1. Introduction
La Légion étrangère[1], voulue par Louis-Philippe en 1831, constitue une exception française puisque la France est le seul pays au monde qui permet à des hommes venant des cinq continents de porter ses armes en temps de paix. À travers une formation initiale de 4 mois, où l’apprentissage de la langue française constitue un élément de premier ordre, cette institution parvient à faire de futurs soldats aux horizons les plus éloignés, des frères d’armes prêts à donner leur vie pour une patrie qui n’est pas la leur. Dans une telle perspective, apprendre le français revient à embrasser un drapeau jusqu’à la perspective du sacrifice suprême.
L’apprentissage du français dans un contexte à la fois homoglotte[2] (Dabène, 1994) et exolingue[3] (Porquier, 1994 : 164), se caractérise par différents paramètres dont le plus significatif est peut-être d’enseigner en très peu de temps, à des apprenants aux origines très diverses (tant au plan linguistique que social), une langue qui deviendra vitale pour opérer au sein de l’armée française. Par ailleurs la méthode adoptée présente des spécificités en ce qui concerne l’approche pédagogique et le choix des ressources didactiques. Elle ne s’appuie pas, comme bon nombre de méthodes actuelles, sur des outils multimédias mais a recours, entre autres, aux drills, à l’apprentissage par le chant et accorde un rôle de premier ordre aux binômes.
Après avoir illustré le contexte Légion, nous présenterons les caractéristiques de l’apprentissage du français tel qu’il se produit au sein du 4ème Régiment. Nous analyserons ensuite des extraits de chants de légionnaires afin de souligner la cohésion qui se produit entre environnement et langue. L’environnement étant ici à entendre dans sa dimension historique, géographique et culturelle qui peut être appréhendé comme un élément de structuration sociale. Nous montrerons ainsi comment une synergie entre langue et contexte participe pleinement à un apprentissage linguistique finalisé à une mission (former de futurs combattants) et qui ne peut se départir du sentiment d’appartenance à une famille, à un corps d’armes et à une patrie.
2. Le contexte Légion
La LE existe depuis près de deux siècles et rassemble en moyenne neuf mille hommes issus d'environ 150 nationalités différentes [4]. Sur les 8922 légionnaires en service aujourd'hui, 859 sont français de naissance et 8063 de provenance étrangère.
Les origines de cette institution qui se présente comme une spécificité française ainsi que la formation que reçoivent les engagés volontaires de la Légion étrangère[5] expliquent en partie que des étrangers vont considérer la France comme leur patrie, la LE comme leur famille et les autres soldats comme leurs frères d’armes.
2.1. Quelques repères historiques et géographiques
En vertu d’une ordonnance autorisant des étrangers venant des cinq continents à porter ses armes dès le temps de paix, la France a fait le choix de se doter d’une Légion étrangère. Il s’agit d’une exception française dont ni les grandes lignes ni les fondements n’ont été remis en question depuis ses origines.
N’ayant pas à initialement, le droit de stationner sur le territoire français, ce corps de l’armée de terre voit tout d’abord le jour pour être employé en Algérie. Ce n’est qu’à partir de 1962 (accords d’Évian) qu’il s’implante en France. Après vingt ans de guerre en Algérie, la LE s’illustre en Crimée (1854-1855), en Italie (1859) puis au Mexique (1863-1867) où elle livre le célèbre combat de Camaron de Tejeda[6]. Cette bataille est à l’origine de l’esprit légionnaire, toujours bien présent de nos jours. Il transmet des valeurs qui font que les hommes de la légion sont fidèles à leur mission tout comme au respect de la parole donnée, quelles que soient les conditions dans lesquelles ils se trouvent.
La LE qui tout en s’adaptant en permanence ne sacrifie rien à ses traditions (Général Mistral, 2020 : 15) est un système conçu comme une patrie « Legio Patria Nostra »[7]. Elle dispose d’un état-major basé à Aubagne et de onze régiments dont neuf sont situés en métropole et deux en Outre-mer. Le 4ème Régiment, installé à Castelnaudary est chargé de l’instruction des nouveaux engagés qui devront être opérationnels au bout de quelques mois.
