N°77 / Le FOU dans tous ses états : conceptions, approches, pratiques... et nouvelles pistes ?

Le FOU à l’épreuve des compétences pluridisciplinaires d'étudiants en droit dans un contexte bilingue suisse : remédiation de savoir-dire entre décentrement et réflexivité

Romain Racine, Alessandra Keller-gerber

Résumé

Dans le cadre de la formation « Bilingue plus », élaborée pour de futurs juristes par une équipe de spécialistes de langue sur objectifs ciblés au sein d’une institution officiellement bilingue (allemand/français), l’université de Fribourg en Suisse, des étudiants en droit ont pour tâche de rédiger dans la deuxième langue d’études (langue cible) un « travail écrit » pluridisciplinaire de Bachelor (Licence) ou de Master. Ce mémoire, qui s’appuie sur une approche spécifique intitulée « Le droit dans le cinéma », sera ensuite présenté devant un jury bilingue, composé de spécialistes du droit, des médias et de l’enseignement des langues-cultures étrangères. Ces nouvelles orientations, dictées par le contexte bilingue et les exigences du futur terrain professionnel, ont eu un impact sur le choix des démarches didactiques en FOS et en FOU. Elles ont en effet amené l’équipe, en charge de la formation, à concevoir une voie tierce expérimentale où elle a entrepris d’allier analyse des discours séquentiels inspirée de l’approche actionnelle et démarches décentrées et pluriperspectivistes issues de l’anthropologie et de la rhétorique. Autant d’enjeux pour développer chez et avec ces étudiants en droit, dont la priorité est de devenir de futurs juristes bilingues capables d’évoluer dans des milieux juridiques germanophones et francophones aux pratiques à la fois proches et différentes, un haut degré de réflexivité et d’adaptabilité ainsi qu’une grande mobilité intellectuelle et géographique au sein du pays.

Mots-clés :

« Bilingue plus » pour futurs juristes ; contexte universitaire bilingue ; FOS/FOU et pluridisciplinarité ; « Le droit dans le cinéma » ; démarche rhétorique ; approche pluriperspectiviste ; réflexivité et mobilité  

Abstract

As part of the bilingual plus-droit course, which is offered at the University of Fribourg (Switzerland) as a complement to the bilingual (French/German) disciplinary studies, law students write a multidisciplinary dissertation in the second language of study (target language) in connection with film-debate evenings, "Le Droit dans le cinéma". This written work will then be presented to a bilingual and interdisciplinary jury made up of specialists in law, media and language and foreign culture teaching. These new orientations, dictated by the bilingual context and the demands of the field in terms of pluridisciplinarity, influence the methodologies of FLE and FOS/FOU and have led to an experimental third way, combining analysis of sequential discourse (inspired by the action-orientated approaches, les approches actionnelles), anthropology and rhetoric. These are all challenges to train law students and future bilingual lawyers with a high degree of reflexivity and intellectual mobility.

Keywords:

"Bilingue plus" for future lawyers; bilingual university context; FOS/FOU and multidisciplinarity; "Law in the cinema"; rhetorical approach; pluriperspectivist approach; reflexivity and mobility 

Mots-clés

Plan de l'article

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Par Dr. Romain Racine et Dr. Alessandra Keller-Gerber, Université de Fribourg (Suisse)

L’Université de Fribourg (CH) offre aux étudiants la possibilité de faire leurs études soit entièrement en français, soit entièrement en allemand, ou alors « en bilingue »[1]. À titre indicatif, à la faculté de droit, environ un tiers des étudiants suit les études disciplinaires au niveau du bachelor[2] en français, un tiers en allemand et un tiers en bilingue[3]. Parmi ce dernier groupe, les étudiants qui le souhaitent et qui attestent d’un niveau B2 en langue 2 (le français ou l’allemand) à l’issue d’un entretien d’admission, peuvent s’inscrire à la formation complémentaire « bilingue plus(-droit) »[4]. Celle-ci a été conçue comme un dispositif de soutien linguistique et culturel en langue 2 ayant pour objectif d’amener les étudiants au niveau C1 (voire du C1 au C2 pour les étudiants inscrits en master[5]). Or, afin de mieux tenir compte de la double finalité définie par le rectorat de l’université bilingue de Fribourg – à savoir le renforcement du bilinguisme et de l’interdisciplinarité[6] – le dispositif « bilingue plus-droit » a évolué depuis 2014. En effet, il s’est mué en une formation plus complexe ayant pour ambition d’offrir aux étudiants en droit, outre la possibilité d’approfondir leurs compétences linguistiques et culturelles en langue 2, un espace formatif qui leur permet d’évoluer non seulement dans les deux aires linguistiques présentes à l’Université de Fribourg/Freiburg mais aussi dans plusieurs disciplines académiques[7].

Afin de développer des outils supplémentaires favorisant l’éveil des capacités bilingues et pluridisciplinaires, l’équipe « bilingue plus-droit » a choisi de placer au centre d’un nouveau projet d’apprentissage de la langue 2 des soirées cinéma-débat organisées – en dehors des cursus officiels et pour l’ensemble de la communauté universitaire – par la Chaire de droit économique et de droit international. Consacré chaque année à un nouveau thème transversal (la liberté / Freiheit 2016, la révolution / Revolution 2017, la vérité / Wahrheit 2018, l’identité / Identität 2019, l’erreur / Irrtum 2020), cet événement bilingue intitulé « Le Droit dans le cinéma / Recht im Film »[8] nous permet de constituer, à l’intersection des langues et des disciplines, un réseau d’échanges et de rencontres au sein duquel l’étudiant pourra devenir un véritable acteur de son apprentissage. Loin de son cadre disciplinaire habituel, il est amené à avancer sur des terrains inexplorés et à réinvestir la langue 2 dans une réalité « hors classe » – là où, précisément, le bilinguisme ainsi que la pluridisciplinarité sont vécus comme une normalité et non comme une exception.

Autrement dit, sans vouloir abolir les frontières entre les langues et les disciplines, nous mettons à la disposition des étudiants un nouvel espace formatif où ces frontières sont perméables, la circulation des idées encouragée ainsi que les rapprochements valorisés. Concrètement, l’objectif proposé aux étudiants est de se préparer à ces soirées cinéma-débat, de les suivre activement et de réaliser, en langue 2, un mémoire qui matérialisera leurs réflexions et leurs analyses relatives au thème de l’année en y intégrant des apports théoriques et pratiques en provenance de la littérature, du cinéma, de la philosophie, etc. et, bien sûr, du droit. En fin de formation, ce travail transdisciplinaire devra être présenté lors d’une soutenance devant un jury bilingue composé d’un professeur de droit, d’un spécialiste des médias et des lecteurs de langues en charge de la formation « bilingue plus-droit ». Opérationnel depuis l’année universitaire 2015–2016, ce dispositif tripartite – comprenant donc les soirées cinéma-débat, le mémoire et l’évaluation finale – constitue la partie émergente et évaluable d’un nouveau réseau d’échanges et de collaborations entre les langues et les disciplines qui, en dépassant les clivages disciplinaires traditionnels, se donne pour objectif de bousculer (légèrement) la manière d’aborder l’enseignement du FOU/FOS (droit) en milieu universitaire.

Créée d’une manière relativement spontanée afin de suivre rapidement les directives du rectorat en matière de bilinguisme et d’interdisciplinarité, cette nouvelle orientation de la formation « bilingue plus-droit », comme nous l’avons déjà mentionné, ne pourra plus être conçue ni comme un simple cours de soutien linguistique complémentaire (FLE) ni comme un cours de langue sur objectifs juridiques (FOU/FOS-droit). Ces nouveaux besoins à la fois (inter)linguistiques, (inter)culturels et interdisciplinaires – dictés par l’université bilingue de Fribourg ainsi que par les exigences du métier de juriste en Suisse –, nous contraignent à évoluer sur un terrain « d’entre-deux » pour lequel ni l’un ni l’autre cadre méthodologique ne semblent tout à fait adaptés – un terrain en réalité assez mouvant et déstabilisant où enseignants et étudiants sont confrontés à une nouvelle approche pluriperspectiviste[9] pour laquelle nous avons forgé la notion opératoire de « digression méthodique » (Racine, 2018 : 26).

