Quelques emprunts aux Eléments de syntaxe structurale de Tesnière, dans le contexte d’une classe de japonais langue étrangère (L2) en Master FLE, pour l’enseignement de l’adjectif japonais dans la phrase attributive
Introduction
Cet article traite du recours aux Eléments de syntaxe structurale de Tesnière, dans l’enseignement du japonais langue étrangère, dans le contexte spécifique du « Master Français Langue Etrangère » et du module d’enseignement « Expérience de l’apprentissage d’une langue nouvelle ». Le cours, dans les institutions où nous avons enseigné[1], s’étalait sur un semestre à raison d’une heure trente par semaine. Pendant cette période les étudiants ont rédigé des journaux d’apprentissage. La décision de comparer les structures françaises et japonaises dans quelques séances de grammaire explicite sollicitées par les apprenants, s’est appuyée sur la conceptualisation erronée de ces apprenants concernant desu postposé à un adjectif en japonais. Elle a été rendue explicite dans leurs journaux d’apprentissage puis dans le cours. Selon ces apprenants, l’unité japonaise desu précédée d’un adjectif, est équivalente au « verbe être »[2] .
Le cours de japonais proposé s’appuie en partie sur une méthode communicative (Higashi & Oguma, 1991 et 2006), et sur quelques exercices de grammaire-traduction. Il n’a pas été demandé aux étudiants de conceptualiser les structures de la langue japonaise, étrangère, sur la base d’équivalents traductionnels. Nous avons fait le choix, étant donné le peu de volume horaire de ce cours, de ne pas consacrer de séances spécifiques aux explications grammaticales, sans les négliger pour autant. Le cours est censé permettre aux étudiants de pouvoir échanger quelques mots en japonais avec des étudiants japonais présents dans l’université[3] ou avec des touristes, en plus de réfléchir sur l’apprentissage d’une langue inconnue. Les apprenants sont aussi invités à lire et à écrire en hiraganas en plus de quelques kanjis, comme dans un cours de japonais langue étrangère, sans passer par un système de translitération[4].
Les étudiants de Master FLE, certains engagés parallèlement dans un cursus de Lettres Modernes, suivent avec nous un cours de syntaxe où nous nous appuyons sur le modèle de Tesnière. Nous avons décidé de créer une continuité entre les deux cours en adoptant une démarche d’application du modèle au japonais dans le module spécifique du Master FLE, et d’introduire des exemples de japonais dans le cours de syntaxe. Ce dernier aspect ne sera pas abordé ici.
Nos enjeux essentiels sont les suivants :
- inciter les apprenants de langue étrangère à visualiser des positions syntaxiques et des liens de dépendance hiérarchisés, par le biais du modèle de Tesnière, en montrant les spécificités des structures française et japonaise, notamment dans le cas de l’adjectif et de la phrase attributive (Éléments de Syntaxe Structurale : p. 69 et 158). Cette démarche incite les apprenants à rapprocher, comparer les deux langues et à s’exprimer oralement tout en produisant du discours métalinguistique en français (Klingler, in Beacco et alii 2005, p. 69-87 ; Besse & Porquier, 1991).
- comparer les structures en montrant que là où le verbe être apparaît dans des distributions différentes en français (être + ADJ, exemple (1) et être + SP (complément circonstanciel), exemple (2) infra), deux unités sont présentes en japonais, da / desu (forme polie) et aru / iru (arimasu/imasu, formes polies), cette dernière dans une distribution où n’interviennent pas des adjectifs mais des SP (compléments circonstanciels), comme dans l’exemple (16).
