N°81 / Actualité de l’enseignement de la grammaire en français langue étrangère : permanence, minoration ou renouveau ?

Rejouer l'oral spontané pour une grammaire située.

Matériel et démarche pour « un, du, ce, le » et le contraste passé composé / imparfait.

Loïc Renoud

Résumé

Cet article présente un matériel et une démarche inédits pour les déterminants « un, du, ce, le » et le contraste passé composé / imparfait au niveau initial exolingue. L’idée de base est de demander un « rejeu » (Lapaire, 2013) de courts fragments vidéo, extraits de la base CLAPI, pour que les apprenants disposent d’exemples contextualisés des déterminants et temps. La conception est la première phase d’un projet qui inclura ultérieurement l’expérimentation auprès d'étudiants de première année à l'université au Japon. Dans cette mesure, on analyse la présentation dans un manuel de grammaire édité au Japon des déterminants et temps ciblés, présentation basée sur la langue d’apprentissage, ce qui est certes typique mais qui contourne justement l’expérience située de la grammaire. Ensuite, un matériel complémentaire inspiré de Bottineau (2014) doit souligner la dimension dialogique de la grammaire. Dans la seconde partie de l’article, une perspective incarnée sur le discours est d’abord introduite, le premier extrait vidéo du matériel analysé, puis un modèle pédagogique de l’extrait devant aider à la mémorisation et au rejeu est présenté : une matérialisation basée sur le contour intonatif, montrant comment les segments de mots, gestes et regards sont coordonnés. Enfin, les cinq autres extraits du matériel sont présentés.

 

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Abstract : This article introduces an original material and approach for the determiners “un, du, ce, le” and the compound past / imperfect contrast at the initial exolingual level. The basic idea is to request a “replay” (Lapaire, 2013) of short video fragments, extracted from the CLAPI database, so that learners have examples of determiners and tenses in real use. The designing of the material and the approach is the first phase of a project that will later include experimentation with first-year university students in Japan. To this extent, the presentation of the four determiners and the two tenses taken from a grammar textbook published in Japan is analyzed. The typical overreliance on first language nevertheless subverts the situated meaning of grammar. Then, a complementary material drawing on Bottineau (2014) is meant to emphasize the dialogical dimension of grammar. In the second part of the article, an embodied perspective on discourse is introduced, the first video excerpt of the material analyzed, then a pedagogical model of the excerpt designed to help with its memorization and replay is presented: a materialization based on the pitch contour, displaying how word segments, gestures and gaze align together in speech. Finally, the other five excerpts of the material are presented.

 

Les exemples dans les manuels de grammaire exolingues sont souvent impersonnels et décontextualisés, mais l’absence d’ancrage ne semble pas préjudiciable a priori puisque les exemples sont traduits et expliqués dans la langue d’apprentissage. Les notions grammaticales ne sont pas expliquées en tant qu’elles sont fondamentalement dialogiques, c’est-à-dire dans un énoncé oral ou écrit destiné à un autre locuteur, mais sont au contraire en suspens dans le vide de la page, sans circonstances ni incarnation. Cette approche est sécurisante : elle a l’avantage de contrôler l’intrusion du nouvel idiome, littéralement en l’englobant entre la description métalinguistique et la traduction de l’exemple. Ce faisant, la langue d’apprentissage dissimule aussi l’expérience de la matière à apprendre. Dans ce cas, comment faire pour que la langue à apprendre soit vécue dans les circonstances de son apparition, pour fournir aux apprenants la possibilité d’expériences spontanées de cette langue ? Comment favoriser ensuite une réflexion allant du particulier de ces exemples vécus à la généralité de la règle du manuel de grammaire ?

On rend compte dans cet article de la conception d’un matériel et d’une démarche nés de ces questions. L’idée générale de l’approche est d’utiliser de courts extraits vidéo d’interactions orales spontanées (tirés de la base CLAPI[1]) et d’en demander un « rejeu » – l’imitation, ou plutôt la réinterprétation « conscient[e] d’un “jeu” corporel inconscient » (Lapaire, 2013 : 60) –  pour constituer le matériau de ces exemples vécus, fûssent-ils des imitations. Ce travail est l’étape initiale d’un projet de recherche avant une mise en œuvre expérimentale au niveau initial. L’objectif du projet est d’étudier l’influence de cette approche sur la compréhension d’éléments grammaticaux importants à ce niveau, l’actualisation du nom avec « un / du / ce / le » et l’emploi du passé composé et de l’imparfait. La mise en œuvre est le niveau de première année en français deuxième langue étrangère à l’université au Japon, et prend la forme d’un travail individuel en autonomie guidée à la maison sur deux mois. Il est prévu que les volontaires réalisent des vidéos de leurs rejeux et soient ensuite interrogés sur leur préparation mais aussi sur la compréhension des temps et déterminants ciblés. Enfin, ils renseigneront un questionnaire rétrospectif sur leur ressenti d’ensemble.