Bien que l’expérience menée depuis 2015 semble avoir donné entière satisfaction à tous les acteurs impliqués – investissement des étudiants dans les activités de terrain, relectures enthousiastes des mémoires de la part des lecteurs de langue, les partenaires de la faculté de droit oubliant même que l’épreuve est tout d’abord une performance pluridisciplinaire et pluridimensionnelle en langue-culture étrangère avant d’être un écrit disciplinaire[10] – nous ressentons aujourd’hui le besoin d’une prise de distance. Dans cette réussite, quelle est la part effectivement attribuable à l’enseignement mis en place ? La qualité des mémoires ne serait-elle pas, plus simplement, attribuable à des phénomènes de transfert de compétences déjà acquises en langue 1 ? Comment, en définitive, mieux cibler sur le plan didactique des savoir-dire[11] pouvant être reconduits, de manière spécifique, à l’expérience d’une pluridisciplinarité éprouvée, vécue en contexte ?

Nous ne pourrons évidemment pas répondre de manière exhaustive à toutes ces questions, mais elles nous bousculent dans notre confort didactique et nous incitent à nous repositionner. Dans cet article, nous nous appuyons sur des mémoires, produits depuis 2015 par les étudiants inscrits en seconde année de « bilingue plus-droit », que nous avons choisis comme corpus d’analyse[12]. Ces écrits semblent être – pour de nombreux étudiants germanophones – le lieu d’une appropriation opératoire de la culture francophone[13] (romande, plus spécifiquement) : quelles sont les traces de ce processus dans leurs discours ? Peut-on, à partir de nos observations, établir une typologie d’unités discursives caractéristiques de ce corpus ? Loin de pouvoir apporter, à ce stade, un cadre théorique élaboré qui puisse être appliqué à notre terrain particulier, cet article constitue la partie émergente d’un vaste chantier où nos réflexions et nos interrogations, issues d’une pratique d’enseignement dans un environnement bilingue et pluridisciplinaire complexe, se forment et se matérialisent en observant l’évolution des exigences universitaires et professionnelles, dans le souci constant d’améliorer la qualité de nos formations en contexte bilingue.

1. Le décentrement au niveau du raisonnement et de la rhétorique

Paradoxalement, suite à son remaniement bilingue et pluridisciplinaire, il semble que la formation « bilingue plus-droit » vise désormais davantage au cœur du métier de juriste – ce qui a priori est surprenant. En effet, si l’on s’éloigne de l’idée réductrice du bachotage des premières années de droit qui semble consister à accumuler le maximum de connaissances disciplinaires[14], on s’aperçoit que le point commun à tous les juristes, universitaires ou non universitaires, est la pratique du langage juridique, imprégnée de postures culturelles et académiques tout à fait spécifiques. Selon Didier Truchet, spécialiste du droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, ce discours spécialisé, qu’il soit ancré dans un contexte universitaire ou professionnel, est entièrement façonné par un raisonnement juridique dont « toutes les étapes […] appellent un effort particulier d’argumentation ». Autrement dit, le métier de juriste est, d’après lui, essentiellement « rhétorique » (Truchet, 2002 : 59).

Sans vouloir reprendre la distinction stéréotypée entre le sophiste, qui maîtrise tous les (en)jeux du discours au point de pouvoir faire passer pour vrai ce qui est faux, et le philosophe, qui lui se contente du questionnement du vrai pour dénoncer le faux, il n’empêche que dans le métier de juriste, l’argumentation juridique suit sa propre logique, se tenant à distance des points de vue individuels et, quelquefois, des convictions collectives, voire professionnelles. Ainsi, pour défendre son client, sur le plan de la pratique professionnelle, il n’est pas rare que l’avocat soit obligé de faire la difficile synthèse entre l’appréhension de l’intérêt du client et les exigences de fond et de forme du métier de juriste. Sur le plan de l’idéologie professionnelle, il arrive qu’un avocat soit amené à argumenter à l’encontre des idées communément admises. Nous pensons notamment à Me Robert Badinter[15] qui pour sauver son client Bontems plaidait à l’époque, en vain, contre la peine capitale prévue par le code pénal, envisagée par le jury d’assises et réclamée par l’opinion publique. Enfin, sur le plan rhétorique, et afin de garantir le droit de chacun d’être défendu, il n’est pas impossible qu’un avocat prenne en charge la défense d’un client dont les actes sont a priori indéfendables. Pour s’en convaincre, il suffit de citer Me Jacques Vergès, avocat de Klaus Barbie, et Me Francis Vuillemin, jeune avocat défenseur de Maurice Papon[16]. C’est donc avant tout la fonction que revêt chaque juriste (juge, procureur, avocat, conseiller, médiateur, etc.) qui, dans le cadre étroit du raisonnement juridique et celui des procédures judiciaires, lui dicte sa prise de position particulière et, de ce fait, son argumentaire spécifique.

Afin de maîtriser à la fois l’art du raisonnement juridique, qui a son fonctionnement propre dû à une tradition juridique et académique particulière à chacune des deux zones linguistiques, et celui de la rhétorique spécialisée, qui permet de s’adapter aux normes et codes, plus ou moins implicites, de chaque langue-culture[17], les étudiants sont méthodiquement contraints, dès la première année de droit, de se glisser dans les méandres de procédures spécifiques, de se décentrer dans un système de pensée autre et, au cours de leur parcours professionnel, de revêtir différentes fonctions, parfois opposées, du métier de juriste. À défaut d’acquérir l’habileté langagière, les techniques rédactionnelles et la capacité intellectuelle de pouvoir argumenter en mettant en retrait, ou en sourdine, leur position personnelle ancrée dans la langue-culture 1, les étudiants en droit « mention bilingue » ne passeront guère le cap des premiers examens, notamment en langue 2. Il s’agit donc, pour eux, de s’approprier la posture du décentrement – notion qui pourrait être complétée et enrichie par l’idée du « travestissement »[18] – afin de faire corps à tout moment avec le raisonnement juridique idoine et de pouvoir l’appliquer à toute situation litigieuse qui se présentera à eux tout au long de leur carrière, a fortiori lors de missions professionnelles de l’autre côté de la frontière langagière ou au niveau fédéral[19]. 

En définitive, si l’appropriation du raisonnement juridique demande un effort certain à l’étudiant en droit de langue maternelle[20], que dire alors de l’étudiant allophone ? Ce dernier devra réussir le tour de force de réaliser un double décentrement : à la fois mettre en relation (et à distance) les conceptions et traditions juridiques germanophone (de Suisse alémanique) et francophone (de Suisse romande) tout en s’éloignant momentanément de sa position de départ pour faire une incursion dans la langue-culture étrangère – à l’instar du comédien paradoxal de Diderot qui, travestissant ponctuellement son moi originel, sait prendre de la hauteur et « dit qu’[il] pleure mais [il] ne pleure pas »[21] – et s’aventurer dans des disciplines inconnues jusqu’alors, plus « humaines », plus « littéraires », plus « cinématographiques ». En effet, si nous souhaitons que le futur juriste helvétique, bien qu’ancré dans les traditions cantonales, devienne un professionnel « réfléchi »  qui soit à l’aise dans les deux aires linguistiques germanophone et francophone, il nous semble utile d’élargir l’approche de l’enseignement du FOU/FOS-droit en proposant une formation plus rhétorique et plus globalisante en langue 2 qui mette en valeur ces mécanismes de décentrement à l’œuvre dans le métier de juriste bilingue – ceux-là mêmes qui opèrent systématiquement lors du passage entre les langues-cultures, les disciplines universitaires et les fonctions professionnelles[22].

2. Croisements et changements de perspectives

Bien que des propositions méthodologiques innovantes aient régulièrement vu le jour concernant l’insertion d’éléments culturels en classe de langue[23], les appareillages didactiques qui les englobent oscillent, encore aujourd’hui, entre objectifs de rétention d’informations factuelles (dans des exercices de type compte rendu ou synthèse de documents, par exemple, pour le FOU) ou de jugement méta-littéraire (dans des explications de texte, se rapprochant de ce que l’on ferait produire en langue maternelle). Dans un contexte helvétique germanophone où l’influence de la langue française (et, à travers elle, des valeurs qu’elle véhicule) est en perte de vitesse[24], nous nous posons donc la question de savoir quel autre rôle l’élément culturel francophone pourrait avoir dans la formation en langue de juristes allophones qui – sans se destiner à des métiers artistiques ou littéraires[25] – vont faire de cette langue-culture une marque de distinction professionnelle.