2.2. La formation du futur légionnaire
La formation du futur légionnaire repose sur des principes fondamentaux tels que l’égalité des chances, le travail et le mérite. Durant leurs quatre premiers mois au sein du 4ème Régiment, ces hommes devront apprendre la langue française, s’initier au métier de soldat à travers le maniement des armes et la mise en condition physique, et intégrer les règles de la vie en collectivité. Trois piliers qui, s’ils correspondent à des moments de formation spécifiques, sont de fait étroitement liés dans le quotidien du légionnaire. Il suffit en effet de penser que tout ordre, toute information ou instruction est signifié en français. Ce qui revient à dire qu'on ne peut par conséquent apprendre le maniement des armes si on ne maîtrise pas les outils linguistiques nécessaires à cette activité. Par ailleurs, la collectivité et l’esprit de corps sont des éléments intrinsèques à la LE puisqu’ils sont présents en permanence dans la vie des légionnaires. Ils se traduisent par une entraide constante[8].
Dès qu’il arrive à Castelnaudary, la langue française devient le seul idiome de référence de l’EVLE. Il le restera tout au long de sa formation et ceci quel que soit le domaine d’apprentissage concerné. Même s’il existe au sein de la LE des groupes linguistiques représentés en plus grand nombre[9] et que les francophones correspondent à environ 11%[10] des effectifs, aucune autre langue ne peut être utilisée, sous peine de sanctions, lors de l'instruction.
Dans un contexte où il s’agit d’amalgamer des hommes privés de leur identité d’origine, en proie à un déracinement social et culturel profond et que tout semble parfois opposer, la langue constitue le vecteur par lequel s’opère la transformation d’antagonismes en fraternité d’armes.
3. L’apprentissage du français à la LE
Ici encore, la LE se distingue par la spécificité de l’approche pédagogique qu’elle a élaborée. Celle-ci peut à la fois être définie comme empirique et pragmatique. Empirique parce qu’elle s’appuie essentiellement sur l’expérience tant au niveau des formateurs que des outils pédagogiques. Empirique aussi parce que l’apprentissage de la langue ne se produit pas seulement lors des séances en salle de classe mais est aussi le fruit d’une immersion permanente liée aux différentes activités des légionnaires - parmi lesquelles figure le chant - et de la présence d’un binôme. Pragmatique puisque l’enseignement, qui se déroule dans un cadre spatial et temporel très particulier, est axé sur les finalités spécifiques auxquelles est destiné l’EVLE : comprendre et exécuter des ordres, s’intégrer à un groupe et, à l’issue de quatre mois de formation, être apte à rejoindre une unité de combat de l’un des huit régiments opérationnels de la LE. Au terme de cette première phase de formation, le candidat légionnaire doit disposer de 500 mots, dont 100 sont théoriquement acquis lors du premier mois. L’ensemble du lexique se répartit en 250 mots provenant du registre militaire et 250 du registre courant ou civil, selon la terminologie de la Légion. Une part considérable des premières références lexicales de l’EVLE provient du Code d’honneur du légionnaire.
3.1. Les acteurs de la formation
À la différence de la plupart des formations linguistiques telles qu’on les conçoit habituellement, celles qui se déroulent au sein du 4ème Régiment ne sont pas dispensées par des enseignants de formation mais par des cadres de la LE. Il s’agit souvent de sous-officiers dont la langue maternelle n’est pas nécessairement française mais qui, pour la majorité, ont connu, avant de s’élever dans les rangs de la Légion, le même parcours que les EVLE qu’ils sont en train de former. Dans une optique qui contribue une fois de plus à la cohésion de l’Institution, la troupe constitue le seul vivier d’où sont issus les cadres. Ces sous-officiers dispenseront ainsi une centaine d’heures de cours en présentiel à des hommes regroupés en sections de 20 à 30 individus aux profils linguistiques et humains des plus variés.
Au sein d’une même section peuvent se côtoyer de jeunes hommes ne connaissant pas un mot de français, provenant du Népal plutôt que de Pologne ou de Russie, d’autres ayant quelques notions de cette langue qui est désormais leur seul outil de communication ou qui, en raison d’une langue maternelle d’origine romane, bénéficient de l’intercompréhension linguistique[11].
