Introduction
L’immigration est en Europe, cela n’aura échappé à personne, l’objet de débats intenses. La question de l’immigration est politiquement très sensible, d’autant que les extrêmes-droites sont à l’affût dans toute l’Europe et attisent le brasier. Le thème de l’immigration mobilise non seulement les politiques mais également les intellectuels qui ne manquent pas une occasion d’intervenir. L’immigration est devenue un marqueur idéologique et politique entre des pôles qui se réclament encore de la gauche ou de la droite. En effet, il n’existe pratiquement plus aucun désaccord de fond sur les sujets économiques entre la droite et la gauche de gouvernement qui se retrouvent sur le principe d’une économie capitaliste mondialisée et sur le strict respect des critères de convergence économique qui fondent l’Euro. Devant le rejet grandissant de ces politiques par les populations et de leur lassitude des alternances sans alternative, le spectacle politique cherche à donner le change par la mise en scène de divergences sur des sujets qui ne touchent pas au cœur du choix économique fondamental. Comme le montrent Bouvet (2012) la gauche de gouvernement a délibérément abandonné le choix du changement social et économique pour orienter sa stratégie vers les sujets sociétaux qui ne remettent nullement en cause les bases du système économique et social mais qui ont pour objectif de laisser croire qu’il existe encore une différence entre la droite et la gauche de gouvernement.
L’immigration fait partie de ces thèmes qui alimentent les débats. Dès les années quatre-vingt, le Parti Socialiste amorce son tournant libéral et il oriente délibérément le débat vers la question de l’immigration. On sait par exemple maintenant avec certitude que Mitterrand a favorisé la montée de Le Pen pour gêner et diviser la droite. Son coup politicien a parfaitement réussi car la droite, 30 ans après, est encore et toujours empêtrée dans ses rapports avec le FN. Mais Mitterrand et le PS ont contribué à créer un monstre qui s’est retourné contre eux, au second tour de l’élection présidentielle de 2002 par exemple. Cette stratégie a également contribué à placer l’immigration au centre de tous les débats, le plus souvent pour le pire et rarement pour le meilleur. L'épouvantail du FN ou de la « lepénisation des esprits » est agité à la moindre occasion et le parti d’extrême-droite se retrouve ainsi systématiquement au centre du débat. Dès lors qu’il s’empare d’une thématique, elle est aussitôt satanisée et devient intouchable sous peine de contamination : la France, la nation, la République et même aujourd’hui, ironie suprême, la laïcité sont suspectés de « faire le jeu du FN ». Le piège s’est refermé sur les démocrates qui ont abandonné tous leurs terrains traditionnels à l’extrême-droite. Dès lors, le thème de l’immigration est un terrain miné, y compris pour la recherche, ce qui contribue plus encore à laisser le champ libre à tous les délires, xénophobes ou sans-frontièristes faute de données scientifiques incontestables (Tribalat 2010).
C’est dans ce contexte que sont mises en place en Europe des politiques de formation linguistique pour les migrants (Extramiana 2012). Les gouvernements européens décident de mettre en place des politiques favorisant l’intégration des migrants et de leurs familles et la question linguistique devient alors centrale. En effet, pour accéder à l’emploi, au logement, à l’école, pour établir des relations avec la société du pays d’accueil, l’appropriation de la ou des langue(s) dominante(s) est une condition incontournable, même si elle n’est pas suffisante. Ces politiques linguistiques en Europe se mettent en place, à des rythmes tout à fait irréguliers selon les pays, à partir du milieu des années deux-mille et s’articulent sur le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL). En France, le champ éducatif de la formation linguistique des migrants a déjà à cette époque une histoire longue de presque cinq décennies et les orientations politico-didactiques du CECRL n’arrivent pas sur un terrain vierge. Le CECRL, importé et appliqué au terrain de la formation linguistique des migrants en France, a dû s’adapter, voire se contorsionner, pour essayer de s’imposer mais il a dévoilé par-là ses propres faiblesses et ses manques structurels.
Les orientations idéologiques du Conseil de l’Europe (désormais COE) en matière de politique linguistique ont un impact très important sur la recherche en didactique des langues en France notamment où les chercheurs institutionnellement les plus en vue sont également experts auprès du Conseil de l’Europe. Ce qui m’intéresse ici ce ne sont pas d’abord les aspects techniques, c’est-à-dire didactiques, des textes d’orientation mais les bases idéologiques sur lesquelles ils se fondent. En effet, les orientations didactiques n’ont rien de nouveau et se contentent de reprendre les avancées récentes de la recherche comme l’a montré Maurer (2011). J’ai donc choisi d’analyser les textes d’orientation concernant les politiques d’intégration linguistique des migrants (Beacco 2008 et 2010) et deux documents que ces textes citent à de nombreuses reprises : Le livre blanc sur le dialogue interculturel (Conseil de l’Europe 2008) et le document intitulé Diversité et cohésion (Niessen 2000). J’aurais pu étendre l’analyse à de nombreux autres documents publiés par le COE mais j’ai limité le périmètre dans la mesure où ils disent tous la même chose en se reprenant en boucle par des citations.
1. La formation des adultes migrants en France et le CECRL
Quand les orientations du COE en matière de formation linguistique des migrants commencent à s’introduire en France au milieu des années deux-mille, par le biais du référentiel A1.1 (Beacco et alii), lui-même directement et étroitement articulé au CECRL, le champ éducatif de la formation linguistique des migrants a déjà une histoire longue d’un demi-siècle (Leclercq 2010 et 2012 ; Adami 2009). En effet, La formation linguistique des migrants adultes (désormais FLMA) est un champ éducatif professionnalisé né dans le mouvement associatif et syndical des années cinquante et soixante, avec les premiers cours du soir pour travailleurs immigrés, le plus souvent analphabètes. Les besoins en formation, notamment des salariés les moins qualifiés et les moins scolarisés, s’affirmant avec la crise structurelle qui s’accentue dans les années quatre-vingt, le champ de la FLMA se structure et se professionnalise autour d’objectifs d’insertion professionnelle, d’accès à l’emploi autour de la notion de formation de base (Leclercq 2007). La formation linguistique des migrants fait partie intégrante de ce champ ainsi que les formations dites de « remise à niveau », selon la terminologie de l’époque, qui inclut également les francophones natifs en situation d’illettrisme. La formation de base concerne les apprenants faiblement ou non scolarisés qui peinent à trouver ou à retrouver un emploi. La structuration et l’évolution de ce champ éducatif avancent dans l’indifférence presque complète de la didactique du FLE, elle-même en cours de construction. Leclercq (2010 et 2011) signale quelques incursions de la recherche académique dans ce champ mais elles sont sans lendemain.
La « connexion » entre le champ de la didactique académique et celui de la FLMA s’est effectuée en 2005 à l’occasion de la mise en place du Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI), du Diplôme Initial de Langue Française (DILF) et du référentiel A1.1 (Beacco et alii, op. cit.). J’ai pensé à cette époque que l’introduction du dispositif CAI/DILF était une bonne chose pour le domaine de la FLMA. En effet, j’y voyais plusieurs avantages.
Le premier de ces avantages était que la FLMA pouvait enfin trouver sa place dans le champ de la didactique des langues qui est, me semble-t-il, son ancrage « naturel », sans oublier bien sûr tout ce que les sciences de l’éducation, et notamment les travaux sur la formation des adultes, ont pu apporter et apportent encore. Le deuxième avantage est que le DILF représentait une forme de légitimation du domaine de la FLMA qui, ne relevant ni de l’école ni de l’université, restait confinée aux marges de la réflexion didactique, sur un terrain ignoré des chercheurs. C’est en effet la première fois dans l’histoire de la FLMA que les formations pouvaient déboucher sur un diplôme reconnu institutionnellement. Sans fétichiser les diplômes, je pensais que l’intérêt premier du DILF était plutôt de reconnaitre un domaine éducatif avec ses praticiens et ses apprenants. Le troisième avantage que j’y voyais tenait au fait que le DILF, devenant un objectif des formations linguistiques, permettait d’harmoniser par le haut des pratiques didactiques qui relevaient parfois du bricolage. En entrant de plain-pied dans le domaine de la didactique des langues, la FLMA pouvait enfin repenser toutes ses pratiques en les inscrivant dans un champ scientifique qui avait de solides références. Cependant, le parachutage du CECRL sur le terrain de la FLMA ne s’est pas effectué en douceur. Il me semble intéressant de revenir ici sur les conditions de ce parachutage parce qu’ils sont assez révélateurs de la façon dont s’est imposée la nouvelle doxa du COE.
Consciente que le parachutage du CECRL dans le domaine de la FLMA risquait de poser quelques problèmes, la DGLFLF, qui pilotait le dispositif, avait prévu une phase de consultation des acteurs de terrain destinée à recueillir leurs avis sur le référentiel A1.1 en cours d’élaboration. Ce travail m’avait été confié ainsi qu’à M.F Rottier. Le référentiel était perçu par les praticiens de la formation d’adultes migrants comme très abstrait, assez loin de leurs pratiques et de leur public, même si la seconde partie du référentiel, portant sur les publics faibles lecteurs et faibles scripteurs, et rédigée non par des experts du COE mais par des professionnels de la formation d’adultes, a été plutôt épargnée par les critiques. Le référentiel était jugé très jargonnant, pour ne pas dire abscons, et les acteurs avaient beaucoup de mal à comprendre comment ces grands principes pouvaient se décliner sur leur terrain didactique. D’autres praticiens au contraire ne comprenaient pas pourquoi on leur demandait de faire ce qu’ils faisaient déjà depuis longtemps. Nous avons alors rédigé un rapport intégrant les remarques des acteurs, ainsi que les nôtres, que nous avons transmis aux experts rédacteurs du référentiel. Suite à ce rapport, rien n’a changé sur l’essentiel et le référentiel est demeuré pratiquement en l’état. Mais le problème de l’ « accessibilité » du référentiel demeurant, le comité de pilotage a constaté que ce référentiel ne pouvait être transmis aux acteurs en l’état : il était bien trop loin de ce champ didactique particulier qu’est la FLMA et qu’il devait donc être « traduit » en objectifs opérationnels, plus adaptés aux besoins du terrain et des acteurs. La décision a donc été prise, avec l’accord et le soutien de la DGLFLF, de publier un ouvrage de vulgarisation-médiation entre les vérités révélées du CECRL, inscrites dans le marbre et à ce titre intouchables, et les pratiques de terrain des formateurs en FLMA. C’est Sophie Etienne qui a été chargé de rédiger cet ouvrage (Etienne 2008).
