, relationnelle et métaphorique, chaque fois articulée de façon spécifique aux divers contextes linguistiques et culturels dans lesquels elle s’acquiert.

Cette réflexion tentera de formuler un langage critique afin de mettre des mots sur le caractère mixte de cette (ces) parole(s) en FLE d’apprenants en situation à la fois publique et pédagogique. Les poètes travaillés dans les cours qui ont inspiré cette réflexion sont pour l’instant et entre autres, La Fontaine, Baudelaire, Rimbaud, Michaux, Queneau, Tardieu...(des documents vidéos et audios existent déjà et d’autres seront réalisés.) 

1. L’hypothèse de l’approche esthétique de la parole est celle d’un accès prioritairement sonore et rythmique à la langue étrangère

La prise en considération de la fonction poétique du langage, pour l’impact de toute parole, est primordiale quant à l’approche esthétique en langue étrangère ici envisagée. En effet, la fonction poétique du langage telle que l’a repérée Jakobson2 cité ci-dessous par le psychanalyste Claude Allione3 (2013), qui la relie également à la question du sujet de l’inconscient, n’est pas fréquente dans le rapport au langage pratiqué le plus souvent dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Car parmi les six fonctions canoniques de la communication, la fonction poétique met plus particulièrement en action des aspects difficiles à manier en pédagogie comme la polysémie de la parole, la sensation sonore, le rythme, la métaphore, à savoir des forces subjectivantes susceptibles de nourrir cette réflexion. En effet, la métaphore, l’allitération, les sonorités  etc… relativisent le rapport unique au sens supposé du langage ordinaire. Le déploiement du langage esthétique par le poème fait encore davantage surgir la polysémie, les résonances, par le rythme qui, d’après E. Benveniste4 et à sa suite H. Meschonnic5, remplace le signe et se fait signifiance6. Le poète revendiquerait, ainsi que le mentionne C. Allione, cette subjectivation qui donne toute sa force à la communication. C’est cette force de la parole qui semble, au vu des résultats langagiers obtenus dans l’atelier de pratique poétique en FLE, profitable à l’apprentissage d’une langue-culture grâce à l’impact de l’expression subjective libérée dans le texte et hors du texte. C’est un constat renouvelé dont les preuves existent grâce aux traces filmées des spectacles publics.

À l’opposé de cela, et toujours selon C. Allione, le conditionnement, la normalisation des discours – à cause de la saturation qu’ils induisent – nuiraient à ce rapport vivant si recherché que la parole poétique instaure particulièrement en se reliant comme toute vraie parole et tout naturellement à l’inconscient. La fonction poétique viendrait donc réparer les dégâts de la saturation des langages, que ces derniers soient médiatiques, politiques ou didactiques. Elle ferait surgir du désir d'expression par le manque7 qui en caractérise la nature. En effet, le sujet apprenant, souvent submergé d’un trop plein d’informations, se voit, par des attendus restrictifs, dépossédé de sa parole active et subjective. Dans le contexte plus général d’une mondialisation au tout économique faisant prévaloir selon l’auteur une « haine de la parole » guidée par le « Saint Marché » évoqués par Allione toujours, la parole et ses éléments de langage, deviendraient managériaux, manipulateurs, obligeant presque, contre toute éthique, le sujet à se prendre parfois lui-même pour objet… confisquant ainsi de fait toute possibilité de subjectivité affirmée. Ce phénomène entraîne alors une non-parole. Ces notions d’ouverture et de fermeture à la parole peuvent intéresser aussi la réflexion sur l’apprentissage d’une nouvelle langue-culture. En effet, l’heure est à l’industrialisation de la pédagogie des langues, de plus en plus normalisée elle aussi par des cadres européens8précis pouvant instaurer parfois des limites à l’imagination d’enseignements et de recherches en didactique des langues, discipline devant, il me semble et tout au contraire, se faire de plus en plus critique en affirmant la question du sujet :

