Les Eléments de syntaxe structurale et la didactique de la grammaire : un appui limité
1. Introduction. Les Eléments de syntaxe structurale : impressions de (re)lecture
Pour qui entreprend de relire les Eléments de Tesnière, c’est l’impression de foisonnement qui prévaut, que la lecture soit intégrale ou partielle, doublée de celle d’une originalité qu’il n’est pas facile de cerner au premier abord. Œuvre complexe, dont l’auteur n’a pas vu la parution, mais que l’on peut considérer comme le dernier état de sa réflexion – même s’il souligne que beaucoup reste à faire (p. 661-2, Conclusion[1]) : entreprise quasiment totalisante par le nombre considérable de langues citées par le germaniste et slavisant de formation, à l’évidence passionné de langues jusqu’à l’ivresse encyclopédique. Il tente d’esquisser, après beaucoup d’autres, une typologie à l’évidence beaucoup trop générale (langues centripètes, langues centrifuges, p. 32-33). Ce type d’entreprise sera quasiment abandonné après lui, par un repli sur des hypothèses prudentes (Hagège, p. 7-12). Il met en contraste, il compare, de façon souvent stimulante. Peut-être pense-t-il que cette démarche permettra de dégager des bases d’étude pour chaque langue prise à part ; sans doute voit-il là un moyen d’améliorer la didactique. Notre projet n’est pas d’explorer cette voie. Il nous suffira, en nous limitant au champ du français, très abondamment cité, d’apprécier ce que la démarche d’ensemble peut apporter à l’enseignement de la langue en 2023, dans un contexte social et culturel fort différent. Tesnière était persuadé de l’efficacité de sa méthode, mise à l’épreuve, positivement semble-t-il, dans l’enseignement primaire (École normale d’institutrices de Montpellier) et dans l’enseignement supérieur à l’intention des étrangers (Faculté des lettres de Montpellier).
2. Première originalité de Tesnière : fonder une véritable syntaxe
La première originalité de Tesnière, en son temps, est de fonder une véritable syntaxe. Parente pauvre des études historiques reines au XIXe siècle, lestée, dans l’enseignement scolaire, de l’héritage abâtardi de la grammaire de Port-Royal, restaurée par F. Brunot (La Pensée et la langue ; loué par Tesnière, p. 35) mais au prix d’un détournement onomasiologique qui constitue en fait un nouvel écueil, bien servie par Damourette et Pichon (Essai de grammaire de la langue française. Des mots à la pensée) qui l’alourdissent d’une charge psychologisante et « identitaire » lourdement francisante, elle trouve des bases solides chez Bally (également félicité), un quasi contemporain, chez qui elle n’a pas le caractère général que veut lui donner Tesnière. Lequel prend bien soin de se démarquer de l’approche qu’il qualifie de « morphologique » (p. 34, 58 : simple « forme extérieure »), terme qui renvoie à une grammaire du mot (variable ou non) qui est pour lui tout à fait inappropriée.
Le choix est fait d’une démarche que l’on qualifiera de « mécaniste » (ce qui peut justifier le caractère « structural » affiché), sans prise en compte de l’activité de communication, ni de celle de production (laquelle pourrait ramener aux errements – du point de vue de Tesnière – de la grammaire logicienne et psychologisante abhorrée par notre auteur : p. 103 et sv.). Rappelons que, dans les années de gestation et de rédaction des Eléments, la psychomécanique du marginal Guillaume reste confidentielle, même si elle suscite l’intérêt de Meillet, proche de Tesnière. Pas davantage de théorie du signe chez notre auteur, dont la relation à Saussure (présent dans une note élogieuse, p. 17, à propose de la « chaîne parlée ») n’est pas fortement affirmée, alors que Humboldt (aussi typologiste) est l’objet d’éloges appuyés (p. 30). Tout cela ne fait pas de lui un isolé (Arrivé le souligne, p. 53-59), mais un chercheur sûr de son fait et persuadé de son originalité heuristique ; sans doute aussi un esprit méfiant vis-à-vis de la théorisation poussée, qui trace sa route, mû par le sentiment d’une mission didactique. Il n’hésite pas, d’ailleurs, à citer des grammaires peu ambitieuses, mais porteuses d’informations précieuses (p. 571-2).
