N°83 / Didactique des langues, regard sur la grammaire et désir de langues chez Lucien Tesnière – enjeux épistémologiques en linguistique appliquée

VARIA Penser autrement l’enseignement des compétences linguistiques en FLE : articuler trois niveaux, langagier et linguistiques (dans une démarche expérimentale d’apprentissage)

Bruno Maurer

Résumé

Résumé

L’exposé de la conception et de l’animation d’un cours de langue présente l’étude systématique de différents points linguistiques en apparence sans relation mais en fait concourant tous à la réalisation d’une activité langagière, ici l’expression de la subjectivité : il ne s’agit pas de faire de la « grammaire pour la grammaire » mais de viser l’amélioration des compétences de communication en redonnant toute sa place au linguistique en permettant aux apprenants de construire le recul métalinguistique nécessaire pour « donner du sens » à leurs apprentissages.

Le mode d’enseignement proposé s’appuie sur des textes, mais sans que la grammaire ainsi ne soit mise au service des textes, de leur compréhension ou de leur production. Les points de grammaire (les outils linguistiques et leurs fonctionnements) abordés sont en fait les concrétisations d’une dimension de l’activité langagière, en l’occurrence la fonction expressive du langage . En arrière-plan, la langue est conçue comme un système à trois niveaux : des dimensions de l’activité langagière (ici, l’expression de la subjectivité) sont réalisées par des opérations linguistiques (ici modalisation, caractérisation et nomination), elles-mêmes opérées par le biais d’outils linguistiques (temps, modes, adverbes, adjectifs) avec des fonctionnements linguistiques (rôle des temps, des modes, des négations, des pronoms, etc.) propres à chaque opération linguistique.  Une voie possiblement nouvelle pour l’enseignement de « la grammaire ».

Mots-clés :

Grammaire, didactique de la grammaire, subjectivité.

 

Abstract:

The presentation of the design and running of a language course presents the systematic study of different linguistic points which may appear unrelated but in fact all contribute to the achievement of a language activity, in this case the expression of subjectivity: the aim is not to do "grammar for grammar's sake" but to aim at improving communication skills by giving back its full place to linguistics by enabling learners to construct the metalinguistic distance necessary to "make sense" of their learning.

The teaching method proposed is based on texts, but grammar is not used to support texts, their comprehension or their production. The grammar points (linguistic tools and how they work) covered are in fact the embodiment of one dimension of language activity, in this case the expressive function of language. In the background, language is conceived as a three-level system: dimensions of language activity (in this case, the expression of subjectivity) are realised by linguistic operations (in this case modalisation, characterisation and naming), which are themselves operated by means of linguistic tools (tenses, modes, adverbs, adjectives) with linguistic functions (role of tenses, modes, negations, pronouns, etc.) specific to each linguistic operation.  This could be a new way of teaching « grammar ».

Key words :

Grammar, didactics of grammar, subjectivity.

 

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

VARIA

Penser autrement l’enseignement des compétences linguistiques en FLE : articuler trois niveaux, langagier et linguistiques (dans une démarche expérimentale d’apprentissage)

 

Introduction

 

La fin de la méthodologie structuro-globale-audio-visuelle (SGAV) a sonné le glas de la linguistique appliquée et facilité l’autonomisation de la didactique des langues étrangères par rapport à ce qui était considéré comme la discipline de référence. Un autre tournant a été pris à cette occasion, celui de la minoration de la compétence linguistique, autrefois entrée structurante des progressions, au profit des compétences communicatives. Dès lors, la suspicion a été jetée sur un travail sur le code qui serait décontextualisé des situations de communication, une approche stigmatisée sous l’expression « faire de la grammaire pour la grammaire », avec des enseignements relativement déconnectés des usages et à forte composante métalinguistique ; le nouveau paradigme, dominant depuis le milieu des années 1980, envisage l’étude de la langue à travers des situations de production orale ou écrite pour lesquelles on doit disposer de moyens d’expression ou à travers l’étude de textes que les fonctionnements linguistiques permettent de mieux comprendre. Dans cette optique, qui est celle de l’approche communicative de l’enseignement de la langue, les apprenants sont exposés à des fonctionnements grammaticaux plus ou moins explicités, envisagés comme des outils et qui sont alors plus l’objet d’une acquisition par répétition de situations d’usage et par exposition à des formes (cf. la métaphore de la classe comme bain de langue) que d’un apprentissage structuré répondant à des logiques linguistiques et non subordonné à des besoins communicatifs (supposés).