On remarquera en outre que différentes stratégies sont mises en place pour atteindre, le plus rapidement possible, les rudiments linguistiques requis. L’une d’entre elle repose sur la distinction, au sein du groupe, entre francophones ou pseudo-francophones et allophones. Cette partition se concrétise dans ce qu’il est convenu d’appeler le binômage qui, faute de francophones, est parfois remplacé par le trinômage. Il s’agit d’une forme de rapprochement humain qui vise à garantir la présence d’un locuteur de langue française aux côtés d’un ou de deux locuteurs non-francophones.
De fait, à leur arrivée, les futurs légionnaires ont été répartis en deux groupes pour définir le rôle de chacun au sein du binôme/trinôme. Le francophone, qui dans certains cas s’identifie à une personne disposant simplement de connaissances en langue française, accompagnera son camarade pour l’aider et compenser ses faiblesses linguistiques tout au long de l’instruction. La camaraderie que l’on force au sein du 4ème Régiment, se présente ainsi comme une nécessité opérationnelle. Propre sans doute à tous les soldats, mais plus encore pour les légionnaires issus de mondes très différents. Sur le plan pratique, la distinction entre francophones et non francophones est marquée par le port du béret vert pour les premiers. Cette stratégie permet à l’instructeur de reconnaître la position de chacun des membres de la section, au sein de la classe.
3.2. Les outils pédagogiques
On associe fréquemment les outils pédagogiques utilisés pour la formation des futurs soldats de la LE à la méthode Képi blanc (2019) qui trouve ses origines dans la méthode Mauger[12]. Toutefois, d’autres supports tels que le Carnet du légionnaire (2020) et le livret Chants de la Légion étrangère (2018) figurent parmi les ressources pédagogiques de référence de l’EVLE. Deux petits livrets qui occupent une place privilégiée dans le quotidien de ces hommes puisqu'ils doivent toujours les gardent sur eux.
La méthode Képi blanc
Le manuel s’articule autour de 70 séances thématiques et de 115 fiches de lexique. L’ouvrage convoque à la fois des éléments de vocabulaire, de grammaire et, en nombre relativement limité, des activités d’ordre pragmatique. La méthodologie adoptée repose sur la technique du drill qui consiste en la répétition, parfois mécanique, de mots, structures syntaxiques ou d’exercices jusqu’à ce qu’ils deviennent des automatismes.
Outre la transmission des savoirs langagiers, qu’il convient d’entendre non seulement comme des moyens d’expression linguistique (usage de l’impératif, choix des prépositions, etc.) mais aussi comme une réflexion sur leur valeur en discours (Maurer, 1999 : 3), cette méthode participe à l’intégration de règles identitaires[13].
Dans ce manuel, le contexte représenté ne convoque qu’à de rares occasions la « vie civile ». De fait, la grande majorité des tâches met en scène des légionnaires dans leur quotidien militaire. Ce sont eux qui sont les acteurs de l’acte linguistique que leurs pairs s’apprêtent à assimiler.
Nous ajouterons encore que l’apprentissage du lexique est facilité par une série de fiches thématiques (les grades, le paquetage, au quartier, etc.) conçues par la LE et se présentant sous le format de cartes postales où figurent des images associées aux termes qu’elles désignent. Nombre de ces termes renvoient au domaine militaire (casque, ceinture bleue, Famas[14], foyer, musette, place d’armes, etc.) ou à la vie quotidien au sein de l’armée.
Le Carnet du légionnaire
Si ce livret n’a pas pour vocation première l’apprentissage de la langue française, il n’en reste pas moins qu’il participe indéniablement, en tant qu’outil du quotidien, à l’acquisition de la langue. Conçu pour pouvoir être consulté en permanence en début de carrière par le futur ou le jeune légionnaire, il rassemble quantité d’informations pratiques. Le lexique utilisé peut toucher des domaines aussi variés que l’organisation de la journée, la consultation à l’infirmerie, l’utilisation des armes, l’orientation sur le terrain, les plaies et blessures auxquelles s’expose un militaire, etc. Sa vocation principale est de constituer un guide pratique pour la vie quotidienne de l’EVLE, d’aider le légionnaire au cours des premiers mois de vie en régiment et, sur le plan linguistique, de constituer un lexique de base pour les non-francophones.