La construction d’ensemble reflète bien cette option syntaxique forte : les trois ensembles qui découpent le gros livre portent des termes fortement marqués de mécanique : Connexion - Jonction - Translation ; les deux premiers correspondent à des relations syntagmatiques : la phrase, le syntagme (terme absent chez Tesnière), organisé autour du mot, le troisième a trait aux multiples correspondances existant entre mot, syntagme, proposition. Est-ce un trait de malice de situer la « jonction » (soit la coordination) entre les deux blocs principaux, comme un trait d’union, d’ailleurs de volume très réduit par rapport aux deux autres blocs ?
Symptomatiquement, les découpages ne réservent pas de place aux variations formelles qui occupent abondamment les grammaires au sens large traditionnelles.
3. Économie théorique du modèle de Tesnière
Soyons juste : l’économie théorique ménage une place à quelques appuis, constituant un outillage minimum, qui doit suffire pour un enseignement extra-universitaire (sans être étranger à celui-ci). La petite liste suivante paraît adéquate. On en discutera les différents postes, du point de vue de la rigueur définitionnelle et de l’applicabilité, ceci n’étant pas exclusif de cela.
3.1. Tesnière accorde une grande importance à la distinction des « deux ordres », « linéaire » et « structural » (p. 19-20). Moyen, d’abord, de marquer que le réseau des relations syntaxiques n’a pas de rapport direct avec l’ordre des éléments : sage rappel, notamment pour éteindre l’idée toujours sous-jacente d’un ordre réalisé d’essence logique ou psychologique. La construction des stemmas, ou stemmata (amorcée p. 14 ; elle parsème tout le volume) sera guidée par cette idée, d’une façon qu’on aura à discuter. Plus profondément, peut-on rapporter l’ordre réalisé (linéaire) au niveau du discours (ou de la parole), l’ordre sous-jacent à la langue ? On ne voit pas que Tesnière aille jusque-là ; et, d’ailleurs, a-t-il besoin de la distinction saussurienne ? Il n’est même pas sûr que ce soit dans ces termes qu’il faille poser une syntaxe de langue et une syntaxe de discours, dans une dualité virtuel-actuel. Il serait aussi légitime de poser un stade virtuel non ordonné (point de vue de la psychomécanique, semble-t-il : Moignet, Systématique de la langue française, et, de façon moins claire, de Pottier, Sémantique générale, notamment).
3.2. La phrase, objet le plus étendu de la syntaxe, est résolument définie comme centrée autour d’un élément, et un seul : c’est ainsi qu’est posée (p. 11-12) la Connexion, d’une façon à la fois subtile et simple (trop ?) : "Il résulte de ce qui précède qu’une phrase du type "Alfred parle" n’est pas composée de deux éléments : "1. Alfred", "2. parle", mais bien de trois : "1. Alfred", "2. Parle", et "3.", la connexion qui les unit sans laquelle il n’y aurait pas de phrase". J.-M. Zemb reprendra cette idée de l’assemblage à travers le terme de Phème, unissant Thème et Rhème : analyse un peu plus nuancée.
Le centre, c’est le plus souvent un verbe, le prédicat (p. 15) – qui n’est pas l’ensemble, aussi second pôle, de la tradition port-royaliste. Le choix n’est pas vraiment argumenté, mais peut trouver un appui minimal dans le statut du Verbe comme élément de relation entre un terme d’avant et un terme d’après (Pierre – mange - le gâteau) : situation courante, mais non exclusive ; elle n’est pas réalisée dans Pierre dort.
