1. Introduction
Au Maroc, la fracture que l’on constate entre l’enseignement du français au secondaire et les cours de langue française à l’université fait que ces derniers ne répondent pas ou peu aux besoins des apprenants. En dépit des cours de remédiation linguistique mis en place à l’université, depuis la rentrée 2003 d’abord, puis en 2009, afin d’assurer une remise à niveau des étudiants, on assiste à une baisse de celui-ci. Non seulement les étudiants, même avancés (du niveau de la deuxième année voire de la dernière année de la formation de licence) n’arrivent pas à s’exprimer correctement en français mais peinent encore à comprendre ce qu’ils lisent. Les difficultés sont bien plus importantes que celles que signalait M. Chami qui note que :
« la majorité des élèves marocains qui accèdent aujourd’hui à l’université ont une connaissance très approximative de la langue française aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Beaucoup d’entre eux éprouvent d’énormes difficultés à poursuivre leurs études supérieures dans cette langue » (2004 : 65).
Ces difficultés s’expliquent, pour la majorité des étudiants des départements des études françaises et plus précisément de celui de notre faculté [1] que nous prenons pour cible, par deux raisons au moins (si on laisse de côté le manque de volonté qui prend de l’ampleur, les apprenants étant de moins en moins motivés), à savoir :
- la prolifération des modules,
- le volume horaire de plus en plus réduit dédié à l’enseignement de la langue.
L’environnement bilingue est sans doute un autre facteur qui influe sur le niveau de français des étudiants, en raison du rôle et de la place déterminante qu’y occupe l’arabe. Cependant, le contact des deux langues n’explique pas tous les dysfonctionnements de cohésion référentielle (dans l’étude des marques de référence qui suit et que nous prenons comme exemple de difficultés), indûment prêtés aux interférences (voir 5.1 et 5.3).
2. Un enseignement modulaire
Suite à l’organisation modulaire intervenue au niveau de l’enseignement supérieur au Maroc, les filières des études françaises ne comptent pas moins de 36 modules, depuis la dernière accréditation de 2014, dont le plus grand nombre est dédié à la littérature (contre 22 pour l’accréditation précédente). On compte ainsi 48 heures de morphosyntaxe pour le S4 dans l’accréditation de 2014, contre 80 heures de langue française dans celle de 2009 (voir tableaux ci-dessous).
Études françaises, 2009-2014
Semestre |
Modules |
Volume horaire |
S3 |
1. Langue et informatique |
80h |
S4 |
1. Langue et informatique |
80h |
2014-2019 (accréditation tacitement reconduite jusqu’à ce jour)
Semestre |
Modules |
Volume horaire |
S3 |
1. Morphosyntaxe 1 |
48h |
S4 |
1. Morphosyntaxe 2 |
48h |
La prolifération des modules qui passent de 24 à 36 entre les deux dernières accréditations ainsi que la réduction du volume horaire dédié à l’enseignement de la langue expliquent en grande partie, nous semble t-il, l’échec que l’on vient de constater. Pour y parer il convient, à notre avis, d’instaurer un enseignement de la langue en guise de remédiation ou de remise à niveau tout au long de la première année. Les matières disciplinaires viendront par la suite compléter la formation. Cela est d’autant plus urgent que les étudiants qui s’inscrivent en première année des études françaises sont recrutés sans condition (de pré-sélection entre autre) parmi tous les étudiants, quel qu’en soit le niveau de français. Il en résulte qu’en pratique on enseigne la langue plutôt que dans la langue, les apprenants butant sur les problèmes les plus simples afférant au vocabulaire et à la grammaire. Ceci rend difficile, pour ne pas dire impossible, tout enseignement de spécialité. Ce que tentera de confirmer l’étude des marques de référence (pris comme exemple de difficultés) qui suit.
3. Cadre de la recherche
Ce travail, qui pour la typologie des anaphores doit beaucoup aux travaux de Kleiber (1988, 1991), se focalisera sur les anaphores infidèles qui sollicitent pour leur interprétation la maitrise d’éléments de sémantique lexicale ainsi que la connaissance de stéréotypes culturels. On définira l’anaphore, facteur de textualité, comme :
« la mise en relation interprétative, dans un énoncé ou une suite d’énoncés, d’au moins deux séquences, la première guidant l’interprétation de l’autre ou des autres » (Charaudeau, 2002 : 46).