Il (Jakobson) montrait, en 1963, que la spécificité du message réside soit dans les affects de l’émetteur (fonction émotive), soit dans les signifiés du message (fonction référentielle), soit encore dans la forme du message (fonction poétique), soit enfin dans la particularité même du destinataire (fonction conative) ; à ces quatre fonctions centrales s’ajoutent deux fonctions auxiliaires: maintien de contact avec l’interlocuteur, et une fonction métalinguistique qui recouvre en réalité la régulation de la langue par le code (grammaire). Je veux noter ici l’importance de la fonction poétique dont la force consiste à contrebalancer l’arbitraire du signe et donc à donner au discours une valeur analogique en privilégiant le rythme (objet disparu par excellence), la métaphore, l’allitération, les sonorités etc. La fonction poétique confère une force irremplaçable au message dans la mesure où elle n’est pas le porteur d’un unique sens, pour ne pas dire d’un sens unique, mais au contraire d’une pluralité de sous-jacences que le poète souhaite délibérément assumer, ou bien qu’il laisse échapper en tant que formations de l’inconscient. En cela la fonction poétique est peut-être ce qui mérite le plus réparation dans l’état actuel de saturation par la haine de la parole9.

Pour ne pas se cantonner à cette saturation, à cette confiscation du manque par l’instrumentalisation du langage, l’accès poétique à la parole peut susciter une approche subjectivante des langues dans la mesure où les sonorités, le rythme, les résonances, la respiration, rendraient sa voix au sujet parlant. Ce dernier, si l’on en croit la psychanalyse10, étant déjà divisé par le langage dans sa langue maternelle, pourrait aussi dire « Je » par le « Je est un autre » dans la langue étrangère du poème. Pour défendre l’hypothèse d’un accès esthétique et subjectif à la parole dans l’enseignement d’une langue-culture étrangère, il est crucial de redonner toute son importance à la fonction poétique du langage pour que cette dernière retrouve… ce manque11 parfois perdu, et cela grâce à la parole trouée du poème induisant cette subjectivation.

Il devient alors impératif de réfléchir à la mise en actes de ce manque par un dispositif relationnel langagier et intersubjectif issu du poétique qui en deviendra le moteur. Le sujet paradoxal, fort de son conscient et de son inconscient, pourra alors, par ce manque reconquis à l’œuvre aussi bien dans les échanges que dans les textes poétiques, enrichir la force de l’expressivité de sa (ses) parole(s) nouvelle(s). L’ambivalence, les résonances, ainsi suscitées par les sons, le rythme du poème, imprégneront l’expression singulière du sujet qui lui donnera, par sa diction12 singulière, la possibilité, ainsi que le dirait le philosophe Henri Maldiney, de faire œuvre dans l’œuvre par le rythme13 de la parole pouvant être aussi interprétée de façon plus phénoménologique quand « le sentir est communication avec le monde » et que la fonction de symptôme14 nourrit les diverses fonctions de la communication.

Ainsi est donné à toute parole son sens poétique par le rythme qui la contient. Il s’agit donc, grâce à ces notions, d’apporter un soin tout particulier au langage en lui faisant dépasser le seul niveau des significations. L’entraîner vers les découvertes sensorielles de ses possibilités sensibles et polysémiques, c’est-à-dire sonores et rythmiques. Cela passe par le corps et la voix scéniques qui s’enroulent dans les textes, lesquels vont en effet creuser la langue étrangère pour les transmettre au mieux. C’est un chemin de travail poétique en langue nouvelle.