Le livret Chants de la Légion étrangère
Tout comme le document précédent, la vocation de ce livret n’est pas l’apprentissage du français. Ce petit recueil édité depuis 1959 à travers de multiples éditions, constitue cependant un outil pédagogique fondamental pour permettre à l’EVLE de s’imprégner des pratiques et des savoirs langagiers du légionnaire. C’est pour cette raison qu’il est utilisé par les formateurs dans les classes de langue. De la même manière que pour la méthode Képi blanc, l’apprentissage linguistique se fait par la répétition de couplets et refrains jusqu’à que ce que le futur légionnaire les connaisse par cœur. Durant les cours, il est également demandé aux apprenants de lire les chants (souvent relativement brefs) et de les paraphraser. À travers la présence massive de références culturelles de types historique ou géographique, le livret est une source fondamentale pour l’acquisition des savoirs patrimoniaux propres à la Légion. Ainsi, s’il sert à l’apprentissage du lexique, le carnet de chants constitue aussi, à part entière, un élément de référence pour l’appropriation des valeurs du légionnaire.
4. Corpus et analyse
Les outils pédagogiques et les différents moments permettant au futur légionnaire de faire siennes les bases de français nécessaires à sa mission, présentent une relation étroite entre langue et contexte. Les chants laissent toutefois émerger de manière significative les traditions de la Légion et les ancrages patrimoniaux qui les habitent. Ils participent en outre à l’intériorisation des normes et à l’appropriation de celles-ci afin de restituer une pratique langagière collective qui est un discours sur ce que sont les corps militaires, et des valeurs du corps combattant (Texier, 2019 : 4).
À travers l’analyse d’extraits de quelques chants, nous montrerons comment l’apprentissage de la langue française et l’assimilation des valeurs du légionnaire s’effectuent conjointement.
4.1. Les chants à la LE
Les chants font partie intégrante de la vie du légionnaire et comportent une ample fonction cohésive. Leurs textes revêtent, en particulier pour les chants de « marche », un caractère sacré en relation à l’histoire de la Légion :
« Leur texte est sacré malgré une certaine naïveté de style, malgré le vieillissement de certaines évocations, il ne peut être question d’en modifier la moindre rime. On chante les chants tels qu’ils sont créés pour toujours, ou on en crée de nouveaux, en priant le Dieu de Victoires qu’ils soient admis par tous et mènent très longtemps sur les routes les colonnes légionnaires, ce qui n’est pas toujours le cas »[15].
En outre, le chant est calqué sur le rythme du pas atypique des légionnaires, il constitue dès lors un acte emblématique de ce corps et renvoie, une fois de plus, à l’idée d’appartenance et d’unité au sein d’un groupe.
Les chants sont par ailleurs associés à différents moments de la vie du légionnaire (les marches, le combat, les blessures, la mort). Ils interviennent par exemple comme un soutien à l’effort durant les longues marches. Ils ont également pour vocation de renforcer la cohésion lors des repas. D’autres y verront des stimulateurs d’énergie ou des « redresseurs de traînards »[16].
4.2. Analyse
La relation que les chants de la LE entretiennent avec la temporalité et la spatialité est double. D’une part, comme nous venons de le souligner, les chants font partie du quotidien des légionnaires. De l’autre, ils se nourrissent des lieux et des moments qui ont marqué l’histoire de ce corps d’armes. En se faisant passeurs d’histoire, les chants transmettent également les valeurs et les traditions intrinsèques à la LE.
Sans exclure totalement les autres chants dont quelques fragments illustrent notre propos, nous nous concentrerons sur des extraits de : C’est le 4, chant de creuset commun pour le régiment de formation de Castelnaudary et Le Boudin[17], chant emblématique de la Légion.
C’est le 4
À travers pierres et dunes,
S’en vont les képis blancs.
Sous le soleil, claire de lune,
Nous marchons en chantant.
Vers Béchar ou vers Casa,
Dans toutes les directions,
Nous repartons au combat,
Pour la gloire de la Légion. […]
Sur les pistes des Corbières,
Nous partons en mission.
Une colonne de bérets verts,
S’en va à l’instruction.
Vers la Jasse ou vers Bel-Air
Dans toutes les directions
Devenir légionnaire,
C’est notre seule ambition.
