N°74 / Enseignement du français et enseignement en français: continuité ou rupture ?

Introduction

Enseignement du/en français : du dispositif didactique aux pratiques et représentations effectives

Anne Grobet, Laurent Gajo

Résumé

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Laurent Gajo - Ecole de langue et de civilisation françaises - Université de Genève
laurent.gajo@unige.ch
Anne Grobet - Ecole de langue et de civilisation françaises - Université de Genève
anne.grobet@unige.ch

 

Quand on veut désigner de manière générale les dispositifs proposant l’apprentissage du français langue étrangère (FLE), il n’est pas rare de recourir à l’expression « enseignement du/en français ». Ceci permet de couvrir deux grandes modalités d’enseignement/apprentissage de la langue, celle qui passe par la matière « français » et celle qui sollicite d’autres matières (enseignement de type immersif). Si l’enjeu se présente d’abord au niveau curriculaire, il interpelle aussi directement la réflexion didactique.

Sur le terrain, il est intéressant de constater que les deux modalités tendent à se brouiller, ceci pour différentes raisons. Par exemple, là où un enseignement renforcé ou intensif du français est proposé, il n’est pas rare d’introduire des « modules » disciplinaires. Cela se rencontre dans des dispositifs où il s’agit de préparer l’entrée dans un programme bilingue, mais aussi dans des situations où il semble pertinent de diversifier le travail linguistique dans un cadre horaire qui prévoit une dizaine d’heures de langue. A l’inverse, il n’est pas rare d’assister, dans le cadre d’enseignements bilingues, surtout à l’école primaire, à de véritables leçons de lexique ou de grammaire dans un curriculum consacré pourtant à une discipline dite non linguistique. Ces effets de superposition ou de brouillage sont peu interrogés et se gèrent souvent conjoncturellement.

Néanmoins, sur le plan de la recherche en didactique, des éléments de réflexion permettent de penser de manière argumentée les points de continuité et de rupture entre enseignement de la langue et enseignement en langue (voir notamment Cenoz, 2015). Du côté de la langue comme matière, dans la foulée des approches communicatives se sont développées des approches orientées vers le contenu, qui trouvent un certain écho dans la « task-based approach » (voir entre autres Nunan, 2004). Cette orientation se retrouve aussi dans ce qu’il est convenu d’appeler la perspective actionnelle. A l’heure actuelle, toutefois, les notions de contenu et de tâche semblent insuffisamment interrogées, et le passage du communicatif à l’actionnel demande encore à être sérieusement analysé (voir Puren, 2006). Du côté de l’enseignement d’autres matières en français, les recherches en didactique ont manipulé des sigles comme CLIL (content and language integrated learning) et EMILE (enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère), qui postulent un travail intégré sur les savoirs linguistiques et disciplinaires. Cette intégration se retrouve dans la notion de DdNL (discipline dite non linguistique ; voir Gajo, 2009), qui met en évidence la pertinence linguistique de tous les enseignements. La question de la place à accorder à la langue reste toutefois le plus souvent implicite et dépend largement des circonstances et initiatives individuelles. Dans ces conditions, peut-on considérer qu’il y a une continuité possible ou nécessaire, dans la réflexion didactique, entre les approches orientées vers le contenu et les approches immersives (voir notamment Met, 1998) ? 

Les travaux réunis ici apportent chacun des éléments de réponse à cette question, non sans revenir sur bon nombre de notions centrales en didactique des langues en général, et dans les approches immersives en particulier. Ainsi, l’approche par tâches et l’enseignement immersif sont reconsidérés d’un point de vue méthodologique par Beacco, qui revient sur certaines idées reçues pour en montrer l’intérêt effectif. Ce faisant, il aborde la question de l’authenticité qui est également thématisée dans l’article de Lauer-Freytag, en relation avec le traitement des documents historiques dans un enseignement en FLE. On touche ici à une autre dimension fondamentale de l’enseignement immersif et de l’enseignement des langues orienté vers le contenu : le sens véhiculé par le langage, qui, dans certaines conditions, acquiert le statut de savoir en lien avec la discipline enseignée, tout en interagissant avec les savoirs langagiers (Vuksanović, Sabatier & Bullock). Outre leurs apports théoriques et méthodologiques, les contributions du présent volume illustrent différents modèles d’enseignement immersif qui témoignent de sa variabilité en lien avec les contingences géographiques et sociopolitiques : français langue seconde en France et au Québec (Mendonça Dias & Querrien), immersion en Colombie Britannique (Sabatier & Bullock), immersion réciproque à Biel-Bienne en Suisse (Jenny & Arcidiacono), enseignement bilingue et ilots immersifs en Suisse (Lauer Freytag, Vuksanović, Steffen). Les nombreux exemples présents dans la plupart des contributions illustrent d’ailleurs diverses disciplines abordées à travers le français langue étrangère (mathématiques, sciences, physique, histoire, géographie, etc.).