2. Terrain et notions

La réflexion sur l’approche esthétique en FLE en didactique des langues et des cultures se poursuit grâce à l’enseignement théâtral en FLE conduit jusqu’aux jours d’aujourd’hui à l’IEFE (Institut d’Études Françaises pour Étudiants Etrangers) et à des Masters FLE de Sciences du langage de l’Université de Montpellier 3. Elle continue de puiser au terrain pédagogique de l’apprentissage du FLE, inextinguible, car en perpétuelle mutation. Pour appréhender l’hétérogénéité de ce terrain, des notions théoriques transversales ont été nécessaires. Entre autres, les notions de sujet de la parole en langue étrangère et celle d’esthétique de l’expression à travers les cultures, notions qui instaurent un rapport rythmique non instrumentalisant au langage (notions déjà longuement discutées dans l’évolutions des travaux publiés de 1990 à 201415). Ce rapport vivant à la parole s’active dans la mesure où une pratique de la parole de type artistique est proposée (théâtre, poésie, conte, chanson etc…). Le langage n’est plus alors un simple moyen de communication. Il se met à parler vraiment, à travers les sujets, les œuvres et les cultures, par une expression esthétique nouvelle qui s’élabore au fil d’un vrai travail coopératif du poème et du sujet en scène. La nature concrète de ce travail, dans chacune de ses étapes, a été aussi abordée dans les publications antérieures (cf. bibliographie).

Cette synthèse n’a pour objectif que de préciser certains éléments et de mettre plus particulièrement l’accent sur le travail singulier du texte poétique. Cette approche ne peut se répéter mécaniquement. Elle a pour ambition de faire partager quelques pistes et, qui sait, de susciter des vocations chez de futurs enseignants de FLE, amoureux de poésie, qui adapteraient le sens de cette pédagogie à leur propre subjectivité. En effet celle-ci ne peut servir de modèle en matière de méthode d’apprentissage d’une langue-culture. Car, même si les œuvres du répertoire sont immuables, elles chantent différemment grâce à la diversité de leurs interprètes et sont sans cesse par eux renouvelées. Le sujet de la parole, par contre, n’est pas immuable pour ce qui le concerne, puisqu’en constante réélaboration. Les apprenants ne se construisent-ils pas par la diversité de leurs expériences langagières ? C’est-à-dire et entre autres par la rencontre problématique des œuvres de la culture ? Ici, les œuvres poétiques sont mises en espace pour obtenir une singularité de perception, d’interprétation, puis de transmission. Un semestre d’enseignement théâtral produit chaque fois à son terme son événement propre, son spectacle, qui offre une surprise de jeu et d’interprétations de textes toujours issus du répertoire francophone car il s’agit en même temps de l’accès à la culture française. Le spectacle est assimilable au processus visible de tout le travail accompli du point de vue de la langue comme de la culture. C’est en fait un apport de langue par l’expérience physique et émotionnel d’une œuvre et, vice-versa, un apport de la culture par tout le travail de langue qui s’y élabore grâce au Poétique. Nourrie d’apports de théâtralité, de poésie, de linguistique, d’esthétique et de psychanalyse16, la réflexion ici résumée, s’inspire donc en permanence de la question du rapport du sujet à la parole poétique surgissant des œuvres qui obligent à un travail d’apprentissage complexe.Cette confrontation aux œuvres va finir par imprégner l’interlangue. Puis, se produira la distance indispensable à toute réflexivité acquisitionnelle d’éléments à la fois linguistiques et culturels liés au projet du spectacle.

C’est donc entre les langues et les cultures que le sujet pourra se dire, entre deux langages, à savoir par le « je » de la parole ordinaire et par « je est un autre » que lui offre la parole de l’œuvre poétique à conquérir et à adresser au public en la vivant vraiment. Seule importera la manière subjective dont la parole est actualisée, appropriée, sonnant juste, en chaque circonstance. Ainsi le sujet pourra se jouer en scène. La co-construction de son expression esthétique et ordinaire en langue étrangère deviennent les maîtres-mots de cette approche. Si l’on devait lui donner un nom, celle-ci pourrait se nommer une approche esthétique et subjective de la parole en langue étrangère du fait de la présence affirmée de la parole dans les œuvres et dans les sujets.