Ce choix du verbo-centrisme (Hagège, p. 34 et sv.) est sans doute aujourd’hui dominant : c’est celui, dans des versions affinées, de Martinet (p. 171 et sv.), de Hagège, références fortes. La grammaire générative, à partir d’un point de vue tout différent, choisit un statut égal pour un élément SN (syntagme nominal, sujet) et un SV (syntagme verbal). Bally (Linguistique générale et linguistique française : prévalence du thème), Jespersen (La philosophie de la grammaire : théorie des rangs), donnent la prééminence organisationnelle au Sujet nominal, dont le verbe est dépendant. C’est encore un autre point de vue. Il s’agit là d’appréciations différentes, qui ne sont pas vraiment des divergences, contrairement à ce qu’a pu laisser croire la récente « querelle du prédicat ».
3.3. Structure et sens. En continuité avec le premier point ci-dessus, mais avec un changement d’échelle, est soulignée par notre auteur, l’importance de la distinction de la structure, ou de la « morphologie », et du sens. C’est même un des péchés des grammaires avant Tesnière, d’après lui, que d’être tombées dans la confusion des deux plans.
Rappelons, sans commentaire pour le moment, que, dans les Eléments, sont considérés comme des adjectifs (p. 438) aussi bien « jolie, de course, du voisin » dans le syntagme nominal « Tu as vu – la jolie voiture de course du voisin ? ». Sans considération, donc, de l’appartenance de classe (adjectif traditionnel, nom avec préposition, caractérisant ou relationnel). « En », complément de nom dans « Il en était le chef », sera lui aussi adjectif (p. 150-1). De même, il y aura deux adjectifs dans : « la jolie voiture qui est garée devant chez toi », le second étant la proposition relative.
Tout ceci autorisé par la translation, détaillée un peu plus loin. Dans tous ces cas, le privilège accordé à la fonction syntaxique prévaut sur, efface quasiment même, la nature (mot, proposition).
3.4. Ce n’est pas à dire que le niveau du mot soit négligé. Tesnière en reconnaît (p. 53 et sv.) deux grands types.
Pleins (1) : Noms, Pronoms (certains), Adjectifs, Adverbes, Verbes.
Vides (2) : Indices et Translatifs ; soit Articles (les autres déterminants sont Adjectifs), Mots de relation, quelques adverbe.
Les Interjections et les Particules sont considérés comme des phrases (« phrasillons »). La « plénitude » correspond, au-delà de propriétés sémantiques à la capacité à fonctionner comme « nœud » (soit : centre de syntagme) « constitutif » ; le « vide » à l’inaptitude, ainsi qu’à une légèreté sémantique. Le translatif sert à opérer un transfert d’une classe à une autre ; il peut par ailleurs être seulement indice d’une classe (article, pronom de conjugaison, p. 83-4).
Les modes de rection des « pleins » ne sont vraiment pris en compte que dans le cas du Verbe (y compris l’Infinitif – 423 -, par ailleurs Nom…). L’étude syntaxique est donc tronquée de moitié ; défaut courant dans cette grammaire scolaire dont Tesnière voudrait se et nous débarrasser…
3.5. C’est par souci de ménager toute sa place au sens (ou signifié) que Tesnière, ici novateur, propose de mettre au jour la répartition des rôles dans la phrase, exemplairement dans sa version verbale. Au verbe, le centre ou prédicat, sont affectés des « actants », engagés dans l’action qu’exprime le verbe (p. 105 et sv.). Le nombre d’actants est limité à trois, ceux qui sont vus comme le plus engagés dans le procès : prime actant (il peut être unique ; c’est le sujet), second actant (complément d’objet direct), tiers actant (complément d’attribution).
Les autres compléments sont les « circonstants » (p. 125), souvent facultatifs. C’est sur des bases sémantiques passablement intuitives qu’est essentiellement assise la distinction des actants autres que le sujet et des circonstants. Tesnière reconnaît (p. 128) l’existence d’une zone floue, due à la répartition incertaine des propriétés sémantiques et structurelles : sont concernés des compléments avec à et de.