Le processus de structuration du champ de la FLMA a été parachevé en 2011 avec la mise en place du label FLI. Celui-ci, tout en reprenant les grandes orientations didactiques qui font à peu près consensus en didactique des langues, a lié la question de l’enseignement/apprentissage du français à la question politique de la citoyenneté. C’était déjà le cas avec le CAI et son volet citoyenneté mais les réactions des didacticiens favorables aux orientations européennes ont été cette fois plus virulentes. Et ces réactions s’expliquent justement si l’on analyse non plus l’écume technicienne des arguments, mais le fond politique : le choix de la France de lier apprentissage de la langue et citoyenneté, en s’appuyant sur son histoire et ses principes en matière de politique linguistique (Adami 2012a), a heurté de front les convictions des partisans des orientations politiques européennes. C’est donc bien ce fond politique des textes d’orientation européens en matière culturelle et linguistique qu’il faut analyser pour essayer de comprendre. Car au-delà du petit monde de la didactique des langues en France, la question est posée dans les mêmes termes dans le débat plus large sur la façon dont il est souhaitable d’accueillir les migrants et, encore plus largement, dans quelles type de société les uns et les autres souhaitent que cet accueil se fasse. Dans le débat technique sur l’enseignement/apprentissage des langues, la « scientifisation » ou l’ « épistémologisation » des arguments des uns et des autres ne doit pas masquer des positions politiques et idéologiques. Mais le fait qu’il existe des positions politiques ou idéologiques derrière les arguments, voire les arguties, techniques et disciplinaires, ne me gêne pas et elles sont tout à fait légitimes parce que la science totalement neutre est une pure et simple illusion. Cependant, il convient selon moi que chacun ait l’honnêteté intellectuelle de le reconnaitre et de ne pas se cacher derrière des positions scientifiques ou académiques.
2. L’histoire revue et corrigée
Le COE et ses experts font de la « pluralité » l’alpha et l’oméga de leur politique. Tout est « pluriel » : les identités, les cultures, les approches éducatives, les apprenants et les approches plurielles elles-mêmes. Or, au nom de cette pluralité totémisée, une seule et même politique est préconisée, sans tenir compte d’une autre pluralité, sans doute la plus réfractaire à toute tentative d’homogénéisation : les différences nationales. Le COE, comme instance supranationale ou transnationale, ne prétend pas imposer sa politique mais « assister les États membres », « mettre à la disposition des États membres l’expertise existante », ou « accompagner les États membres » (Beacco 2008) pour l’élaboration de politiques linguistiques en direction des migrants. Il est bien précisé que « la donnée fondamentale… est celle de la pluralité des contextes d’accueil et des expériences linguistiques des migrants » et que « la pluralité des acquis, des expériences linguistiques des migrants n’a d’équivalent que la pluralité des sociétés européennes elles-mêmes (Beacco 2008 : 9). Cependant, le même document indique plus loin qu’il importe que ces politiques se mettent en place « de manière technique en se fondant sur les instruments déjà élaborés par le Conseil de l’Europe (Division des Politiques Linguistiques), pour permettre aux États membres de mettre en place des dispositifs d’accompagnement linguistique des adultes migrants en accord avec les principes du Conseil de l’Europe » (Beacco 2008 : 13). Il est question trois lignes plus bas d’une formation linguistique pour les migrants « fondée sur les valeurs fondatrices du Conseil de l’Europe » (ibid. : 13). Ainsi donc, si pour la forme les orientations du COE en matière de politique linguistique des migrants entendent bien respecter les spécificités des États, ou en tous cas la « pluralité des contextes d’accueil », ces politiques devront néanmoins s’inscrire dans le cadre technique et politique du COE. On comprend bien que les marges de manœuvre des États sont minces, du moins en principe, si les États choisissent de suivre les directives des experts.
Le COE se retranche derrière les textes ratifiés par les États ou une partie des États pour justifier ses propres choix. Mais l’objectif politique est explicite et maintes fois ressassé : il s’agit de promouvoir une citoyenneté européenne. Or, pour promouvoir cette nouvelle citoyenneté, il faut uniformiser ou, en langue de bois européenne, « harmoniser » les politiques linguistiques européennes. Ce faisant, les préconisations européennes ont besoin d’effacer purement simplement les spécificités nationales. Cet immense patchwork que constituent les nations européennes, avec leurs longues histoires, est réduit à une platitude administrative et bureaucratique : les nations sont des « États membres ». L’histoire de l’Europe commençant sans doute, dans l’esprit de nos experts, à la création de l’Union Européenne et du Conseil de l’Europe, on peut sans peine faire table rase du passé et construire un avenir radieux tout entier tourné vers le futur d’une pluralité pluriellement harmonieuse. L’occultation de l’histoire, entendue comme le processus de développement des formations sociales, permet d’effacer les conditions de création des rapports de force économiques et sociaux mais également les conditions de production de l’artefact politique européen lui-même ainsi que de ses valeurs revendiquées. La dés-historicisation conduit à présenter les discours de politique linguistique européens comme intemporels, comme de purs discours d’expertise s’appuyant sur l’idéologie inattaquable des droits de l’Homme, ce qui renforce leur pouvoir performatif, presque démiurgique. Rien n’existerait avant l’Europe politique et ses politiques linguistiques ou « culturelles ». En tous cas rien de positif. Le livre blanc sur le dialogue interculturel est éclairant à ce sujet. Il évacue la question en quelques lignes péremptoires (Livre Blanc : 9) :
« Lors de la consultation, une idée est souvent revenue : les approches traditionnelles ne sont plus adaptées aux sociétés qui connaissent un niveau de diversité sans précédent et en constant développement. Les réponses aux questionnaires transmis aux États montrent en particulier que l’action privilégiée jusqu’à peu en ce domaine – résumée sous le terme de communautarisme – s’est révélée inadéquate. Pour autant, il ne semble pas que l’on souhaite revenir à une époque où l’assimilation était de mise. Une nouvelle stratégie est donc nécessaire pour parvenir à des sociétés inclusives, celle du dialogue interculturel. »
À l’issue d’une consultation donc, dont on ne connait pas les résultats détaillés, serait apparue la vérité révélée : les politiques « traditionnelles » en matière de gestion de la diversité sont inefficaces et le dialogue interculturel s’impose comme une évidence. Usant pour cela de la vieille ficelle du repoussoir des « extrêmes », en l’occurrence le communautarisme et l’assimiliationnisme, la stratégie du dialogue interculturel s’impose alors comme une solution « centriste », alternative et forcément équilibrée. Ce qui est intéressant ici c’est l’aplatissement opéré par le terme « d’approches traditionnelles ». C’est un renvoi à un passé indéterminé, presque folklorique, et non à l’histoire, et il est effectué de manière allusive, impossible à dater, à repérer et donc à identifier. De toute façon, puisque l’on nous affirme que ces approches traditionnelles ont échoué, à quoi bon revenir sur des échecs ? Lorsque le texte évoque les approches « traditionnelles », il s’agit sans doute des politiques mises en œuvre ces dernières décennies dans le domaine de la gestion de la « diversité », c’est-à-dire de l’accueil des migrants. Le Livre Blanc propose une politique de rechange aux supposés échecs des « approches traditionnelles » en occultant totalement les réalités politiques et sociolinguistiques des États membres, dont certains ont une histoire plusieurs fois séculaire. On retrouve là ce qu’Emmanuel Todd analyse à propos des politiques d’accueil des migrants, en s’appuyant sur le résultat des recherches qu’il mène sur les systèmes anthropologiques familiaux :
« La réponse donnée par les diverses sociétés européennes n’est pas uniforme. Elle dépend, une fois de plus, des valeurs traditionnelles de liberté, d’égalité ou d’inégalité. Les choix des trois grands de l’immigration en Europe – la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne – sont différents et cette divergence rejoue, dans un domaine neuf, ou même futur, l’interminable partie des différences entre cultures européennes. (Todd 1996 : 612).
Dans la quatrième de couverture de cette édition, Todd est encore plus clair à cet égard :
« Ce livre n’a pas été écrit « pour » ou « contre » l’Europe. Il teste une hypothèse sur le lien entre diversité des structures familiales et diversité des trajectoires historiques. Mais j’espère qu’il permettra à certains européistes de sonder l’épaisseur anthropologique des nations. J’espère que certains d’entre eux, partant comme moi de bons sentiments européens, arriveront aussi à la conclusion que le traité de Maastricht est une œuvre d’amateurs, ignorants de l’histoire et de la vie des sociétés. »
Quelques traités et référendums plus tard, la course aveugle vers l’intégration européenne continue, sans se soucier ni de l’histoire des peuples ni de leurs avis. Comment par exemple peut-on proposer la même politique à des États qui pratiquent le droit du sol comme la France et à d’autres qui pratiquent le droit du sang comme l’Allemagne ? Comment également ne pas faire de distinctions entre des pays qui possèdent un État depuis des siècles et ceux qui viennent à peine d’accéder au statut de nation souveraine ? La gestion par l’Europe de la crise actuelle en Ukraine et dans les anciennes républiques soviétiques est révélatrice de cette cécité politique. Les discours lénifiants sur la diversité et la pluralité sont non seulement impuissants à régler quoi que ce soit mais ils risquent même de provoquer des réactions en chaîne. Par exemple, après l’Ukraine, la Lettonie commence à s’inquiéter des réactions des russophones. Au-delà du cercle des experts et de leurs discours pontifiants, la réalité de l’histoire et de la politique fait éclater la bulle discursive. D’ailleurs, les opposants ukrainiens qui réclamaient l’entrée dans l’Union Européenne, à peine arrivés au pouvoir, ont-ils commencé par abolir le bilinguisme russe-ukrainien. Ce qui n’a pas empêché l’Europe de maintenir son soutien au nouveau gouvernement pro-européen.
Cependant, l’histoire n’est pas totalement absente des textes d’orientation didactique. Mais quand elle est abordée, c’est pour faire passer un message politique qui, comme d’habitude dans les textes européens, ne s’avoue pas comme tel. C’est un passage du document d’orientation (Beacco 2008 : 38) :
« On juge souvent de l’insertion réussie des candidats à la citoyenneté par la démonstration qu’ils possèdent des « connaissances » sur la société d’accueil. Or, ces connaissances renvoient à une représentation de l’identité nationale qui n’est pas nécessairement partagée par tous les citoyens. Ne serait-il pas préférable de faire saisir l’historicité de la notion d’identité nationale et sa fonction politique, plutôt que de mettre en circulation des stéréotypes réducteurs de la diversité ? ».