(C’est le 4, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 23)
Le Boudin
Refrain
Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin
Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains,
Pour les Belges, y en a plus, pour les Belges, y en a plus,
Ce sont des tireurs au cul
Sonnerie A
Nous sommes des dégourdis, nous sommes des lascars,
Des types pas ordinaires,
Nous avons souvent notre cafard,
Nous sommes des Légionnaires.
Couplet I
Au Tonkin, la Légion immortelle
À Tuyen-Quang illustra notre drapeau
Héros de Camerone et frères modèles
Dormez en paix dans vos tombeaux
Sonnerie B
Nos anciens ont su mourir
Pour la Gloire de la Légion,
Nous saurons bien tous périr
Suivant la tradition.
Couplet II
Au cours de nos campagnes lointaines,
Affrontant la fièvre et le feu,
Oublions avec nos peines,
La mort qui nous oublie si peu,
Nous, la Légion.
(Le Boudin, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 13)
4.2.1. Espace géographique et historique
L’analyse des deux chants montre que les lieux et les moments mémorables de la LE sont souvent étroitement liés. De fait, certaines désignations géographiques sont associées à des campagnes militaires ou à des batailles auxquelles les légionnaires ont participé.
Toutefois, l’espace peut à lui seul constituer un élément d’identification. Il s’apparente alors à une description du territoire ou aux conditions climatiques qui l’accompagnent. Ces caractéristiques mettent en exergue les difficultés dans lesquelles le légionnaire est amené à opérer.
Le chant du 4ème Régiment donne ainsi à voir la morphologie du terrain constitué de pierres, de dunes et de pistes où le légionnaire marchera en chantant tant le jour (sous le soleil) que la nuit (au clair de lune). On pourrait également considérer la fièvre et le feu (Le Boudin) comme des caractéristiques environnementales puisqu’elles sont associées aux conditions de vie du légionnaire lors des combats.
Les noms propres de Jasse et Bel-Air sont moins connus pour un lecteur peu familier de la LE. Ils sont pourtant très évocateurs pour l’EVLE puisqu’ils désignent deux des quatre fermes où le jeune engagé passera le premier mois de son instruction. Dans le second chant, le contexte géographique est en outre présent à travers un procédé métonymique qui évoque les Alsaciens, les Suisses, les Lorrains et les Belges[18]. En désignant ses habitants, l’énoncé renvoie aux pays ou à la région dont proviennent les militaires.
La composante purement historique se manifeste de manière significative dans les deux chants à travers : Béchar, Casa, Les Corbières, Tonkin, Tuyen-Quang et Camerone, des noms propres qui évoquent des batailles dans lesquelles les légionnaires se sont distingués. Au-delà des combats, l’histoire est associée à l’hommage rendu aux hommes qui y ont participé : héros de Camerone ou qui, pour certains, y ont laissé la vie : dormez en paix dans vos tombeaux, nos anciens ont su mourir. L’honneur rendu aux anciens et les territoires où a opéré la Légion constituent des éléments récurrents de nombre d’autres chants :
- Un légionnaire tombe, frappé d’une balle […], (La colonne, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 27).
- Soldats de la légion étrangère se sont battus en Algérie : Beaucoup sont tombés, de braves légionnaires, (Soldats de la Légion étrangère, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 33).
- Du Tonkin à Casa, de Beyrouth à Dakar, de Sidi-bel-Abbès aux sables brûlants de Mekhnès […] lorsque l’un de nous meurt, nous reprenons avec ardeur, […], (Le fanion de la Légion, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 37).
- Combien sont tombés au hasard d’un clair matin, (Képis blancs, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 91).
Ces énoncés attestent une fois encore d’un lien étroit entre l’histoire de la Légion, les traditions et les valeurs du légionnaire.
4.2.2. Valeurs du légionnaire
Les qualités du légionnaire figurent dans les deux chants mais de manière plus explicite dans Le Boudin. Si le premier laisse entendre la persévérance et le renoncement de soi, le second souligne très nettement l’idée du sacrifice. En effet, ce chant inscrit la mort comme un fil conducteur qui se décline tout au long du chant (sonnerie B, couplet I et II). On le sait, quand il s’engage, le futur légionnaire doit être prêt à respecter sa mission jusqu’au bout et, si les circonstances l’y amènent, à sacrifier sa vie pour la patrie.