1. Quelques rappels des spécificités du modèle tesnérien
Nous n’avons jamais eu accès à une application du modèle de Tesnière au japonais, laquelle aurait pu nous servir d’appui, lorsque nous avons donné ce cours dans le cadre du Master FLE dans les années 2003 et 2013. Bien après l’expérience relatée ici, nous avons consulté le Précis de Linguistique Japonaise (2019)[5] et Teramura (1991), sans rien y trouver en référence à Tesnière. En revanche, nous avons rencontré des occurrences des termes « actant », « construction actancielle », « phrase nucléaire » dans la thèse de Hagihara (2015, p. 32) sur les verbes japonais. Ces termes sont en concurrence avec ceux de « sujet », « prédicat », mais aussi « syntagme », également employés par cet auteur. Cependant, le modèle de Tesnière n’est pas appliqué dans cette thèse ; ce sont essentiellement des emprunts terminologiques[6] que nous avons rencontrés. Hagihara (2015, p. 35) mentionne les travaux d’Ishiwata (1999) et Koizumi (2007, 2008) qui ont utilisé l’analyse actancielle, alors que de son côté il a choisi de rester fidèle à la tradition japonaise, héritée de Motoori (1792) pour décrire la syntaxe et la sémantique verbale (Hagihara, 2015, p. 116, note 112).
Nous rappelons ci-dessous les aspects fondamentaux de la théorie de Tesnière adoptés dans le cadre de notre cours. Nous nous appuyons sur les Éléments de Syntaxe Structurale[7] mais aussi sur l’ouvrage collectif publié par Neveu et Roig en 2022.
1.1. L’ordre structural et l’ordre linéaire
Dans son modèle, Tesnière postule l’indépendance entre syntaxe, sémantique et morphologie. Cela est repris dans la partie théorique consacrée à la « métataxe » (Livre E des ESS). Selon Tesnière, la « connexion structurale » se manifeste entre les mots qui sont en relation de dépendance de régissant à subordonné, relation visualisable dans le stemma qui ressemble à un arbre généalogique. Selon lui également, « l’ordre linéaire » se manifeste dans la chaîne parlée, c’est l’ordre syntagmatique. Parler une langue, c’est passer de l’ordre structural à l’ordre linéaire et l’inverse pour la comprendre (ESS[8] : p. 19). Le modèle ne postule ni opération, ni transformation, ni mouvement syntaxique (Klingler, in Neveu et Roig 2022 : ch. 11).
Le plan structural est celui dans lequel est élaborée l’expression linguistique de la pensée (ESS : ch. 20). Il ne peut y avoir de scission ou de discontinuité dans la pensée car l’esprit établit des connexions qui rendent compte de la « pensée continue » (ESS : ch. 20). Tesnière qui s’inspire de Humboldt (ESS : p. 12) postule une structure sous-jacente, un principe vital qui établit systématiquement des connexions. Ainsi, pour Tesnière, le plan sémantique relève de la logique et de la psychologie (ESS : p. 40). Cela signifie que l’existence de connexions sémantiques ne se déduit pas systématiquement de celle des connexions syntaxiques, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. En l’absence de connexion syntaxique il est possible de communiquer et de se comprendre[9] entre interlocuteurs (Klingler, in Neveu et Roig 2022 : ch. 11). Cet aspect est important pour les langues comme le japonais où le sujet est souvent absent ((S)OV), où il n’y a pas de pronoms clitiques, où les énoncés peuvent aisément s’interpréter dans le contexte énonciatif et situationnel.
1.2. Le nœud verbal et les actants
Dans le modèle hiérarchisé de Tesnière le nœud dominant est le verbe. Le verbe régit des « actants » qui ne peuvent être que des substantifs, des « substantifs personnels », des « indices personnels[10] » (ESS : p. 132). Tesnière n’adopte pas la distinction entre sujet et prédicat, présente dans la grammaire traditionnelle laquelle s’inspire de la logique (ESS : p. 104). Le verbe admet un ou plusieurs actants (prime / second / tiers actant). Dans Max mange une pomme, le verbe mange régit deux actants, Max et une pomme. La phrase n’est pas analysée en sujet (Max) et prédicat (mange une pomme), ni en sujet (Max), verbe (mange), complément d’objet direct (une pomme).