Avant de décrire précisément ces nouveaux enjeux auxquels nous pensons, ainsi que les savoir-dire rhétoriques qui leur sont reliés, il semble nécessaire de les situer au sein d’un cadre didactique centré sur la didactisation de l’élément culturel, envisagé dans une perspective diachronique. Ce cadre nous permettra ensuite de situer la troisième voie – celle que nous avons choisie – se frayant un chemin dans le paysage des méthodologies.

2.1. Lire la dimension culturelle en classe de FOU

Le document culturel – littéraire, en particulier – était au centre de tous les apprentissages jusqu’à ce que les méthodologies dites traditionnelles soient remplacées par la SGAV (structuro-globale audiovisuelle): apprendre une langue, c’était avant tout se cultiver dans cette langue (Gohard-Radenkovic, [1999] 2004). De manière cyclique, ensuite, la culture a été évincée des programmes au profit de matériaux relevant (plus clairement) de la langue orale, pour être à nouveau exploitée – mais à des fins différentes…

Sans contester sa valeur en tant que témoin d’un monde et d’une langue idéalisés, la méthodologie active avait conçu des objectifs autour de l’élément culturel, s’appuyant sur des sources diverses et des connaissances apportées par l’enseignant (Luscher, 2009). Puis les méthodologies communicatives, en envisageant les progressions autour de documents authentiques ayant pour (seul) but de déclencher des échanges verbaux en classe, ont brisé ce lien entre discours et contextes de production : l’élément culturel devenait un phénomène civilisationnel isolé rapidement périssable.

Si l’approche communicative a installé l’oral et la conversation au centre de l’apprentissage, la perspective actionnelle, quant à elle, y a instauré, à travers la « pédagogie du projet », une visée d’efficacité et de rendement : le résultat devient le but vers lequel tendent et se focalisent tous les efforts d’apprentissage et auquel tous les objectifs sont subordonnés. Les « tâches », découpant le projet final en séquences discursives et en actes de parole, incitent l’apprenant à parcourir toutes les étapes qui mènent à l’accomplissement de celui-ci. Or dans cette course linéaire où aucune digression enrichissante ni aucun travestissement rhétorique ou pluridisciplinaire ne sont admises, l’élément culturel est englouti dans un « acte social d’expression et de communication » (Puren, 2006) qui se borne à exploiter le fait culturel comme un « réservoir de formes », en vue de la mise en mots du projet final. Même si Christian Puren, se rendant compte du déficit culturel inhérent à la démarche actionnelle, a tenté de réhabiliter le texte littéraire en proposant une typologie pour l’enseignement de la littérature, qui départage les savoir-faire liés à la lecture de textes en sept macro-compétences (paraphraser / analyser / extrapoler / interpréter / comparer / réagir / transposer), (Puren, 2006), on ne peut s’empêcher de constater que cette pédagogie purement pragmatique a gommé deux distinctions fondamentales : d’une part, celle entre un travail accompli en langue-culture maternelle et un apprentissage intellectuel et culturel effectué en langue-culture étrangère où l’obstacle de la langue oblige à une prise de distance par rapport au projet à accomplir; et, d’autre part, celle entre l’acquisition d’une langue étrangère en contexte homoglotte et l’apprentissage de celle-ci dans un contexte hétéroglotte où la mise en œuvre de véritables projets – avec à la clef un livrable à visée « sociale », c’est-à-dire hors classe et, le plus souvent, en milieu professionnel – ne présente in fine qu’un intérêt limité (Cuq, 2016 : 29).

En définitive si, sur le plan méthodologique, nous reconnaissons notre dette vis-à-vis de la perspective actionnelle puisque les programmes de FOS, et donc de FOU, dont nous nous revendiquons, se conçoivent, en lien avec des analyses de besoin (Richer, 2008 : 23), autour de tâches découpant l’élément culturel en séquences discursives afin de faciliter leur réalisation en langue-cible, nous constatons – suite à la « pragmatisation » de l’élément culturel[26] – un manque de compétence interprétative, voire réflexive, auprès des apprenants de langue, compétence pourtant indispensable en milieu universitaire. Non point que cette réflexivité soit totalement absente de la démarche actionnelle, mais elle reste – telle qu’elle est envisagée – à l’état implicite comme si l’apprenant en langue étrangère, à l’instar du natif lors de la réalisation d’un projet en langue maternelle, pouvait faire l’impasse sur l’appropriation active et explicite d’éléments d’ordre culturel (Zarate, 1995 [1993])[27]. À titre illustratif, on peut remarquer que, bien que les trois dernières macro-compétences proposées par Puren  –  comparer / réagir / transposer – soient, effectivement, déclinables en consignes se rapportant au monde de l’apprenant allophone, celui-ci ne saura pas concurrencer (et tel n’est pas l’objectif !) le natif dans les réponses qu’il apportera aux quatre premières : dans l’exercice de paraphrase, son obstacle sera d’ordre linguistique ; pour l’analyse – l’extrapolation et l’interprétation – ce sont les références socio-culturelles (ayant sédimenté, chez le natif, durant toute une scolarité) qui lui feront défaut. Et, dans les deux cas, aucune indication ne nous est donnée pour savoir comment il acquerra la langue et la culture, étroitement liées, pour mettre en place ces « actions ».

2.2. De l’objet regardé à l'œil qui regarde : du positionnement décentré à la posture réflexive

L’un des moyens pour apprendre à parler une langue est d’être en contact avec ses locuteurs natifs, cette remarque relève du sens commun. En ce qui concerne la compréhension du fait culturel, cependant – pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer – un apprentissage par imitation induit nécessairement des difficultés d’interprétation, à cause de la donne implicite qui s’immisce dans les interactions (Kerbrat-Orecchioni, 1986). Ces problèmes sont d’autant plus difficiles à cibler qu’ils passent inaperçus, la plupart du temps, à l’apprenant lui-même ; ressentant un décalage, une inadéquation de son discours ou de son comportement face aux attentes du nouveau milieu social, il ne saura pas en cibler la cause. Contrairement aux processus d’apprentissage linguistique à proprement parler, une progression par paliers – basée sur des savoirs intermédiaires – n’est donc pas envisageable pour les connaissances culturelles (Zarate, 1986). Les cadres discursifs qui les instaurent, de nature intersubjective, s’appuient sur une dialectique complexe. Nous privilégierons donc leur explicitation préalable afin d’éviter que la culture ne s’aplatisse dans des fiches de manuels – condensant quelques données objectives, regroupées par une thématique commune (dates, grands noms, images). Considérant nos publics spécifiques – des étudiants en droit allophones pour lesquels la culture-cible n’est pas, a priori, une culture lointaine à découvrir, mais un bagage de références dont il s’agit de comprendre le fonctionnement intrinsèque pour pouvoir l’exploiter – nous compléterons la réflexion amorcée sur le statut du regardé (la culture), en nous questionnant davantage sur le rôle du regardeur (l’apprenant lui-même). En alternative aux démarches impliquant des savoir-faire factuels ou des réflexions de type méta-littéraire, encore très présentes en FLE, comment reformuler alors ces objectifs pour que se réalise l’alchimie de l’appropriation, de l’incorporation, du travestissement dans le sens d’une mise en corps intellectuelle et sensorielle ?

À l’époque où la didactique du FLE a croisé le chemin des anthropologues, Louis Porcher avait décrit le processus de construction de compétences culturelles – en proposant d’organiser le travail en classe autour d’« universels singuliers » : ces thèmes, comme l’amour, le temps ou l’eau, présents dans toutes les sociétés, mais incarnant, dans leur mise en mots/mise en scène, la singularité des rapports au monde (Porcher, 1987)[28]. Par ces propositions pédagogiques, l’auteur entendait contrer le réflexe rassurant – pour l’enseignant, comme pour l’apprenant – d’un catalogage hiérarchisé de données culturelles immuables à mémoriser par blocs[29]. La construction de savoirs étant un processus dynamique, la classe de langue devenait alors le lieu même où s’amorce un système de classement, pour une mise en lien évolutive de faits culturels – entre ce qui est connu et ce qu’il reste à connaître. Au gré des expériences (faites intra- et extra- muros), la pensée interprétative émergeait au sein de productions individuelles ou en co-construction avec le groupe-classe – la verbalisation devenant, en elle-même, le lieu où s’explicitent les étonnements (Zarate, 1986 : 16-19, Gohard-Radenkovic, dir., 2004,  Godard, 2015 : 75 sq.). Au centre de ce système, pour que les fils de ces mises en lien puissent se tisser, la notion de positionnement – associée depuis Georg Simmel à une « sociologie [du regard] étranger » (Simmel, 1979 [1908] ; Molinié, 2002 et 2009). Car, de par sa position liminaire, l’étranger porte un regard « plus objectif » sur le monde dans lequel il pénètre – ce qui ne veut pas nécessairement dire une vision plus juste. Les cadres de référence, acquis par ses socialisations antérieures, questionneront nécessairement ce qu’il observe dans la nouvelle société – des pratiques et des discours que les membres eux-mêmes ne pourront pas toujours expliquer parce qu’elles relèvent, pour eux, d’« évidences invisibles » (Carroll, 1987).