L’exposé de la conception et de l’animation d’un cours de langue va nous permettre d’esquisser ce qui, selon nous, pourrait être une alternative, une troisième voie : il s’agit de proposer dans le cadre d’un cours l’étude systématique de différents points linguistiques en apparence sans relation mais en fait concourant tous à la réalisation d’une activité langagière, ici l’expression de la subjectivité : on voit en quoi la formulation de cet objectif pourrait faire hâtivement rapprocher cette méthodologie de l’option « grammaire pour la grammaire ». Mais en réalité, nous allons le montrer, c’est bien au profit de l’amélioration des compétences de communication que cet enseignement se donne, et cela se fait au travers de textes lus et produits, et même de textes « littéraires » : on retrouve là des caractéristiques du versant communicatif. Une manière de concilier les deux aspirations en une même approche ? C’est le pari que nous faisons.

Le cours que nous allons décrire à titre d’exemple s’adresse à trois publics différents, tous allophones et de niveau supposé B1 : des étudiants inscrits à l’École de français langue étrangère (EFLE) de l’Université de Lausanne et qui sont soit en Bachelor (équivalent d’une licence) pour découvrir la discipline FLE, soit en Diplôme première année pour améliorer leur niveau de français ; puis des étudiants inscrits dans d’autres sections de l’UNIL et qui viennent dans ces cours pour améliorer un peu leur français, sans forcément toujours rechercher de crédits (présence possible de masterants, de doctorants, en psychologie, HEC, etc.).

Enseigner le FLE à des publics de niveau B1, c’est accompagner des apprenants qui ont atteint un niveau d’autonomie sociolangagière assez important, ce qui se manifeste par une relative aisance dans une grande partie des situations sociales qui sont celles de leur quotidien, à l’université ou ailleurs. Pour autant, ces personnes ont encore une marge importante de progression dans leur compréhension et connaissance du système de la langue. Progresser aussi sur ce plan peut avoir une grande importance, que ce soit pour obtenir des niveaux de certification visés dans une stratégie personnelle ou pour se sentir dans une plus grande sécurité linguistique. Pour le dire autrement, les publics de ce type de cours de FLE, avancés, se débrouillent relativement bien en français mais doivent encore selon leurs propres termes « progresser en grammaire » et ils en font souvent la demande explicite, une demande à laquelle l’institution ne sait pas répondre. « Progresser en grammaire » oui, mais comment ? « On ne va quand même pas leur faire des cours de grammaire ! »

Tout dépend de ce que l’on entend à la fois par « grammaire » (l’objectif) et par « cours » (le mode d’animation, qui conditionne la nature et le processus d’apprentissage). Sur le premier point, nous reviendrons dans la première partie ; sur le second, nous pouvons déjà dire que le mode de construction des savoirs et des savoir-faire qui a été proposé aux différents publics réunis par ce cours relève d’une démarche de linguistique expérimentale[1], qui va être ici abondamment explicitée et illustrée. Objectif linguistique et langagier et mode d’animation du cours relèvent toutefois deux dimensions différentes, qui peuvent faire l’objet de déclinaisons différentes de celles que nous avons choisies.

Le parcours de lecture auquel nous invitons nos lecteurs et nos lectrices passe par un exposé du cadrage général du cours, suivi de celui des principaux concepts et fonctionnements linguistiques qui sont abordés, avant d’illustrer la démarche à l’aide de divers documents.