Dans la section suivante, la présentation de ces éléments dans un manuel de grammaire japonais est analysée, et un matériel complémentaire original censé souligner leur dimension dialogique (ce que le manuel ne fait pas) est présenté. La section 3 introduit la perspective suivant laquelle on exploite les extraits vidéos, qui sera une perspective incarnée, c’est-à-dire où la parole et les gestes réalisent la pensée. Dans la section 4, une matérialisation basée sur le contour intonatif pour guider le rejeu est présentée, ainsi que la liste des cinq autres extraits vidéo. Une section conclusive aborde les limites intrinsèques de cette première phase du projet et revient sur les enjeux d’ensemble.

1. Éléments de grammaire

 

1.1 Les manuels FLE édités en Japon

Les manuels FLE (français langue étrangère) édités au Japon sont relativement homogènes dans leur conception. D’après Chevalier (2011), l’influence commune est la méthode traditionnelle du yakudoku (litt. lecture traductionnelle). Dans cette méthode, conçue pour lire le texte en langue étrangère – à l’origine en chinois –, chaque mot est traduit, puis la phrase est réalignée dans la syntaxe du japonais. Par ailleurs, en FLE, les manuels de grammaire utilisent le métalangage du français langue première, ainsi que pour la temporalité des temps dits du passé des termes venant de l’anglais, étudié dès le collège, traduisant l’opposition d’aspect accompli / inaccompli notamment (Delbarre, 2014). Ces manuels, en général appréciés des enseignants et apprenants, comportent invariablement la présentation grammaticale de l’item suivie d’exercices sur la morphologie (Suzuki, 2001). Un de ceux-ci, Le français[2], largement utilisé, servira d’illustration pour les éléments grammaticaux ciblés.

2. 2. « un, du, ce, le » dans Le français[3]

L’indéfini et le partitif sont présentés sous le rapport de leur opposition comptable / massif. L’article indéfini :

koko no kazu o kazoeru koto ga dekiru mono o arawasu meishi no mae ni tsukete,

se met devant un nom exprimant une chose que l’on peut compter individuellement,

tansu de wa ‘hitotsu no…’, fukusu de wa ‘ikutsuka no’ (p. 10)

→ au singulier ‘un (exemplaire de)…’, au pluriel ‘un certain nombre de…’

Ces définitions sont assorties d’exemples traduits, qui déclinent les paradigmes du singulier et du pluriel avec les compteurs par formes et catégories utilisés en japonais :

un crayon     ippon no empitsu (compteur « hon » pour les objets cylindriques)

des arbres     nanponka no kigi (idem)

une étoile      hitotsu no hoshi (compteur cardinal universel)

des maisons  nankenka no ieie (compteur « ken » pour les bâtiments)

Même page, l’article partitif sera donc pour « les choses que l’on ne peut pas compter individuellement, etc. » En revanche, les exemples pour le défini s’appuient sur le contexte d’énonciation : « qui est là, qui est le sujet dont on parle » :

tokutei no mono o arawasu meishi no mae ni tukeru.

(Le défini) se met devant le nom qui exprime une chose définie.

le stylo          sono mannenhitsu

le stylo          ce stylo

la table          (soko ni aru) sono tēburu

la table          cette table (qui est là)

le livre           (ima, wadai ni shita) sono hon

le livre           ce livre (dont on parle maintenant) (litt. : (que l’on a) fait thème maintenant)

la maison de Paul    pōru no ie

la maison de Paul    la maison de Paul

tada hitotsu shika nai mono (le soleil taiyō, la lune tsuki) mo tokutei dakara, teikanshi o tsukau. (p. 12)

Cependant, les choses uniques (le soleil, la lune) sont aussi définies, et prennent donc le défini.

Enfin, le déterminant démonstratif (p. 16) est simplement donné en correspondance avec les adjectifs démonstratifs proximal, médial et distal kono, sono et ano. Cependant, ceux-ci peuvent correspondre à l’article défini (Imoto, 2011 : 15). Dans le manuel en effet, sono traduisait le défini, d’où ces équivalences problématiques (nous soulignons) :

le stylo          sono mannenhitsu (p. 12)

ce train         sono ressha (p. 16)

La présentation du défini comporte bien des éléments de l’énonciation, mentionnant en particulier le thème (wadai) du discours, mais cette orientation énonciative semble abandonnée dans la rectification « Cependant, les choses uniques, etc. » : le concepteur craint-il une confusion avec le critère de comptabilité établi pour l’indéfini ?

Quelles sont, brièvement, les correspondances sur lesquelles s’appuie le concepteur du manuel ? Tout d’abord, le japonais, langue sans articles, utilise wa, une marque de topique, i.e. au niveau du discours, accolée au syntagme nominal, lequel se trouve simultanément détaché de mais aussi lié à ce qui suit (Klingler, 2003). wa correspondra donc par défaut au syntagme défini quand celui-ci est sujet (Imoto, 2011 : 19). L’indéfinitude des articles indéfini et partitif pourra être rendue en japonais par l’adjectif indéfini aru – ce qui se voit dans certains manuels mais pas dans Le français, où c’est l’opposition comptable/massif qui était choisie – ou par un quantificateur (voir l’exemple ci-dessus : un crayon → ippon no empitsu). Les quantificateurs sont en effet « repositionnables » (facultativement) comme introducteur d’une information nouvelle dans le récit (voir Imoto, 2011 : 20). Les objets à l’arrière-plan sont rendus en syntagmes définis en français – référence dite faible en sémantique référentielle –, trait pris par défaut en japonais mais non marqué, dans le même « effet d’accommodation », où l’ordre des mots contribue aussi à la dichotomie discursive information donnée / nouvelle :

Ici, le nominatif ga fonctionne (toujours) dans le syntagme, contrairement à wa (marque de topique). La particule ga peut éventuellement introduire le topique, mais si l’information n’est pas récupérable, elle est interprétée immédiatement comme nouvelle (Imoto, 2011 : 21).