2.3. L’histoire singulière, sa valeur universelle et sa relecture dans un cadre intime

La matière (auto-)biographique[30] se prête particulièrement bien à un travail en classe de langue organisé sur ce mode binaire, dans une poursuite de ce qui serait universel dans l’expérience singulière (Bertaux, 1997 ; Lejeune, 1975). « Outil de description du quotidien », le récit de vie – qu'il fasse l’objet d’un livre, d’un film ou d’une exposition mêlant tout type de médium – est toujours une narration qui donne à voir « des pratiques culturelles à l’échelle individuelle » (Zarate, 1986 : 86 sqq.). Mieux que tout autre document authentique – produit en langue cible dans, et pour, la société cible – il permettra à l’étranger de suivre des attitudes, des réactions, des relations qui se construisent dans un espace spécifique, évoluant au sein de temporalités pouvant être longues (toute une vie), ou courtes, (un instant d’étonnement). Ces situations ont en commun le point de vue par lequel elles sont racontées : un narrateur prenant en charge le discours se dépeignant au sein de situations passées, mettant en acte tout le social qu’il a incorporé (dont il était pétri au moment raconté, mais dont il s’est peut-être distancé): ses statuts et ses rôles dans la société, ses antécédents familiaux et historiques, sa religion, son sexe, son appartenance à une génération bref, toutes les tesselles[31] condensant ce qu’il estime être devenu (au moment de la mise en récit), sa mosaïque identitaire (Maalouf, 1998). Construire une (auto-)biographie, c’est faire sa rétrospective à un moment t ; c’est s’observer évoluer de l’extérieur, sur une longue durée, « comme si [l’on] était un autre » (Ricœur, 2005 [1990], Kaufmann, 2004); en littérature, c’est une démarche comparable à (l’auto-) portrait en peinture, dans la mesure où l’image de soi mise en texte – celle qui sera tendue au lecteur une fois l’auteur satisfait du résultat – se construira par strates, dissimulant peut-être des renoncements. Si elle arrive à y poser un point final, c’est que la voix narrative aura atteint une forme de cohérence identitaire au sein de cette galerie d’images de soi s’enchaînant chronologiquement dans le discours. Le flux du récit en lui-même a donc une fonction performative : le peintre pose son pinceau face au portrait, le narrateur arrête de se ciseler en mots, au moment où l’œuvre, soudainement, reflète une totalité satisfaisante à leurs yeux : c’est l’espace entre soi et soi, tel qu’analysé pour le théâtre par Mesguich (Viala, Mesguich, 2018).  

C’est donc dans cet espace interstitiel de miroitements entre expérience de soi et (re-)lecture de l’histoire des autres que le sentiment d'inadéquation face à l’objet culturel produit dans la culture-cible pourra se transformer en posture réflexive permettant ainsi une appropriation de nouvelles connaissances reliées entre elles. L’espace-classe, dans sa matérialité même, aura un rôle à jouer en tant que lieu de rencontre, semi-protégé, entre les œuvres et leurs nouveaux lecteurs. Mais pour que ce type de lecture ne se traduise pas en versions délavées de discours savants prononcés ailleurs ou qu’il serve, au contraire, des réflexions intimistes décontextualisées – le texte devenant un prétexte pour de l'introspection – nous proposons de réarticuler les orientations didactiques que nous venons brièvement d’exposer: de la perspective actionnelle, nous retiendrons l’analyse séquentielle méticuleuse des discours-support pour leur reproduction totale ou partielle (l’objet culturel lui-même, ou le discours sur, devenant une matrice formelle pour la mise en mots du livrable final). De la perspective anthropologique, en revanche, nous retiendrons l’idée d’une inversion des regards, pour que soient associées aux visions diachroniques sur les objets culturels (issues des méthodologies traditionnelles) des lectures synchroniques qui, entremêlées aux premières, permettent des perspectives décentrées et des croisements de perspectives plus approfondis. Afin de parvenir à une sédimentation de ces opérations de transformation et de décentrement, notre démarche s’inspire de l’idée qu’en FOU, il s’agit de travailler non plus au niveau du mot, de la phrase ou de l’acte de parole à travers des tâches – comme on le propose encore souvent – mais sur du discours analysé selon les schèmes rhétoriques attendus dans la société-cible et découpé en séquences prototypiques dont il s’agit d’évaluer le degré de ritualisation (Richer, 2008).

3. Ébauche d’une typologie des savoir-dire propres au regard réflexif et pluridisciplinaire 

Dans cette partie, nous procéderons à une relecture des mémoires existants – produits depuis 2015 – en nous posant la question suivante : ce type d’écrit porte-t-il la trace de l’émergence du futur juriste bi/plurilingue et, si tel est le cas, peut-on en tirer des savoir-dire potentiellement transférables à d’autres contextes de formation ? Afin d’établir la « table des savoir-dire » de la partie 3, nous avons donc entrepris une analyse typologique du discours de nos étudiants : nous les avons observés durant leur va-et-vient entre les langues et les disciplines, en laissant de côté nos critères d’évaluation habituels. Au travers de leurs textes, nous avons repéré à quels endroits se posaient leurs regards sur la culture-support et comment ces découvertes étaient réinvesties dans leur propre argumentaire. Nos catégorisations se suivront ici en fonction du jeu de focale que les auteurs adoptent, en limitant les exemples par manque de place : de la construction d’une vision intime, liée à la logique d’un personnage remis en scène pour les nécessités du discours, à la réflexion plus générale relative à l’impact du dispositif de formation en lui-même sur la pensée qui se formule.

Avant de poursuivre notre réflexion, une petite précision reste à faire concernant le contexte de production original des extraits sélectionnés dans nos analyses. Il s’agit majoritairement d’écrits initialement pensés comme des exercices de style pour s’essayer à différentes matrices discursives (le compte rendu d’article de presse, de conférence ou la critique littéraire ; l’analyse de scène de film ou de roman ; le récit autobiographique d’une scène où l’on s’est senti en décalage avec son environnement), produits durant des cours-blocs d’une semaine en amont des soirées-cinéma. Ces exercices pouvaient, si les auteurs y voyaient un intérêt en relation au sujet de leur mémoire, être retravaillés pour s’y insérer dans une perspective pluridisciplinaire. Ceci explique que les documents déclencheurs des discours que nous analysons ici n’étaient pas systématiquement attachés au cinéma, ni au thème juridique ; ils étaient sélectionnés en lien avec la thématique générale annoncée par le festival à venir (la liberté, l’identité, la vérité, etc.). Il pouvait s’agir aussi bien d’extraits de romans, de scènes de films ou de comptes rendus de discussions impliquant initialement plusieurs locuteurs (en séance tandem, par exemple[32]).

3.1. Inclusion de voix tierces dans un argumentaire

Une préoccupation apparaissant systématiquement dans le corpus des mémoires est la volonté, de la part des auteurs, de s’approprier d’autres voix pour les inclure dans leur propre argumentaire, en particulier celles de personnages de fiction. L’extrait ci-dessous porte sur Premier amour, un texte de Samuel Beckett se développant sur le mode de la digression – le narrateur parle pour ne pas disparaître, comme si seule sa voix le maintenait en vie :

Bien que l’on pourrait imaginer qu’il soit indifférent à l’opinion des autres, le narrateur […] admet qu’il pourrait mourir de honte (p. 29) : « Alors je pensais à Anne, moi qui avais appris à ne penser à rien, sinon à mes douleurs, très rapidement, puis aux mesures à prendre pour ne pas mourir de faim, ou de froid, ou de honte, mais jamais sous aucun prétexte aux êtres vivants en tant que tels ». Ce manque de confiance en soi, et la nécessité du regard de l’autre, apparaît également à la page 32: « Que pouvait-elle voir en moi ? » (cours-bloc « Identité » SP19).