Ce passage est tout à fait éclairant, à plusieurs égards. Tout d’abord, il démontre que les experts ne sont pas de purs techniciens mais qu’ils savent convoquer l’histoire quand il le faut pour appuyer le message politique qu’ils souhaitent faire passer. Ce message, en l’occurrence, c’est d’expliquer aux migrants que l’identité nationale des pays qui les accueillent est une construction historique et un sujet de débat et donc, qu’à ce titre, elle n’a pas de valeur de référence absolue. On sait depuis longtemps que les nations et les identités nationales sont effectivement des constructions historiques et politiques (Thiesse 2001, 2010 ; Hobsbawm 1992 ; Anderson 1996) mais ces constructions n’en sont pas moins devenues des réalités politiques que les peuples se sont appropriées. Que cette « identité » soit en débat, c’est un fait, mais comment imaginer accueillir des migrants en commençant par leur expliquer que l’ « identité » du pays qu’ils ont choisi est une illusion, voire une fiction, tout en leur proposant par ailleurs de conserver et de défendre leur propre identité ? Il est d’ailleurs assez piquant de lire, quelques lignes plus bas, que les formations civiques proposées par certains États (et la France est sans doute particulièrement visée), ne doivent pas se transformer en « cours de droit constitutionnel ou de droit civil sanctionné par un examen d’allure universitaire. » On comprend donc que « faire saisir l’historicité de la notion d’identité nationale et sa fonction politique » n’est pas un cours de droit constitutionnel mais que les formations citoyennes, en revanche, relève du bourrage de crâne et de la propagande nationaliste sans doute. Ce type de préconisation va tout à fait dans le sens politique des instances européennes : elle consiste à détricoter le fait national pour faire passer le message de la citoyenneté européenne. Ce qui est assez étonnant ici, c’est que le texte, sans le moindre recul critique et par une affirmation péremptoire, nous explique que les identités nationales sont des artefacts et des productions historiques, qui ne font pas l’objet de consensus, tout en affirmant, ad nauseam, au long du document Diversité et Cohésion, l’existence des « identités culturelles » des migrants et l’« identité » de l’Europe. Ainsi donc, il s’agit de saisir l’historicité de la notion d’identité nationale, c’est-à-dire d’en démontrer l’inanité, alors même que tous les autres textes européens sur les questions culturelles ou linguistiques construisent, sous nos yeux et en temps réel, une identité politique européenne en reproduisant exactement les mêmes procédés d’invention que pour la construction des États-nations.
Le document Diversité et Cohésion est quant à lui un peu plus disert en matière d’histoire. Mais il procède à une véritable manipulation de cette histoire pour justifier les orientations européennes actuelles. Le rédacteur du rapport affirme ainsi sans nuance :
« L’histoire de l’Europe se caractérise donc par l’élargissement des horizons et une tendance générale à l’expansion, par le déplacement et la suppression des frontières et par des mouvements de populations et l’installation de nouvelles communautés. Cet héritage complexifie la signification du terme "européen" et l’enrichit considérablement par la même occasion. » (Niessen 2000 : 18)
Sur la forme, tout d’abord, le « donc » de la première phrase est un connecteur qui donne l’illusion d’une démonstration préalable et d’une argumentation qui conduirait à cette affirmation, mais il n’en est rien : le passage qui précède est une tentative infructueuse de définir l’Europe et la citation ci-dessus n’est pas la conclusion d’une démonstration. Concernant le fond de cette affirmation, si effectivement les frontières en Europe n’ont jamais cessé de se déplacer, affirmer que la tendance est à la suppression de ces frontières est une mauvaise plaisanterie. Dans l’Europe d’aujourd’hui et après l’éclatement des démocraties populaires d’Europe de l’Est (Union Soviétique, Yougoslavie, Tchécoslovaquie), le nombre des États en Europe, et donc des frontières, s’est accru de façon considérable. Ce qui est amusant d’ailleurs dans ce document, c’est que la préface a été rédigée par le président d’alors de la république tchèque, Vaclav Havel, dramaturge et ancien dissident. Or, Havel est en 2000 le président d’un tout nouvel État, âgé d’à peine un an, qui vient de se séparer des Slovaques, avec qui il formait la Tchécoslovaquie. Dans cette préface, Havel fustige « les démons du passé, l’histoire ne leur ayant rien appris, (qui) enfoncent toujours leurs griffes dans les ruines du nationalisme » (Niessen : 7). On peine à comprendre, dans cette logique, comment le fait de créer une nouvelle nation contribue à lutter contre le nationalisme.
Ce passage du rapport est tout à fait éclairant en fait d’une réécriture politique de l’histoire. Ce que ce passage décrit, ce n’est évidemment pas l’histoire de l’Europe mais son futur que le rédacteur du rapport, militant dévoué de la cause européenne, voudrait faire advenir. Dans la suite du rapport, le passage qui concerne l’histoire de l’Europe s’attache à démontrer que « la civilisation européenne plonge ses racines dans le monde judéo-grec, le christianisme romain et byzantin et l’islam nord-africain et ottoman » (Niessen : 18). Cette question de la religion est centrale pour les idéologues du Conseil de l’Europe : l’histoire de l’Europe semble être l’histoire de la diversité religieuse, sans doute considéré par le rédacteur comme le parangon de la diversité culturelle. Dans cette histoire revisitée de l’Europe apparaissent également, au détour d’une phrase, les Lumières et les révolutions mais seulement quand elles sont scientifiques. L’histoire sociale des peuples d’Europe quant à elle est totalement absente de ce raccourci d’histoire manipulée. Il ne reste que de la diversité religieuse, les « minorités » et les « communautés ». Le rédacteur du rapport confirme plus loin dans le document qu’ « il faut également, par une nouvelle approche de l’Histoire, souligner les apports de chaque communauté à nos sociétés, et présenter leurs différents points de vue, afin de procéder à des comparaisons et des rapprochements ». (Niessen : 89). Autrement dit, il confirme la nécessité d’instrumentaliser l’histoire pour la rendre conforme aux projets politiques du moment mais, surtout, il fait une autre proposition encore plus étonnante : il faudra que l’histoire « présente les points de vue des communautés », ce qui signifie, ni plus ni moins, qu’une forme d’éthnicisation de l’histoire. Le rédacteur ne se pose même pas la question de savoir quelles sont ces communautés ou comment on les reconnait : elles existent comme une évidence puisqu’on nous dit qu’elles existent. Par ailleurs, si tant est qu’on puisse circonscrire et repérer ces communautés, comment la communauté va-t-elle « présenter son point de vue de l’histoire » ? En élisant des délégués « chargés du point de vue » ? Ce souci de revisiter l’histoire s’appuie sur les grands principes des Droits de l’Homme et le Livre Blanc en donne un exemple intéressant :
« L’enseignement de l’histoire ne peut être un instrument de manipulation idéologique, de propagande ou de promotion de valeurs ultranationalistes, xénophobes, racistes ou antisémites et intolérantes. Les recherches historiques et l’histoire telle qu’elle est enseignée à l’école ne peuvent en aucune manière, et avec quelque intention que ce soit, être compatibles avec les valeurs fondamentales et le Statut du Conseil de l’Europe si elles permettent ou popularisent des représentations de l’histoire erronées. L’enseignement de l’histoire devrait comprendre l’élimination des préjugés et des stéréotypes en mettant en évidence, dans les programmes, les influences mutuelles positives entre différents pays, religions et écoles de pensée dans le développement historique de l’Europe, ainsi que l’étude critique des détournements de l’histoire, qu’il s’agisse de détournements par négation d’une évidence historique, par falsification, par omission, par ignorance ou par récupération idéologique. » (Livre Blanc : 32)
Au nom de grands principes, auquel n’importe quel démocrate peut souscrire sans difficulté, le document propose exactement de faire ce qu’il dénonce, à savoir une récupération idéologique de l’enseignement de l’histoire. Le document évoque même « l’évidence historique » de certains faits, qui ne sauraient donc être contestés, ou des « représentations de l’histoire erronées », ce qui devrait faire frémir n’importe quel historien. Le Conseil de l’Europe s’arroge donc le droit de dire le juste et le faux en matière d’histoire, de dire ce qui est « erroné » et ce qui ne l’est pas.
L’argument central de cette réécriture de l’histoire est la reconnaissance et la promotion de la diversité. C’est d’ailleurs la première phrase du premier chapitre, qui sert de postulat de base : « L’Europe a toujours été le continent de la diversité » (Niessen : 11). Mais comment, dans la vision idéologique européenne, concilier « diversité » et Europe Unie ? La diversité étant considérée comme constitutive, l’horizon de l’union européenne est donc une structure fédérale, dont on ne sait si elle doit être chapeauté par un État mais c’est surtout le grand marché, économique, social et culturel où se déplacent librement les capitaux, les marchandises et les travailleurs, tout cela dans le cadre d’une diversité assumée. J’analyserai plus loin ce postulat fondamental sur lequel s’appuie toute l’argumentation autour de la diversité qui sert de justification au grand marché économique. Dans ce cadre évidemment, les États-nations, considérés comme homogénéisateurs et ennemis de la diversité par les libéraux culturels, sont également considérés comme des obstacles à l’expansion du grand marché par les libéraux économiques.
3. L’obsession identitaire
La question de l’identité est au cœur de l’une des contradictions des préconisations européennes en matière d’intégration des migrants. D’un côté, les documents d’orientation tentent de démontrer que les définitions des identités nationales sont illusoires et dangereuses parce qu’elles mènent au repli, à la xénophobie et à la haine nationaliste. Mais d’un autre côté, les textes européens basent toute leur démonstration sur le respect et la promotion des identités des migrants et des minorités dans le cadre de la société de la diversité qu’ils appellent de leurs vœux. À l’évidence, il y a pour le COE de bonnes et de mauvaises identités. L’identité est au centre de l’argumentation des documents qui nous intéressent ici mais elle est, de façon générale, partout présente dans le débat public, politique et scientifique.