En résumé, l’indéfini est marqué en japonais ; pour une information nouvelle, l’indéfini sera rendu par ga dans les constructions existentielles tandis que le syntagme défini sera détaché avec wa. Enfin, la définitude « faible » de l’arrière-plan n’aura pas de marque.

Ainsi, le manuel Le français, représentatif d’une tendance générale, fait usage systématique de la langue d’apprentissage pour aborder les déterminants « un », « du », « ce » et « le » alors qu’elle-même en est dépourvue.

2.3. Le passé composé et l’imparfait dans Le français

Le passé composé est défini abruptement par ses deux valeurs d’antérieur au présent et d’accompli du présent, avec un exemple traduit pour chacune des valeurs.

kako no kōi – jijitsu, mata wa sono kekka de aru genzai no jōtai o arawasu

Ce temps exprime une action ou un fait du passé, ou bien encore la situation qui en résulte dans le présent.

J’ai chanté.             watashi wa utta.

(litt. : moi avoir chanté)

Il est sorti.               kare wa gaishutsu shita (= genzai, gaishutsuchû de aru)

(litt. : lui sortie avoir fait (= présent, sortie en cours être)) (p. 26)

L’imparfait est défini quelques leçons plus tard, dans sa fonction d’arrière-plan dans l’organisation temporelle du récit et dans l’expression de l’habitude révolue. L’imparfait

kako ni keizoku chû no kōi – jōtai o arawasu

exprime une action ou une situation qui continue dans le passé

Quand le téléphone a sonné, je dormais.

denwa ga natta toki, watashi wa nette ita.

(litt. : téléphone avoir sonné moment, moi avoir été dormant)

kako ni kurikae sareta kōi – shūkanteki kōi o arawasu

exprime une action répétée ou habituelle dans le passé

J’allais chez lui tous les dimanches.

watashi wa mai nichiyō, kare no ie ni itta mono da. (p. 38)

(litt. : moi tous les dimanches, lui de maison à avoir été chose être)

Le japonais grammaticalise la marque d’aspect -ta pour l’antérieur au présent, qui, avec des verbes dynamiques peut aussi marquer l’accompli du présent (ci-dessus : gaishutsu shita « être sorti »). Cependant, les interactions avec les autres composantes et caractéristiques du prédicat verbal sont nombreuses, en particulier l’aspect lexical, la négation ou encore les circonstants temporels (Hirashima, 1999 ; Katano, 2012). Ainsi, -ta seul ne rend pas de distinction d’aspect sur la zone statique du lexique verbal. Un exemple est la construction existentielle N-ga aru :

  

Il est vrai cependant que l’acquisition de l’accompli sur le lexique verbal statique est tardive pour tous les apprenants (Bergström, 1997).

Les verbes d’activité au passé, par exemple ci-dessus nette ita « (je) dormais » (neru « dormir »), rendent l’arrière plan mais nette ita est aussi compatible avec un circonstant de durée, qui demande le passé composé. Dans ce cas, netta est possible mais -te ita « dilate » la durée (Hirashima, 1999 : 204). Avec les verbes d’achèvement, -te ita peut être rendu par le plus-que-parfait si le moment de référence est manifestement après l’accomplissement : sudeni dette ita « j’étais déjà sorti(e) » (deru « sortir »). Enfin, sur le lexique verbal dynamique, l’accompli du présent est rendu, dans sa forme négative, par te inai. Les apprenants diront « je ne décide pas » en pensant kimete inai « (je) n’ai pas décidé » (kimeru « décider ») car -te iru est aussi la forme progressive, mise en équivalence avec le present continuous durant leur scolarité.

L’imparfait représente ainsi une grande difficulté d’apprentissage car il n’y a pas de « tiroir » parallèle au présent en japonais (Hirashima, 1999), mais aussi parce que -te ita, la forme généralement mise en correspondance dans le cas des verbes dynamiques, entre dans des combinaisons variées avec l’aspect lexical, la négation et les circonstants temporels, rendant des valeurs aspectuelles contradictoires en l’absence de contexte.