En japonais[11], des particules postposées aux noms intègrent les noms dans une phrase en indiquant leur fonction. Ainsi, la particule ga dans l’exemple (1), est traité comme indiquant le sujet grammatical, shugo[12] 主語, alors que la particule wo dans l’exemple (2) indique le complément d’objet direct. Dans ce même exemple (2) apparaît la particule wa, qui à l’inverse ne joue pas un rôle intégratif comme ga et wo, mais indique le thème (ou topique) shudai, 主題 (Mikami, 1970). Le thème bien qu’il ne soit pas intégré syntaxiquement dans la phrase est mis en relation avec la suite, et cela jusqu’au verbe qui advient à la fin en japonais ((S)OV). Les grammairiens japonais utilisent le terme de kakarimusubi pour décrire la mise en relation avec ce qui suit jusqu’au verbe qui advient en fin de phrase et clôture cette dernière. Dans une perspective textuelle, en japonais, le thème peut être repris ou non repris (Klingler, 2003).
En français, il arrive que l’ordre des mots (SVO) dans la phrase soit bouleversé : un terme n’est pas à sa place habituelle de subordonné à un terme régissant. Selon Tesnière, il s’agit d’une « infraction intentionnelle » (ESS : p. 23) pour provoquer un effet sur l’auditoire ou les lecteurs, d’une mise en vedette. Si un terme n’est pas à sa place et qu’il est détaché de la structure[13], il est repris par un pronom en français (cf. la traduction de l’exemple (3), ci-dessus). La mise en relation entre le thème, objet d’un détachement, et l’anaphorique est d’ordre sémantique. Il arrive cependant qu’on trouve en français, à l’oral[14], des thèmes qui ne sont pas repris dans la structure (Klingler, 2022 : 200), ce qui n’empêche pas l’interprétation. Dans l’exemple (4), en français comme en japonais, on interprète que le locuteur à l’origine d’un tel énoncé a cessé de boire mais qu’il n’a pas forcément cessé de consommer d’autres produits.
1.3. La phrase attributive
Sur le terrain de la classe nous constatons que concernant l’adjectif dit « attribut » (terme connu des étudiants et employé par eux), et le rôle du verbe « être », la conception des étudiants est fondée sur la liste, apprise par cœur, des verbes dits « d’état » listés et étiquetés dans les grammaires scolaires du français. Autrement dit, une fois connue cette liste, tout adjectif qui apparaît après l’un de ces verbes est dit « attribut » du sujet. L’entrée dans l’analyse grammaticale, se fait par l’étiquette catégorielle adjectivale à laquelle on associe la « fonction attribut », et non par la phrase et les positions syntaxiques. Les apprenants ont des connaissances grammaticales de niveau divers en français[15], et nous devons nous adapter à cette situation. L’enjeu du cours est de faire prendre conscience des positions et des relations syntaxiques (ESS : p. 20).