Dans un mémoire portant sur les relations entre identité personnelle et identité collective, l’analyse du fonctionnement mental d’un protagoniste beckettien offre un cas extrême de détachement du monde servant pourtant, par la concessive « bien qu'on pourrait [sic] imaginer que… », l’idée inverse : celle d’une dépendance inéluctable de tout homme à ses cadres sociaux. Afin d’illustrer sa thèse, l’étudiant a relu le texte littéraire à la recherche de ces rares passages où les autres (le monde) ont un impact sur la pensée du narrateur. Il a fallu ensuite relier ces citations prises à des moments différents de l’histoire pour qu’elles jouent le rôle d’exempla dans le discours global (mention des pages rappelant un rythme de lecture, usage de connecteurs pour souligner les liens entre les citations choisies, phrases de commentaire sur ces mêmes citations et retour sur la thèse en guise de conclusion).

Si elle fait partie des savoir-faire attendus d’un étudiant en littérature, l’imbrication de citations à bon escient au sein d’une démonstration n’est pas une compétence évidente pour un étudiant inscrit en droit dans une université helvétique. Nos étudiants germanophones attestent n’avoir jamais fait l’exercice dans leur propre langue maternelle. Une fois ce savoir-faire acquis, néanmoins, ils réalisent qu’extraire les éléments d’un discours-source pour reconstituer des logiques de pensées – pouvoir défendre l’indéfendable ainsi que des personnalités peu dignes d’empathie (voir supra, partie 1), comme celles mises en scène par Beckett – est un atout dans la formation linguistique et professionnelle d’un juriste.

VISÉE RHÉTORIQUE

SAVOIR-DIRE

SAVOIR-FAIRE OPÉRATIONNELS (POUR LA CLASSE)

Inclusion de voix tierces pour consolider un argumentaire

1. Présenter la logique d’une personne / d’un personnage

Sélectionner quelques traits (psychologiques / physiques / symboliques) servant à la démonstration

Décrire les étapes d’un mode de pensée / d’agir

Extraire quelques passages représentatifs d’un mode de pensée et d’agir ; les relier entre eux

2. Faire un parallèle avec une expérience (personnelle) vécue

Intervenir, au fil du texte, par des phrases liantes indiquant un positionnement personnel

Mimer une expérience de lecture, évoquer des émotions ressenties

Évoquer des personnages / personnalités « hors texte », au profil similaire, pour soutenir sa thèse

 

3.2. Décomposition et recomposition de l’artifice culturel : passer du statut d’explorateur à celui d’analyste

Dans un deuxième texte consacré à Premier amour, la consigne avait été de rédiger une courte critique littéraire (sur le modèle de celles que l’on peut trouver dans des magazines, incitant les lecteurs à acheter des livres avant de partir en vacances) : 

Il y a certainement de l’amour dans la nouvelle « Premier Amour » de Beckett, mais pas comme on peut l’attendre. La personnalité du narrateur est beaucoup trop complexe pour donner de l’élan à une simple histoire romantique. Non, cet homme – dont le nom nous est inconnu jusqu’à la fin du livre – ne se prête pas à être une personne facilement compréhensible, ou aimée, ni même par le lecteur. En effet, « être aimé » n’était jamais l`intention du narrateur ; même lorsqu`un jour une femme le rejoint sur le banc où il est habitué à passer ses après-midi depuis la mort de son père, et provoque chez lui « des sensations ». Mais il devra écrire dans des excréments de vache et changer le nom de la femme pour s’habituer finalement au fait qu’il ressent de l’amour. Ce début de relation n`est pas du tout la fin de l`histoire : cela serait trop facile, vous ne le croyez pas ? Le dialogue intérieur continue et vers la fin, on découvre qu’un « mariage » ne suffit pas pour aider à surmonter la mort d’un père.
Que peut-on donc attendre de cette nouvelle ? Évidemment pas de happy end. Mais Beckett nous offre une histoire sur l’identité (ou plutôt la non-identité ?) habile et captivante, tellement hors la norme, qu’on apprend, finalement, des choses sur soi-même (cours-bloc « Identité » SP19).

Dans un écrit volontairement court, l’auteur glisse quelques éléments de scénario (excréments de vache, banc), et y mêle des voix tirées du texte, pour aboutir à une évaluation esthétique. Ce tissage d’éléments disparates, apparaissant par touches, mime l’activité de lecture (le lecteur de la critique devient, par procuration, le lecteur de l’œuvre). Ce partage de sensations se construit par l’usage de « on » à valeur inclusive, et par une suite de questions rhétoriques.

Dans le texte suivant, la consigne portait sur l’analyse d’une scène de film. L’étudiante déconstruit pour les comprendre des effets qui sont généralement subis inconsciemment lorsque l’on regarde un film. En prenant l’exemple d’une même scène, elle passe en revue différents procédés techniques (la musique et les bruitages, les cadrages et les lumières, le langage métaphorique). Son texte, dans son développement, suit le regard du spectateur : on rencontre, d’abord, les deux protagonistes – deux jeunes filles en processus d’embrigadement – pour glisser ensuite, sous la couverture, avec celle qui deviendra l'héroïne du film (qui gagnera, progressivement, notre empathie) :

Le premier élément visuel que nous aimerons illustrer est la présentation des filles au début du film. Nous rencontrons deux jeunes filles : Mélanie, la fille sympathique, et Sonia, la folle. Mais même si Mélanie est plus aimable, on garde la distance. Par contre on se sent plus proche de Sonia. Il y a une scène où elle est couchée dans son lit et nous, en temps que spectateurs, sommes à la même hauteur. A la fin de cette scène, nous sommes même sous la couverture avec elle, donc nous devenons ses complices sans le vouloir.
On continue à se distancier quand Mélanie dessine un cœur sur sa fenêtre avec son doigt. Elle fait ce geste directement après sa première conversation avec son rabatteur. Cette image est suivie par un shot de Sonia qui fait le même geste. Par ce contraste, le spectateur comprend que Mélanie est en train de tomber dans le piège. Les deux filles se trouvent à un stade très différent : Sonia est en train de se réhabiliter lorsque Mélanie vient de découvrir l’Islam (cours-bloc « Liberté » SP16).

On voit ici le travail que requiert, sur le plan discursif, la mise en lien de séquences éloignées dans le document support. Ce commentaire s’appuie sur une utilisation à bon escient de vocabulaire spécifique pour l’analyse cinématographique. L’auteure guide son propre lecteur (qui n’a pas forcément vu le film) en mentionnant quelques détails de décor – le lit, la couverture, la fenêtre – et suggère la valeur symbolique de ces objets, le rôle qu’ils jouent au sein d’une histoire d’enfermement psychologique et physique.

VISÉE RHÉTORIQUE

SAVOIR-DIRE

SAVOIR-FAIRE OPÉRATIONNELS (POUR LA CLASSE)

Composition de son propre artifice pour rendre l’argumentaire cohérent et convaincant

1.Décomposer et expliciter

(analyser)

Circonscrire (artificiellement) des éléments du langage cinématographique (fonctionnant simultanément en temps réel)

Expliciter des métaphores et parler de leur portée symbolique générale, pour la scène et pour l’histoire

2.Recomposer une nouvelle matrice

(synthétiser / recréer)

Évoquer, en lien, des éléments esthétiques comme la musique / la lumière / les cadrages / les mouvements de caméra

Mimer (par les mots) l’expérience du spectateur (le mouvement du regard sur des objets / des personnages / des parties de corps / des paysages, guidé par la caméra)

Synthétiser, en quelques phrases, des éléments de narration nécessaires à comprendre la scène

 

3.3. Mise en scène de connaissances patrimoniales dans une perspective biculturelle et pluridisciplinaire

À l’occasion d’une séance tandem (une classe en mode bilingue, mettant en dialogue des étudiants germanophones dont la langue-cible était le français et des étudiants francophones dont la langue-cible était l’allemand), les participants des deux groupes linguistiques ont échangé des caricatures en provenance de leur propre sphère culturelle. Dans l’un des binômes, la discussion a porté sur la figure féminine aux yeux bandés, élégamment déhanchée, à gauche dans la caricature. Puisant dans son encyclopédie de connaissances personnelles, l’étudiant francophone a fait le rapprochement avec une figure représentant la Synagogue, provenant de la cathédrale de Strasbourg en France[33] :  

Illustrations : (à gauche) L'Eglise et la Synagogue (Cathédrale de Strasbourg) - (à droite) "La première victime de la guerre est la vérité" (Yola,"das erste opfer des krieges ist die wahrheit", date inconnue)                 

 

 

 

 

 

C’est parce que nous partageons, sans doute, avec l’étudiant francophone des représentations sur ce qu’il faut savoir dire dans une conversation pour paraître cultivé que nous démasquons ici (avec beaucoup d’amusement et de connivence) une mise en scène (pour impressionner !) de connaissances patrimoniales… Au-delà de la boutade, cet exemple sert à montrer qu’être compétent en rhétorique, c’est aussi savoir parler pour nous, à travers un système de références partagées.