Sans doute pour contourner ces risques et circonscrire cet emploi de l’imparfait à celui de l’habitude dans le passé, l’auteur du manuel recourt plutôt aux ressources de la première langue en rapportant l’énoncé aux conditions psychologiques possibles de sa production. D’après Shimamori (2001 : 251 et sq.), mono da, mono signifie « chose » et da est la copule, marque un engagement subjectif du locuteur vis-à-vis du propos, en particulier, dans le cas où le prédicat précédent est une forme du passé comme ici, en traduisant un attachement affectif, « une émotion […] suscitée par un souvenir du passé » (p. 254). Cependant, impliquer -ta dans la présentation de l’imparfait est une solution experte, que l’apprenant débutant peut voir comme une contradiction (nous soulignons) :

J’ai chanté.  

watashi wa utta. (p. 26)

J’allais chez lui tous les dimanches.       

watashi wa mai nichiyô, kare no ie ni itta mono da. (p. 38)

2.4. Matériel complémentaire

L’expérimentation se fera en autonomie, hors du temps de classe. Les étudiants consulteront leur manuel de grammaire – qui sera Le français ou un autre manuel comparable –, mais aussi, en guise de complément, et dans l’idée de partir plutôt de la langue à apprendre, un matériel complémentaire pour « un, du, ce, le » et le contraste passé composé / imparfait basé sur des visuels censés souligner la dimension dialogique. On s’inspire en partie de Bottineau (2014), qui envisage l’enseignement grammatical comme l’entraînement à l’emploi conventionnel de formes vocales pour susciter chez les locuteurs des « gestes cognitifs » – c’est-à-dire des dispositions d’esprit spécifiques prises à l’égard des choses ou situations évoquées – dépendant des connaissances qu’ils se prêtent.

2.4.1. « un, du, ce, le »

Figure 1: Schéma pour « un, ce, le ».

Les schémas de la Figure 1 pour l’indéfini, le démonstratif et le défini – le partitif est traité à part ci-dessous – sont supposés faire écho à l’« effet d’amorçage » que les déterminants produisent chez l’interlocuteur (Bottineau, 2014 : 189-193) : ils font attendre l’évocation de l’objet en instaurant une certaine disposition d’esprit. On retient les traits suivants : le déterminant suscite l’apparition de l’objet, en faisant d’abord inférer son absence dans le présent vécu de l’interlocuteur dans le cas de « un » ou en partant de son existence pour « le ». Le schéma pour « ce » est censé représenter le fait que l’évocation de l’objet opère dans le présent vécu du locuteur.

Le sens spatial du partitif – extraction d’une quantité indéterminée d’un objet spécifié – est éteint dans les emplois généraux souvent entendus en classe au niveau débutant : « j’ai des amis en France, je fais du tir à l’arc, etc. » Or l’indétermination de la quantité extraite est à la base de la grammaticalisation des traits indéfini contre « le » et massif contre « un » (Carlier, 2007). Dans les schémas Figure 2, l’exemple – un liquide – est exploité pour rendre cette indétermination implicite, puis sont indiqués les emplois abstraits du patron syntaxique en construction directe qui a (historiquement) émergé.

Figure 2: Schéma pour « du ».

2.4.2. Passé composé / imparfait

Suivant Bottineau (2014 : 195-196), le geste que le passé composé invite à réaliser dans sa valeur d’antérieur au présent est celui d’un bilan rétrospectif réalisé dans le présent vécu des locuteurs (Figure 3, à gauche ; comme précédemment le moment de l’échange est représenté par le phylactère) :

Figure 3: Schémas pour le passé composé, à gauche, et l'imparfait, à droite.

En revanche, l’imparfait – à droite – est un « acte d’imagination » par lequel la situation évoquée est superposée au présent, empruntant la même dynamique perceptuelle (Bottineau, 2014 : 195) : c’est ce tiroir parallèle au présent absent du japonais (Hirashima, 1999). Le schéma reprend l’idée d’un voyage dans le temps ou plutôt d’un dédoublement des locuteurs en leur « avatar implicite » dans le passé simulé (Bottineau, correspondance scientifique ; en préparation).

3. Incarner la grammaire

 

Le matériel ci-dessus est supposé montrer la grammaire au moment de la parole dans les effets qu’elle suscite, à savoir les dispositions d’esprit prises sur les choses et les situations. En cela, il doit être une passerelle entre les riches traductions du manuel de grammaire et les vidéos d’interactions orales spontanées qui donneront, elles, corps et voix aux déterminants et aux temps. Cette seconde moitié de l’article sera consacrée à présenter les ressources vidéo et le matériel conçu pour aider au rejeu des extraits. En préalable, on introduit la perspective adoptée, où l’incarnation de la grammaire est mise en évidence.

3.1. Une perspective incarnée

Le présent travail exploitera des extraits vidéos de la base CLAPI (voir note 1) disponibles et modifiables sous licence Creative Common 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0). CLAPI-FLE est une plateforme outillée (avec recherche par rubrique) adjointe ultérieurement à CLAPI et comportant une quarantaine d’extraits courts avec transcription, lexique, phénomènes oraux notables, indications et pistes d'exploitation pédagogique pour l’enseignant et l’apprenant avancé (voir Alberdi et al., 2018 ; Ravazzolo et al., 2015). Fondamentalement, les exploitations pédagogiques des ressources de CLAPI-FLE se présentent comme des adaptations de l’analyse des interactions – héritée de l’ethnométhodologie – comme « pratiques sociales situées » (Ravazzolo & Étienne, 2019 : para. 5).