3. Quelques remarques

Il a été souvent opposé à l’approche esthétique de la parole le fait que la langue littéraire – théâtre, poésie, chanson, conte, romans, etc… – ne pouvait s’apprendre que si des bases solides en langue étaient déjà acquises par les apprenants. La proposition présente n’est pas de démentir totalement cette déclaration mais d’en atténuer l’importance par le fait que sont offerts, par l’approche de la parole poétique, de nouveaux outils d’accès à une langue-culture nouvelle : ceux du corps et de la voix créatifs. Soudain, le rapport à la parole change. Il devient expressif parce qu’il va rendre chacun sensible et impliqué dans son corps émotionnel et communicant. Des sons nouveaux vont être prononcés, adressés. Des rythmes élocutoires vont résonner. Des étincelles de sens finiront par se produire dans le poème sans jamais rigidifier le sensible de l’interprétation qui se précise dans la mise en espace. Celle-ci fait en quelque sorte respirer la parole par le mouvement du corps devenu imaginatif, spatialisé. Ainsi le poème prend corps et voix du sujet. Il est articulé, rythmé, mémorisé et devient lui-même adresse à soi et aux autres. Il se met à résonner. La culture est vécue en partage à travers la prosodie d’une œuvre qui est située dans l’histoire et qui la transcende – c’est dans ce but que le répertoire est utilisé.

Ainsi, la langue nouée à la culture à travers l’oeuvre met en contact l’apprenant avec la culture non limitée à la culture anthropologique. La diversité des origines culturelles présentes dans l’atelier n’est pas un handicap mais au contraire, elle est à encourager comme moteur de l’expérience. Les différences deviennent en effet motrices pour les prises de parole dans la langue commune qui est, par nécessité, la langue-culture cible. La proposition esthétique, même si elle est exigeante, ne fait pas difficulté non plus : chacun sait, pour l’avoir éprouvé depuis sa propre langue-culture, toute la richesse que peut provoquer émotionnellement la parole d’un poème, d’un conte, d’une fable, ou d’une adresse publique. Même si le théâtre n’a pas été une tradition culturelle pour tous les apprenants, existe comme lien anthropologique cette parole poétique, ce chant des mots adressés à d’autres, provoquant, dans toutes les cultures, des émotions fondamentales : la joie, la tristesse, la peur, la tendresse, l’hypocrisie, exprimées de façons différentes mais toujours reconnaissables.

Par conséquent, désirer obtenir cette compréhension sensible et cette transmission à un pubic par un travail collectif du corps et de la voix éprouvés à des textes poétiques ne surprend personne au départ. Cette expérience poétique transférable depuis n’importe quelle langue-culture de départ se concrétise et devient soudain visible par la transmission du travail toujours perfectible. La forme asymétrique de la communication scénique implique acteurs et spectateurs en donnant à chaque expression poétique à l’intérieur de la classe une saveur particulièrement stimulante. Elle fait progresser la qualité expressive (et entre autres phonétique et prosodique). Une intimité inattendue entre apprenants se développe, très appréciée dans le cadre pédagogique qui en est souvent privé. Ainsi, chacun étant le spectateur de l’autre (en même temps que son interlocuteur) sera provoqué dans ses évolutions narcissiques17 bouleversantes qui peu à peu finissent par se réguler par la scène. Puisqu’il faut non seulement être compris mais ressenti au plus juste du poème, provoquer de l’émotion devient un enjeu. Du rejet de l’image de soi, du son de sa voix en langue étrangère, chacun passe assez rapidement à une acceptation de soi, loin des jugements de valeur, au risque de sa propre expression à la fois libérée et canalisée par les textes. Une écoute de grande qualité est en train de naître grâce à la poésie et à l’immense travail du sujet de la parole qu’elle suscite.