Le cours s’appuie sur la comparaison du statut du verbe être suivi d’un adjectif dans les « phrases attributives » (ESS : p. 160), dans les deux langues, en commençant par le français, puisque les apprenants ont transféré les propriétés du verbe être sur desu, créant entre les deux un lien d’équivalence. Ils ont, par suite, généralisé l’emploi de desu, en l’utilisant pour traduire des phrases où le verbe être apparaît en français suivi d’un syntagme prépositionnel de localisation, un complément circonstanciel. C’est le cas pour l’actant Max dans l’exemple (6) ci-dessous :
(5) La maison est neuve
(6) Max est dans la cuisine
Suite à des réponses obtenues en cours sur le circonstant dans (6), les étudiants n’ont pas traité « dans la cuisine » comme étant attribut de Max en (6) et sont restés indécis concernant le statut du SP[16]. Ils ont, en revanche, reconnu un adjectif attribut dans l’exemple (5). Le recours au stemma permet de visualiser les relations de rection entre les positions syntaxiques dans la structure des exemples (5) et (6). Nous montrons que dans les deux cas les « actants », la maison et Max sont régis par être + neuve en (5), être + dans la cuisine en (6). Être employé seul rend (5) et (6) inacceptable (cf. (7) et (8) et il est impossible de le supprimer comme dans (9) et (10)[17] :
(7) * La maison est
(8) * Max est
(9) *La maison neuve
(10) *Max dans la cuisine
On se demande dès lors si l’on doit traiter être comme un auxiliaire ou comme un verbe, ou « autre chose[18] » - les étudiants ne connaissent pas le terme « copule » - montrant qu’en (6) il pourrait être remplacé par un verbe comme vit, mange, habite. L’appellation de « verbe d’état » pour être en (6) le différencie des autres verbes[19]. Il pourrait certes être remplacé par un autre verbe d’état (reste, demeure, se rend, est devenu malade de x). C’est la nature de l’unité qui est postposée à être qui pose problème aux étudiants quand ce n’est pas un adjectif, et ce ne peut être un « complément circonstanciel de lieu » selon ce qu’ils ont appris, car il n’est ni supprimable, ni déplaçable.
Le stemma de Tesnière (ESS : p. 160) pour la « phrase attributive » a servi à illustrer les phénomènes de rection (156), de dépendance sémantique et d’accord (157) :
Dans le stemma 157, est et neuve sont réunis sémantiquement dans un cercle. L’enjeu pédagogique est que les étudiants comprennent que « est neuve » est recteur au plan syntaxique, et que l’adjectif neuve n’est pas séparé de ce qui est appelé « copule » (terme que nous n’avons pas utilisé en cours) pour expliquer le rôle du verbe être dans les grammaires (Klingler, 2005). Les pointillés désignent le phénomène d’accord avec maison.
L’exemple (6) est traité de la même façon dans le contexte du modèle de Tesnière et dans le contexte de la classe, nous n’avons pas proposé aux étudiants d’en débattre[20] (cf. supra et la note infrapaginale 8), en interrogeant le modèle tesnérien. Le statut du verbe être dans les exemples (5) et (6) sera évoqué de nouveau, indirectement, lorsqu’il s’agira du statut de l’adjectif japonais dans la section 3. Les erreurs des apprenants et leurs questions nous amènent à prendre en compte le statut verbal de l’adjectif japonais qui se passe d’auxiliaire ou d’équivalent d’être, dans un contexte analogue à l’exemple (5). En revanche, dans celui de l’exemple (6) il faudra introduire un verbe en japonais. Cet aspect sera abordé dans la section 4 où il sera question des verbes iru et aru (imasu et arimasu, à la forme polie).
2. L’hybridité de l’adjectif japonais et le rôle de desu
Certains adjectifs japonais s’apparentent à des verbes, d’autres à des noms. Selon le cas ils font appel à l’élément desu, qu’on peut appeler « suffixe », terme que nous avons cependant évité d’employer dans le cours.
2.1. Les adjectifs variables ou adjectifs verbaux
Ce sont des adjectifs qui se composent d’un radical et d’un suffixe fonctionnel en -i lequel peut se modifier et modaliser les énoncés de diverses façons : temporelle, assertive, négative, conditionnelle. Le fait que ce type d’adjectif soit modifiable le rend comparable au verbe (Wetzer, 1992 ; Klingler, 2005). Cependant, il n’y a pas de règle d’accord avec le sujet en japonais, ni de règle d’accord en genre et en nombre. Cet aspect est souligné pour les
La thématisation de kaze entraîne une interprétation référentielle exclusive (Klingler, 2003). Le vent est froid à l’exclusion de tout autre élément.
Si l’énoncé était au passé, tsumetai serait modifié en tsumetakkata alors que da / desu resterait inchangé.