Or, cette notion est tellement ambiguë qu’elle a fait l’objet de travaux qui ont fini par conclure, il y déjà quinze ans, qu’il était préférable de s’en débarrasser et d’utiliser d’autres notions plus précises (Brubaker 2000). D’autres auteurs ont critiqué cette notion, ou plutôt cette anti-notion, ce trou noir théorique qui, comme l’objet astrophysique, absorbe par sa masse gravitationnelle tout ce qui passe trop près. Bayart (1996) a démontré l’inanité de la notion d’identité et illustré de manière convaincante qu’elle reposait sur des artefacts, par la révision de l’histoire et par l’invention pure et simple de traditions crées pour les besoins de la cause politique ou commerciale. Bayart parle même du « concept catastrophique d’identité » (Bayart 2010 : 45). Hobsbawm et Ranger (2006) ont avant lui démonté cette notion par un ouvrage qui a fait date et qui aurait dû inciter les chercheurs à la prudence dans l’utilisation de cette notion. Mais il semble que le trou noir est encore suffisamment puissant pour continuer à avaler des quantités impressionnantes de papiers académiques qui continuent imperturbablement à utiliser la notion d’identité sans même prendre la peine ni de lire ces auteurs ni de tenter au moins de préciser sérieusement ce qu’ils entendent par « identité ». On pourrait finalement accepter de s’incliner devant le nombre mais le problème, c’est que cette notion omniprésente sert à construire des positions théoriques et/ou idéologiques qui font autorité. Brubaker (2000) a effectué une analyse fine de cette notion et de ses acceptions. Il en fait l’histoire et démontre comment et pourquoi cette notion a réussi à s’imposer malgré, ou grâce, à son caractère élastique. Brubaker distingue deux conceptions de l’identité : une variante forte et une variante faible ou molle :
« La conception forte de l’identité collective implique une conception forte des liens qui relient les membres du groupe entre eux et de l’homogénéité du groupe. Elle implique l’existence d’un haut degré de "groupalité", d’une "identité" ou d’une similitude entre les membres du groupe, en même temps que d’une distinction nette à l’égard des non-membres et d’une frontière clairement marquée entre l’intérieur et l’extérieur. Étant donné les nombreuses et puissantes contestations que suscite les conceptions substantialistes du groupe et les conceptions essentialistes de l’identité, on pourrait penser que nous avons décrit ici un "épouvantail" ». (Brubaker 2000 : 74).
Et pourtant, l’« épouvantail » que décrit Brubaker est bien la conception de l’identité qui prévaut dans les textes européens de référence, avec la circonstance aggravante de l’utilisation de la notion de « communauté » abondamment convoquée sur laquelle je reviendrai. Brubaker par ailleurs montre qu’il existe une autre conception de l’identité qui tente de prendre le contrepied de la conception substantialiste. C’est ce qu’il appelle les conceptions « molles » de l’identité :
« La première est ce que nous appelons le "cliché constructiviste". Les conceptions faibles ou molles de l’identité sont couramment accompagnées de qualificatifs indiquant que l’identité est multiple, instable, fluente, contingente, fragmentée, construite, négociée, etc. Ces qualificatifs sont devenus si familiers – pour ne pas dire obligatoire – ces dernières années que leur lecture (et leur écriture) relève pratiquement de l’automatisme. Ils risquent fort de devenir de simples simulacres, des sémaphores signalant une position plutôt que des mots porteurs de significations. On voit mal comment ces conceptions faibles de l’"identité" sont encore des conceptions de l’identité. Le sens courant d’"identité" évoque fortement au moins l’idée d’une "similitude" à travers le temps, d’une persistance, de quelque chose qui demeure identique, semblable, tandis que d’autres choses changent. À quoi bon utiliser le terme d’"identité" si cette signification fondamentale est expressément rejetée ? »
On est au cœur ici de l’aporie à laquelle mène l’utilisation de ce terme. En effet, avec l’une de ses acceptions, l’« identité » essentialise et fige et, avec l’autre acception, elle dilue. Et pourtant, toute l’argumentation des textes européens, et des productions académiques qui s’en inspirent, repose sur l’une ou l’autre de ces conceptions, voire sur les deux à la fois.
Par ailleurs, il existe une confusion permanente entre les identités individuelles et les identités collectives dans l’emploi du terme. Pour ce qui concerne notre sujet ici, il s’agit des identités collectives, celles des « minorités » ou des « communautés ». Or, Kaufmann (2010) qui, lui, ne récuse pas la notion d’identité, montre que les identités collectives sont quasiment impossibles à définir et qu’elles sont surtout individuelles. Descombes enfin (2013) analyse la notion d’un point de vue philosophique en démontrant qu’elle mène à une impasse logique :
« Parler d’identité changeante, c’est s’infliger à soi-même la réfutation sophistique que rend possible cette expression saugrenue d’une identité qui est susceptible de changer – mais à laquelle on n’en demande pas moins d’être l’identité du groupe en question et donc de l’identifier continument comme étant lui plutôt qu’un autre. La notion d’une « identité changeante » est indéfendable pour des raisons de logique. » (Descombes 2013 : 182).
La contradiction majeure que ne surmontent pas les textes européens réside dans le fait qu’on ne peut pas à la fois essayer par tous les moyens de « déconstruire » les identités nationales tout en promouvant et en valorisant les identités « minoritaires », « culturelles » et en promouvant « l’identité européenne ». Le thème de l’identité nationale a fait l’objet en France d’un débat calamiteux instrumentalisé par le pouvoir en place et dans lequel se sont engouffrés les politiques et les intellectuels. Il a donné lieu à l’étalage des pires inepties et à des caricatures de positions. La question de l’ « identité » nationale mériterait un très long développement que nous n’avons pas la place de faire ici. On sait depuis bien longtemps que les « identités » nationales sont des constructions politiques datées. Hobsbawm (1992), Anderson (1996), Thiesse (2001 ; 2010), entre autres, l’ont bien montré. Ceci étant, la question du fait national, c’est-à-dire de la réalité historique, politique et psychosociologique des nations ne peut être rejetée d’un revers de main idéologique. Si l’identité nationale a pu servir de prétexte aux pires excès politiques au cours du XXe siècle, le concept d’identité culturelle a lui aussi amplement servi d’appui aux différents courants de la droite extrême (Meyran et Rasplus 2014), y compris aux nazis dont tout l’édifice idéologique reposait sur le concept de l’identité raciale et culturelle et pas sur celui de nation.
Les constructions identitaires sont d’ailleurs toujours à l’œuvre, qu’il s’agisse des États nations institués ou des groupes qui cherchent à se faire une place politique, sous toutes les latitudes. Je pense, entre beaucoup d’autres, aux Roms qui cherchent à se définir une identité collective sur la base d’une fiction linguistique (Garo 2002 ; Canut 2011), aux berbères (Pouessel 2005), aux mayas (Léonard 2005)) ou bien encore au micro-nationalisme breton qui se réinvente une langue bretonne toute neuve et une « celtité » de pacotille basée sur des bases idéologiques racistes (Morvan 2002). On arrive d’ailleurs à une contradiction qui, pas sa simple évocation, permet de mesurer le caractère très largement artificiel de ces identités réinventées. Évoquant les deux variétés de breton, Broudic écrit :
«... la distance est considérable entre le badume (la langue qui se parle localement au quotidien) et la langue normée qui s’impose pour l’enseignement, dans la presse et l’édition, y compris sur internet, ou sur les panneaux routiers bilingues, et qui est aussi celle dans laquelle tendent à s’exprimer les nouveaux locuteurs en ayant fait l’acquisition comme langue seconde. La dichotomie est telle que l’on se trouve, pour ainsi dire en présence de deux langues juxtaposées… » (Broudic 2013 : 451).
On assiste ainsi à la création in vitro d’une langue bretonne, pour les besoins de la cause identitaire, au prix d’une rupture avec les locuteurs dont les nationalistes disent justement vouloir conserver l’héritage et perpétuer la « tradition ». Les micro-nationalismes font florès en ce moment (catalans, écossais, flamand, corses, lombardo-vénitiens, etc.) et ils construisent tous leurs argumentaires sur des bases ethniques ou linguistiques en réinventant leur histoire : « nous devons être indépendants parce que vous sommes différents, parce que nous avons notre propre identité ». C’est l’affirmation de l’identité en soi et pour soi sans autre projet politique que celui de vivre entre soi. À une nuance près cependant : les micro-nationalismes catalans, flamands ou lombardo-vénitiens par exemple fondent leurs revendications sur des bases économiques. En effet, ces zones relativement prospères dans l’Europe d’aujourd’hui, justifient leur volonté de se séparer des États nations parce qu’ils n’ont plus envie de contribuer de « payer pour les autres », c’est-à-dire les régions plus pauvres. Il ne s’agit donc pas d’un projet d’émancipation mais d’égoïsme national.
La question est donc de comprendre pourquoi, malgré des critiques anciennes, pertinentes et récurrentes, cette notion d’identité continue à être utilisée dans le discours à prétention scientifique, sans le moindre recul critique. La surabondance de ce terme dans les documents européens, ainsi d’ailleurs que dans les textes qui s’en inspirent ou qui s’y référent, devraient au minimum inciter les auteurs à davantage de prudence. Dans le cas des politiques concernant l’accueil des migrants, le postulat de base que les migrants possèdent des « identités » particulières procède d’un choix politique : les « identités culturelles » se substituent aux appartenances de classe, bien plus subversives et plus dangereuses pour l’ordre social et économique en place en Europe. Je l’ai dit en introduction, ce n’est pas un hasard si les « travailleurs immigrés » sont devenus des « migrants ». Ce faisant, en mettant l’identité culturelle en avant, on contribue à ethniciser une question éminemment sociale.
Je livre un exemple au lecteur (parmi d’autres, puisque le choix est large), extrait du Livre Blanc, qui donne à voir les contorsions intellectuelles des idéologues européens pour tenter de sortir de la contradiction où les mène cette question de l’identité (Livre Blanc : 18) :
« Ainsi, le dialogue interculturel est important pour gérer la pluri-appartenance culturelle dans un environnement multiculturel. C’est un outil qui permet de trouver constamment un nouvel équilibre identitaire, qui répond aux nouvelles ouvertures ou expériences et ajoute à l’identité de nouvelles dimensions sans perdre ses propres racines. Le dialogue interculturel nous aide à éviter les écueils des politiques identitaires et à rester ouverts aux exigences des sociétés modernes. »
Le Livre Blanc tente ici de nous convaincre, dans son inénarrable jargon, que pour éviter les « écueils des politiques identitaires », donc les mauvaises politiques, il faut ajouter aux identités d’autres identités ! On aura bien compris, au-delà de ce salmigondis verbal, que pour les idéologues européens, ce ne sont pas les identités qui posent problème en soi : ce qui importe en fait pour eux c’est de faire le tri et le bon choix entre les « bonnes » et les « mauvaises » identités.