Fragilité due aussi à l’assimilation de tout circonstant à un adverbe (p. 125)…
Le système d’équivalences trouve là ses limites.
3.6. De l’actant à l’acteur. Engagé sur cette voie des rôles, Tesnière pousse l’analogie jusqu’à poser la phrase comme un véritable « petit drame » (p. 102). Certes, la phrase sert bien à raconter le monde et ses mille aventures ; la prise en compte de la référenciation fait partie de l’analyse (que la sémantique textuelle a reportée au-delà de la phrase). Le revers de ce point de vue est d’oublier que la phrase est aussi en elle-même un événement, c’est-à-dire un énoncé. Soyons juste : ce point de vue n’est alors adopté par aucun spécialiste.
3.7. Conclusion d’étape, en lien avec le point de vue didactique. On ne retiendra que ce que l’on estime être des manques.
Un défaut majeur : la recherche de la simplicité à tout prix. L’unicité radicale du centre de la phrase nivelle l’éventail des fonctions, en faisant du sujet « un complément comme les autres » (p. 547), en minimisant notamment les problèmes de détachement. La version aménagée de Martinet est bien préférable, qui retient le verbe comme « centre de détermination », en posant le sujet comme « non spécifique » et « obligatoire » (Syntaxe générale : p. 178 et sv.).
La justification donnée par Tesnière au refus de la dichotomie sujet-prédicat, fruit de la « logique formelle » (p. 103-105), est d’ailleurs particulièrement embarrassée. Il observe bien que, dans le latin amat, le mot est un « agglutiné » (comportant l’élément sujet -t, qu’il y a donc un « enchevêtrement ». Ce qui devrait l’amener à accorder un statut particulier au sujet « prime actant » ; mais la théorie l’interdit absolument, qui inclut « l’interchangeabilité » des actants, et empêche entre eux une « dissymétrie ». N’est-ce pas, alors, la théorie qu’il faudrait aménager ?
La répartition des actants et des circonstants, outre les choix terminologiques discutables (« participant » est préféré à « actant », par Hagège, p. 40 et sv) n’est pas formellement vraiment argumentée ; Tesnière reconnaît lui-même l’incertitude des frontières (Limite entre actants et circonstants, 127-8), palliée après lui par l’introduction de la notion d’« adjet » (voir notamment F. Neveu, p. 17). On pourra, si l’on tient au terme d’actant, préférer la solution plus souple de B. Pottier ne retenant que des actants, de deux niveaux (ou axes).
Retenir des « phrasillons » qui ne seraient pas des mots néglige qu’un même terme puisse être à la fois, selon l’usage, mot et phrase. On peut aussi reconnaître des phrases-mots : Sortir, Silence, Admirable, Dehors, Toi ?
Si l’on admet qu’il existe bien des translatifs purs, on voit mal pourquoi certains sont aussi des indices, alors que des indices ne sont pas translatifs : respectivement « que » conjonction, translatif pur, « le » article translatif (« le beau ») et indice (« la voiture »), « il » indice seulement (p. 83-4).
Quant à la translation, pièce maîtresse (« transposition » chez Bally ; en soi fort intéressante), elle souffre dans son application d’une faiblesse importante : son caractère excessivement niveleur, déjà noté. Au nom de quoi poser que l’infinitif est issu du verbe, dont il conserve d’ailleurs des propriétés, selon le mécanisme par lequel l’adjectif substantivé (un nom) procède de l’adjectif ? À moins de poser que l’infinitif constitue une classe.
Comment faire de l’adverbe un circonstant, alors qu’il est caractérisé par son aptitude à déterminer, outre le verbe, l’adjectif, le nom et le pronom ?
On n’en rejettera pas pour autant la distinction des deux grands types de translation : du mot (premier degré), de la proposition (second degré). Les subdivisions un peu byzantines (simple, double, quintuple…) - on ne les détaillera pas ici -, quoique justes au plan formel, appelleront quelque réserve par leur complexité d’application et leur faible utilité. Le souci taxinomique et formulaire se fait trop raffiné, pour un mince résultat.