Cette explication accompagnée de stemmas permet de désamorcer l’idée naissante ou déjà bien installée chez les apprenants que desu serait l’équivalent d’être en français, alors qu’être et desu[25] partagent la propriété de ne pas être recteurs. En attirant l’attention des apprenants sur l’adjectif japonais qui revêt les traits d’un verbe, on règle en même temps le problème de desu. Il n’a pas ici le statut d’un verbe auxiliaire ou d’état dans le sens des grammaires scolaires françaises connues des apprenants.
2.2. Les adjectifs invariables et le rôle de desu / da
Ces adjectifs sont aussi appelés « adjectifs nominaux », car il s’agit de noms décrivant des états. Ils font partie des connaissances lexicales que les apprenants acquièrent peu à peu. Dans ce cours nous leur avons déconseillé d’apprendre une liste de ces adjectifs par cœur, sauf pour faire en même temps un exercice d’écriture japonaise.
L’accent est mis sur le fait que contrairement aux adjectifs décrits plus haut, lesquels revêtent les traits de verbes, ils ne sont pas pourvus d’un suffixe variable. Pour produire des énoncés prédicatifs, assertifs ou autre, ils sont suivis de da / desu. C’est da / desu qui assume les modifications en annexant des suffixes, dans le cas de ces adjectifs[26]. Le statut de da / desu est-il différent dans ce cas ? Du point de vue de la position syntaxique et de la rection, dans la phrase attributive, il n’est pas recteur. Cependant il participe au fonctionnement du nom qualitatif en tant qu’adjectif. Mori (1972 : 47), pour des raisons sans doute pédagogiques, présente les adjectifs invariables suivis de da / desu, sans les décomposer en nom + da / desu = adjectif, et ne s’attarde pas à en discuter (Mori, 1972 : 47-N.B.). Nous reproduisons ci-dessous trois de ses exemples :
(13) shizuka-da しずかだ être calme
(14) rippa-da りっぱだ être comme il faut, magnifique
(15) kirei-da きれいだ être joli
Si les apprenants, et surtout ceux qui apprennent des listes lexicales et utilisent des memo cards[27], préfèrent cette dernière explication, ils doivent cependant éviter un mécanisme de traduction qui ferait de da / desu la traduction d’être en induisant un transfert de propriétés. C’est en effet l’erreur qu’ils ont faite avant d’avoir eu accès à ces explications. Cette erreur les a conduits à ne pas faire la différence avec les verbes iru et aru, dont il va être question ci-dessous, et à les confondre dans leurs emplois.
3. Les verbes iru et aru
Les apprenants ont été exposés à des énoncés contenant les verbes iru / aru, servant à prédiquer l’existence d’un x par rapport à un y, en situant l’un par rapport à l’autre. En français, comme nous l’avons vu plus haut dans l’exemple (6), être est nécessaire pour situer Max dans l’espace de la cuisine. En français, il est possible de permuter « dans la cuisine » avec « malade » en conservant le même verbe être. En japonais il n’est pas possible de permuter desu avec iru ou aru. Dans un contexte de localisation spatiale, le japonais recourt à iru (entités animées) ou aru (entités inanimées). Le suffixe de politesse -masu, s’agglutine à la forme suspensive pour marquer la politesse (imasu, arimasu[28]):
Le stemma de l’exemple (16) permet de visualiser que daitokoro ni iru (ou imasu à la forme polie) est recteur[29], mais qu’il n’y a pas d’actant. En effet, comme dit plus haut, le N-wa, thème, est détaché de la structure. Il n’est pas rétabli anaphoriquement comme en français par un pronom. Le stemma de (16), permet de rappeler aux apprenants la non intégration du thème[30] dans la structure, et sa non reprise obligatoire par un pronom en japonais, ce qui n’empêche pas d’accéder au sens. Ce n’est le cas en français sauf dans des exemples comme (4) plus haut.