VISÉE RHÉTORIQUE

SAVOIR-DIRE

SAVOIR-FAIRE OPÉRATIONNELS (POUR LA CLASSE)

Mise en scène d’éléments (culturels) pluridisciplinaires pour enrichir le débat et impressionner

(posture culturelle et interdisciplinaire)

1.Rapprocher des éléments de différentes disciplines

Présenter des définitions (divergentes ?) portant sur un concept

Adopter une « boîte à outils d’analyse » appropriée au domaine choisi (ex : le lexique pour parler d’iconographie ou du style d’une œuvre d’art)

Émettre des hypothèses expliquant le transfert / emprunt de figures iconographiques / thèmes ou symboles dans le temps et entre les disciplines (ici sculpture du Moyen-Âge / caricature contemporaine)

Expliciter la manière dont le concept opère dans le domaine choisi

2.Exposer les résultats de la relecture du domaine

À la lumière du concept (« autre ») introduit, remonter éventuellement à des observations de terrain et revenir dans le domaine d’origine

 

3.4. De la succession à la simultanéité des perspectives : entremêler les visions diachroniques et synchroniques

Chaque mercredi soir je dîne avec ma grand-mère. C’était ainsi un mercredi soir en février après avoir passé ma journée au cours bloc bilingue plus. En lui expliquant ce qu’on faisait, elle m’a posé la question d’où venaient mes collègues participants à ce cours bloc. Ma réponse était qu’ils venaient un peu de partout mais elle était étonnée d’apprendre qu’il y avait des Zurichois. Selon elle, il y a juste une seule raison pourquoi des Zurichois font leurs études à Fribourg, alors elle m’a dit : « Les Zurichois qui sont à Fribourg… c’est bien parce qu’ils sont catholiques ? »[34].
Après un petit moment de réflexion je me suis rendu compte que je n’ai aucune idée de la confession de mes collègues d’études. Et cela parce que l’orientation religieuse ne joue aucune importance pour ma génération. Ayant fait l’école avec des catholiques, protestants, musulmans etc., l’orientation religieuse d’une autre personne m’est complètement égale et je n’aurais jamais choisi le lieu de mes études sur la base de ma confession. Après discussion avec mes collègues d’études j’ai constaté qu’ils sont du même avis que moi. Mais cela ne veut pas dire que ma grand-mère a tort ! Dans la génération où elle a grandi c’était une réalité, la confession avait une grande importance, non seulement concernant le choix de l’université mais aussi concernant l’identité de cette génération (cours-bloc « Identité » SP18).

L’auteur se met en scène – au moment du cours-bloc qui vient de se conclure – face à des figures (des voix, presque des slogans) porteuses de messages discordants. Par sa personne, il se fait le véhicule de ces thèses qu’il transporte d’un cercle social à l’autre (de la maison à la classe), pour tester leur effet. Comme le veut la rhétorique, l’argumentaire se dénoue par un retour à la réalité de l’écriture et au thème général du cours-bloc (l’identité).

Il s’agit ici d’une autre forme de travestissement rhétorique et de décentrement car l’auteur se met à la place des personnes qu’il interroge (la grand-mère / les camarades), adopte/se glisse dans l’argumentation « historique » de sa grand-mère pour la confronter à « l’artefact » créé en classe (argumentaire évoluant de façon synchronique).

VISÉE RHÉTORIQUE

SAVOIR-DIRE

SAVOIR-FAIRE OPÉRATIONNELS (POUR LA CLASSE)

Mise en scène de soi face à des visions du monde incompatibles (à première vue)

1.Exposer une problématique existentielle / un cas de conscience

Introduire une thématique / une question importante

Expliciter la portée de la thématique / question par rapport au moment vécu

2.Procéder à un décentrement diachronique (= voix tierce diachronique) pour mettre en perspective le point de vue de départ, construit à partir de visions synchroniques

Se mettre en scène, successivement, face à des figures porteuses, par leurs voix, de logiques contraires > décider d’une succession de ces scènes (chronologique ici)

Produire un discours liant permettant de montrer ce que l’on retient de chacune des logiques mises en jeu

Trancher, ou ne pas trancher…

…et remonter au thème général de l’argumentaire

 

Enfin, dans le dernier exemple, la langue-cible devient, en elle-même, le terrain de liberté qui permet de devenir « autre » (Ricœur, [1990] 2005) : s’exprimer en langue étrangère permet le décentrement, l’explicitation des implicites qui rend plus objectif. Pour étayer sa thèse, l’étudiant en droit a saisi l’outil de la pluridisciplinarité que lui offre la formation « bilingue plus-droit » pour aller puiser dans des théories émanant de domaines autres que le sien, en psychologie et en didactique des langues :

Nous avons vu qu’une langue est bien plus qu’un seul outil pour exprimer des pensées et idées seulement. Dans des expériences faites avec des personnes polyglottes, des chercheurs ont trouvé des indications selon lesquelles l’utilisation d’une langue étrangère nous rendrait moins impulsifs et nous feraient prendre des décisions plus réfléchies face à un problème. De plus, la théorie de la « relativité linguistique » propose que la perception même de la réalité puisse dépendre de notre langue maternelle.
Par conséquent, force est de constater qu’il faudrait ajouter la question de la langue utilisée à la longue liste des paramètres qui façonnent notre relation à la vérité. True, isn’t it ? (cours-bloc « Vérité » SP17)

C’est l’apologie du plurilingue qui voit mieux, au sens de Simmel – dont l’allophonie n’est plus perçue comme un handicap, mais comme un atout : c’est l’avènement du juriste suisse-allemand « augmenté d’une nouvelle dimension, le français » (Simmel, 1979 [1908]; Keller-Gerber, Chomentowski, à paraître).

En guise de conclusion : une troisième voie pour un FOU interdisciplinaire ?

En définitive, ce chantier complexe et vaste relatif au développement des compétences interdisciplinaires des étudiants en droit que nous sommes en train d’ouvrir nous oblige à emprunter des sentiers sinueux, semés d’embûches, et très éloignés de nos chemins didactiques habituels (et confortables), qui relèvent soit des méthodologies du FLE/FOS soit de celles des méthodologies disciplinaires… Or, ce que nous entr’apercevons d’ores et déjà – et que nous espérons avoir pu démontrer dans cet article –, c’est que, sur cette voie tierce qui transgresse sans cesse les frontières linguistiques, culturelles et disciplinaires, l’étudiant en droit (et futur juriste bilingue), s’il veut réussir ses études et exercer avec succès son métier, est amené à changer radicalement de posture, et ce à différents niveaux : il lui faut non seulement acquérir différents répertoires rhétoriques en fonction des contextes afin de s’approprier et reproduire le raisonnement juridique en langue étrangère, mais encore opérer systématiquement des revirements de perspectives au niveau culturel et (inter)disciplinaire afin de parvenir à se hisser à un haut degré de réflexivité qui résulte de l’explicitation et de la synthétisation de tous ces décentrements simultanés et successifs.

Si ces observations théoriques sont indispensables pour saisir en quoi consiste une formation axée sur la pluridisciplinarité (et, qui plus est, en langue étrangère) et expliciter les mécanismes de transformation qui y sont à l’œuvre, il n’en est pas moins décisif de circonscrire les compétences interdisciplinaires y afférentes en vue de les évaluer dans le cadre d’un cursus universitaire. En effet, il nous semble important que l’interdisciplinarité devienne évaluable de crainte qu’elle ne demeure purement ornementale… Pour cela, nous avons tenté, dans la dernière partie de cet article, d’ébaucher une typologie culturelle et transdisciplinaire à partir de séquences discursives que nous avons relevées dans les mémoires rédigés par les étudiants en droit, afin de pouvoir, à terme, passer d’une démarche spontanée à une méthode reproductible avec à la clef une évaluation pertinente.