4. Culturalisation et ethnicisation de la question migratoire
4.1. La notion problématique de culture
De la même façon qu’identité, culture est une notion hypertrophiée. Apparue dans le répertoire conceptuel des anthropologues au tournant des XIXe et XXe siècles, ce concept s’est lentement transformé en notion aux contours de plus en plus flous pour finir par devenir un terme tellement galvaudé qu’il ne possède aujourd’hui plus de consistance théorique. Son « passage » dans le domaine public a largement contribué à cette dilution conceptuelle mais les sciences sociales largement consommatrices de ce terme, sont également responsables. L’anthropologie aujourd’hui remet en cause et travaille cette notion qui pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Ce travail de remise en cause et de redéfinition est entamé depuis longtemps et l’on pourrait presque dire qu’il a commencé avec l’apparition du terme lui-même. Je renvoie, concernant cette évolution, à l’excellent travail de synthèse de Cuche (2001). Ce travail d’interrogation de la notion, et des problèmes qu’elle pose dorénavant, continue aujourd’hui. Il est mené par l’anthropologie, discipline qui l’a introduite dans le domaine des sciences sociales. La notion de culture fait l’objet de critiques de plus en plus fréquentes et de plus en plus frontales de la part des anthropologues. Amselle (2010 : 10), à partir du terrain africain, écrit : « c’est ce travail de terrain qui m’a amené à déconstruire trois catégories capitales de l’anthropologie : celles d’ethnie, de culture et d’identité». Selon lui, « toute culture est le produit d’un branchement, d’une dérivation opérée à partir d’un réseau de significations plus large qu’elle. » Bensa (2006 : 125-126), sur la base de son terrain océanien écrit de son côté :
« Il suffit pourtant de considérer quelques exemples pour s’apercevoir que la notion de culture, et le vocabulaire qu’elle charrie dans son sillage font eau de toute part. Qu’est-ce qu’un comportement océanien, européen, asiatique ? Quand je mange avec des baguettes, est-ce que je deviens chinois ? Si ces gestes relevaient vraiment de cette divinité incommensurable qu’on appelle culture, ils ne pourraient être appris par des personnes d’origines différentes. Dans son acception actuelle la plus courante, la notion de culture, comme celle autrefois de race, suppose une niche où chacun serait enfermé dès sa naissance et dont il serait impossible de sortir ».
Forgée à l’origine par les anthropologues pour décrire les sociétés qu’ils qualifiaient encore au début du XXe siècle de « primitives », le concept porte immanquablement et durablement la marque du contexte politique, social et scientifique dans lequel il est apparu. En effet, il s’agissait pour les administrations coloniales de connaitre les populations des territoires conquis, de les recenser et, si possible, de les organiser dans leur maillage politico-administratif. Dès l’origine, les « indigènes » sont classés, nommés et administrés. Ce classement est effectué en utilisant le critère racial, ethnique ou tribal, reposant tous les trois essentiellement sur le critère linguistique. L’administration coloniale, directement ou indirectement appuyée par les anthropologues, crée donc les ethnies, leurs territoires et leurs chefs. Le concept de culture ne fera qu’apporter une caution scientifique à des entités largement construites par les européens. Les groupes ethniques repérés par l’anthropologie, et acceptés comme tels, sont des constructions de l’époque coloniale et le concept de culture, plaqué sur celui d’ethnie, reprend à son compte cette invention. Le concept de « culture » a un effet performatif : il crée le groupe culturel ou ethnique en le nommant. L’anthropologie crée une « réalité » qui va finir par s’imposer. Les groupes ethniques et leurs noms, ainsi crées par les anthropologues, vont être utilisés par l’administration coloniale mais également par les scientifiques. Par un effet pervers propre au monde académique, des générations d’ethnologues reprennent ces classifications pour mener des recherches sur le terrain où chacun cherche à travailler sur telle ou telle ethnie particulière et occuper ainsi un créneau de spécialité nécessaire pour construire une carrière académique. Ce faisant, il devient difficile pour les anthropologues de déconstruire leur propres objets d’analyse sans déconstruire leur propre travail et, dans ce cas, d’interroger les notions d’ethnie ou de culture alors que le travail d’une carrière entière repose sur ces deux bases théoriques. Les concepts d’ethnie et de culture ont prospéré au prix de la mise en place d’un écran théorique qui se fissure aujourd’hui. Pour créer ses objets épistémologiques, c’est-à-dire les ethnies et les cultures, l’ethnographie a dû faire subir à la réalité quelques opérations chirurgicales. L’ethnographie a d’abord découpé dans la masse des populations et des sociétés qu’elle découvrait en dissociant les groupes sociaux les uns des autres sur la base de critères qu’elle avait établis : langues, religions, types de parentèle, etc. Le travail ethnographique a ensuite consisté à circonscrire ces groupes de façon rigoureuse et univoque, d’en établir la liste et de délimiter leurs territoires. Il s’est agi ensuite de nommer ces groupes, opération essentielle, je l’ai dit, puisque c’est un acte performatif : par la puissance de la science et de l’administration coloniale, les ethnies sont créées par le fait d’être nommées. La dernière opération, mais pas la moindre, consistera à abstraire ces entités ainsi crées de l’histoire : sans mémoire écrite, possédant un mode vie en apparence surgi du fond des âges, ces peuples et ces sociétés semblaient vivre dans une intemporalité mythologique, un non-temps, une non-histoire puisqu’il semblait à l’ethnographie que le temps s’était arrêté pour ces peuples ou bien même qu’il n’avait jamais débuté. Sans histoire, il n’y a donc ni progrès ni changement et les saisons semblent se suivre et se ressembler pour les sociétés traditionnelles. Le concept de culture, dans ce contexte intellectuel, arrive à point nommé pour décrire cette nouvelle réalité épistémologique et il possède l’avantage de se débarrasser de celui de race, devenu par trop encombrant après la seconde guerre mondiale. Car il s’est bien agi d’un glissement, d’un passage subreptice de « race » à « culture » que décrit très bien Benn Mickaels (Benn Mickaels 1992).
Mais l’anthropologie n’a jamais cessé d’interroger ses concepts centraux, culture, ethnie, ethnicité (Poutignat et Streiff 1999). De fait, la définition de la culture peut vite tourner en rond si l’on commence à s’interroger sur les bases qui les fondent. D’ailleurs, les différentes définitions de la culture sont innombrables, au sens propre du terme (Cuche 2001). Une culture se définit par le fait que les membres d’un groupe ou d’une communauté ou d’une société partagent un certain nombre de pratiques, de représentations, qu’ils disent descendre du même ancêtre, qu’ils parlent la même langue ou pratiquent la même religion. Le problème est de savoir s’il faut définir le groupe pour trouver la culture qui lui correspond ou bien l’inverse. Le concept de culture a contribué à réifier des sociétés et des cultures en les décrivant comme des systèmes clos et homogènes. Or, on commence à avoir une toute autre idée de ces cultures : elles ne sont pas closes sur elles-mêmes mais en perpétuel mouvement et sont en interaction permanente. Les groupes culturels ou ethniques se font et se défont sans cesse, s’interconnectent, se mêlent et se séparent. Les travaux des ethnographes et des archéologues montrent également que ces groupes ont non seulement une histoire, mais qu’en plus celle-ci est tumultueuse, faite de guerres, de conflits, de construction et de destruction d’entités politiques (Keeley 2009). Les cultures traditionnelles ne sont homogènes que par la volonté des ethnographes qui n’ont cherché à savoir que ce qui rapprochait les membres des groupes sans voir ce qui les opposait, sans s’intéresser aux inégalités, aux rapports de force et de domination, aux luttes qui agitaient en interne ces sociétés. Plus on remonte l’histoire de ces sociétés, quand il est possible de le faire, et moins on perçoit de continuité indiscutable dans le temps et dans la structure et la composition de ces sociétés. Les « cultures » traditionnelles sont instables, complexes, soumises à d’incessantes pressions externes et internes qui les font éclater, se recomposer, s’entre-détruire ou s’auto-détruire, qu’elles sont interconnectées avec des frontières floues, bref, qu’elles sont insaisissables. L’anthropologie d’aujourd’hui interroge ce concept et prend désormais d’infinies précautions avant de l’employer (Abélès 2012).
Cet assez long détour, qui semble nous amener loin de notre propos central, se justifie par le fait que les sciences sociales, et pour ce qui concerne directement mon propos ici la sociolinguistique et la didactique, on massivement importé la notion de culture et l’utilisent abondamment, avec toutes ses déclinaisons adjectivales et/ou affixales. Les textes européens reposent tout entier sur cette notion et son omniprésence confine parfois au lavage de cerveau. Mais si l’on peut comprendre que des textes d’orientation politique, comme le sont les documents du Conseil de l’Europe, ne prennent pas la peine d’au minimum interroger le terme, on peut le regretter quand il s’agit de textes à prétention scientifique. La quantité d’articles et d’ouvrages publiés sur le thème du « -culturel », simplement dans le champ de la didactique et de la sociolinguistique, est proprement étonnante. Pour cela, toutes les ressources morphologiques du français sont utilisées, avec tous les préfixes imaginables (inter-, pluri-, multi-, intra-, trans- ou d’autres, combinés, comme multi-trans). Les suffixes sont également utilisés, une fois que les préfixes ont été épuisés (alterculturalité, alterculturation…). La surproduction lexicale ne se limite pas au lexème culture : d’autres constructions morphologiques apparaissent sur la base de termes omniprésents dans les textes européens et de ceux qui s’en inspirent, comme altéritaire ou diversitaire. Cette inflation néologique confine à la logomachie et masque mal une indigence conceptuelle.1
Passé du domaine ethnographique de l’analyse des sociétés traditionnelles, vers celle des sociétés industrielles et post-industrielles, le concept de culture démontre plus encore ses limites. Les déficiences théoriques constatées dans son domaine d’émergence et d’application d’origine, l’ethnographie, sont encore plus criantes dans le contexte des sociétés d’aujourd’hui. La conception holistique des cultures, les considérant et les analysant comme des touts homogènes et cohérents, ne tient plus. L’introduction de l’histoire comme facteur d’analyse suffit à démontrer que ces ensembles repérés par le regard extérieur de l’ethnographe n’est qu’une illusion. En effet, d’une part la méthodologie ethnographique et le regard anhistorique de l’observateur fige les sociétés étudiées dans un présent perpétuel et produit des clichés photographiques d’un instantané social qui ne voit rien des mouvements, des changements et des bouleversements en cours, passés ou à venir. D’autre part, l’approche holistique des cultures gêne ou empêche de voir les conflits sociaux à l’œuvre au sein de ces cultures. Les recherches archéologiques démontrent que les sociétés et les cultures traditionnelles ont disparu, se sont fragmentées, se sont dispersées ou se sont autodétruites à la suite de violents conflits internes (Diamond 2000, 2006, 2013 ; Keeley 2009). Enfin et surtout, la conception culturaliste et holistique des « cultures » a privilégié une approche idéaliste, au sens philosophique du terme, en privilégiant les facteurs religieux, symboliques ou mythologiques pour interpréter les données collectées par le travail de terrain. Ce faisant, elle a complètement sous-estimé les facteurs matériels, les aspects fondamentaux qui concernent la production, la gestion et la distribution des ressources de subsistance, sources de conflits destructeurs.