Parmi les valeurs du légionnaire figure également le respect d’une tradition qui passe notamment par l’honneur rendu aux anciens, comme nous l’avons souligné dans les exemples précédents. L’attachement à une patrie pour laquelle le soldat est prêt à sacrifier sa vie et qui est ici à entendre dans une double acception : la France et la Légion[19]. Une patrie qui est régulièrement symbolisée par le drapeau que l’on retrouve dans Le Boudin ainsi que dans quantité d’autres chants :
- Son drapeau, celui de la France est un emblème des plus glorieux, (Sous le soleil brûlant d’Afrique, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 29).
- La rue appartient au drapeau des Képis blancs, (Képis blancs, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 91).
- Un drapeau claque au vent, c’est celui de Légion […], (Nous sommes de la Légion, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 111).
La France est par ailleurs désignée à travers l'origine des soldats qui, s'ils ne peuvent pas être de nationalité française, sont toutefois considérés comme des combattants de ce pays :
- Contre les Viets, contre l’ennemi, partout où le combat fait signe,
Soldats de France, soldats du pays. Nous remonterons vers les lignes. (Contre les Viets, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 83)
Le légionnaire se doit également de perpétrer la gloire de la LE : Pour la gloire de la Légion est un vers commun aux deux chants que nous avons étudiés. Si les termes honneur et fidélité (inscrits sur le drapeau de la Légion) ne sont pas explicitement présents dans ces deux chants, on comprend toutefois que ce sont là aussi des valeurs que l’EVLE se doit de faire siennes et que l’on retrouve par exemple dans le chant Képis blancs :
- L’ardeur, la fierté, la jeunesse sont dans nos rangs,
Honneur, Fidélité sur nos drapeaux foulant la boue sombre, vont les Képis blancs. (Képis blancs, Chants de la Légion étrangère, 2018 : 91).
S’il se construit sur les origines de la LE et sur l’intériorisation d’un bagage patrimonial lié aux faits de guerre de ses prédécesseurs, le légionnaire est également orienté à l’action et au combat. Il s’agit d’un type pas ordinaire, dégourdi, un lascar (Le Boudin) prêt à affronter l’ennemi. Il n'est pour autant pas à l’abri du cafard ou des peines (Idem). Émerge alors l’image ambivalente d’un légionnaire qui pour être militaire n’en est pas moins homme.
4.3. Langue et ancrages patrimoniaux
Les chants ne constituent pas la seule source d’apprentissage du français à la LE, ils participent toutefois largement à l’acquisition d’une part importante du vocabulaire de l’EVLE et dans une moindre mesure de certaines structures syntaxiques.
L’analyse des chants, nous a permis de constater que le lexique est extrêmement contextualisé et renvoie à une terminologie qui s’avère d’une grande utilité dans le quotidien du légionnaire. Nous pensons en particulier au champ lexical de l’espace, notamment dans ses composantes morphologiques ou climatiques (dunes, pierres, pistes, soleil, etc.). Ces éléments présents dans le carnet de chants se retrouvent également dans les deux autres ressources pédagogiques utilisées lors de la formation ainsi que dans les fiches illustrées que nous avons précédemment évoquées. Il s’agit d’un croisement des savoirs qui implique leur réactivation à différents moments de l’instruction et qui devrait par conséquent en faciliter la mémorisation[20].
Nous remarquons également que le patrimoine, dans une acception large, qui recouvre à la fois l’idée d’ancrages historiques et/ou géographiques mais aussi la transmission de valeurs propres à l’institution Légion, occupe une place de premier ordre dans les chants. On voit bien dès lors que si les chants contribuent à l’apprentissage de la langue, ils participent pleinement à l’intégration du futur légionnaire et à son incorporation[21]. Une finalité pragmatique de cohésion que confirment les propos du Général C. de Saint-Chamas :
« Le chant permet également d'exprimer la cohésion, la fierté et la détermination d'une troupe. C'est un des moyens les plus rapides, les plus faciles et les moins coûteux (paramètre non négligeable dans le contexte actuel) pour donner une colonne vertébrale à une unité, à un détachement » (https://www.legion-etrangere.com/mdl/page.php?id=286).
Dans une vision plus ample, il faut avoir à l’esprit que si les chants, de la même manière que la discipline, les rites, les traditions ou la mémoire « intègrent » et transforment des hommes différents c’est avant tout parce que ce sont des instruments ordonnés à une fin, et à une fin tragique par essence, parce qu’elle peut conduire au sacrifice suprême (Sureau, 2020 : 8).