Non autonomes du fait que leur interprétation dépend d'une autre expression du texte, les expressions anaphoriques peuvent renvoyer à une mention antérieure (dans le cas de l’anaphore proprement dite) ou postérieure (dans le cas de la cataphore).
Il est loisible d’expliquer la façon dont nos étudiants construisent en français l’interprétation des anaphores en recourant fréquemment par exemple à l’anaphore possessive[2] et non associative par le fait qu’ils ne parviennent pas à se détacher de leur langue première et s’appuient sur le mode de référence hérité de celle-ci. Ces étudiants manquent en effet, comme le disent V. Castellotti et D. Moore, « d’aborder le nouveau système en fonction de [ses] caractéristiques propres » (Castellotti et Moore, 2002 : 17), ce qui suppose une certaine « décentration ».
Les particularités inhérentes au système de l’arabe n’expliquent cependant pas tout. Les défauts de cohérence que nous constatons chez nos étudiants montrent aussi bien une faible compétence au niveau des marques de référence qui se justifie par une connaissance insuffisante des relations lexicales fondamentales en sémantique lexicale d’hyperonymie-hyponymie, de synonymie ou encore de méronymie que des représentations conceptuelles comme la stéréotypie.
4. Les données
Un premier exercice évaluera la compétence des étudiants à repérer et reconnaître des expressions référentielles. Il consiste à dégager la chaîne de référence d’un personnage en regroupant les éléments relatifs au même référent dans le texte (voir 5). Un deuxième exercice, axé sur la coréférence pronominale (voir 5.2), jugera de l’aptitude des étudiants à opérer correctement les pronominalisations.
5. Anaphore et compréhension des textes
On sait que les chaînes de référence, ou ensemble des termes qui coréfèrent dans un texte, contribuent à l’organisation de celui-ci, notamment en ce qui concerne sa cohésion (Corblin, 1995). Or les anaphores interviennent crucialement dans l’identification de ces chaînes et participent de ce fait à la compréhension des textes. Elles consistent à rattacher à l’antécédent l’expression anaphorique grâce aux informations données par le texte, aux connaissances encyclopédiques, au contexte. Phénomène important mais difficile, l'anaphore influence fortement la lecture et son rôle dans la compréhension d’un texte n’est plus à démontrer.
Au-delà du travail sur le vocabulaire et la grammaire, qui sont des préalables pour éluder les problèmes afférant au lexique et à la syntaxe, la compréhension des textes suppose, en effet, une compétence à la résolution des référents anaphoriques. En l’absence d’un tel savoir la lecture compréhension devient difficile.
La reconnaissance des expressions anaphoriques reste, comme on va le voir, une des grandes difficultés que rencontre l’apprenant marocain. Aussi parvient-il difficilement, compte tenu de la complexité qu’ils impliquent, à reconnaître les groupes nominaux et à les mettre en rapport et éprouvera des difficultés à accéder au sens : son aptitude à identifier la source d’une expression anaphorique n’étant pas toujours établie. S’il sait par exemple que le pronom il est une anaphore pronominale qui remplace un nom mentionné précédemment dans le texte, les anaphores infidèles lui poseront toujours des problèmes du fait qu’il ne reconnaît pas le lien coréférentiel (dans les anaphores coréférentiels au moins) entre, d’une part, l’antécédent et, d’autre part, la reprise de cette mention. Deux exemples nous permettront de le montrer :
« La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux ; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants. Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements ; les couleurs et les chiffres de madame de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir mademoiselle de La Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.
La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François premier, son père » (Mme de La Fayette, La princesse de Clèves, 1678, tome I, p. 4).
Quand ils dégagent la chaîne de référence des différents personnages de cet extrait, qui sont dans l’ordre de leur apparition dans le texte le roi Henri second, Diane de Poitiers qui est désignée aussi comme duchesse de Valentinois, Mlle de La Marck, la reine, le dauphin et le roi François 1er, les étudiants n’arrivent pas à identifier tous les personnages du texte. Ils en comptent 5 et parfois seulement 4, au lieu de 6 compte tenu des erreurs qui tiennent à la sélection d’un mauvais candidat considéré comme source ou antécédent. Il s’ensuit que tel personnage est pris pour tel autre quand Diane de Poitiers par exemple est confondue avec la reine. Le nombre des référents n’étant pas clairement identifié, il en résulte que la cohésion anaphorique ne peut être correctement gérée.