Nous avons organisé ce numéro des TDFLE en trois parties correspondant à autant d’angles d’approche (point de vue méthodologique, pratiques interactionnelles et représentations), tout en étant conscients du caractère quelque peu arbitraire de ce choix en raison de l’approche plurielle de certains articles et des liens tissés par les notions transversales (telles que celles évoquées ci-dessus). Plus précisément, ce numéro débute avec une réflexion théorique et méthodologique sur l’impact des enseignements de type immersif sur les enseignements de français langue étrangère (Un « choc en retour » des enseignements en français (EMILE/CLIL) sur les enseignements de français langue étrangère (FLE)) : Jean-Claude Beacco y montre comment les enseignements en FLE, qui ne sont certes pas en eux-mêmes porteurs d’une méthodologie spécifique, peuvent néanmoins amener à reconsidérer l’enseignement du FLE en y réintroduisant, à travers les différents genres liés aux disciplines spécifiques, une analyse du discours ouvrant une perspective plurielle, tant cognitive que linguistique, dans le cadre d’une approche communicative authentique. La réflexion théorique sur les points de continuité et de rupture entre l’enseignement en français et du français ne saurait toutefois s’affranchir totalement de leur contexte politique et sociolinguistique. C’est ce que démontre l’article de Catherine Mendonça Dias et de Diane Querrien, qui met en évidence les fluctuations notionnelles du « Français langue seconde » allant de pair avec ses différentes mises en oeuvre en France et au Québec (Apprendre le/en français : quelles réponses didactiques apportées aux élèves allophones en France et au Québec). Les auteurs observent néanmoins de part et d’autre des lacunes didactiques liées aux disciplines enseignées en langue seconde qui invitent à une collaboration accrue à travers la francophonie.

La deuxième partie de ce numéro des TDFLE est orientée autour des pratiques effectives de l’enseignement du/en français, perçues à travers les interactions en classe, les entretiens ou les ressources (documents, manuels) et tâches mobilisées en classe, dans le contexte de différentes disciplines. Ivana Vuksanović compare ainsi dans son article (Quelle appréhension de la relation entre langue et contenu dans l’enseignement en L2 et dans l’enseignement de L2 ?) des interactions issues d’enseignements de FLE et en FLE donnés par une même enseignante à une même classe : en lien avec la méthode d’enseignement orientée vers le contenu employée dans le cours de langue, de nombreux points communs émergent, malgré les différences d’insertion curriculaire. Emile Jenny et Francesco Arcidiacono étudient, à travers une analyse quantitative et qualitative, l’impact d’un dispositif d’immersion réciproque sur l’enseignement des mathématiques (Biel-Bienne, Suisse), faisant émerger à la fois les difficultés rencontrées et le potentiel de ce type d’enseignement (Apprentissage de la L2 et des mathématiques en tant que DdNL en contexte d’immersion réciproque). Enfin, la question des documents utilisés et de leur authenticité est interrogée d’un point de vue tant linguistique que disciplinaire (histoire) par Audrey Freytag Lauer (Les documents dans les îlots immersifs : authenticité et authentification) : en comparant des documents historiques utilisés en FLE et en classe d’histoire lors d’ilots immersifs, elle fait apparaitre leur nature et leur rôle dans le processus d’élaboration des savoirs.

Le troisième point de vue traité dans ce volume est celui des représentations associées aux différents types d’enseignement, véhiculées par leur mise en pratique et les discours des acteurs pédagogiques (enseignants, élèves, cades éducatifs, etc.), à propos de la place à attribuer au traitement de la forme linguistique, au contenu (disciplinaire), ainsi qu’aux différentes langues (mode bilingue ou monolingue). Cécile Sabatier et Shawn Michael Bullock se penchent ainsi sur un programme d’enseignement immersif des sciences au Canada pour en dégager les représentations sous-jacentes liées notamment à l’intégration des savoirs langagiers et disciplinaires et les tensions qui y sont parfois associées (Enseigner les sciences en français langue seconde : Examen d’un programme d’étude au Canada). Dans le contexte de la Suisse allemande, Gabriela Steffen interroge quant à elle les représentations d’enseignants à partir d’entretiens semi-directifs qu’elle met en relation avec des pratiques recueillies lors d’observations filmées (L’enseignement bilingue au croisement de différentes approches didactiques : perspectives des enseignants). Son analyse met en évidence l’existence d’approches plus ou moins monolingues ou plurilingues tant dans l’enseignement de L2 que dans celui de disciplines non linguistiques.

Ce numéro, par l’apport de terrains diversifiés et de méthodes variées, devrait ainsi permettre d’éclairer des discussions très actuelles en didactique des langues et du plurilinguisme. Il devrait, en particulier, contribuer à une meilleure compréhension du champ couvert par la perspective actionnelle. Les notions d’authenticité, de tâche, de genre de discours, de contenu et de savoir entrent de manière centrale dans cette compréhension et trouvent ici une mise en débat soutenue par des études empiriques.

 

Références bibliographiques

Cenoz, J. (2015). Content-based instruction and content and language integrated learning : the same or different? Language, Culture and Curriculum 28/1, 8-24.

Gajo, L. (2009). De la DNL à la DdNL : principes de classe et formation des enseignants. Les Langues modernes 4/2009, 15-24.

Met, M. (1998). Curriculum decision-making in content-based language teaching. In J. Cenoz & F. Genesee (Eds.), Beyond bilingualism : Multilingualism and multilingual education (pp. 35-63). Clevedon : Multilingual Matters.

Nunan, D. (2004). Task-based Language Teaching and Learning. A comprehensively Revised Edition of Designing Tasks for the Communicative Language Classroom. Cambridge: Cambridge University Press.

Puren, C. (2006) De l’approche communicative à la perspective actionnelle. In Le français dans le monde 347, 37-40.

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Un « choc en retour » des enseignements en français (EMILE/CLIL) sur les enseignements de français langue étrangère (FLE) ?

Jean-Claude Beacco

Résumé : Dans le cadre d’une éducation plurilingue, les didactiques des langues comme matière (le FLE, en l’occurrence) ont pour responsabilité de créer des transversalités en « fournissant » des instruments pour l’acquisition des connaissances disciplinaires dans ce qu’elles ont toutes de langagier (ce qu’on désigne souvent par littéracie spécifique/subject literacy).  On montrera que ce rôle n’est généralement pas joué, dans la mesure où l’une des formes répandues de l’enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère (EMILE ; correspondant anglais : Content and Language...

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