Selon nous, les apprenants se sont appuyés dans un premier temps sur une équivalence conceptuelle et traductionnelle entre da / desu et être. Cependant, aru et iru sont également traduisibles par être. Ils se sont trouvés face à deux unités pour une seule en français. Ils n’ont sans doute pas été assez attentifs au contexte distributionnel de ces unités, et pas assez sensibilisés, par nous, aux propriétés spécifiques et syntaxiques de l’adjectif japonais. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de comparer les deux langues dans des contextes similaires. En français, comme nous l’avons exposé dans la section 1 avec d’autres exemples, la même unité, être, est présente dans Max est malade et Max est dans la cuisine. Au plan syntaxique, et dans les deux cas, elle n’est pas rectrice. En japonais, c’est un verbe qui est utilisé dans le cas de la localisation de Max dans l’espace. Iru et aru sont des verbes existentiels et ne sont pas suivis d’adjectifs. Le japonais permet de revenir au français pour interroger le sens d’être suivi d’un SP, complément circonstanciel. On peut lui octroyer une valeur existentielle car il est permutable avec il y a, se trouve, se tient dans, alors qu’il est avant tout une copule quand il est suivi d’un adjectif qui sémantiquement décrit déjà une qualité ou une propriété.
Conclusion
Cette expérience pédagogique menée dans un contexte de cours de japonais censé faire réfléchir les apprenants sur leur apprentissage d’une langue éloignée de la langue première, a permis de faire visualiser aux apprenants les positions syntaxiques et les phénomènes de rection[31], plutôt que de rester dans la linéarité en maniant les étiquettes catégorielles des grammaires scolaires de la langue première et étrangère sans entrer dans la syntaxe.
Conceptualiser l’adjectif japonais partageant des traits avec le verbe, au moins dans un cas, permet d’invalider le statut de desu comme équivalent d’être, montrant qu’il n’est pas recteur. Dans le 2ème cas, celui des adjectifs nominaux, le marqueur temporel s’adjoint à desu mais ne lui octroie pas le statut de verbe recteur. La différence a ensuite été faite avec les verbes iru et aru suivi d’un SP lequel n’est pas régi et n’est pas traité comme un actant dans la structure.
Sur le plan didactique et celui de l’enseignement de la grammaire, les apprenants, par le biais de l’enseignement du japonais et du modèle structural de Tesnière, ont été amenés à réfléchir sur des structures comme celle des exemples (1) et (2) en français et leurs équivalents japonais. Les structures des exemples (1) et (2) et les phénomènes de rection peuvent être comparées à des structures présentes dans d’autres langues[32] où interviennent des unités différentes dans ces deux cas (1) et (2). Cela amène inévitablement à s’interroger sur leur sémantisme, au-delà de leur rôle recteur on non recteur, sachant que dans le modèle de Tesnière les connexions sémantiques ne se déduisent pas de celles syntaxiques (Tesnière, ESS : ch. 12 et p. 172 ; Klingler, 2022 : 198).
Sur le plan pédagogique, cette expérience, non programmée, a permis aux apprenants de ne plus se tromper dans le contexte du cours. Toutefois, il n’a pas été possible d’observer longitudinalement leurs productions, que ce soit en classe ou en dehors de la classe. Ceci aurait permis de faire quelques hypothèses acquisitionnelles sur le rôle joué par la langue première (Klingler, 2009).
Cette expérience n’aurait pas été possible sans le recours aux journaux d’apprentissage, et la liberté pédagogique que nous avons prise de supprimer la frontière entre le cours de japonais du Master FLE et le cours de syntaxe. L’introduction du japonais dans le cours de syntaxe a provoqué la curiosité de la part des apprenants pour l’application du modèle à d’autres langues évoquées dans le cours et parlées par les apprenants. Les apprenants ont réalisé de très bons scores en syntaxe sans être forcément très performants dans le cours de grammaire[33]française. Ces résultats nous permettent de conforter l’idée qu’il n’est pas inutile d’introduire le modèle de Tesnière en cours, et de le mettre en œuvre dans le contexte de l’enseignement apprentissage de L2, si le contexte institutionnel et pédagogique le permet.