Si ce premier texte mobilise un savoir encyclopédique qui peut faire défaut à l’apprenant d’où sa relative difficulté, ce dernier parviendra difficilement malgré tout à lier l’anaphore au bon antécédent dans l’extrait suivant, en dépit de sa simplicité :
« Mais, un matin, Zidore eut une idée : c’était de ne plus remuer Coco. Il en avait assez d’aller si loin pour cette carcasse. Il vint cependant, pour savourer sa vengeance. La bête inquiète le regardait... Il tournait autour, les mains dans les poches...Le cheval, le voyant partir, hennit pour le rappeler ; mais le goujat se mit à courir, le laissant seul, tout seul dans son vallon, bien attaché, et sans un brin d’herbe à portée de la mâchoire. Affamé, il essaya d’atteindre la grasse verdure qu’il touchait du bout de ses naseaux. Il se mit sur les genoux, tendant le cou, allongeant ses grandes lèvres baveuses.... » (Guy de Maupassant, «Coco», Contes du jour et de la nuit, 1977, p.154).
Dans cet extrait, on peut noter en général que les étudiants :
- mêlent les référents propres au cheval et ceux du garçon de la ferme (goujat dans le texte).
- soulignent en moyenne entre 5 à 8 bonnes occurrences sur un total de 27.
- omettent dans leur majorité de souligner la mention « cette carcasse » tout en soulignant par ailleurs celles de « la bête » ou « la vieille bête ».
- se heurtent au problème des anaphores pronominales « il » et « le » qu’ils attribuent arbitrairement au cheval ou au goujat.
- ne soulignent pratiquement jamais les anaphores associatives comme « le cou », « les genoux », etc.
5.1. Coréférence vs non-coréférence
L’identification des anaphores coréférentielles se fera aisément par nos étudiants chaque fois qu’il y a une relation de coréférence entre l'expression anaphorique et sa source, autrement dit chaque fois que l'expression anaphorique reprend une mention antérieure. L’anaphore fidèle et l’anaphore pronominale présentent peu de difficultés au niveau de leur interprétation.
Comme la pronominalisation est le cas d’anaphore le plus simple (avec l’anaphore fidèle qui répète le nom d’un SN en modifiant son déterminant) les étudiants reconnaissent (1) comme un exemple d’anaphore et trouvent le référent de l’expression anaphorique, le pronom elle coréférentiel à Marie, son antécédent, présent dans le contexte antérieur :
(1) Marie croit qu’elle est intelligente,
ou bien, encore, dans le cas de la répétition lexicale comme dans la chaîne « une bête... la bête » dans le texte ci-dessus de Maupassant, où l’anaphore en deuxième mention répète le même nom en l’introduisant par un déterminant différent. Encore qu’il leur arrive d’interpréter comme coréférentielle la relation entre deux expressions qui ne sont pas pour autant coréférentes.
Il est bizarre, ainsi, qu’on compte sur un total de 100 copies, 19% de cas de non-coréférence dans les réponses (2a) et (2b) des étudiants à l’exercice qui consiste à remplacer l’une des deux occurrences de Marie (qui renvoient à la même personne) par une forme pronominale tout en conservant la coréférence dans la phrase (2) :
(2) Marie attribue à Marie tout le succès de l’affaire.
(2a) Elle attribue à Marie tout le succès de l’affaire.
(2b) Marie lui attribue tout le succès de l’affaire.
Les phrases (2a) et (2b) sont jugées agrammaticales du point de vue de la coréférence, impossible ici entre elle/lui d’une part et Marie de l’autre. Si le pronom désigne une autre personne, la phrase est parfaitement grammaticale.
L’interférence entre l’arabe et le français permet d’expliquer les problèmes de représentation ou de substitution pronominale (voir 5.2.) ou encore les difficultés à reconnaître les cataphores qui présentent des difficultés pour l’apprenant arabophone du fait de leur usage contraint et moins habituel dans sa langue. Moins fréquente qu’en français, la cataphore est, en effet, d’un usage très restreint dans cette langue. Par suite, sa reconnaissance est moins immédiate : le passage de A à B (où A est l’anaphorisant et B l’anaphorisé) se fera moins facilement que si le référent de B, subséquent ou de seconde mention, était saturé par A.