Dans ce paradigme, rien n’est dit, cependant, du rôle de l’activité mentale du locuteur. Ici, on envisagera au contraire que le discours, les gestes, les mimiques, le regard incarnent la pensée. Pour Arievitch (2017 : p. 86 et sq.), la pensée est constituée de portions d’activités externes sur le monde. En effet, imaginer ou faire imaginer une action, c'est encore selon les « lois » du monde extérieur, qu’évoquent davantage des notions telles que surface, accès, entité, contact, préhension, déplacement, projection, resserrement, disparition, etc. Et la parole ? Tout comme les gestes concrétisent l’abstrait en représentant la forme, la localisation, le mouvement (Calbris, 2010), la parole mime ces fragments d’activité. Apprendre à parler, c’est apprendre par répétitions et inférences incessantes la performance de tel ou tel fragment d'activité dans l’exécution de tel ou tel segment de parole et de geste. Les inférences opèrent dans le rapport différencié à l'état immédiat de mon monde (si je suis interlocuteur) dans des « protocoles » (Bottineau, 2014) de faire-penser qui varient de langue à langue. C'est le cas en particulier pour la grammaire des articles et des temps verbaux en français, avec comme enjeu en FLE l’habituation à ce jeu d’esprit (Bottineau, 2014).

Cependant, en situation concrète de parole spontanée, c'est la dimension temporelle qui vient au premier plan : « [c]e qui existe simultanément dans la pensée se développe successivement dans le langage » (Vygotski, 1997 [1934] : 492, italique dans l’original). Dans le déroulé de la parole, l’idée simultanée se fractionne sous la pression de l’environnement (vouloir-dire, cadre social, connaissances partagées, etc.) en fragments de pensée rythmés et mimés en sons et gestes. Dans ce cadre – juste esquissé –, la valeur devient la forme (la définitude le défini, le bilan résomptif dans le présent le passé composé, etc.). Ce sera un enjeu futur de montrer que cette approche incarnée s'intègre dans le paradigme interactionniste. Pour l’heure, le premier extrait vidéo du matériel (qui en compte six au total) est analysé dans cette approche.

3.3. Extrait 1 - Prédiquer l’existence, mimer une action[4]

La locutrice, Élodie, est une étudiante d’une vingtaine d’années. C’est la rentrée, et elle a invité deux amies, Marion et Béatrice, pour un verre dans l’appartement où elle s’est récemment installée. La caméra est orientée à hauteur de la table où les trois jeunes femmes vont discuter quelque trente minutes de divers sujets. Élodie parle notamment de l’emménagement d’Alex, son petit ami, dans un nouvel appartement, et de l’indifférence de celui-ci à l’égard des questions de mobilier et de décoration. Elle explique qu’elle a récupéré des céramiques auprès de son père, qui fait les magasins d’antiquités. Dans l’extrait, Élodie décrit un de ces pots en mimant la préhension des anses et enchaîne sur l’usage qu’elle et Alex ont fait du pot une fois qu’ils l’ont eu installé dans l’appartement : « après ` y avait un pot vert j’ai mis on a mis toutes les piles dedans » (Figure 4).

Figure 4: Extrait 1. Élodie, Béatrice, Marion. L’hashtag # indique le moment de la capture.

Typiquement dans l’organisation d’un récit, l’indéfini « un » suscitera l’apparition d’une entité nouvelle, c’est-à-dire en en faisant d’abord inférer l’absence (voir Figure 2). Aussi, les photos de la séquence Figure 4 montrent qu’Élodie mime la préhension des anses avant même que le mot « anses » soit prononcé dans l’énoncé, un fait de précédence du geste sur la parole largement documenté dans Calbris (2010). Le mime de la préhension est un « schéma d’action » pouvant renvoyer au sujet, à l’action ou à l’objet (Calbris, 2010 : 10), possibilités tout de suite désambiguïsées dès « pot » et surtout « anses » : le geste suggère l’existence du pot en la simulant. L’emploi de l’imparfait (« ` y avait ») est cet « acte d’imagination » qui dédouble le présent (voir Figure 3) en un ailleurs également imperfectif (Bottineau, 2014).

Un autre fait marquant s’observe à partir du contour intonatif (Figure 5) :

Figure 5: Contour intonatif de l’extrait 1 avec Praat (Boersma & Weenink, 2005).

Le groupe « avec des anses » est produit après un silence notable de 0,4 seconde et s’accole à la proposition suivante. Tant qu’Élodie mime le fait de tenir le pot, son regard est dirigé sur l’objet imaginaire, mais à la proposition suivante (« j’ai mis… »), elle lève les yeux sur Marion, et le geste de préhension laisse la place à d’autres mouvements. Sur « toutes les piles », un balayage rapide de la main gauche, de faible amplitude, peut suggérer la pluralisation (Lapaire, 2014 : 172), et l’ouverture des doigts des deux mains sur « dedans » la projection sur un espace (intériorité du pot) :

(conventions de transcription : cf. Mondada, 2016)

Il est remarquable que les deux propositions, aussi curieusement liées sur le plan prosodique, réfèrent à deux situations passées différentes : d’une part, le moment en présence du pot repéré parmi les autres rapportés par le père d’Élodie, et d’autre part l’appartement d’Alex. La prédication d’existence – « il y a » – est mimée dans le geste de préhension mais, on l’a vu, virtualisée avec l’imparfait. C’est comme si la représentation du pot – sur le segment « après […] vert », Béatrice et Marion semblent aussi regarder l’objet – paraissait susciter, pour Élise, le souvenir le plus récent qui y est associé, c’est-à-dire dans l’appartement, et dans sa nouvelle fonction. On peut penser qu’Élise s’aperçoit qu’« avec des anses » restait à dire, et l’expédie accollé en tête du segment suivant, « avec des anses j’ai mi on a mis toutes les piles dedans ». Ici, la définitude dans « les piles », qui ressort de « l’effet d’ajustement » pour les objets de l’arrière-plan, doit s’apprendre : les locuteurs de japonais première langue le rendent sans marque (Imoto, 2011 ; ci-dessus 2.2.).