Au regard de tous ces éléments étudiés, qui nous conduisent, sans doute au-delà du FOU traditionnel, vers une approche digressive et pluriperspectiviste où les savoir-dire sont indissociables des « savoir-réfléchir » en réseaux transdisciplinaires, on pourrait se demander si la méthode « actionnelle », qui précipite l’apprentissage de façon linéaire vers un but pragmatique (pour ne pas dire pratique), est encore adaptée aux nouveaux contextes et enjeux universitaires. Face à ces derniers (bien que la pression financière se fasse de plus en plus sentir), l’étudiant en droit bi/plurilingue, avant d’être un acteur social et économique prêt à se lancer sur le terrain professionnel et scientifique, est en premier lieu un acteur-comédien intellectuel et culturel qui, confronté à des disciplines et des rhétoriques inconnues, effectue nombre de remédiations successives dans, et au moyen, de la langue-culture étrangère. C’est précisément ce parcours d’apprentissage non linéaire en langue 2 qui, entre l’expérience de soi et de l’autre, explicite les codes et les mécanismes à l’œuvre dans les différents systèmes culturels et permet ainsi aux étudiants en droit d’accéder à un excellent niveau de réflexivité et de mobilité intellectuelle. Il nous semble donc que les compétences interdisciplinaires – qui sont peut-être avant tout des savoir-être – ne pourront être acquises qu’à ce prix.

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Notes

[1] Par exemple, pour le bachelor de droit « mention bilingue/Zusatz zweisprachig », il faut obtenir 72 crédits ECTS (sur 180) dans la deuxième langue d’études (le français ou l’allemand). À partir de 36 crédits ECTS, il est ajouté, sur l’attestation de notes uniquement, une remarque particulière (Vermerk) qui fait mention des cours suivis dans la deuxième langue d’études.

[2] À l’université bilingue de Fribourg, le bachelor sanctionne la fin du premier cycle (correspondant à la licence en France après le processus de Bologne), le décanat est l’organe exécutif d’une faculté et le rectorat est l’organe exécutif et dirigeant de l’université.

[3] Pour 2019, le décanat de la faculté de droit a eu l’amabilité de nous communiquer les chiffres suivants : au niveau du bachelor ont été délivrés 237 diplômes dont 67 avec mention bilingue et 29 avec attestation, et au niveau du master, 196 diplômes dont 18 avec mention bilingue et 24 avec attestation. Il est également à noter qu’un tiers des étudiants obtient des crédits ECTS dans la deuxième langue d’études sans pour autant obtenir l’une ou l’autre mention.

[4] C’est cet appui complémentaire et parallèle aux études disciplinaires visant la « mention bilingue » qui explique le plus dans l’intitulé de la formation.

[5] Dans cet article, nous nous référons principalement au parcours d’apprentissage des étudiants inscrits au premier cycle universitaire (bachelor), bien que notre démarche s’applique également aux étudiants inscrits en master.

[6] Le rectorat de l’université de Fribourg, dans son rapport « Stratégie Horizon 2020 » ainsi que dans sa « Planification pluriannuelle 2018-2020 », identifie un potentiel d’amélioration dans le développement du bilinguisme et de l’interdisciplinarité. Il considère en effet que si ce système, organisé au niveau linguistique selon un bilinguisme parallèle (« double monolinguisme ») et au niveau disciplinaire selon une coordination facultaire, a prouvé son efficacité, il n’en demeure pas moins qu’un renforcement des échanges entre les langues et les disciplines est souhaitable pour augmenter la qualité de la recherche et de l’enseignement.

[7] Les heures de cours dont dispose la formation « bilingue plus-droit » se répartissent entre des cours en face à face pédagogique (cours de FOS/FOU pour les étudiants germanophones et de DAFF-Deutsch als Fremd- und Fachsprache an Hochschulen pour les étudiants francophones), des séances tandem (où les deux groupes linguistiques travaillent ensemble sous l’égide des lecteurs de FOS/FOU et/ou de DAFF), du travail personnel (pour la recherche et la rédaction du mémoire de fin de formation) ainsi que des activités en binômes bilingues semi-dirigées pour participer à des événements « hors classe » (soirées-cinéma/tables rondes, visites d’institutions bilingues, interviews de spécialistes juridiques et non juridiques, concours de plaidoiries, etc.). Vu l’entrecroisement complexe d’une partie des activités, il est désormais nécessaire que les enseignants francophones de FOS/FOU et germanophones de DAFF travaillent en étroite collaboration afin de garantir l’harmonisation systémique de ce nouvel espace formatif commun (voir https://www3.unifr.ch/centredelangues/fr/bilingueplus/).

[8] Cf. https://www3.unifr.ch/ius/stoffel/fr/droitcinema/edition-2020/. Nous tenons à remercier ici monsieur Walter Stoffel, professeur émérite de droit et médiateur de l’université de Fribourg, ainsi que madame Lucie Bader, spécialiste en sciences de la communication et des médias pour l’organisation annuelle de cet événement interdisciplinaire.

[9] Si pour le champ interdisciplinaire Jules Duchastel et Danielle Laberge, en référence aux sciences économiques et sociales, parlent d’approche « extensive » (« La recherche comme espace de médiation interdisciplinaire », Sociologie et sociétés, vol. 31, no 1, 1999, p. 68 [en ligne]), nous préférons parler d’approche pluriperspectiviste.

[10] Nous faisons référence ici à une critique adressée par un professeur de droit, membre du jury de soutenance, lors de la présentation orale d’un mémoire. Ce professeur avait attiré l’attention – à juste titre – sur le fait qu’une candidate avait intégré dans son écrit des éléments entendus durant une table-ronde, sans citer ses sources. Tout en reconnaissant que cette observation a sa raison d’être – surtout concernant un travail universitaire – nous avions néanmoins attiré l’attention du jury sur le fait qu’écrire un compte rendu de soirée-cinéma/table ronde est un exercice complexe, basé uniquement sur une prise de notes. Il est assez aisé de comprendre, de ce fait, qu’un étudiant allophone, dans le feu de l’action, puisse ne pas réussir à noter systématiquement – ou même entendre – le nom des personnes s’alternant pour prendre la parole. Ce cas pose, de manière intéressante de notre point de vue, la question des critères d’évaluation d’un travail émanant à la fois de compétences (inter)disciplinaires, (inter)culturelles et (inter)linguistiques. 

[11] Nous visons ici le repérage de savoir-dire, ce qui pourrait paraître réducteur. En effet, ces savoir-dire répertoriés dans le corpus des mémoires sont la trace visible, analysable et palpable, de savoir-faire / savoir-être / savoir-apprendre qu’ils impliquent.

[12] Le corpus, limité aux textes rédigés en français, comprend 42 mémoires produits entre 2015 et 2020. Durant l’analyse, nous nous sommes aperçus qu’au fil des années la maîtrise des formats, sur le plan méthodologique, augmentait chez les étudiants – en lien, sans doute, avec l’affinement du dispositif d’enseignement (et donc des consignes données). Dans cet article, nous n’avons retenu que des extraits issus des promotions 2018-2020.

[13] Nous entendons parler ici de culture cultivée et patrimoniale bien sûr, mais tenterons aussi – dès que nous en aurons l’occasion – d’élargir nos propos à tout type de culture, à ses codes et rituels spécifiques (scolaire et académique, générationnelle, de masse ou savante, etc.). 

[14] En réalité, il pourrait s’agir d’un moment crucial où les étudiants se confrontent au répertoire énonciatif juridique dont la maîtrise passe par une mise en place successive du lexique, des codes et des normes spécifiques du droit.

[15] Robert Badinter, garde des Sceaux de 1981 à 1986, a fait voter l’abolition de la peine de mort en France (cf. son discours à l’Assemblée nationale du 17 septembre 1981). Pour ses stratégies de défense lors du procès contre Roger Bontems en 1972, voir son livre, L’Exécution, Paris, Grasset, 1973.

[16] Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon, a été jugé pour crimes contre l’humanité et condamné en 1987 à la réclusion criminelle à perpétuité. – Maurice Papon, ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde sous l’Occupation, a été condamné le 2 avril 1998 à 10 ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l’humanité.