4. Des points litigieux
Ils sont le plus souvent entraînés par l’esprit de systématisation évoqué au paragraphe précédent à travers la fascination pour l’unité. En voici un échantillonnage. On a choisi de proposer des exemples forgés, aussi près que possible de ceux proposés par Tesnière : moyen de mettre à l’épreuve la légitimité de ses propositions, en sortant un peu de son jeu.
4.1. On rappellera rapidement la neutralisation de la distinction adjectif-nom lorsque celui-ci est construit en détermination d’un nom : Le chat noir, le chat de Martine.
On notera avec étonnement que la « simplification » a connu les honneurs de M. Wilmet, d’ordinaire plus rigoureux (2010), dans sa terminologie très originale, et évolutive (dernier état : Les Qualifiants, p. 163 et sv.), par primat du large concept d’extension. C’est évidemment faire bon marché des particularités de sens. Tout au plus peut-on parler d’adjectif de discours, à la façon de Guillaume.
Dans une zone proche, le traitement de l’attribut du sujet et de l’objet a de quoi surprendre ; mais il est commandé, jusqu’à la bizarrerie, par le choix de constitution de la phrase. Rappelons que la phrase attributive est analysée comme comportant, à côté du sujet (prime actant, ici unique), un terme strictement relationnel, le verbe être, et l’équivalent d’un prédicat verbal, nom ou adjectif : Ce chat est gourmand, César est le chat (p. 155 et sv.). Le verbe ne peut être ici régissant que du sujet-prime actant. L’analyse débouche sur la reconnaissance de la fonction de prédicat par la suite être + Nom/Adjectif, l’attribut n’étant qu’un composant de ce couple. Martinet reprend cette analyse (1979, p. 16 : le « prédicat à copule »). Peut-on en dire autant avec des verbes comme devenir, paraître, sembler qui, eux, ont un sens étoffé et sont difficilement réductibles à un simple lien ? Et comment traiter Je pars content, Il est élu président, où il est problématique de ne pas attribuer de fonction originale à l’adjectif et au nom pris cette fois séparément. Le maître qui suivrait ici Tesnière se mettrait en fâcheuse posture…
L’attribut de l’objet (p. 161-2). Très logiquement, l’objet étant actant, son attribut est amené à l’état de régissant. Ainsi dans Je trouve la plaisanterie mauvaise : mauvaise régit (à la façon d’un verbe) la plaisanterie, que régit trouve. Étrange. Mais pas plus, ou pas moins, à propos de la « phrase substantivale » (p. 177), que de faire de la guêpe le régi de Pas folle, dans Pas folle, la guêpe, où l’on reconnaît un attribut sans verbe.
4.2. L’apposition, proche de l’attribut (ce que ne note pas Tesnière) connaît elle aussi un sort curieux (p. 163 et sv.). De nature adjective, elle est vue légitimement comme régie ; nominale, elle n’est pas dite régie, mais dans un rapport d’équivalence avec le premier nom : Le roi Louis XIV. Mais, notons-le, l’équivalence n’est que sémantique. En cas de détachement, le caractère régissant du premier nom ressort clairement : Louis XIV, roi de France. Ce premier nom peut seul être sujet, le second, sans article, non.