Dans la perspective d’un rejeu de cet extrait, il nous parait essentiel de faire jouer ce « spectacle grammatical » (Lapaire, 2013 : 60), en donnant, en plus de la vidéo, des outils qui mettent ces gestes en évidence dans le déroulé temporel de la séquence. Cet outil sera nommé ci-dessous « matérialisation » : une visualisation du contour intonatif comportant aussi l’indication des changements d’orientation du regard et des segments sur lesquels les gestes sont effectués.

4. Ensemble du matériel et son utilisation, et liste des extraits

 

4.1. Ensemble du matériel et son utilisation

L’utilisateur aura d’abord à lire les traductions de la présentation de l’extrait et de la séquence plus large dont l’extrait est tiré. Il aura aussi les renvois à son manuel de grammaire pour les quatre déterminants et le passé composé et l’imparfait – ce manuel sera Le français ou un manuel comparable – ainsi que le matériel grammatical complémentaire (voir section 2). La matérialisation est représentée Figure 6. Le travail à réaliser consiste en 1) la répétition et 2) l’internalisation.

1) Pour contrecarrer l’effet de récence, c’est-à-dire le fait pour le présent perçu de n’être maintenu qu’un bref laps de temps en mémoire à court terme, on suivra Billières (2002 : para. 62) qui suggère de pratiquer un « découpage régressif ». Dans le cas présent, les lignes d’exercice seront à faire en réalisant l’orientation du regard sur le pot (↘) ou vers Marion (→) et les gestes correspondants au fragment de l’énoncé :

dedans (→, projection)

toutes les piles (→, geste de pluralisation) dedans (→, projection)

j’ai mis on a mis (→, transition) toutes les piles (→, geste de pluralisation) dedans (→, projection)

Etc.

Figure 6: Matérialisation pédagogique de l'extrait 1.

 

Les apprenants auront aussi pour consigne de se constituer des images visuelles (du pot, des piles, d’un arrière plan, du lieu d’énonciation) mobilisables au moment de la pratique.

2) Pour l’internalisation, on demandera de se répéter le fragment en discours privé en réalisant une exécution réduite des gestes tout en conservant l’alignement temporel avec l’énoncé, ensuite en discours intérieur (ou simulation intérieure) en suivant des yeux le contour de la matérialisation, puis de mémoire, en exécutant le fragment en pensée.

Ce second point, qui intéresse particulièrement la suite du projet, s’inspire directement de la mise en œuvre de l’« approche par étapes » (stepwise procedure) (Arievitch, 2017; Arievitch et Haenen, 2005; Galperin, 1989, 1992), connue en didactique de langue étrangère sous l’appellation d’« approche par concepts ». Dans cette approche, il est présenté aux apprenants une carte détaillant l’action complète que le concept cible permet d’accomplir (étape de matérialisation)[5]. Dans une seconde étape, les apprenants en binômes ont à résoudre des situations-problèmes cette carte en main. Ils doivent être capables de se décrire l’un l’autre les actions successives qu’ils exécutent (étape de verbalisation). Enfin, ils sont en mesure de réaliser cette action sur le plan mental (étape d’internalisation), dans une forme abrégée en « pure pensée ». C’est la transition vers cette dernière étape, décrite comme suit, que l’on retient :

La fondation verbale de l’action commence à se réduire (de plus en plus, car le caractère articulé de la parole entrave le déroulement du processus) ; et au fur et à mesure que cette réduction se produit, les significations verbales commencent à se succéder automatiquement sans plus être séparées par leurs supports symboliques et moteurs. Un flux rapide et non articulé de significations fusionne en un flux continu, qui se révèle à l'auto-observation sans les supports symboliques et moteurs de la parole, constitué ainsi en « pure pensée ». (Galperin, 1992 : 63, notre traduction)[6]

Une fois le travail en discours intérieur accompli, les apprenants auront à réaliser une vidéo d’un rejeu similaire de mémoire, où la coordination de l’intonation, du regard, des gestes et de l’imagerie visuelle est conservée mais sans chercher l’exactitude dans l’imitation. On fait l’hypothèse qu’en réponse aux questions sur l’emploi des déterminants et des temps lors de l’entretien, l’apprenant devra mettre en perspective son rejeu en contexte. Dans le cas de l’extrait 1, ce fond contextuel inclut 1) le passé et 2) le présent d’Élise appropriés en mémoire : 1) les moments passés où Élise récupère le pot – dont la présence est simulée dans le geste de préhension, simulation d’un ailleurs à laquelle invite aussi conventionnellement l’imparfait – et où elle en fait un accessoire de rangement; 2) le moment présent de la planification et de l’exécution en face des deux interlocutrices (de la caméra lors du rejeu), qui, elles, découvrent les choses et actions représentées.