[17]  Il est admis que le droit est un fait social et culturel qui s’inscrit dans des traditions bien réelles. Cf. Thierry Rambaud, Introduction au droit comparé. Les grandes traditions juridiques dans le monde, Paris, Puf, 2017. Ceci dit, ces dernières années, l’on peut remarquer au niveau de la Confédération helvétique une certaine volonté d’unification entre les différents systèmes judicaires cantonaux (avec une modification des traditions juridiques que cela implique). Témoin l’entrée en vigueur du code de procédure pénale suisse unifié le 1er janvier 2011 qui, notamment, a fait disparaître le juge d’instruction, fonction traditionnellement ancrée dans les cantons romands.

[18] Nous empruntons le terme de « travestissement » à l’univers du théâtre où ce glissement temporaire, réfléchi et surtout stratégique dans la peau d’un deuxième personnage à l’intérieur d’une pièce est essentiel à son fonctionnement afin de ménager à chaque personnage « un espace entre soi et soi » (entretien avec Daniel Mesguich, Théâtre et travestissement, à propos du Prince travesti de Marivaux, 22 mars 2016, en ligne). Nous nous permettons de faire ce rapprochement – sans doute surprenant – entre l’interculturel, le juridique et le théâtre afin de souligner qu’il ne s’agit pas ici de singer une autre personne comme lors des différents jeux de rôles pratiqués dans l’approche communicative ni de simuler des actes de parole dans le cadre de tâches ciblées (approche actionnelle) mais bien d’une appropriation momentanée et stratégique du discours et du « costume » d’un deuxième personnage possédant un raisonnement et une rhétorique différents. Dans ce contexte, le travestissement n’est donc pas l’art de la tromperie, comme on pourrait l’imaginer (même si cela peut être l’un des effets produits), mais l’art consommé d’une seconde stratégie théâtrale mise en abyme dans la pièce elle-même. Et selon nous, c’est ce qui se produit lorsque les étudiants en droit et futurs juristes « se décentrent » momentanément dans une fonction professionnelle en langue 2.

[19] Que le discours juridique soit essentiellement rhétorique pourrait paraître évident pour un lecteur francophone. Cependant, nous employons ici la notion de rhétorique dans son acception la plus large, incluant toutes les normes (énonciatives), postures et attitudes, y compris vestimentaires, qui sous-tendent et encadrent ledit discours juridique. À titre illustratif, il suffit de mentionner l’aspect solennel – certains diraient « théâtral » – d’une audience se déroulant dans un canton entièrement francophone où il se peut que les robes d’avocat et de magistrat soient de rigueur (dans le canton de Vaud notamment). Par contre, la rhétorique en est tout autre dans les cantons germanophones où les audiences, afin de souligner la proximité de la justice vis-à-vis du peuple, se déroulent partiellement en dialecte suisse allemand (et non pas en allemand standard / « Hochdeutsch ») et sans « transformations » vestimentaires particulières. Dans ce contexte, on mesure aisément la surprise des étudiants germanophones devant le décorum des procédures judiciaires en Suisse francophone, même si, là encore, il y a de fortes disparités.

[20] Pour plus de précision, peut-être vaudrait-il mieux parler de langue de scolarisation.

[21] Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, [1773, 1830], Paris, Gallimard, folio no 2575, 1994, p. 67.

[22] On pourrait évoquer ici les travaux du sociologue Erving Goffman, notamment La mise en scène de la vie quotidienne (1973), qui se rapprochent de nos réflexions sur bon nombre de points relatifs à la vie sociale conçue comme une pièce de théâtre. Ce qui nous distingue cependant, c’est que nous évoluons ici dans un cadre universitaire et professionnel très spécifique (bilingue, juridique et inter/transdisciplinaire), assez loin du fonctionnement de la vie quotidienne. Nous préférons donc, à notre niveau (« une pièce de théâtre dans une pièce de théâtre »), parler de décentrement et de travestissement stratégique, qui soulignent le rapprochement et l’enrichissement des perspectives, plutôt que de jeux de rôles et de rites d’interaction qui, en cas de non-respect des codes, risquent selon Goffman de finir en drame.

[23] Nous pensons en particulier à une publication qui date, mais qui n’a – selon nous – jamais été égalée : Lysane Douënel, Geneviève Jackson, Sylvette Raoul, Si tu t’imagines… Atelier de littérature, lecture, écriture, Paris, Hatier-Didier, 1994. Et, plus récemment : Romain Racine, Jean-Charles Schenker, Communication progressive du français perfectionnement C1-C2, Paris, Clé International, 2018, qui prépare à la production de séquences discursives autour d’actes de parole qui guident la lecture d’objets culturels – comme « s’exercer à la critique d’une production artistique », ou « lire la presse francophone ».

[24] Romain Racine, « La Suisse : un jardin des langues à défendre », Le Temps, 18 mars, 2016. Du côté des jeunes Suisses romands, le manque d’intérêt pour l’allemand se fait également sentir. La formation « bilingue plus-droit » sert, entre autres, à provoquer des prises de conscience au niveau linguistique et culturel afin d’infléchir cette tendance.

[25] Nous pensons ici à notre public-cible de juristes en contraste, par exemple, avec des étudiants inscrits en faculté des lettres – dont l’analyse littéraire, picturale ou cinématographique constituerait un objectif spécifique en soi.

[26] Cf. Véronique Castellotti, Marc Debono, « D'une mission "civilisatrice" à une centration "(socio)pragmatique": une interprétation de l'évolution de la dimension culturelle en didactologie du FLE », Documents pour l'histoire du français langue étrangère et seconde, SIHFLES, 2018, p. 41-62.

[27] Cette « omission » vaut également pour le vocabulaire qui, bien que les éditeurs de FLE proposent d’excellents ouvrages tels que Pratique Vocabulaire B2 (Paris, Clé International, 2020), n’est plus guère travaillé d’une façon approfondie dans l’approche actionnelle.

[28] Les thèmes (la vérité, la liberté, l’identité, etc.) qui nous sont imposés par l’événement culturel et interdisciplinaire « Le Droit dans le cinéma » sont, en réalité, des « universels singuliers » qu’il nous faut transposer et intégrer dans notre contexte spécifique.

[29] Par exemple, un ouvrage comme Denis C. Meyer, Clés pour la France : en 80 icônes culturelles, Paris, Hachette, 2010, qui fait le pari de faire « comprendre la France et les Français » par un catalogue de fiches thématiques telles que : « le Beaujolais nouveau », « Coluche », « B.B. », « le bonhomme Michelin » ou « le tour de France ».

[30] Nous considérons ici l’autobiographie et la biographie (récit de vie ou le portrait rédigé, prononcé, ou peint par un autre), de la même manière – à partir du moment où ces discours racontent tous une histoire adoptant un point de vue unique, qu’il soit interne ou externe. L’intérêt, sur le plan didactique, est que l’apprenant (le regardeur) suive la logique de celui qui parle de (et dans) son univers.

[31] Les tesselles sont les petits morceaux de pierre, de verre, composant les mosaïques.

[32] Une séance tandem est un cours où les étudiants de langue-cible français et de langue-cible allemand se retrouvent autour d’une activité commune. Généralement, chacun s’exprime dans sa langue-cible et l’un des enseignants des deux groupes mène l’activité (dans sa langue-cible). Nous tentons donc d’équilibrer, durant les semestres, les séances qui seront tenues majoritairement en français, et celles tenues majoritairement en allemand.

[33] Référence des illustrations : la Synagogue (sculpture), cathédrale de Strasbourg (France), portail droit ; Das erstes Opfer des Krieges: die Wahrheit, caricature publiée sur le site : https://wolf147.wordpress.com/2014/08/26/das-erste-opfer-des-krieges/ (trad. : « la première victime de la guerre : la vérité »).

[34] La laïcisation de l’Université de Fribourg, de ses enseignements – et donc du public ciblé – est relativement récente. Dans le discours de cet étudiant, la voix de la grand-mère se réfère à ce passé où l’institution s’était vue comme un lieu de formation de la jeunesse catholique, européenne d’abord, mondiale ensuite (à travers ses réseaux monastiques à l’étranger, par exemple, recrutant des étudiants par un système de bourses). Voir à ce sujet la partie « Contexte historique » de la thèse : Alessandra Keller-Gerber, « Ces étrangers qui restent ou qui veulent rester ». Résonance de discours en circulation sur l’immigration dans les récits d’étrangers diplômés en Suisse, candidats à l’établissement, thèse de doctorat, 2015, disponible en ligne sur le site : http://doc.rero.ch/record/258797.

 

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