4.3. Un point très étonnant. Dans le cadre vaste de la translation, on est étonné de ne trouver aucune mention des subordonnées complétives dépendant d’un nom ou d’un adjectif : L’idée qu’il puisse la quitter hantait Martine - Heureux que vous puissiez vous joindre à nous, je vous souhaite un excellent voyage. En fait, cette négligence s’explique facilement : une conjonctive, dans la théorie, ne peut être qu’un actant ou un circonstant ; or, il n’est pas, dans la théorie, d’actant ou de circonstant complément de nom. Pas davantage d’adjectif (au passage : on est forcé de ne pas traiter comme actant : Paul, dans L’arrivée de Paul. Curieux.). En cette situation, ce sont des relatives qu’on rencontrera ; ce que ne sont évidemment pas des conjonctives. Le piège de la systématisation se referme…
4.4. Que dire de la proposition ? Notion difficile à établir en toute théorie. Tesnière choisit la solution la plus simple, qui consiste à retenir tous les groupements comportant une forme verbale, ou liée au verbe ; ainsi, l’infinitif, nom par translation, sert à constituer la « proposition infinitive » (p. 421 et sv.) ; de même pour le participe (p. 454-5). Cumul, pour le premier, du statut d’actant et de celui de prédicat ! Curieux également le cas de la « phrase substantivale », bien embarrassante dans le modèle choisi (p. 177).
Continuons à dérouler la pelote, pour découvrir l’absence des groupes nominaux dits par Bonnard « solidaires » (1981, p. 277-278) parce que l’élément déterminant le nom est obligatoire : les yeux fermés, la pipe à la bouche, la promenade terminée, l’homme à l’oreille cassée… Tesnière y verrait sans doute des adjectifs et des adverbes. Simplification niveleuse, encore.
4.5. Un mot sur la coordination (ici : Jonction). Elle peut poser des problèmes délicats, et entraîner à des manipulations à visée prétendument éclairante, qui ne font que refléter une confusion entre le plan logique et le plan syntaxique. Tesnière n’évite pas cet écueil (325), qui, rencontrant la phrase Alfred et Bernard tombent, considérant qu’il ne peut y avoir qu’un prime actant, va être forcé de parler d’« actant dédoublé », dédoublement « résultant de l’addition de deux phrases » :
Alfred tombe + Bernard tombe
ou : Alfred tombe
Bernard tombe
________________________________________________
Alfred et Bernard tombent
Pas loin des procédures de Port-Royal, que Tesnière n’aimait pas, ou de la grammaire générative, qu’il n’aurait sans doute pas aimé.
4.6. Un dernier point de détail, pour en finir avec cet ensemble. Il concerne (p. 415) la translation de l’« adjectif général », à l’œuvre notamment dans
quel ---- lequel (1), couple interrogatif
mon ---- le mien (2), couple possessif.
Dans les deux cas, c’est l’article le qui est le translatif. Problème pour (1) : comment « générer » l’emploi relatif (auquel, etc.) ? Pour (2), quelle injure à la morphologie et à la phonétique ! Tesnière allègue des sources « inaccentuée et accentuée »… Nous avouons ne pas suivre.
4.7. C’est d’un autre type de défaut qu’il s’agit avec le désintérêt quasi-total manifesté par notre auteur pour ce qu’on appellera la morphosémantique grammaticale. Très peu de chose en quantité, et rien d’intéressant en qualité sur les temps et modes verbaux personnels. À peu près rien sur ces autres marques d’énonciation que sont les articles.
Il ne peut s’agir là que de choix, liés à une quasi-indifférence au morphème (le terme n’est jamais employé), et à la morphologie au sens cette fois traditionnel de flexion. Le paradigmatique reste formel, et seulement formel. Sur le terrain des valeurs Tesnière ne se risque guère. Bien loin, donc, de ses contemporains Damourette et Pichon (on n’évoquera qu’à peine l’isolé et marginal Guillaume). On a des raisons de penser (selon les archives de l’auteur) que Tesnière envisageait ces approfondissements.
Quelques attaques contre les grammaires scolaires et leur « conditionnel » qui n’exprime pas (certes) la condition (p. 591 et sv.), un petit ballet autour de l’imparfait (p. 598), du subjonctif « impératif » (! : p. 428), et « affectif » (! ; p. 552), c’est bien peu. Même si on souligne l’intérêt de l’analyse des formes composées du verbe, pur exercice de mécanique (p. 397-9).