4.2. Les extraits

Cette section se clôt sur les cinq autres extraits (sans leur matérialisation). Laissant de côté l’essentiel des phénomènes de l’oralité, on caractérise brièvement, pour illustration, l’emploi des éléments de grammaire. Est-ce que ce sont les extraits qui vont éclairer la compréhension du matériel grammatical ? Ou l’inverse ? Quels liens les apprenants vont-ils constituer entre les informations contextuelles, leur gestualité, les explications du manuel et les schémas du matériel ? Ces liens témoigneront-ils d’une capacité à la généralisation ?

4.2.1. Extrait 2 - Donner un ordre (pour rire)

Corpus: Apéritif entre ami(e)s - chat, G. Icor, S. Schwarz (00:16:22)

Laurent et Julie accueillent un autre couple d’amis pour un verre avant de sortir. Le chat fait irruption, et Laurent lui ordonne de partir, en feignant, par plaisanterie, de croire que le chat comprend (Figure 7):

Figure 7: Extrait 2. Claire, Laurent et Julie.

Ici, le défini « le » ne participe pas de la distinction entre informations ancienne et nouvelle, et ne serait pas du tout exprimé en japonais (Imoto, 2011: 25). L’extrait 2 vise la familiarisation avec cette version « éteinte » de la définitude.

4.2.2. Extrait 3 - Reprendre les mots de l’interlocuteur

Corpus : Apéritif entre ami(e)s - rupture, G. Icor, J. Duchanois (00:03:52)

L'extrait 3 met en scène Justine, accueillant chez elle pour une verre un couple d'amis, Albine et Arnaud. À la table basse du salon, et ils s'échangent des nouvelles. Albine explique que son père a lu son « rapport d’étonnement » – sorte de rapport de stage. Justine demande pourquoi un tel nom est donné à ce rapport. Voilà la question de Justine et la réponse d’Albine (Figure 8):

Figure 8: Contours intonatifs de l’extrait 3.

Figure 9: Extrait 3. Arnaud, Albine et Justine.

D’abord, l’imparfait superpose au présent perçu le présent simulé du stage, puis l’accent d’emphase (Billières, 2002 : para. 43) sur /dle/ (Figure 8) réinvestit mélodiquement le mot « étonnement » de la question où il était à plat. Accompagné d’un geste d’extériorisation (photo 3 Figure 9, notre marquage), la mélodie met en exergue la réponse : l’expérience entière du stage entre dans un rapport d’identité (copule « être ») avec le concept abstrait d’étonnement (introduit par le partitif, voir Figure 3).

4.2.3. Extrait 4 - Donner un exemple et le commenter

Corpus: Apéritif entre ami(e)s - chat, G. Icor, S. Schwarz (00:13:12)

Après un voyage en Suède avec Julie, Laurent explique le comportement collectif des jeunes Suédois (Figure 10).

Les deux indéfinis du thème requièrent d’inférer l’absence des entités évoquées et d’assister à leur introduction improvisée (ou pas ?) : d’abord le qui, « un groupe de jeunes », puis le quoi, « prendre un apéro », après captation de l’attention par le très haut « heu j` sais pas moi » accompagné d’un geste de la main également vers le haut (Figure 11).

Figure 10: Contours intonatifs de l’extrait 4.

 

Figure 11: Extrait 4.

Après l’intonation montante sur « maint`nant » pour conserver la parole, une nouvelle transition absence-présence avec un autre indéfini permet de clore sur la découverte du commentaire : « un truc heu super heu particulier quoi» (Figure 10).

4.2.4. Extrait 5 - Se réengager dans l’échange

Corpus: Apéritif entre ami(e)s - chat, G. Icor, S. Schwarz (00:24:33)

Dans cet extrait, les mêmes parlent de leur projet professionnel. Que va bien pouvoir faire Julie, étudiante en sciences du langage ? L’échange précédent était :

Jean :           et tu te destines à quoi après, en fait tu vas faire quoi avec ça ?

Laurent :       mais elle fait rien

(rires)

Claudine :     j'ai jamais compris ce qu'elle voulait faire avec mais bon (rires)

Jean :           ouais# après cinq années# de [inaudible]

Julie:            je pense# je pense la question…

La Figure 12 montre Julie le sourire pincé photo 1 se redressant ensuite vers le centre de l’échange :

Figure 12: Extrait 5.

L’énoncé opère aussi ce repositionnement du thème – « la question » aurait wa en japonais ici (Imoto, 2011 : 19) – dans une dislocation à droite, « toute la question c’est », fusionnée dans plusieurs ligateurs. L’énoncé se stabilise – quand Julie s’est redressée – sur un autre thème, « moi », et le fait crucial qui était absent, « une autre approche » (voir Figure 13) : « j` pense j` pense `te la question t` sais c’est `fin en fait pour moi j’ai une autre approche moi j` me suis toujours intéressée aux langues », avec emphase sur « toujours ». Comme « t`as pas le droit » dans l’extrait 2, le défini dans « aux » ne participe pas de la partition ancien / nouveau dans la progression du discours. 

Figure 13: Contour intonatif de l’extrait 5.