 

1. Le cadre général de la construction des savoirs métalinguistiques et des savoir-faire langagiers

 

Un des principaux défis du travail sur la langue consiste à faire construire chez les apprenants des compétences qui puissent faire système plutôt que des savoirs parcellaires, forcément toujours partiels. Un autre est de les doter des mécanismes d’analyse qui vont leur faire appréhender la langue autrement que comme un système de règles inexplicables par rapport auxquelles il n’y aurait d’autre solution qu’un apprentissage par cœur, « exceptions » comprises.

La voie empruntée dans cet enseignement consiste à leur faire découvrir tout un ensemble de fonctionnements linguistiques complexes regroupables autour de la notion d’expression de la subjectivité en français (ici langue étrangère), qui constitue un premier niveau, langagier, que nous appelons celui des dimensions de l’activité langagière. L’expression de la subjectivité est donc une dimension de l’activité langagière. Le choix par l’enseignant de cette entrée s’explique par les enjeux très forts, au plan de la vie quotidienne comme au plan de la socialisation académique, de la possibilité ou non de s’inscrire dans sa parole et dans ses écrits.

Produire des assertions est important, mais savoir exprimer de la manière la plus précise possible son propre rapport à son dire, ou au dire des autres, l’est encore plus : face à une idée que l’on présente, est-on en plein accord, en accord partiel, en désaccord ? Trouve-t-on cette idée bonne, mauvaise pour soi ? Quels jugements porte-t-on sur les réalités que l’on évoque, les personnes dont on parle et en quoi nous amènent-elles à parler en même temps de nous, de ce que nous sommes ? Pour des publics allophones, les enjeux sont importants.

Le support d’étude choisi pour cet enseignement est Le Schpountz de Marcel Pagnol, un « texte » choisi parce qu’il est à la fois un texte oral, celui de dialogues écrits pour le cinéma par un auteur connu pour ses pièces de théâtre (Topaze a été son premier grand succès en 1928, suivi de Marius en 1929 et de Fanny en 1931 – il faut attendre 1946 pour César, qui clôt la trilogie), un texte publié après la diffusion du film (en 1954 seulement, par son auteur). Ces « oraux » présentent l’avantage d’être à la fois très « écrits », avec des effets stylistiques analysables en termes littéraires (rythmes, ternaires, gradations, métaphores, anaphores) et extrêmement accessibles pour des apprenants car relevant d’une langue familière qui est celle des oraux du quotidien. Une sorte de support écrit « authentique » donc, si l’on veut reprendre avec toutes ses ambiguïtés cette revendication des approches communicatives. Pendant quelques semaines encore après le début du cours, la vidéo a été disponible sur Daily Motion pour écouter/voir la version originale (celle réalisé par M. Pagnol lui-même, avec Fernandel dans le rôle-titre). Cette version présente un avantage supplémentaire : celle d’offrir un bel exemple de variation régionale en français, avec un accent méridional spectacularisé par l’opposition Provence/Paris qui structure pour partie le film.

La démarche choisie pour l’enseignement relève d’une démarche expérimentale, au cours de laquelle les publics sont placés dans des situations de tâtonnement face à des corpus qui leur sont présentés ou qu’ils construisent eux-mêmes (extraits du Schpountz) pour découvrir à la fois des opérations linguistiques (notre deuxième niveau d’étude, après le premier niveau des dimensions de l’activité langagière) et des outils linguistiques (notre troisième niveau) avec leurs fonctionnements : ces découvertes s’opèrent au travers d’observations guidées, d’interrogations, de production d’hypothèses, de manipulations, de vérifications, pour aboutir à la construction progressive de règles de fonctionnement assez complexes. Nous illustrerons ici abondamment cette démarche[2].

Enfin, le mode de construction des savoir et des savoir-faire fait également appel à une démarche comparative avec d’autres langues du répertoire des apprenant.es, qui s’appuient dans leurs analyses linguistiques sur le « déjà-là » ou le « déjà-construit » (Maurer et Puren, 2019), à savoir le capital linguistique et éventuellement métalinguistique constitué en L1, L2, L3 au moment de l’apprentissage du français. Il est pris en compte à l’aide de questions réflexives posées par l’enseignant et apparaît dans les échanges horizontaux et verticaux qui s’ensuivent.