De façon un peu provocante, on dira que, pour Tesnière, la construction est tout, le matériau n’est rien. Ou, de façon polémique, face au tout-morphologique de Guillaume, se dresse le tout-syntaxique de Tesnière.
5. Formalisation
5.1. Tesnière faisait grand cas de ces représentations à deux dimensions que sont les stemmata, ancêtres des « arbres de Chomsky », très différents par leur soubassement théorique. Le germaniste Fourquet (2000) les prolongera pour sa propre satisfaction de façon pertinente, notamment en intégrant de façon originale la flexion : on laissera comme hors de notre champ ce point intéressant notamment au point de vue didactique. Sur ce chapitre, on sait que Tesnière a largement propagé le stemma dans l’enseignement primaire ; il en était manifestement satisfait. La formalisation sur quoi s’appuient les stemmata (de même les parenthétisations et autres récentes boîtes) ne peut être négligée. Elle est féconde pour aider à faire comprendre, en visualisant, à la condition expresse que les objets formalisés soient rigoureusement, sinon abondamment, définis.
C’est à cette exigence que répondent le plus souvent les schémas, liés eux à la production) de l’école guillaumienne : voir Moignet (Psychosystématique de la langue française), Pottier (notamment Sémantique générale), continuateur original. On ne peut dire qu’il en aille de même chez notre auteur.
5.2. Une autre précaution est de ne pas confondre illustration et figuration de mécanismes supposés réels : à ce défaut ne pourrait succomber Tesnière, peu intéressé par les mécanismes de production, à la différence de Guillaume. Nous ne sommes pas assez compétent pour apprécier le recours aux schémas tesniériens dans la topologie de René Thom (J. Petitot, 1995, p. 105-112).
5.3. Un danger auquel il est difficile d’échapper, c’est, sous couvert de simplification positive, de tomber dans des complications représentationnelles qui sont un frein sérieux à l’usage pédagogique, passés les moments ludiques consacrés à des représentations élémentaires. A cet égard, on ne peut qu’être dérouté, en même temps qu’admiratif, devant certains stemmas, par ailleurs fort élégants. La mise en forme de la fable de La Fontaine, La Cigale et la Fourmi (p. 638-9) représente à cet égard un sommet, où la malice gentille trouve sa place.
5.4. Rappelons que le principe est de faire figurer dans la position la plus haute, et au centre de la ligne, le nœud supérieur (le verbe souvent), dominant un ou des nœuds inférieurs, lesquels sont à leur tour en position de régir des nœuds de rang inférieur. Les éléments translatés sont soumis au même régime. On se contentera de signaler deux points qui affaiblissent le choix :
- le traitement différent accordé à l’article, de même niveau que le nom, et aux possessifs, démonstratifs, situés, comme adjectifs, à un rang inférieur, où ils retrouvent tous les compléments de nom :
1. a perdu
2. Le voisin chien dans la rue hier
3. du troisième son
- l’affectation systématique des « adverbiaux » à la position finale, y compris dans la version Hier, le voisin… (ci-dessus).
6. Attendus pédagogiques-didactiques. Réponses
Le moment est venu de mettre l’accent de façon plus systématique, sinon développée, sur l’acceptabilité, voire l’applicabilité, de la démarche tesniérienne. On posera d’abord quelques attendus, pour voir ensuite comment, ou si Tesnière y répond. Par convention obligée, on oubliera combien le monde, les enseignants, les apprenants, sont différents depuis l’époque de Tesnière…
6.1. On attend d’une méthode qu’elle s’appuie sur de bonnes définitions, sanctionnées par une terminologie cohérente et commode. On ne peut pas dire qu’il en aille toujours ainsi chez Tesnière, tant sa théorie, on l’a bien vu, l’amène à prendre des libertés par rapport aux classes, notamment. Au moins pourra-t-on apprécier son souci de dépasser des désignations usées par la tradition, même si le fétichisme du terme exact doit être dépassé.