4.4.5. Extrait 6 - Distinguer deux objets

Corpus : Réunion de conception en architecture - mosaic, Bruxelles, S. et al., 2002 (00:27:48)

Ce dernier extrait est différent des précédents en ce qu’il provient d’une réunion de travail. Charles, chef de projet, Louis et Marie, architectes, échangent à propos de la réhabilitation d’un château en centre de séminaires. Louis et Charles débriefent Marie sur les souhaits du gestionnaire : vers l’accueil, réduire le nombre d’ascenseurs de deux à un seul, qui soit à la fois pour les clients et pour le personnel. Louis rapporte la proposition à deux ascenseurs soumise initialement, en distinguant « ici » pour l’ascenseur client et « là » pour le monte-charge (Figures 14 et 15) :

Figure 14: Contour intonatif de l’extrait 6.

Figure 15: Extrait 6.

L’imparfait a une double fonction, faisant de la proposition un sujet déjà révolu (le cabinet d’architecture doit se conformer à la demande du gestionnaire) mais permettant aussi une projection imaginaire des entités dans une même dynamique que le présent (Bottineau, 2014 ; voir aussi Figure 3), ce que montrent les déictiques « ici » et « là » (Figure 15). Enfin, l’emploi des articles illustre typiquement le différentiel des connaissances attribuées à l’interlocuteur, notamment la reprise anaphorique par le défini – le monte-charge a juste été évoqué – mais au contraire, avec « un », le faire-apparaitre ex-nihilo de l’accueil dans cette configuration montrée stratégiquement à l’interlocutrice comme nouvelle.

5. Pour conclure

 

Cet article a présenté un matériel et une démarche inédits pour l’apprentissage initial de l’emploi des déterminants « un, du, ce, le » et du passé composé et de l'imparfait. Il s’agit de la première phase d’un projet de recherche, qui doit être suivie de l’expérimentation auprès d’étudiants en première année de FLE à l'université au Japon. Le matériel doit compléter le manuel de grammaire, où, on l’a vu, les éléments à apprendre sont présentés par le truchement du japonais, court-circuitant l’expérience située de la grammaire à apprendre. C'est cette expérience ressentie que le matériel présenté ici vise à susciter, par le moyen d’une part des schémas dialogiques et d’autre part de l’engagement en première personne de l’apprenant rejouant les extraits vidéos. La matérialisation doit guider l’apprenant dans ce travail de compréhension, d’imitation, d’appropriation et de restitution.

Cependant, le matériel et la démarche comportent des limites intrinsèques, à commencer par la complexité du matériel (schémas, présentations de l’extrait, transcriptions, extraits, matérialisations) et de la démarche, en particulier l’internalisation puis le rejeu, même simplifié. Une autre limite importante, dans la mesure où ce travail se fait à la maison, est l’absence de correction phonétique. Un apport – non pas une solution – est de fournir en supplément des extraits l’énoncé prononcé en synthèse vocale sans les assimilations.

Enfin, les enjeux en l’état actuel du projet et pour la suite sont tant pratiques que théoriques. Il s’agit de :

- prendre en compte l’engagement de l’apprenant dans l’activité dès le stade de la conception du matériel pédagogique ;

- donner la capacité aux apprenants de comprendre pourquoi les traductions du manuel de grammaire sont correctes plutôt que d’en faire un point de départ ;

- interroger le rôle du matériel – du matériel pédagogique à la voix et aux gestes – comme médiation de la cognition ;

- interroger la possibilité d’intégrer les perspectives interactionniste et incarnée.

 

* Ce projet de recherche a reçu le soutien financier de la Société Japonaise pour la Promotion de la Science (JSPS KAKENHI JP22K13162).

 

Bibliographie

 

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[i] CLAPI, http://clapi.icar.cnrs.fr

[2] Saitō, S. (2010). Le français. Nouvelle édition. Hakusuisha.

[3] Conventions de transcription : romanisation Hepburn et italique pour les extraits du manuel. Une traduction directe, sans souci stylistique, a été préférée pour les besoins de l’analyse. De façon ponctuelle, on recourt à la traduction littérale plutôt qu’à une glose interlinéaire.

[4] Corpus Repas Kiwi, E. Thevenon, I. Tommasini (00:18:22)

[5] Carte appelée d’« orientation » : « An orienting card is a systematic aid in the correct performance of a new action » (Galperin, 1989: 68).

[6] « The verbal foundation of the action begins to be reduced (the further it goes, the more this occurs, since its articulated nature impedes the flow of the process); and as this reduction takes place, verbal significations begin to succeed one another automatically without their being separated by symbolic and speech motor supports. A rapid and unarticulated flow of significations fuses into a continuous flux, which is revealed to self-observation without its symbolic and speech-motor supports, and thus represents “pure thought”. »

 

 

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Fixation et redécouverte: l’énonciation singulière en classe de grammaire

Lartigau Loïc

Cette contribution rend compte d’expériences menées lors d’un stage de Master Didactique du FLE en institut universitaire dans le cadre de cours de grammaire au niveau B2. Nous appuyant sur les travaux de Humboldt, Saussure, Bakhtine et Benveniste, nous envisagions la langue comme système symbolique singulier, lieu d’institution du sujet parlant et mémoire discursive. Il nous est apparu que l’auscultation de la langue opérée par la description grammaticale mettait en évidence l’arbitraire du signe et les ambiguïtés qui peuvent traverser...

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