4. Le choix et le travail du texte

Le choix du texte poétique pose de nombreuses questions. Il s’agit chaque fois de permettre la rencontre physique et émotionnelle d’un auteur du répertoire français tout en se demandant si, avec les contraintes de temps, les oeuvres choisies ne rebuteront pas les étudiants par un niveau de difficultés trop grand, qui pourrait en quelque sorte les dissuader de faire tout ce travail. Mais s’il ne faut pas les décourager au début, il ne faut pas non plus accabler les apprenants de facilité qui, elle aussi, constitue un obstacle à la motivation. Comment trouver le juste milieu en fonction des étudiants ? Les divers niveaux de langues tels que B1, B2 ne sont pas toujours représentatifs des compétences réelles des apprenants. C’est l’expérience qui va guider l’enseignant qui prend son risque dans ses choix des textes. Il faut souvent connaître toute l’œuvre d’un auteur pour s’attaquer aux textes dont la fonction poétique est indubitable mais dont l’accès reste possible. Par exemple donner la préférence aux premières poésies de Rimbaud, aux poèmes les plus drôles de Tardieu, aux plus simples des Fleurs du Mal. C’est-à-dire permettre d’aborder une véritable écriture esthétique – c’est primordial – et que, grâce au travail des petits groupes qui se diviseront les poèmes, le travail de diction, compréhension, répétitions, mémorisation, débouche sur la création dans l’espace avec toutes les corrections phonétiques, prosodiques, posturales et gestuelles, qui s’imposeront. La rencontre de l’univers poétique des corps et des voix en scène doit être visible en tant que construction esthétique de l’espace et fructueuse narcissiquement pour tous les apprenants. Celle-ci donne une assise, un sous-texte aux paroles.

L’approche poétique proposée n’a donc cessé de se remettre en question au cours du temps. Elle est demeurée expérimentale. Ainsi chaque œuvre, qu’elle soit dramatique18 ou poétique19, propose son lot de difficultés à résoudre. Même si les exercices théâtraux de base20 du corps et de la voix mettant l’apprenant en contact avec la matière textuelle restent plus ou moins les mêmes, l’on repart à zéro à chaque semestre. De nouvelles réactions, des singularités s’imposent à chaque fois. En 2013-2014, les fables de La Fontaine proposées aux étudiants de niveaux B1 et B2 ont débouché sur une créativité gestuelle étonnante de présence et d’originalité dans les mises en espace de ces paroles versifiées. Les étudiants ont produit des fables dont le texte original, versifié, sonnait juste sur des corps travaillés sobrement. Aucun sur-jeu. Les interdits de l’esthétique scénique – à savoir pas de redondance entre langage du corps et langage des mots, avaient été compris. L’essentiel pour faire entendre cette parole poétique étant surtout de ne pas surjouer de situations mais de créer des inadéquations entre le texte et sa mise en espace. (seuls bien sûr les documents vidéos peuvent témoigner de cette originalité-là). Les poésies de Rimbaud, Queneau, Tardieu, très difficiles aussi, furent traversées, appropriées et transmises de façon chaque fois étonnamment juste. Ce second semestre 2013-2014 verra la mise en voix d’un choix de poèmes des Fleurs du Mal (une quinzaine de textes parmi les plus accessibles ont été sélectionnés, et c’est à partir de cette préparation que sera lancé le travail physique des textes). Lancer les apprenants dans l’expérience poétique de Baudelaire permettra sûrement encore de soulever de nouvelles questions de subjectivation. L’objectif n’est-il pas de faire le maximum pour parvenir à une interprétation la plus subjective possible, nuancée, ambivalente et fluide ? Cette subjectivité conquise par l’interprétation témoignera d’une parole poétique travaillée dans la durée, par les sonorités, qui a donné tout le temps de savourer les mots et les rythmes en corrigeant les accents maternels. Phonétique et prosodie sont des résultats indéniables lorsque l’on compare les films vidéos des répétitions publiques à sept semaines et celles des spectacles de conclusion de semestre à douze semaines de cours. La durée, l’autonomisation, la répétition et la mémorisation, sans être excessives, font accomplir un chemin de parole, éprouvée, mâchée, déglutie, rythmée, exceptionnellement affinée dans la langue cible .