5. Conclusion
Une vision largement partagée donne pour mission à l’enseignant d’amener l’apprenant à utiliser un français le plus correcte possible. Allant jusqu’à attendre, de la part de locuteurs non-natifs, une perfection dont la plupart des francophones ne disposent pas. Si l’objectif peut-être louable, avons-nous la certitude qu’il réponde véritablement aux finalités pragmatiques poursuivies par ces apprenants ? L’orientation qu’a choisie la LE et qui a fait ses preuves est tout autre.
L’apprentissage de la langue y présente des caractéristiques spécifiques tant pour le cadre dans lequel il s’inscrit que pour les finalités qu’il convoque. De fait, nous avons montré combien l’environnement, au sens d’espace physique, de valeurs sociales et culturelles est fondamental pour le futur légionnaire. Nous savons en outre que l’apprentissage du français, dans la phase initiale, est intensif et relève pratiquement du défi puisqu’il prévoit l’acquisition de 500 mots en quatre mois, de la part de locuteurs qui, pour certains, ne disposaient d’aucune notion de français à leur arrivée à Castelnaudary. Toutefois, malgré ces spécificités et la laboriosité de la tâche, la méthode fonctionne.
Elle fonctionne car même si tous les EVLE ne disposent pas, au terme des 4 mois d’instruction, d’un français dépourvu de lacunes phonétiques, grammaticales ou lexicales, le bagage linguistique dont ils se sont dotés répond à l’exercice de leur mission. Nous ajouterons encore que le nombre de légionnaires demandant chaque année la nationalité française, dont l’obtention est conditionnée, au sein de la Légion, par la maîtrise du français courant[22], atteste lui aussi du bon fonctionnement de cette approche linguistique. Si on prend en compte l’ensemble des légionnaires naturalisables, en service depuis plus de 5 ans, le pourcentage des naturalisés s’établit à 58 % (2660 sur 4571) [23]. Ce qui est considérable puisque tous les légionnaires n’introduisent pas une demande de naturalisation.
Sur le plan didactique, une des raisons de cette réussite trouve ses origines dans le fait que la LE a été capable de mettre en place une approche qui s’inscrit, peut-être inconsciemment mais certainement avant l’heure, dans la pragmatique linguistique[24]. Elle intègre de fait contexte et langue, abordant le langage comme un phénomène à la fois discursif, communicatif et social. Elle répond ainsi aux exigences du soldat qui sont avant tout de comprendre et d’exécuter les ordres, d’être en mesure d’opérer en mission où la cohésion avec le territoire ainsi que l’esprit de corps sont primordiaux.
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SERVICE INFORMATION ET HISTORIQUE DE LA LÉGION ÉTRANGÈRE, Chants de la Légion étrangère, Aubagne, Képi Blanc, 2018.
SERVICE INFORMATION ET HISTORIQUE DE LA LÉGION ÉTRANGÈRE, Carnet du légionnaire. À l’usage des EVLE et des jeunes légionnaires, Aubagne, Képi Blanc, 2019.
SUREAU, François, « Préface », dans Aubry, Pierre-Henri et alii, La Lune est claire. La Légion étrangère au combat, Paris, Les Belles Lettres, 2020, p. 7-14.
TEXIER, Mélanie, « A man’s world : incorporation langagière à la Légion étrangère », Itinéraires [En ligne], n° 2 et 3, 2019, http:// journals.openedition.org/itineraires/6306, consulté le 15 décembre 2021.
[1] Dorénavant LE.
[2] À entendre ici au sens où la langue enseignée est présente dans la réalité locale.
[3] Nous employons ici le terme exolingue au sens large que lui attribue R. Porquier : “ La communication exolingue ne peut se caractériser simplement par les langues maternelles respectives des interlocuteurs, ni par le choix d’une langue d’interaction. Elle doit se définir plus largement, selon une diversité de paramètres et de facteurs, comme le produit de situations dans lesquelles les partenaires ne disposent pas d'une langue maternelle commune ” (1994 : 164).