6.2. Il est devenu indispensable, et les meilleures théories nous y incitent, de dégager correctement la stratification de la matière-langue : phrase, proposition ou sous-phrase, syntagme, mot, morphème. Sans oublier qu’il n’est guère de phrase hors du texte. Le système de Tesnière est hybride, à cet égard. Le mot est retenu ; ce ne sera plus autant le cas chez Martinet, par ailleurs proche de notre auteur sur certains points, mais plutôt en dépassement, qui privilégie le monème. Le syntagme est reconnu à travers le nucleus (et son noyau) ; la proposition est largement sollicitée à travers la translation, mais ses contours sont très incertains. Quant au morphème, il n’est jamais retenu directement, alors qu’il représente, enchâssé dans la double articulation, un des acquis majeurs de la morphosyntaxe moderne. On a vu les lacunes d’analyse des valeurs qu’entraînait cette abstention.
6.3. On peut s’étonner que Tesnière n’intègre guère, dans le champ de l’énonciation, que les notations sur la personne dues à Benveniste (p. 117) ; encore les considérations ne dépassent-elles pas le stade de l’analyse référentielle, dans un parallèle avec Damourette et Pichon. Bally, autre découvreur en ce domaine, dans une perspective un peu différente, n’est pas sollicité. Le choix résolu du verbo-centrisme sous-évalue et, à notre sens, altère gravement le statut du sujet syntaxique, pèse négativement sur l’analyse des phrases averbales ; et la production de la phrase ne peut être prise en compte par ignorance du sujet de l’énonciation. Pédagogiquement, les conséquences ne peuvent être que fâcheuses : la phrase est réduite à une construction mécanique posée à distance de l’apprenant. Ennui assuré.
Même si on ne parle pas, sous peine d’anachronisme, de la pragmatique des situations de communication, absente, force est de constater que Tesnière a choisi de passer à côté de nombre d’apports importants de la linguistique en général, de la grammaire en particulier.
6.4. Dans les limites où il se place, il nous apprend, c’est un point très positif, à manipuler les phrases, surtout dans la dimension paradigmatique à quoi pousse fortement la translation. C’est un adjuvant méthodologique, comme la pratique des stemmata.
Sans doute nous incite-t-il à traduire les langues en appui réfléchi sur la syntaxe, rejoignant ainsi les actuelles grammaires de construction (voir chapitre sur la « métataxe », p. 283 et sv.). Ce n’est sans doute pas un hasard si Tesnière a plus intéressé les spécialistes de langues étrangères (l’allemand, notamment) que les francisants : pour un traducteur, manipuler des structures n’a pas forcément à s’accompagner d’analyses sémantiques poussées, au moins en première approche.
Serait-il injuste de soutenir que Tesnière nous apprend de façon appréciable par les limites qu’il s’impose, que l’on souhaite dépasser, par une certaine fausse rigueur, que l’on doit amender, par les lacunes qu’il tolère, qui sont à combler ?
Mais la meilleure leçon de notre auteur est peut-être celle de l’audace intellectuelle et de l’enthousiasme de la connaissance. Ce n’est pas un mince mérite.
Bibliographie
Actes du Colloque international Lucien Tesnière, Ljubljana, Linguistica, XXXIV, 1.
ARRIVÉ, Michel, « De Ferdinand Brunot à Togeby : regards sur quelques grammaires », Langages, 7, Paris, Larousse, 1967, p. 34-57.
ARRIVÉ, Michel, « Les Éléments de syntaxe structurale de Lucien Tesnière », Langue française, 1, Paris, Larousse, 1969, p. 36-40.
ARRIVE, Michel, « Tesnière lecteur de Damourette et Pichon et de Benveniste », Lucien Tesnière aujourd’hui, Louvain-Paris, Peeters, 1995, p. 53-59.
BONNARD, Henri, Code du français courant, Paris, Magnard, 1981.
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[1] Les références au texte des Éléments sont indiquées en numéros de pages, d’après la 2ème édition, 5èmetirage, Paris, Klincksieck, 1988.