L’évocation, ou l’invocation pourrait-on dire, de la culture en didactique et en sociolinguistique, représente un problème non pas tant parce qu’il faudrait définir chaque terme employé et s’assurer de son univocité car cet objectif est une illusion en sciences humaines. Toutes les notions ont des contours plus ou moins flous et il faut bien s’en accommoder. Le problème avec cette notion de culture, et c’est là le plus important, c’est ce que véhicule ce terme quand il est importé dans d’autres disciplines que l’anthropologie. En faisant l’impasse sur les questionnements soulevés par cette notion, les discours didactiques et sociolinguistiques en reproduisent les contradictions et les limites.
4.2. La culture des migrants
Ainsi, dans le domaine qui nous intéresse ici, l’exhortation militante à la reconnaissance et à la valorisation des « cultures » des migrants, que l’on retrouve aussi bien dans les textes officiels du COE que dans ceux des chercheurs qui s’en inspirent, repose sur des contradictions fondamentales et irréductibles. La reconnaissance et la valorisation des cultures suppose en effet que celles-ci soient identifiables et que l’on soit capable d’en définir les contours, sinon la nature et les traits. Cela suppose également que l’on soit capable de dire quels sont les groupes et/ou les individus qui y appartiennent ou s’en réclament. Dans le premier cas, des cultures auraient été prédéfinies et dans le second, il s’agirait de groupes d’individus conscients d’appartenir sans équivoque à une culture qu’ils auraient eux-mêmes définie et dont ils se revendiquent. Or, on vient de voir qu’une culture est une entité insaisissable, en théorie et en pratique. Aucune « appartenance » nationale, religieuse et encore moins « ethnique » n’est capable de faire le tour des modes de comportement et de pensée d’un individu. Dès lors, les approches culturalistes, tout en réaffirmant le rôle central des cultures, utilisent le même biais que pour l’identité : les cultures sont déclarées « multiples », « diverses », « métissées ». C’est une façon de contourner, dans la facilité théorique, les reproches récurrents de réification des cultures. Mais si l’on admet que les « cultures » ne sont pas des ensembles homogènes, figés, permanents, comment peut-on encore les qualifier de « culture », au sens qu’en donne l’anthropologie depuis plus d’un siècle ? Si l’on admet que les « identités » et les « cultures » se définissent par de multiples traits, influences, ou mélanges, que reste-t-il de ces entités prédéfinies que l’on appelle « identités » et « cultures » ? Si l’on ajoute à cela que ces « identités » et ces « cultures » ne sont pas permanentes et se modifient, évoluent, se restructurent en fonction des parcours de vie, des contextes et des contacts, ces deux notions finissent par perdre ce qu’il leur reste d’épaisseur. On passe alors de l’approche réifiante, essentialiste de la culture à la version molle, comme le dit Brubacker (op. cit.) à propos de la notion d’identité. Cette version de la culture est alors si molle qu’elle en devient liquide : la culture, et donc les rapports interculturels, se réduisent à la « gestion » des relations interindividuelles, à une capacité réflexive et de décentration dans les relations interindividuelles. La montagne de l’interculturel a ainsi accouché d’une souris conceptuelle.
On comprend que l’association des deux notions identité et culture dans l’expression « identité culturelle », devienne alors un véritable piège théorique et politique (Meyran et Rasplus 2014). Ce piège s’est refermé avec la parution d’un ouvrage (Lagrange 2010) qui a suscité de nombreuses polémiques. Celui-ci démontre, statistiques de la délinquance à l’appui, que les migrants d’origine sahélienne, du fait d’un certain nombre de traits culturels de leurs sociétés d’origine, seraient plus enclins à la violence. Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas de démontrer s’il a raison ou tort2 mais de faire apparaître le piège scientifique et politique auquel mène le culturalisme. Les conclusions de Lagrange ont été immédiatement reprises par une certaine droite parce qu’elles confirmeraient qu’il y a bien un problème « culturel » avec certains immigrés tandis que ces conclusions étaient par ailleurs violemment contestées par des sociologues de gauche. Si Lagrange était parvenu à la conclusion que la « culture » de ces migrants d’origine sahélienne et de leurs enfants favorisait un comportement pacifique, l’orientation du débat aurait sans doute été complètement différente. Le piège a fonctionné ici parce que la mise en avant systématique de la « culture » des migrants pour la « reconnaître », la « respecter », ou en favoriser le maintien, contribue à placer la question culturelle au centre du débat. Dès lors qu’il s’avérerait que la « culture » des migrants serait non plus une source d’épanouissement ou d’enrichissement mais un obstacle, pourrait-on encore en favoriser la reconnaissance et le maintien ? Mon propos ici, je le répète, n’est pas de prendre position sur le fait que la culture d’origine serait un obstacle ou un enrichissement mais de dire qu’il faut tout simplement se débarrasser de cette notion, ainsi que de celle d’identité, pour analyser le fait migratoire. La notion d’identité culturelle est bel et bien un piège qu’il faut éviter. Elle conduit à ethniciser la question de la migration : la mise en avant systématique de la notion d’identité culturelle pour les migrants, portée par les porte-parole autoproclamés des « communautés » et des « entrepreneurs d’ethnicité » a provoqué en retour une réaction identitaire des autochtones qui se replient sur l’identité nationale, le terroir, les valeurs traditionnelles, appuyées en cela par la droite de la droite et l’extrême-droite (Amselle 2011). Le piège de la « différence culturelle » a déjà fonctionné en Afrique du Sud comme l’a montré et dénoncé Kuper (1999). En effet, le régime de l’Apartheid avait compris l’intérêt du différentialisme culturel en le retournant au profit de son idéologie raciste : si les êtres humains se caractérisent par le fait qu’ils appartiennent à des cultures spécifiques, différentes les unes des autres, et que ces différences ne sont pas intégrables dans un ensemble commun, il s’agit d’organiser la société de façon à ce que chaque culture puisse se développer et vivre selon leurs choix, de façon séparée. C’est d’ailleurs le sens du mot apartheid en Afrikaans. Il y a bien sûr une grande part de cynisme de la part des racistes Sud-Africains mais Kuper montre qu’ils se sont appuyés sur l’idéologie culturaliste pour cela. L’idéologie culturaliste produit en autre effet pervers incarné par la vision d’Huntington (2000). Selon lui, les cultures, qui forment des ensembles civilisationnels plus vastes, sont si différentes, si loin les unes des autres, qu’elles risquent de mener à des conflits de grande ampleur. La position de Huntington, comme de celle des culturalistes en général, pose la différence des cultures comme des faits incontestables. Ce faisant, cette position évacue la possibilité même de l’universel. Pour les différentialistes culturels « bien-pensants », les hommes se définissent par leurs identités culturelles, qu’il faut reconnaitre, défendre, promouvoir et faire dialoguer. C’est le même constat de départ pour les différentialistes culturels « mal-pensants » mais ils en tirent d’autres conclusions : il faut que chacun vive de son côté et suffisamment séparé et fermé aux autres pour que les cultures puissent survivre.
Cette association notionnelle entre culture et identité est parachevée par une autre notion qui pose encore bien plus de problèmes que les deux autres et qui est l’objet en France d’un très intense débat : la communauté. Le Livre Blanc l’utilise abondamment sans le plus petit début de questionnement ou de recul. Plus encore que culture ou identité, cette notion semble relever de l’évidence absolue pour les auteurs et le COE. Si culture et identité sont des notions floues, celle de communauté est tout simplement un non-sens théorique et pratique et une bombe à retardement. La communauté, en effet, enferme sans équivoque les individus dans des appartenances prédéfinies. Cette fois, à la différence de « culture » et « identité », les contorsions intellectuelles sur le « multiple », le « pluriel », le « divers » ne sont plus possibles : on appartient ou on n’appartient pas à la communauté, il n’y a pas de demi-mesure possible. La société ainsi pensée, il n’existe donc plus qu’une juxtaposition de communautés, plus ou moins importantes, dominantes ou dominées, vivant en bonne entente ou non, mais distinctes : le « dialogue interculturel » prévoit les échanges entre les communautés mais cela ne peut fonctionner que si chacun reste à sa place, en l’occurrence dans sa communauté d’origine. Au mieux peut-on passer dans ce système d’une communauté à l’autre. L’horizon indépassable de la communauté est non seulement aberrant mais il contrevient aux principes mêmes des « valeurs » tant de fois réaffirmées du COE, à savoir les principes philosophiques et politiques des Lumières. Toute la modernité démocratique dont se réclament les États membres du COE est fondée sur ce principe d’airain du libéralisme politique : la société est composée d’individus libres et égaux devant la loi commune. La modernité démocratique a mis des siècles à établir ce principe, contre toutes les appartenances exclusivistés de type religieux surtout, mais aussi coutumier, professionnel, sexuel, etc. Avec la notion de communauté, c’est un retour en arrière de plusieurs siècles qui s’opère. Par ailleurs, qui décide, pour qui et au nom de qui, de l’appartenance de tel ou tel individu à telle ou telle communauté ? Car c’est bien là le problème majeur : ces communautés n’ont aucune réalité ni aucune légitimité autre que celle que des leaders autoproclamées lui donnent. Sauf si justement ce sont des instances publiques qui lui donnent l’onction. Et, pratiquement, comment et où ces instances publiques peuvent-elles inventer les communautés et leurs leaders, chercher des « interlocuteurs » comme le dit pudiquement le Livre Blanc ? La réponse est simple : il faut se tourner vers la religion et les chefs des communautés religieuses que l’on désigne arbitrairement comme les porte-parole de la communauté imaginée qu’ils sont censés représenter. La boucle est bouclée et le Livre Blanc est parfaitement explicite à cet égard : le recours aux communautés religieuses pour le « dialogue interculturel » est omniprésent. L’enfermement est alors total et infiniment dangereux, comme le dénonce justement Amartya Sen (Sen 2006). Ce prix Nobel d’économie d’origine pakistanaise sait de quoi il parle, lui qui a vécu dans son enfance les conflits sanglants entre religions. Il montre le caractère mortifère de la division des individus sur des bases religieuses et dénonce à la fois les « intellectuels communautaristes » mais également, et surtout, les politiques suivies dans les pays occidentaux qui consistent à ériger les religions, leurs institutions et leurs leaders en interlocuteurs. Ce faisant, on enferme définitivement les individus, migrants ou non, dans un face à face irrationnel et explosif entre communautés religieuses et le piège se referme. À cet égard, la laïcité telle qu’elle est conçue en France (Pena-Ruiz 2003 ; Kinzler 2012), n’est pas qu’une attitude frileuse et fermée aux « différences », comme l’affirment ses contempteurs, mais c’est cette capacité à remettre le Politique au centre des rapports entre les individus et à (re)mettre la religion là d’où elle n’aurait jamais dû sortir : ses sanctuaires.