Conclusion

Les débuts, forcément cahotiques, créent une situation coopérative où les étudiants d’origines linguistiques culturelles très variées se retrouvent devant la même énigme à percer : le son et le rythme de l’œuvre. Il faut les saisir, les vivre. Pour cela : répéter, nuancer, mémoriser puis adresser. Se lancer à la conquête physique des mots par le corps et la voix et comprendre un peu plus tard… Chacun doit faire le chemin vers l’œuvre qui existe bel et bien comme un sujet, par ses récalcitrances… Ces choix pédagogiques semblent un baptême par le feu… Ils permettent d’entamer néanmoins un rapport de confiance avec les apprenants que seul le travail corporel de l’atelier permet d’obtenir. Tous les échauffements, les exercices d’éveil et d’improvisation par petits groupes, le montrent. Sans la parole, le corps au travail est suffisamment présent, visible, sensible, pour que tous s’acceptent et abordent leur parole hésitante de façon détendue.

Avec la parole des textes, il faudra retrouver cette aisance. Amadouer les accents d’origine. C’est une question d’ambiance générale de l’atelier qui se crée dans l’hétérogénéité où bien vite sont dédramatisés les codes linguistiques et culturels des uns et des autres. Il ne s’agit pas de s’attarder sur cela mais de les discuter si nécessaire et bien vite d’aborder l’essentiel à savoir : la matière sonore et rythmique de la parole du texte. C’est cette dernière qui va pousser chaque apprenant à savourer la moindre syllabe jusqu’à ce que du sens surgissent pour soi et pour les autres, pour qu’un rythme nouveau, fait par des pauses, des accentuations, des articulations, des liaisons, donne la gratification du sens esthétique. Un festival sonore a lieu. Une sorte de ruche. Une coopérative dans laquelle chacun va modifier son accent d’origine, rompre ses calques de langues maternelles, se rapprocher enfin de la langue de l’œuvre, de sa polysémie pour s’en faire le passage. Ambivalence et résonances. Pour conclure ce petit résumé de recherche, les paramètres essentiels autour desquels s’organise l’approche esthétique et subjective en FLE proposée sont : 1 : le choix d’une œuvre du répertoire français, 2 : la manière physique et imaginative d’apprendre à mettre en voix et espace ce texte de façon coopérative, 3 : la prise de conscience des acquisitions esthétiques, langagières et culturelles qui s’en suivent et qui vont ensemble (grâce aux spectacles filmés). 

Bibliographie

Pierra G., (1998), Chemins de parole d’une pratique théâtrale en français langue étrangère – Vers une esthétique de l’expression, Montpellier, Presses universitaires de Montpellier.

Pierra G., (2001), Une esthétique théâtrale en langue étrangère, Paris, L’Harmattan.

Pierra G. (2006), Le corps, la voix, le texte : arts du langage en langue étrangère, Collection Espaces Littéraires, Paris, L’Harmattan.

Pierra G. (2011), Pratique théâtrale en FLE : spécificités d’une recherche – action en didactique, in Actes du colloque de l’Université du Sud de Chine, Canton et ambassade de France, L’enseignement du français en Chine de novembre 2010, in Synergie numéro 6 spécial Chine, revue du Gerflint, p. 105-114, (paru également en ligne Synergie : http://ressources-cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Chine6/chine6.html).

Pierra G. (2011), Théâtre : pratiques artistiques et scéniques de la parole en langues étrangères, in Djordjevic K., Pierra G., Yasri-Labrique E. (dirs), Diversité didactique des langues romanes, Éditions Cladole, Montpellier, p. 48-55.

Pierra G. (2013), Quelle pratique théâtrale en français langue étrangère? Le corps et la voix en action dans les textes, in Didactique du français langue étrangère par la pratique théâtrale, (éds : Christophe Alix, Dominique Lagorgette, Eve-Marie Rollinat Levasseur, actes du colloque coorganisé par l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis, l’Université de Paris 3 et l’ambassade de France, 2- 4 avril 2008, Éditions Université de Savoie, p. 31-47.