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[1] Il s’agit de Paris 3-ILPGA et de l’Université d’Avignon. Les journaux sont essentiellement ceux datés de 2013, lors de l’enseignement donné à l’université d’Avignon. D’autres journaux, ont déjà fait l’objet d’un chapitre d’ouvrage collectif (2005).
[2] Cela signale un possible transfert de la grammaire de L1 sur celle de L2, en début d’apprentissage. Notre démarche en tient compte et utilise la comparaison et le rapprochement des deux langues.
[3] C’est le cas à Avignon, où l’université reçoit des étudiants japonais dans le cadre d’échanges culturels. Nous n’avons pas eu d’étudiants japonais dans nos cours.
[4] Lors de cet enseignement les étudiants font l’apprentissage du syllabaire japonais et de sa transcription en hiraganas dès les premiers cours. Ils n’utilisent pas la transcription alphabétique utilisée ici pour les besoins du lecteur. Ils ne sont jamais confrontés à la graphie desu mais à です.
[5] Nous avons fait une recension de cet ouvrage pour le BSLP, en 2019.
[6] Selon nous, e terme « actant » permet d’éviter celui de « sujet » qui entraîne des discussions interminables concernant le japonais ou d’autres langues. Dans la littérature, on trouve aussi le terme « particule casuelle » pour désigner les unités qui marquent la fonction des mots dans la phrase ; il est emprunté à Yamada (1908). Ainsi dans SN-ga, ga marque le nominatif. Ces différents aspects n’ont été ni exposés ni discutés dans les cours que nous avons donnés, lesquels s’adressaient à des débutants, étudiants en Master FLE. Leur spécialité n’était pas l’étude de la langue japonaise et encore moins celle de la linguistique japonaise.
[7] Dans cet article, le titre de l’ouvrage de Tesnière, Éléments de syntaxe structurale (édition de 1988) est abrégé par ESS.
[8] Cela peut faire l’objet de discussions dont il ne sera pas question dans cet article. Le lecteur peut se reporter à l’ouvrage de Neveu et Roig (2022 : partie 3.1. Études sur le français).
[9] Tesnière, dans les ESS, évoque le « style télégraphique » utilisé pour les télégrammes et l’économie de mots outils faite par le rédacteur. Klingler (2022 : ch. 11) donne des exemples de productions orales de natifs francophones, faisant l’économie de mots outils en français du XXème et XXIème siècle.
[10] Tesnière condamne l’utilisation du terme « pronom personnel » auquel il reproche de regrouper sous la même dénomination « le substantif personnel » (comme moi, lui…) et « l’indice personnel » ou « mot subsidiaire » « adjuvant du verbe » (je, tu, il…) obligatoire en français sauf pour l’impératif.
[11] Pour un plus long développement intégrant des aspects énonciatifs et textuels, nous renvoyons le lecteur à Klingler, « Spécificité du dispositif créé par le marqueur wa en japonais : comparaison avec le français » in Travaux de Linguistique 47, 2003, p. 163-179.
[12] Dans les années 1983, les apprenants de japonais de l’INALCO, étaient invités à traduire (en première traduction) les X-wa par « en ce qui concerne X » pour montrer que c’était un thème, surtout lors d’un examen.
[13] Tesnière n’emploie pas le mot « thème », ne faisant pas référence à la structure informationnelle. Dans le cadre strictement syntaxique de la phrase il n’emploie pas non plus le mot « périphérie » (cf. Klingler, 2022).
[14] La barre transversale indique une pause à l’oral.