L’interférence n’explique pas cependant l’erreur qui consiste à établir une identité de référence (ou coréférence) entre deux segments de discours que l’on ne peut mettre ainsi en rapport. On en dira autant des substitutions lexicales (voir 5.3.). Ici encore, il convient de minimiser l’effet des interférences.
5.2. Coréférence et pronoms
Il convient d’emblée de souligner, chez nos étudiants, une compétence très lacunaire dans la production des substituts pronominaux comme nous allons le voir dans l’exercice de pronominalisation suivant qui porte sur les pronoms de troisième personne. En particulier, les pronoms personnels, réfléchis et possessifs où il s’agit, tout en conservant la coréférence, de remplacer la ou les occurrences du nom propre qui doivent l’être par une forme pronominale :
- Pierre pense que Pierre ne mérite pas toutes les critiques que Pierre reçoit [3].
- Pierre accepte mal tous les conseils qu’on donne à Pierre.
- Pierre croit que je mens à Pierre.
- Pierre protège Pierre du froid.
- Pierre n’attribue qu’à Pierre le succès de l’affaire.
- Pierre impose à Pierre plusieurs heures de marche par jour.
- Pierre protège les plantations de Pierre du froid.
- Pierre est conscient de l’attitude embarrassée de Pierre.
Sur un total de 100 copies environ, les étudiants ont encore tendance à dire « que lui reçoit » ou bien « que le reçoit » au lieu de « qu’il reçoit » ou encore « je le mens » ou bien « je mens à il » ou encore « je mens à lui » (31%) et « donne à lui » (22%) au lieu respectivement de « lui mens » et « lui donne » sans égard à la distribution de Pierre dans la proposition. Ce qui montre qu’ils confondent encore les pronoms de 3ème personne en fonction de sujet, de complément direct ou indirect. La même tendance s’observe avec le pronom réfléchi « s’imposer » où l’on perçoit une plus grande difficulté : on relèvera ainsi « impose à lui » (32%) au lieu de «s’impose». Ils arrivent toutefois à dire dans leur majorité « Pierre se protège du froid » pour « Pierre protège Pierre du froid ». Ils sont en effet plus nombreux à dire « se protège », 13% diront toujours « protège lui-même ». Ce taux s’élève à 57% pour les étudiants qui diront « attribue à lui-même » au lieu de « s’attribue », quand ils ne choisissent pas une forme pronominale inadéquate : en/l’/y (12,5%).
Pour les autres exemples, on trouvera « l’attitude embarrassée de lui » (17%) au lieu de « son attitude embarrassée » et « les plantations de lui » (5%) au lieu de « ses plantations » avec une difficulté moins marquée dans ce deuxième exemple par rapport au premier.
Une démarche constante qui opte chaque fois pour la forme du génitif où la construction binominale le N de N est rendue comme le N + de lui au lieu du possessif (son/sa). Il s'agit sans doute d'une erreur interférentielle qui consiste à reproduire les propriétés syntaxiques des pronoms arabes : (kitabulwaladi : kitabuhu = le livre de lui = son livre) où l’on remarque le rôle de l’influence directe de l’arabe dont les dites propriétés sont transférées en français.
En gros et pour résumer, on peut noter que les étudiants ne maîtrisent pas encore la clitisation en français. Ils transfèrent des propriétés syntaxiques de leur langue en français même si la représentation structurale, dans les deux langues est différente. Ils ont certaines difficultés à distinguer les compléments d’objet direct et indirect du verbe et les fonctions casuelles des pronoms clitiques inexistantes dans leur langue maternelle : ainsi les différences entre l’accusatif et le datif je le mens au lieu de je lui mens ne sont pas encodées morphologiquement chez eux. Ils violent la contrainte qui fait que « lui-même n’apparaît normalement pas dans la position d’un complément accusatif ou datif, où sont généralement proscrits en français les pronoms personnels non-clitiques.» (Zribi-Hertz, 1990 : 101)
5.3. Anaphore infidèle
Les reprises qui mettent en jeu des substitutions lexicales sont les plus délicates à utiliser (Thyrion, 1997). Elles entraînent chez nos étudiants des problèmes de reconnaissance du lien coréférentiel entre une mention et sa reprise. Il s’agit ici d’apprendre à nommer autrement une réalité. Les reprises de ce type mobilisent des connaissances « partagées ». Il peut s’agir de synonymes en cas d’équivalence sémantique entre l’anaphore et son antécédent ou d’hyperonymes quand il y a inclusion lexicale entre l’hyponyme et l’expression qui le reprend.