Pierra G. (2014 à paraître), "Pratique scénique des œuvres en FLE : quels enjeux artistiques en didactique ?", In Congrès international IDEA, 8th Drama and Education IDEA World Congress, (Théâtre et éducation), 8-13 juillet 2013, Paris 3 et ANRAT.


Notes

1 LAFONT Robert, in Préface à PIERRA Gisèle, Une esthétique théâtrale en langue étrangère, Paris, L’Harmattan, 2001 p. 11.
Voir également : LAFONT Robert, Il y a quelqu’un – La parole et le corps, Coll. Langue et Praxis, Praxiling, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 1994 (réédité ultérieurement chez Lambert-Lucas).

CF. JAKOBSON Roman, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.

3 ALLIONE Claude, La haine de la parole, Éditions LLL- Les Liens qui Libèrent, 2013.

4 Cf. BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1966.

5 Cf. MESCHONNIC Henri, Critique du rythme, Lagrasse, Éd. Verdier, 1982.

6 Cf. pour ces notions spécifiques H. MESCHONNIC in PIERRA G. (2007), Le texte littéraire mis en voix : enjeux en didactique du français langue étrangère, ouvrage coordonné par Tayeb Bouguerra : Du littéraire – Analyses sociolinguistiques et pratiques didactiques, Presses Universitaires de la Méditerranée, Université de Montpellier 3, p. 99-109.

7 Cf. ANDERSON, Patrick : La didactique des langues étrangères à l´épreuve du sujet. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 1999.

8 Cf. MAURER Bruno, Enseignement des langues et construction européenne : Le plurilinguisme, nouvelle idéologie dominante. Paris: Éditions des archives contemporaines, 2011.

9 ALLIONE Claude, La haine de la paroleop. cit. p. 51.

10 Cf. LACAN Jacques, Les formations de l’inconscientSéminaire V, Paris, Seuil, 1998.

11 Cf. ANDERSON, Patrick : La didactique des langues étrangères à l´épreuve du sujet. Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1999.

12 PIERRA Gisèle, Vers un sujet de la diction des textesin « Traverses » n°8, coll. LACIS, Publications de l’Université de Montpellier 3, 2006, p.149-156.

13 Cf. MALDINEY Henri, Avènement de l’œuvre, St Maximin, Thétète Éditions, 1997 et Art et existence, Paris, Klincksiek/Esthétique, 1985.

14 Cf. MALDINEY Henri, Une phénomenologie à l’impossible: la poésie”, Études phénoménologiques, N° 5-6, Bruxelles, Éd. Ousia, 1987.

15 Cf Fiche de chercheur Dipralang Montpellier 3, publications Gisèle PIERRA de 1990 à 2014 : http://recherche.univ-montp3.fr/dipralang/

16 Cf .PIERRA Gisèle, Le corps, la voix, le texte-Arts du langage en langue étrangère, Paris, L’Harmattan, 2006.

17 Cf. PRIEUR Jean-Marie, Une ethnographie d’occasion, in Le vent traversier – Langage et subjectivité, Publications de l’Université de Montpellier 3, 1996.

18 Textes dramatiques déjà travaillés entre autres : Molière, Marivaux, Musset, Labiche, Feydeau, Ionesco, Nathalie Sarraute, Roland Dubillard.

19 Textes poétiques déjà travaillés entre autres : Queneau, Rimbaud, Tardieu, La Fontaine, actuellement Baudelaire.

20 Cf. Exercices théâtraux in PIERRA Gisèle, Une esthétique théâtrale en français langue étrangère, Paris, L’Harmattan, 2001, p.76-106. Approche d'une situation pédagogique complexe : l'activité épilinguistique comme déclencheur d'apprentissage.


Citer cet article

PIERRA Gisèle. Mise en voix et en espace de textes dramatiques ou poétiques. Une approche esthétique et subjective de la parole en didactique des langues/cultures, Revue TDFLE, n°69 [en ligne], 2017. 

 

Gisèle PIERRA
DIPRALANG (EA 739)
Université Montpellier 3

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