Le n°71 de la revue Travaux de didactique du FLE porte sur une question que notre époque contemporaine, après une période de relative accalmie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, a de nouveau rendue d’actualité : les conséquences des crises (économiques et politiques) et des conflits (notamment armés) sur l’enseignement des langues étrangères.
Nous souhaitons nous pencher ici en particulier sur l’enseignement du français, l’une des principales langues de grande diffusion, de par son expansion territoriale et son poids politique. L’importance géopolitique d’une langue va de pair avec son importance au niveau didactique, en termes de désir de langues dans le contexte de la mondialisation actuelle, qui privilégie la valeur projetée d’acquisition des « grandes langues ». En sa qualité de langue de grande diffusion et du grand espace de communication que représente la francophonie, le français en tant que langue étrangère est encore très présent dans l’offre de formation de nombreux pays du monde. Cependant, les grands bouleversements géopolitiques, intervenus à la charnière du XXème et du XXIème siècle, ont eu pour conséquence un repositionnement variable des langues sur l’échiquier glottopolitique mondial, qui s’est reflété également sur les politiques éducatives et sur l’enseignement.
Le n°71 de la revue Travaux de didactique du FLE est organisé autour de trois chapitres : Les crises économiques et politiques et l’enseignement du français (chapitre I), Les conflits armés et l’enseignement du français (chapitre II) et Au-delà du français langue étrangère (chapitre III).
Chapitre I) Les crises économiques et politiques et l’enseignement du français
L’école est souvent en première ligne, lorsqu’un pays est frappé par une crise économique : paupérisation du système éducatif, manque de moyens pédagogiques et démotivation des enseignants et des apprenants, en sont quelques-unes des conséquences. Une crise économique aigüe bouleverse les priorités des parents et des apprenants, ce qui peut se traduire par des choix linguistiques guidés essentiellement par une forme de pragmatisme (valeur attribuée ou projetée d’une langue dans les offres d’emplois proposées sur le marché, désir d’émigration…). Elle peut aussi mener vers de grandes restructurations dans les ressources humaines, ayant pour objectif de réduire les coûts (augmentation du volume horaire, regroupement des élèves, réorganisation de l’emploi du temps de l’enseignant…), ce qui n’est pas sans affecter la qualité de l’enseignement proposé. Il arrive par ailleurs qu’une crise économique accompagne une conjoncture politique défavorable (pays endetté, fortement dépendant de l’aide internationale…). Comment ces facteurs influencent-ils l’offre de formation dans le domaine des langues étrangères ? Quelle est la situation de la langue française, dans ce contexte ? Est-elle si indemne qu’on pourrait le penser à première vue, dans la conjoncture mondiale actuelle ? Subit-elle une perte de prestige, d’attractivité, de fonctionnalité ? Quels sont les gains et les pertes d’une politique de promotion de la francophonie, qu’on a longtemps crue sinon efficace, du moins protectrice d’un rayonnement pérenne ? Enfin, comment les questions économiques affectent l’enseignement du FLE proposé aux migrants, sur le territoire français ? Telles sont, entre autres, les questions que nous avons souhaité aborder dans le premier chapitre de ce numéro, composé de quatre articles.
Christophe Cosker, fort de son expérience d’enseignant de français à Mayotte, se penche sur ce territoire français lointain, actuellement soumis à une crise économique et politique, à travers une réflexion sur les moyens didactiques susceptibles de créer un lien plus fort entre le monde, ou l’environnement, et le lieu d’apprentissage, autrement dit l’école. L’enseignant à Mayotte, souvent métropolitain, doit tenir compte de la difficile situation économique des Mahorais (misère, pauvreté et discrimination sociale), qui se répercute nécessairement sur le domaine éducatif. L’auteur propose de ne pas fermer les yeux devant ces problèmes, en travaillant avec les élèves les contenus éloignés du contexte, mais au contraire de les aborder dans les cours de français, afin d’étudier leurs causes, de les verbaliser, de les questionner, et de faire de la classe un lieu de réflexion sur le milieu environnant, et sur le monde. Une autre proposition didactique consiste à faire de la classe de français un lieu d’accueil pour d’autres langues, plus proches et moins étrangères aux élèves que le français. A travers la valorisation du patrimoine linguistique local, qui peut se faire lors d’une étude des contes, par exemple, l’élève finit par apprivoiser également le français, langue dominante. L’école française à Mayotte a tout à gagner d’une plus grande prise en compte du contexte local : en transposant partiellement l’univers de Molière ou de Rabelais dans l’environnement mahorais, on peut rendre les programmes scolaires, élaborés à Paris, plus proches des élèves, et plus facilement assimilables aussi, et permettre au plus grand nombre de réussir.