4.3. La culture pour faire oublier le social et le politique
Les textes du COE sont saturés de références à la culture et à l’identité culturelle des migrants. L’alpha et l’oméga des politiques linguistiques préconisées par le COE et de ses experts est la reconnaissance, le respect et la promotion des cultures des migrants. Ces orientations de politique culturelle et linguistique sont d’ailleurs largement reprises dans le champ de la didactique des langues. L’approche « plurilingue et interculturelle » est un totem dont la profanation provoque immédiatement l’anathème. Mais cette notion repose elle aussi sur les sables mouvants des « identités » et des « cultures ».
La domination sans partage de la « culture » et de ses affixes tient au fait que le débat scientifique et intellectuel s’est très largement laissé absorber par un courant philosophique qui n’apparait plus, du moins en ce moment, en tant que tel, justement parce qu’il est archi-dominant. Ce courant, c’est celui de l’idéalisme philosophique. Cette domination sans partage, et qui s’ignore comme telle, est le résultat du reflux actuel du marxisme théorique. Le marxisme possède un outillage théorique qui propose une approche matérialiste pour l’analyse des rapports humains et des rapports entre les hommes (Marx et Engels 1976). Une approche matérialiste de l’analyse des rapports entre les hommes s’intéresse à ce qu’ils font, ce qu’ils produisent (où, quand, comment, avec qui et avec quoi), ce qu’ils pratiquent pour comprendre ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent ou ce qu’ils se représentent. Selon Marx et Engels, il faut savoir et comprendre ce que font les hommes pour comprendre ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent. Ainsi, la culturalisation ou la psychologisation des rapports sociaux par les sciences humaines reflète-t-elle la domination actuelle de l’idéalisme philosophique. Du point de vue des institutions relais du culturalisme, cette position est logique : le COE d’abord, créé en mai 1949, en pleine guerre froide, exactement un mois après l’OTAN et qui, dès l’origine, est conçu comme la branche politique et idéologique de l’organisation militaire occidentale et qui diffuse une idéologie libérale et anti-communiste. Aujourd’hui que la menace militaire et idéologique des pays de l’Est européen n’existe plus, l’idéologie culturaliste sert d’autres intérêts : en culturalisant et en psychologisant les débats et les approches scientifiques, on fait l’impasse sur les questions économiques et sociales, sur les inégalités abyssales qui se creusent, sur le chômage de masse et les territoires urbains ou ruraux en complète déshérence. C’est exactement ce que dénonce Benn Mickaels aux États-Unis (Benn Mickaels 2006).
Les difficultés d’intégration que rencontrent les migrants aujourd’hui ne sont ni le fait d’une prétendue inadaptation culturelle de leur part ni le fait d’une intolérance grandissante de la part des autochtones : les problèmes d’intégration sont d’abord et avant tout le fait que l’Europe est dans un état économique et social calamiteux et que les États européens sont incapables d’offrir et de proposer autre chose à leurs peuples, et aux migrants qu’ils accueillent, que des paroles lénifiantes de tolérance mutuelle et une Europe ouverte aux quatre vents de la concurrence économique et humaine. Alors que les États d’Europe sont incapables d’offrir un travail, un logement, une formation correcte à ses peuples, ils leur demandent, en plus, de faire de la place pour d’autres qui arrivent d’ailleurs, encore plus démunis qu’eux, et d’accepter tout cela avec le sourire accueillant d’une tolérance bienveillante. Cette incroyable cécité des élites européennes, économiques et intellectuelles, conduit directement à la montée de l’extrême-droite. Guilluy (2010) parle des « croyants » et des « pratiquants » en matière de tolérance « multiculturelle : il y a ceux qui la prônent mais qui sont loin, géographiquement et socialement, de la réalité de ceux qui vivent confinés dans les quartiers populaires des grandes métropoles et des zones péri-urbaines. L’opinion des classes dominantes, intellectuelles et économiques, sur la mondialisation et les contacts « interculturels » n’est qu’un point de vue qui tend à se présenter comme une vérité. Les voyages, les échanges multiples, les rencontres professionnelles ou interindividuelles des élites leur donnent l’illusion de vivre une nouvelle époque, celle d’un cosmopolitisme heureux. En fait, ils vivent dans une bulle, où les contacts avec l’ « Autre » social sont rares ou inexistants. La réalité « interculturelle » des milieux populaires, migrants ou autochtones, est vécue d’une manière bien différente : le poids implacable de la crise économique qui n’en finit pas et qui exacerbe tous les rapports sociaux. Les « croyants » du multiculturalisme heureux sont donc incapables d’analyser la montée de l’extrême-droite autrement que par un moralisme bien-pensant.
Cependant, la question « culturelle » n’est pas une donnée négligeable concernant les rapports entre les migrants et la société qui les accueille et tout ne se réduit pas à des considérations économiques et sociales, même si elles sont déterminantes. L’approche des faits « culturels », telle qu’elle domine aujourd’hui en didactique et en sociolinguistique, repose sur une conception de la culture si large et si plastique qu’elle peut intégrer dans l’acception du terme tout et son contraire. La « culture » concerne aussi bien les pratiques que les représentations, présentes ou héritées, inconscientes ou conscientes, voire revendiquées. L’approche de la « culture » concerne souvent indistinctement les domaines de la sociologie et de la psychologie, ou de la psychologie sociale, sans que de véritables précautions théoriques ou méthodologiques soient prises. L’existence et le rôle des « cultures » est d’une telle évidence qu’il ne semble plus nécessaire d’en définir les contours, les contenus, les modes d’actualisation et de transmission. La « culture » est un déjà-là intemporel et essentialisé que les individus possèdent, qu’ils véhiculent intact par-delà les frontières, qui fait partie d’eux-mêmes. Cette conception de la « culture » est spiritualiste et s’apparente davantage à une âme qu’à un véritable objet scientifique. Les discours généraux et désincarnés sur les « différences », l’ « altérité », l’ « identité », reproduits en chaine, se dégonflent dès lors qu’il faut préciser en quoi concrètement consistent ces « différences », cette « altérité », ces « identités ». Le seul élément concret, et apparemment incontestable, c’est la religion. Mais là encore, et surtout, je l’ai dit plus haut, c’est un trompe l’œil puisque, si l’on suit les recommandations du Livre Blanc, sont de facto exclus du dialogue interculturel les athées, les agnostiques ou tout simplement les indifférents : c’est un enfermement communautaire religieux puisque les migrants n’ont d’autres solution que de se reconnaitre dans leur religion d’origine, qu’ils soient croyants ou non.
Les approches interculturelles courent le risque de ne s’intéresser qu’aux états d’âmes ou aux suppléments d’âme « culturels » si elle n’établit pas de lien concret avec l’analyse de la base matérielle, c’est-à-dire ce que vivent les migrants, ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils font concrètement, ce qu’ils ne font plus, ce qu’ils mangent, ce qu’ils regardent, ce qu’ils écoutent, où et comment ils travaillent, que font leurs enfants, où ils passeront leur retraite, etc. En sacralisant la « culture » on s’interdit de voir quels sont les éléments concrets qui la font, la défont et la refont sans cesse, si tant est qu’elle existe encore. En érigeant la « culture » comme valeur suprême, essentialisée, on se contraint à voir les migrants tels qu’on croit qu’ils sont ou tels qu’on croit qu’ils devraient être et non tels qu’ils sont réellement. Le processus migratoire provoque de tels changements chez les personnes, sur d’innombrables aspects pratiques et symboliques, que l’on doit se demander ce qui fait la « culture » spécifique de migrants, qu’il faudrait « reconnaître », « valoriser », « transmettre ».
5. Implications des conceptions européennes sur les politiques linguistiques
Le COE préconise des politiques linguistiques mais n’a pas la capacité politique de les imposer, même s’il sait convaincre. Par ailleurs, le COE et ses experts n’ont pas inventé ou conçu les démarches qu’ils préconisent en matière d’apprentissage des langues par exemple mais s’appuient sur les avancées récentes et consensuelles en didactique des langues (Maurer 2011). Il n’est donc ni inspirateur ni ordonnateur, mais sans doute un relayeur efficace d’une approche didactique qui s’inscrit elle-même dans un courant intellectuel et politique plus large. Si les préconisations du COE ont une influence, c’est également parce qu’elles ont trouvé un terrain intellectuel et politique favorable. Ce terrain idéologique, c’est celui de l’alliance objective entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel. Les principes qui fondent le capitalisme sont devenus des dogmes : libre circulation, concurrence non faussée, non intervention de l’État, recherche de la rentabilité pour accroitre les profits. Ces principes sont maintenant étendus aux questions « culturelles » et sociétales. Le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello 2011) s’est non seulement accommodé de la « critique artiste », comme l’appellent Boltanski et Chiapello, mais il l’a très rapidement intégré à sa stratégie économique et sociale. Cette « critique artiste », libérale sur le plan des mœurs, « ouverte à la diversité » selon la formule consacrée, privilégiant les engagements sociétaux ou « culturels » à la lutte sociale, a été tout simplement récupérée par le capitalisme, à son profit. Après Mai 68, les références dominantes sont désormais l’autonomie, la mobilité, les compétences. Ces valeurs, subversives au milieu du XXe siècle, sont devenues la doxa du nouvel esprit du capitalisme, libéral en matière économique et en matière sociétale ou « culturelle ». Les luttes se polarisent alors sur les questions sociétales et notamment la défense des migrants ou des « minorités », devenus les nouveaux « damnées de la Terre », pour paraphraser l’Internationale, en lieu et place du prolétaire, infréquentable pour avoir trop longtemps soutenu le Parti Communiste et désormais accusé d’être raciste, étriqué, ringard, à la remorque de l’histoire. C’est la contre-figure emblématique du « beauf », tête de turc de la nouvelle élite autoproclamée, urbaine, cosmopolite et si politiquement sûre d’elle-même.