Ces différentes relations lexicales fondamentales en sémantique lexicale d’hyperonymie-hyponymie et de synonymie comme celle de la relation méronymique (dont il sera question plus loin) ne sont pas encore complètement assimilées par les étudiants. Ces derniers sont plutôt familiers aux répétitions lexicales plus importantes dans leur langue maternelle, comme on va le voir. L’arabe compte en effet parmi les langues qui se différencient par un degré très élevé de tolérance à la répétition lexicale. On notera une différence sensible entre cette langue qui tend à répéter les mêmes constituants et le français qui opte pour la variation lexicale (Scarpa, 2011).
Les anaphores de partie à tout qui se fondent sur un savoir conventionnel ou stéréotype supposent elles aussi une connaissance générale du monde partagée par la communauté linguistique. Ceci fait que « l’église » dans (3) qui tire pourtant son interprétation référentielle de l’expression antérieure « un village » n’est plus mise par nos étudiants en relation anaphorique avec son antécédent, tant que l'article défini n’opère pas une reprise coréférentielle ; l’expression anaphorique l’église reprend partiellement le nom village en tant que partie d’un tout.
(3) Nous entrâmes dans un village. L’église était située sur une butte[4]
Cette anaphore indirecte nécessite ainsi des connaissances générales et mobilise des savoirs sur l’encodage des relations (exemple de partie-tout) dans le lexique qui peuvent ne pas faire chez l’apprenant l’objet de connaissances. Dans le cas église/clocher de (4), l’expression anaphorique, le nom clocher en l’occurrence, est nécessairement constitutif du nom antécédent église.
(4) L’église était ouverte. Le clocher était penché
Ce savoir conventionnel ou stéréotype qui suppose une connaissance générale du monde partagée par la communauté linguistique est cependant plus difficilement mobilisable qu’entre maison et toit dans (5). Et cela quand bien même l’identification des relations entre les deux unités lexicales constitue dans les deux cas une problématique qui relève principalement de la sémantique lexicale, c'est-à-dire de la relation de sens entre deux entités lexicales.
(5) J’habite dans une petite maison, le toit me protège de tout.
Le problème est que l’étudiant n’arrive pas toujours à déceler le lien stéréotypique de nature méronymique sous-jacent à l’anaphore associative qui est l’une des spécificités qui la définissent. Relevant d’un savoir a priori ou conventionnel associé aux lexèmes, c’est une relation préconstruite entre un substantif qui est défini comme un holonyme par rapport à d’autres substantifs définis comme ses méronymes (Kleiber, 2001) qui repose sur des structures préétablies de la langue :
« le phénomène d’anaphore associative est «[une]manifestation [...] tangible [...] du lien stéréotypique qui structure le lexique d’une langue culture » (Pescheux 2010 : 166).
Comme pour les autres types d’anaphore nominale, les relations fondamentales de sémantique lexicale qui sont requises sont loin d’être acquises. Ici, il s’agit de la relation méronymique avec les propriétés sémantiques rattachées à la relation partie-tout.
Les interférences avec l’arabe se situent, dans ce cas, sur un autre plan. Au défini associatif français on préfère en arabe le possessif plus cohésif. Dans les grammaires arabes, l’article défini forme avec le nom des expressions définies référentielles. Le SN défini se traduit, dans le cas d'un référent spécifique, par le fait qu’il désigne un ou des individus particuliers déjà évoqués ou présents dans la conscience des interlocuteurs (al ala’diyya), anaphorique. Dans le cas d'un référent générique, il a une portée universelle : le SN désigne l’ensemble d’une classe ou sous classe d’individus (al aljinssiyya). Le déterminant défini en arabe réfère donc à des êtres particuliers ou à des classes. Pour ce déterminant, les grammairiens ne répertorient pas d'usage tel que celui du défini associatif du français. Face à (6) où la partie est rapportée à un tout, l'arabe recourt à une forme équivalente à la reprise possessive de (7). Ce que dit également l'anglais ("His eyes are blue").