Aline Gohard-Radenkovic part également de son expérience personnelle de conseillère pédagogique pour la langue française, en Australie, entre 1983 et 1986. Son postulat principal est que, en situation de crise plus qu’à un autre moment, une didactique contextualisée est nécessaire pour construire des démarches ad hoc appropriées, des accommodements didactiques ou tout simplement des approches didactiques alternatives, qui permettent de vaincre des résistances face à la présence ou à l’apprentissage d’une langue. Elle décrit un contexte de tensions extrêmes entre le gouvernement fédéral de Canberra et la France, dans les années 1980, à une époque où le français ne réussissait pas à rivaliser avec les langues du continent asiatique, comme le chinois, et où la population civile était souvent hostile à tout ce qui venait de la France, notamment pour des raisons politiques et géostratégiques. L’auteure revient sur des projets éducatifs qu’elle a pu développer sur place, qui ont permis de sortir les élèves de leurs manuels et des murs de leur école, tout en s’appuyant sur des réseaux partenaires et des pratiques collaboratives déjà mises en place dans le système éducatif australien. Au lieu d’une langue lointaine, le français est devenu, pour les élèves, une langue proche, une langue dans laquelle une partie de leur propre histoire a pu être racontée.
Julie Prevost-Zuddas, pour sa part, dans son article sur l’enseignement du FLE en France, questionne la politique linguistique éducative institutionnelle. Sa réflexion est inspirée par une enquête menée auprès d’élèves allophones scolarisés dans le secondaire, dans des structures différentes, et les entretiens réalisés avec des professeurs confrontés à ce public. En France, de nombreuses réponses ont été proposées dans l’objectif de trouver la méthode la plus efficace pour la prise en charge des enfants migrants, depuis les années 1970, afin de les intégrer au plus vite dans des classes ordinaires, cette intégration ayant, par ailleurs, une justification économique. Son enquête montre qu’une réponse homogène ne peut pas être donnée à une situation marquée par l’hétérogénéité des élèves. En voulant traiter le phénomène de la migration de manière expéditive, et insuffisamment contextualisée, sans véritablement fournir aux enseignants des outils didactiques leur permettant de prendre en charge ce public, l’école produit de nouvelles inégalités, et la société reste confrontée à une ségrégation scolaire.
Diane Querrien prolonge cette réflexion sur les élèves allophones, mais l’applique au contexte québécois. Le Québec est confronté depuis de longues années à une immigration importante. A l’époque contemporaine, la province accueille surtout de nombreux réfugiés, avec des parcours scolaires variables. Leur intégration aussi bien dans le système éducatif que dans la société, qui passe par la maîtrise de la langue française, demande une formation de la part des enseignants, qui fait parfois défaut, malgré le soutien officiel dont bénéficient les milieux scolaires. Cette nouvelle donne sociale demande une adaptation de la part du corps enseignant, afin qu’il puisse répondre pour le mieux aux besoins des élèves allophones. Cette adaptation passe par la formation continue, dont un exemple est présenté ici par l’auteure. Il s’agit d’un projet de formation continue universitaire, d’une durée de deux ans, sur la capacité d’adaptation d’enseignants et de conseillères pédagogiques de la région de Québec, portant sur l’acquisition du français chez des élèves allophones scolarisés ou sous-scolarisés : Alloscol. L’objectif du projet était d’aider les enseignants et les conseillères pédagogiques dans le développement de leur savoir-agir envers les élèves allophones concernant le français langue de scolarisation.