[4] Ce chiffre peut varier d’une année à l’autre. Nous fournissons un ordre de grandeur qui repose sur les informations que nous avons recueillies en 2021, à l’occasion d’un entretien avec le lieutenant-colonel Thomas-Marie Mialhes, alors chef du Bureau Instruction Emploi de la LE.
[5] Dorénavant EVLE.
[6] Le 30 avril 1863, pendant presque douze heures et malgré des pertes considérables, 62 légionnaires vont faire face à 2000 combattants mexicains dans une bataille qui s’annonce perdu d’avance.
[7] Il s’agit d’une des devises de la LE.
[8] L’article 2 du code d’honneur du légionnaire rappelle que : « Chaque légionnaire est ton frère d’armes, quelle que soit sa nationalité, sa race, sa religion. Tu lui manifestes toujours la solidarité étroite qui doit unir les membres d’une même famille »[8] (Code d’honneur, 2020 : 11).
[9] Selon une étude d’H. Maniakis, les légionnaires locuteurs de langues slaves représentent environ 60 à 65 % des effectifs (2014 : 2).
[10] Source : Képi Blanc, 28 février 2018.
[11] Sur l’intercompréhension en langues romanes, nous renvoyons entre autres aux travaux de C. Blanche-Benveniste et A. Valli (1997).
[12] La méthode Mauger voit le jour dans les années 1950, elle repose sur une approche dite traditionnelle et est destinée à l’enseignement du français comme langue étrangère. Son auteur, Gaston Mauger est à l’origine de plusieurs manuels dont le Cours de langue et de civilisation françaises à l'usage des étrangers (ouvrage dit Mauger bleu) qui fut couronné par un prix de l’Académie française et qui connaîtra de multiples éditions. Ces ouvrages jouissent d’une importante diffusion dans le monde entier, jusque dans les années 1980. Ils seront notamment utilisés dans les établissements culturels français à l’étranger.
[13] Sur cet aspect, nous renvoyons à : Texier, Mélanie, «Identités et langues à la Légion étrangère», Res Militaris, vol. 1, n°3, 2011, p. 16, http://resmilitaris.net/ressources/10144/82/res_militaris_note_de_recherches_melanie_texier.pdf, site consulté le 23 septembre 2021.
[14] Fusil d’assaut de l’armée française.
[15] Chants de la Légion étrangère, 2018, p. 4.
[16] Ibidem.
[17] Le boudin désigne ici la toile de tente et le paquetage du légionnaire qui une fois roulée s’apparente à un boudin au sens premier du terme.
[18] L’identification de ces derniers à travers leur lâcheté semble trouver son origine dans un épisode historique où le roi des Belges, Léopold II, demanda, en raison de la neutralité de la Belgique, que les légionnaires de son pays ne prennent pas part à la guerre franco-prussienne dans laquelle la France était impliquée.
[19] Nous rappelons que l’une des devise de la LE est Legio patria nostra.
[20] Pour davantage d’informations sur la mémorisation induite par la répétition, nous renvoyons à É. Gerbier et O. Koenig (2015).
[21] Sur la notion d’incorporation au sein de la LE, nous renvoyons à M. Texier (2019).
[22] S’il ne dispose pas d’un certificat de niveau B1, le candidat à la naturalisation doit présenter un diplôme de niveau brevet de collège ou équivalent. Tous les candidats à la naturalisation issue de la LE justifient au moins du diplôme des premiers secours civiques de niveau 1.
[23] À titre indicatif, nous rapportons le nombre de naturalisations pour les 3 dernières années. En 2020 : 424 naturalisés pour 550 demandes de naturalisation, en 2021 : 503 naturalisés pour 511 demandes et en 2022 : 400 naturalisés pour 502 demandes. Nous remercions le Lieutenant-colonel Pierre-François Mitton, actuel Chef du Bureau Instruction Emploi du 4ème Régiment ainsi que le Bureau des Ressources Humaines du 4ème Régiment pour les informations qu’ils nous ont fournies sur le nombre de naturalisations et sur le niveau de langue française requis pour l’obtention de la nationalité française.
[24] Nous rappelons que la pragmatique linguistique trouve ses origines dans la théorie des actes de langage (J.-L. Austin, 1962 et J.-R. Searle, 1972) qui montre que la fonction du langage n'est pas essentiellement de décrire le monde, mais aussi d'accomplir des actions.