(6) Pierre est petit. Il a les yeux bleus.
(7) ? Ses yeux sont bleus.
D’où les fréquentes erreurs interférentielles que l’on rencontre chez les étudiants où des anaphores possessives sont mises pour une anaphore associative. Ces derniers n’opèrent quasiment jamais, pour la plupart d’entre eux, la transformation qui s’impose en passant de l’arabe au français et diront majoritairement (9) au lieu de (8)
(8) Il est sorti les yeux brillants.
(9) *Il est sorti, ses yeux brillants.
Quoique la relation de possession ou d’appartenance soit évidentes en français comme dans (10), l’adjectif possessif est mis dans (11) pour l’article défini de ce dernier exemple :
(10) J’ai mal au dos.
(11) *J’ai mal à mon dos.
Que l’on assiste en langue française à une concurrence entre l’anaphore possessive et l’anaphore associative comme dans (12) et (13) où la configuration est favorable aux deux déterminants, ou que la relation partie-tout soit construite par le biais de l’anaphore associative exclusivement comme dans (14), les étudiants favoriseront le possessif aux dépens du défini associatif :
(12) Il promena sa main devant les yeux.
(13) Il promena la main devant les yeux.
(14) Il a acheté une maison … le toit.
Sans doute peut-on expliquer la préférence du possessif à cause de la relation de reprise directe avec l’antécédent dans le cas du possessif et indirecte dans le cas de l’anaphore associative, mais il est plus plausible de penser qu’il s’agit d’une convergence structurale où l’on opère par analogie avec le système de l’arabe. Dire en effet (9) au lieu de (8) n’est pas sans rappeler l’usage propre à l’arabe qui dit littéralement ses yeux moyennant une anaphore coréférentielle. Le défini associatif le toit dans l’exemple (5) ci-dessus apparaît donc comme peu cohésif. Il « opère une sorte de détachement « imaginaire », dû à la sémantique de la structure « le N » [qui a] la propriété de présenter le référent comme autonome » (Kleiber, 1999 : 85). Il passe en arabe au moyen d’une « anaphore possessive » qui opère une reprise coréférentielle et, par suite, ne se comprend qu’à partir de son antécédent. Le lien est en effet plus explicite avec le « possessif » des exemples de l’arabe que nous venons d’examiner. Ce qui pourrait expliquer, chez nos étudiants, qui délaissent le défini associatif, le recours systématique à la détermination possessive.
6. CONCLUSION
Pour conclure, on peut dire en gros, que si l’apprenant du français dans l’environnement bilingue de l’université marocaine manque de cette indispensable distanciation à cet « attachement au connu » dans l’apprentissage tant et si bien qu’il transfère des propriétés syntaxiques de sa langue en français, même si la représentation structurale dans les deux langues est différente, il convient toutefois, de ne pas surévaluer les effets des interférences de l’arabe qui peuvent se produire chez lui. Comme nous avons pu le montrer à partir d’exemples de marqueurs de cohésion référentielle en français, le « mode propre » de construction de la cohérence en arabe, qui peut être assurée différemment en comparaison avec le français, n’explique pas tous les dysfonctionnements de cohésion référentielle que nous avons rencontrés dans le cas des anaphores infidèles. Ceux-ci tiennent davantage à une connaissance insuffisante des relations lexicales fondamentales en sémantique lexicale d’hyperonymie-hyponymie et de synonymie comme celle de la relation méronymique et des représentations conceptuelles (la stéréotypie). Ce qui appelle à remédier à l’offre actuelle en matière d’enseignement du français au Maroc qui, par une foisonnante matière et un volume horaire dédié au module de langue française aussi réduit, ne permet pas de consolider, entre autres, les connaissances linguistiques et culturelles de l’apprenant (représentations conceptuelles et stéréotypes), données cruciales pour la résolution de beaucoup d’anaphores.
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[1] Faculté Polydiscilinaire de Taza, Université de Fès.
[2] L’anaphore associative est, en effet, très concurrencée en arabe par l’anaphore possessive au point d’en être pratiquement supplantée.
[3] Cet exemple, comme les suivants, est repris de Borillo, Tamine et Soublin (1974).
[4] Sauf mention contraire, les exemples qui suivent sont empruntés à Kleiber.