Chapitre II) Les conflits armés et l’enseignement du français
Les guerres et les conflits bouleversent non seulement les configurations sociolinguistiques et les rapports entre les langues, mais réorientent également les politiques linguistiques en fonction des nouveaux rapports de force. Le français peut-il continuer à être enseigné, de la même façon que par le passé, dans un pays où la France intervient militairement ? Comment cette implication politique joue-t-elle sur les pratiques pédagogiques des enseignants et le regard porté sur la France et le français par les apprenants dans une telle situation géopolitique ? Quels sont les nouveaux besoins éducatifs que fait naître un conflit armé ? Quelle évolution peut-on observer dans des contenus enseignés, et dans les discours qui accompagnent cet enseignement ? Comment enseigner et comment apprendre si l’école n’existe plus ? Plusieurs réponses à ces questions sont proposées ici, à travers trois terrains différents : Liban, Jordanie et Vietnam.
Amandine Denimal traite d’un conflit très meurtrier du XXème siècle – la guerre civile au Liban –, et de la période post-conflit, en portant son regard essentiellement sur le domaine éducatif, et le rôle de ce secteur social dans la résilience des Libanais. L’objectif affiché par le Ministère de l’éducation nationale est de dépasser les barrières posées par le communautarisme à travers l’école et les manuels scolaires, afin de permettre la réconciliation de la société libanaise avec son histoire. Le français a un rôle à jouer dans ce sens, dans la mesure où cette langue véhicule des valeurs qui sont celles de la tolérance, de l’ouverture et de la démocratie. A partir d’un corpus composé de manuels scolaires de français (niveau collège), l’auteure interroge tour à tour les procédés discursifs à l’œuvre dans la manière de présenter le conflit, les représentations du Liban contemporain, et le projet de société suggéré par ces manuels. Elle met en évidence une volonté manifeste de passer le conflit et la violence en partie sous silence dans des manuels scolaires, ce qui empêche la constitution d’une mémoire collective résiliente. A l’aide des théories anthropologiques et sociologiques de René Girard et de Camille Tarot, elle dégage la nécessité de concevoir dans le scolaire des instances de tiercéité qui feraient figure de médiation et d’universalisation entre les citoyens et la mémoire de la violence.
Amal Khaleefa aborde un conflit toujours en cours : la guerre en Syrie, à travers une étude qui porte sur l’enseignement dans le plus grand camp de réfugiés au Proche-Orient, le camp de Zaatari, situé en Jordanie. L’éducation en situation d’urgence, comme c’est le cas ici, est l’une des priorités des institutions internationales, notamment dans le cadre d’un conflit de longue durée. En Jordanie, elle se présente sous un certain nombre de paradoxes : enseignement limité dans le temps, proposé dans un « entre-deux », suivant des objectifs politiques et éducatifs du pays d’accueil, ce qui n’est pas sans poser des problèmes identitaires aux élèves qui ne s’y reconnaissent pas forcément, malgré la proximité, culturelle et linguistique, entre la Syrie et la Jordanie. Les différences dans le domaine éducatif existent, et l’une d’elles concerne l’enseignement du français, obligatoire en Syrie, facultatif en Jordanie. L’auteure appuie ses réflexions sur une enquête de terrain, menée dans le camp de réfugiés, auprès de soixante élèves, de trois niveaux différents. Les réponses montrent l’importance de la langue française aux yeux des élèves plus âgés, pour qui elle représente un espoir de retour au pays. Les plus jeunes, quant à eux, sont moins attachés à cette langue, et affichent une plus grande volonté d’intégration dans la société jordanienne.
Christine Ly nous invite, pour sa part, à revisiter des conflits plus anciens, notamment ceux qu’a connus le Vietnam à partir de la fin du XIXème siècle, en s’interrogeant sur l’enseignement du français durant la période coloniale. En retraçant l’histoire du Vietnam, l’auteure nous fait suivre également l’histoire de sa langue, de ses différentes variétés, à l’oral et à l’écrit, les oscillations entre la tradition ancestrale et la modernité, pour certains véhiculée par la puissance coloniale. A partir du début du XXème siècle, le français a réussi à s’imposer comme la langue de l’élite vietnamienne. Cette même élite, encouragée par le gouvernement français, a joué un rôle central dans la promotion du kinh, langue majoritaire, et du quôc ngu, son écriture romanisée, qui va coexister, un certain temps, avec le français dans les documents administratifs. Le quôc ngu sera également enseigné dans le primaire, avant de laisser la place au français langue officielle, à partir du cours moyen. Cependant le français ne réussira pas à garder longtemps cette place privilégiée, la France se voyant contrainte de quitter le pays en 1954. La fin de la colonisation française n’apportera pas la paix, au contraire. Le Vietnam connaîtra une autre guerre, dans les années 1970, et une division profonde entre le nord et le sud. La réunification du pays ne changera pas la donne sur le plan linguistique. Le vietnamien joue aujourd’hui pleinement son rôle de langue nationale, des langues des pays voisins, comme le chinois, sont de nouveaux très valorisées, tandis que le rayonnement culturel du français appartient définitivement au passé.