Dans ce cadre, la référence idéologique du COE est parfaitement claire. Le document Diversité et cohésion en effet, après avoir longuement démontré les bienfaits et les avantages économique du capitalisme par une admirable leçon de propagande politique et de réécriture de l’histoire, affirme sans ambages que « sur le marché mondial, la diversité culturelle ne fait pas obstacle au développement économique ; elle lui est plutôt favorable » (Niessen : 24). Autrement dit, la diversité culturelle, c’est bon pour les affaires. Le texte démontre plus loin un certain cynisme sur le même sujet :
« En tant que membres de la société, les entreprises peuvent et doivent contribuer au développement des communautés et au maintien de l’harmonie en leur sein. Beaucoup d’entre elles découvrent qu’elles peuvent tirer un certain nombre d’avantages commerciaux en se faisant une réputation de société socialement responsable » (Niessen : 71).
Ceci signifie qu’une politique en faveur des minorités ethniques peut servir d’argument commercial : c’est d’ailleurs une stratégie que les firmes multinationales ont depuis bien longtemps adoptée, sans attendre les conseils du COE. Mais le cœur de l’argumentaire de cette nouvelle configuration idéologique est résumé dans le même document :
« La liberté de circulation des personnes est l’une des quatre libertés à établir, parallèlement à celles des échanges de services, de capitaux et de biens. Ces libertés appartiennent à la série d’instruments utilisés pour atteindre les buts de l’Union Européenne. Ces buts sont définis non seulement en termes économiques, mais également en termes sociaux et ils concernent les citoyens de l’UE et, inévitablement, ceux des pays tiers. La création d’un marché commun et d’une union européenne et monétaire va de pair avec la protection et la cohésion sociale et l’amélioration du niveau et de la qualité de la vie» (Niessen : 52)
Outre le fait qu’on attend toujours une amélioration du niveau de vie pour les 25 millions de chômeurs de l’UE, le reste de ce passage est sans ambiguïté : la libre circulation des biens et des capitaux est mise sur le même plan que celle des personnes. Les documents du COE sont tous empreints de cet éloge sans discernement de la mobilité que Boltanski et Chiapello (op. cit.) décrivent comme la nouvelle forme d’exploitation mise en place par le capitalisme puisque, pour permettre aux uns d’être mobiles, il faut forcément que d’autres soient « immobiles ». L’éloge de la mobilité comme valeur en soi atteint un point culminant avec l’analyse du phénomène des « transmigrants » (Tarrrius et alii. 2013). Les auteurs, sans doute fascinés par leurs sujets, présentent ces migrants d’un nouveau type comme les précurseurs de la société de demain, sans racines et dans contraintes, définitivement libérés des pesanteurs étatiques et du joug insupportable des États-nations. Or, ces « transmigrants » ne sont autres que…les contrebandiers et les trafiquants des réseaux de drogue et de prostitution, agissant évidemment au-delà et par-delà les frontières. On peut sans doute rêver mieux pour les peuples européens et les migrants. Le dogme de la libre circulation des personnes est érigé en valeur et toute remise en cause est vouée aux gémonies du racisme, de « l’Europe forteresse », de l’intolérance. Le résultat concret c’est d’un côté une féroce concurrence entre les travailleurs européens qui tire vers le fond les protections sociales et les salaires et c’est également l’impossibilité pour les États de contrôler les flux migratoires qui produit l’accumulation des problèmes dans les quartiers et les villes qui accueillent une population en difficulté toujours plus importante (Guilly, op. cit.).
Dans le cadre politique posé par les idéologues du COE, la libre circulation des biens et des personnes abolit les frontières tandis que la reconnaissance et la valorisation des « cultures », des « communautés » et des « minorités » construit un dallage de groupes sociaux appelés à vivre en bonne entente selon les principes du « dialogue interculturel », tout en restant différents. C’est un aspect central dans l’argumentation des textes du COE et des auteurs qui s’en inspirent et/ou s’en réclament. En matière de politique linguistique, les textes concèdent que l’apprentissage de la langue des pays d’accueil est indispensable mais cet que apprentissage doit aller de pair avec une politique volontariste des États de valorisation et d’aide à la transmission intergénérationnelle des langues et cultures d’origine. L’argumentation autour de cette préconisation tient en plusieurs points. C’est d’abord l’idée que si l’on demande aux migrants de changer pour s’intégrer, les sociétés d’accueil doivent également changer pour faire une place aux nouveaux arrivants. Le deuxième argument est basé sur une conception essentialiste et spiritualiste de la culture et de l’identité, que j’ai décrite plus haut, qui suppose que l’une et l’autre font partie de la personnalité des individus et qu’elles doivent à ce titre être reconnues, respectées et transmises : reconnaître la langue et la culture des migrants, c’est reconnaître leur identité…et inversement. Ce faisant, on procède à une forme d’assignation identitaire puisque, sans, voire contre, l’avis des migrants eux-mêmes, on les range dans des catégories identitaires et culturelles préconçues.
L’injonction presque obsessionnelle au maintien des langues et cultures d’origine des migrants amène à une proposition étrange qui montre bien l’impasse dans laquelle conduirait cette politique si elle était menée par les États. Le document propose ainsi (Beacco, 2008 : 34) :
« de mettre en réseau les acteurs linguistiques en appuyant la mise en place de synergies entre les immigrés dans les bassins de vie : pour ancrer certains usages des langues d’origine dans les répertoires des jeunes générations, il est nécessaire de recréer des communautés de communication en tant que communautés de proximité « famille-parenté-voisinage-quartier/village », localement dense. C’est la seule instance capable d’assurer la transmission de la langue d’origine comme langue première/maternelle »
Cette proposition, outre le fait qu’elle est impossible à mettre concrètement en pratique, consiste à préconiser le resserrement et la structuration des liens communautaires pour préserver les langues d’origine. Prenant acte du fait que le processus d’intégration fait « naturellement » son œuvre, la seule solution consiste à communautariser les migrants et leurs descendants. Un autre document du COE (Little 2010 : 15), qui concerne les enfants de migrants, fait presque exactement les mêmes propositions pour préserver les langues d’origine. Poussant jusqu’au bout cette logique du ghetto à la mode « interculturelle », il ne reste plus au COE et à ses experts qu’à envoyer une mission d’étude aux États-Unis pour s’inspirer du modèle des Amish : ils ont su en effet préserver intactes leur culture et leur langue d’origine à travers les siècles. Bienheureuse communauté !
Conclusion
J’ai essayé de montrer ici que les préconisations didactiques du COE et de ses experts s’appuient en partie sur des bases techniques mais que l’essentiel des orientations repose sur des postulats idéologiques. Ces orientations s’inscrivent dans le cadre de la construction » européenne qui n’a rien d’un processus naturel mais tout d’un processus politique. L’objectif de cette construction est l’effacement des frontières nationales pour aller vers le grand marché concurrentiel des biens et des personnes sous le couvert des « valeurs européennes ». À l’intérieur de cet espace politique, il n’est bien sûr plus question des nations ou des peuples mais des « communautés » ethniques, régionales, linguistiques, religieuses, etc. dont les « identités » pourront s’affirmer et se développer librement dans cet espace transnational, sous la protection d’une politique de la diversité. Tout ceci pourrait laisser entrevoir le meilleur des mondes possibles mais la réalité est tout autre.
L’appel à la reconnaissance, à la valorisation et à la promotion de la diversité se traduit par une exacerbation des identités de toutes sortes. Toutes les « minorités » veulent leur place, quitte à s’inventer comme minorité. Dans cette Europe de la diversité et des « identités culturelles », le projet collectif s’efface pour laisser place à une dés-intégration générale. Le récent référendum en Écosse a provoqué des sueurs froides à la Grande-Bretagne mais également aux responsables de la techno-structure européenne qui ont vu passer le boulet de très près. Pourtant, les revendications écossaises s’inscrivent complètement dans cette politique de la diversité : les écossais s’en s’ont servi et ont décidé de pousser la logique jusqu’au bout, jusqu’à demander la création de leur propre État Nation. Ce sont aussi les nationalistes catalans qui demandent un référendum et le processus n’a aucune raison de s’arrêter puisque d’autres micro-nationalismes sont à l’affût. De la même façon, la culturalisation des rapports sociaux, qui est à la base de l’idéologie européenne, produit un phénomène d’ethnicisation de la société où chacun tente de se placer sur le grand marché des identités culturelles. Mais la culturalisation des rapports sociaux est menée d’abord par le biais des religions, ce qui conduit à une confessionnalisation de la société. De la même façon, l’appel mille fois répété, dans tous les documents européens, à la reconnaissance et à la valorisation du plurilinguisme, dans lequel s’inscrivent nous l’avons vu les langues d’origine des migrants, est-il lui aussi empreint d’une belle et grande naïveté. Personne, hormis quelques attardés, ne saurait être contre le beau projet que les européens parlent ou comprennent plusieurs langues et communiquent dans une belle harmonie néo-babélienne en écoutant, l’œil embué, l’Hymne à la Joie. Le problème est ailleurs. Tandis que l’on ferraille contre les moulins à vent des idéologies monolingues nationales, un rouleau compresseur monolingue bien réel avance : le tout-anglais. Il suffit d’aller consulter sur la Toile les sites du Conseil de l’Europe et de l’UE pour découvrir que la quasi-totalité des dispositifs européens en faveur du plurilinguisme portent des intitulés…en anglais, voire ne sont accessibles que dans cette langue. « Faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais », pourrait dire le COE.
Ce qui est en jeu, ce n’est pas telle ou telle orientation didactique, technique ou scientifique : c’est un projet de société. Si l’effacement des frontières politiques conduit à la multiplication de nouvelles frontières communautaires (« culturelles », religieuses ou linguistiques), le risque est d’aboutir, non à une « mosaïque » selon le cliché éculé, mais à une libanisation de l’Europe et ce ne sera pas en chantant les psaumes du « dialogue interculturel » que nous réussirons à effacer ces nouvelles barrières. En creusant encore un peu plus le « fossé imaginaire de l’altérité » (Bensa 2006 : 14) nous risquons de perdre de vue l’essentiel et d’oublier, selon la belle formule du même auteur, que « rien de ce qui est humain ne saurait être étranger à un autre humain ». Le respect de l’Altérité, avec sa majuscule et érigée en absolu, empêche d’accéder à l’universel, c’est-à-dire à la conscience que l’Autre n’est pas d’abord un autre, mais notre semblable.
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Notes
1 À ce propos, un autre suffixe pollue littéralement tous les débats. Ce préfixe est -phobe, véritable arme de destruction massive de la réflexion et du débat démocratique et scientifique. Au-delà de la tendance moutonnière à fabriquer des termes à la chaîne en suivant la mode qui passe, ce suffixe sert à étouffer la moindre velléité de penser autrement qu’en rond. Les termes construits en -phobe ont pour objectif de porter accusation, de mettre son adversaire à l’Index selon la méthode de la Sainte Inquisition.
2 Je renvoie pour cela le lecteur aux débats sur ce livre médiatisés sur la Toile.