[15] Les étudiants de Lettres Modernes, engagés parallèlement dans le cursus de Master FLE de l’Université d’Avignon ont pour grammaire de « référence » La grammaire du français (Denis & Sancier-Château, 1997) ; elle a la forme d’un dictionnaire où les catégories grammaticales sont classées par ordre alphabétique. Ils sont réticents à l’utilisation d’une autre grammaire, n’étant pas engagés dans le CAPES de Lettres Modernes. Nous avons adopté une attitude pédagogique prudente dans ce cours et dans le cours de syntaxe, pour ne pas créer de problèmes dans le cours de grammaire que nous ne donnions pas.
[16] Cet aspect est discuté par Roig au chapitre 14 de L’œuvre de Lucien Tesnière, lectures contemporaines, F. Neveu et A. Roig (Eds), Peter Lang, 2022.
[17] On admettra que (8) et (9) pourraient exister dans des titres, ou des légendes de photos.
[18] Expression employée dans le cours par les étudiants.
[19] Ces questions sont soulevées par Delhay, Meyer et Pellat dans L’œuvre de Lucien Tesnière (2019 : Ch 24), et par Roig dans le même ouvrage (Ch. 14).
[20] L’objectif du cours de japonais, mais également de celui de syntaxe, est adapté au niveau des étudiants dont les connaissances et la pratique de l’analyse syntaxique sont insuffisants pour discuter ou remettre en question le modèle de Tesnière. Les apprenants connaissent les termes d’actant, de nœud verbal, de détachement, introduits dans les cours de syntaxe.
[21] Pour certains apprenants le français est une L2. Ils ont l’italien, l’espagnol, l’anglais, l’allemand, le chinois, le tchèque, le russe, comme L1.
[22] Le suffixe -ta est ajoutée à une base dite « base suspensive » permettant d’accueillir un suffixe (tsumeta-ku + -ta =tsumetak-a-tta).
[23] Cf. Klingler (2003 : Travaux de Linguistique 47, p. 163-179).
[24] Dans les énoncés, les formes polies sont privilégiées. Ainsi, desu est souvent enseigné avant da.
[25] La forme négative de desu (forme polie) / da (forme neutre) est de wa arimasen / de wa nai, contractée en djarimasen, djanai, à l’oral. Elle n’a pas fait l’objet du cours sur l’adjectif et a été introduite dans une leçon précédente.
[26] Dans les exemples (13), (14), (15), à la forme passée en -ta, da devient datta et desu devient deshita. La méthode utilisée dans le cours met les étudiants dans des situations d’interaction plus ou moins proche du réel. Un énoncé, en situation interlocutive, ne se termine pas toujours par da ou desu. Les locuteurs natifs utilisent abondamment des particules régulatrices, interlocutives (aizushi, あいずし), phatiques, en fin d’énoncés.
[27] Il s’agit de fiches (8,5cm x 2,3cm) reliées par un anneau, appelées aussi word cards. On y inscrit un mot sur une face et sa traduction au verso.
[28] Les formes négatives sont pour iru : inai (neutre, non poli), imasen (poli). Pour aru : nai (neutre, non poli), arimasen (poli).
[29] Tesnière ne traite pas les « compléments circonstanciels » comme des actants du verbe. Pour une discussion, nous renvoyons à l’ouvrage de Neveu et Roig (2022), notamment aux chapitre 14 (Roig) et au chapitre 23 (Piron).
[30] Il y a d’autres moyens de marquer le thème en français comme en ce qui concerne x, quant à x, mais le rétablissement anaphorique s’impose dans la structure (quant à x, il…). La mise en relation de l’unité anaphorique avec le thème est sémantique.
[31] Pour ce type d’analyse et de raisonnement, mettant en œuvre la visualisation par le biais du stemma, on peut consulter les travaux de Mazziotta (2022 : 45-65), postérieurs à l’expérience que nous avons menée.
[32] Cette pratique a été instaurée dans le cours de syntaxe que nous avons donné en 2013, cours consacré à la « syntaxe du français ».
[33] Le cours de grammaire du français était assuré par l’enseignant de latin mais nous avons eu accès aux résultats des tests.