Chapitre III) Au-delà du français langue étrangère...
Outre les questions abordées dans les deux premiers chapitres, nous avons invité les contributeurs à développer toute approche qui pouvait apporter, dans une optique de regard croisé, des réflexions complémentaires sur des questions analogues, au-delà du seul cas du français langue étrangère (autres pays, autres langues, autres disciplines), notre objectif principal étant de questionner les troubles géoéconomiques et géostratégiques qui marquent le début du XXIème siècle, à travers le prisme de l’éducation.
La contribution de Virginia Garin est, dans ce sens, particulièrement éclairante. Elle revient sur les conséquences de la crise économique et politique de 2015, au Brésil, sur le domaine éducatif, notamment à travers l’examen de la réforme néolibérale de l’enseignement secondaire mise en place par le président Temer, en 2017. Celle-ci représente un coup dur pour l’enseignement de l’espagnol dans ce pays, en invalidant la « loi de l’espagnol » de 2005, et en instaurant la primauté de l’anglais. A partir de documents publiés par des associations de professeurs d’espagnol – qui représentent un véritable contre-pouvoir face au néolibéralisme du gouvernement –, elle analyse les arguments que ces derniers utilisent pour défendre l’espagnol aujourd’hui sur le marché linguistique brésilien. Ces arguments portent sur cinq domaines : le contenu et la forme de la réforme, la flexibilisation des conditions nécessaires pour être recruté en tant qu’enseignant, la suppression des arts et du sport des programmes scolaires, avec le caractère optionnel donné à l’enseignement de la sociologie et de la philosophie, et la place de l’espagnol. A propos de ce dernier point, l’auteure s’interroge, avec raison, sur les conséquences d’une telle réforme sur le plurilinguisme et les politiques d’intégration régionale mises en place en Amérique Latine.
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Les huit contributions réunies ici illustrent l’un des grands défis de l’enseignement des langues de ce début du XXIème siècle : la tension entre une politique de didactique au service de la globalisation, confortant une certaine hégémonie économique et géostratégique, et une politique des équilibres interculturels, transfrontaliers et géopolitiques, qui sont nécessairement réalisés dans un contexte multilingue ou plurilingue, avec des intérêts et des objectifs concurrents, voire incompatibles, ou irréductibles. Toutes ces contributions tentent donc de faire apparaître les situations, les conséquences et les enjeux de cette tension, à travers des études de cas, et des corpus de documents didactiques produits en – ou en dehors du – contexte local, dans une perspective qui interroge la relation du local au global, de la résistance et de la résilience socioculturelle face à l’hégémonie.
Sommaire
Chapitre I) Les crises économiques et politiques et l’enseignement du français
Christophe COSKER, Enseigner la langue française à Mayotte : des moyens de surmonter quelques crises et conflits possibles
Aline GOHARD-RADENKOVIC, Le français en contexte conflictuel : quand une approche didactique alternative peut devenir un lieu de réconciliation. Exemple de l’Australie.
Julie PREVOST-ZUDDAS, L’apprentissage du FLE en France : une politique éducative économique discriminante
Diane QUERRIEN, Accueillir les élèves allophones nouveaux arrivants en milieu régional au Québec : un défi pour tous les enseignants
Chapitre II) Les conflits armés et l’enseignement du français
Amandine DENIMAL, Oubli institutionnel et tiercéité dans les manuels de français au Liban. Quelles constructions de la mémoire après une guerre civile?
Christine LY, Les tribulations d’une civilisation ancestrale : entre langues, cultures et conflits
Chapitre III) Au-delà du français langue étrangère...
Virginia GARIN, Crise politique et économique au Brésil : quelles implications pour l’enseignement des langues étrangères ?