Pour conclure cette présentation, dans la mesure où cet enseignement relève d’un cours de linguistique expérimentale, il revêt clairement une dimension disciplinaire visant à permettre aux publics de continuer à construire une attitude et des savoirs métalinguistiques ; mais il s’agit également et pleinement d’un « cours de langue » dont une partie des objectifs vise à permettre aux étudiants d’accroitre leurs ressources linguistiques et communicatives.

 

2. Objectifs langagiers et objectifs linguistiques de l’enseignement

 

L’expression de la subjectivité[3] est pour nous une dimension de l’activité langagière[4] qui se réalise en français à travers trois opérations linguistiques complémentaires différentes, qui ne sont certes pas réunies dans tous les énoncés mais qui offrent une palette de ressources pour la communication, ces opérations étant repérables par l’usage d’outils et de fonctionnements linguistiques.

Les trois opérations dont traite le cours sont la modalisation, la caractérisation et la nomination.

Pour aborder la première opération, la modalisation, le cours a mobilisé pendant l’apprentissage, au moment opportun, les concepts de modus et dictum (C. Bally, Linguistique générale et linguistique française, 1932 puis 1944), permettant de distinguer entre énoncés modalisés et non modalisés ; il a aussi convoqué les concepts d’idée regardante/idée regardée (G. Guillaume, Temps et verbe, 1929).

Pour la caractérisation, le cours a fait appel à la Grammaire systématique de la langue française de C. Baylon et P. Fabre (1973).

Enfin, en ce qui concerne la nomination, la théorie de référence sous-jacente, qui n’a toutefois pas été explicitée pendant les enseignements, était la linguistique praxématique et particulièrement les travaux du sémanticien et analyste de discours Paul Siblot (1995, 2009).

Autour de ces trois opérations que la section suivante définira, en même temps qu’il sera rendu compte de leur construction par les étudiants, et qui montrera en quoi la compréhension de leur rôle a un pouvoir heuristique pour l’apprentissage du français, c’est en réalité à toute une série de fonctionnements linguistiques qu’il est possible de s’intéresser, sous l’angle de leur contribution à l’expression de la subjectivité. Les voici, dans l’ordre de découverte progressive d’un cours de treize semaines :

- la subordination complétive ;

- les verbes de modalisation ;

- les auxiliaires modaux ;

- le subjonctif en proposition complétive ;

- l’indicatif en proposition complétive ;

- la construction infinitive ;

- la négation ;

- les adverbes et les adverbes modalisateurs ;

- les différents types d’adjectifs qualificatifs ;

- l’anaphore nominale ;

- la métaphore et autres figures de nomination ;

- la phrase exclamative.

La simple lecture de cette liste nous semble démontrer la fécondité d’une démarche qui va traiter d’outils linguistiques dont les fonctionnements sont d’ordinaire abordés de manière séparée, cloisonnée, dans des cours qui sont absolument sans rapport. La réponse des approches communicatives en langues étrangères (ainsi que des pratiques didactiques en français L1, de même nature), a été de décloisonner, pour reprendre un des termes proposés en réaction à la conception dite de la « grammaire pour la grammaire » (Daunay[5], 2005), en allant des textes, des discours ou des actes de parole vers les outils linguistiques nécessaires à leur production/compréhension. Or dans le cas que nous présentons, le décloisonnement est d’une autre nature : il s’opère en saisissant la manière dont différents outils concourent diversement à réaliser une opération, elle-même au service d’une dimension de l’activité langagière.

 

3. Défense et illustration de la démarche linguistique expérimentale

 

La démarche andragogique adoptée relève d’une forme de linguistique expérimentale (Gillioz et Zufferey, 2020) qui propose aux apprenants à la fois de découvrir des fonctionnements complexes, d’acquérir un métalangage réellement en situation, c’est-à-dire qui va leur permettre de nommer des réalités dont ils sont en train d’analyser les composantes, et de s’approprier de nouveaux moyens d’expression.

Si on devait faire un parallèle avec des modèles pédagogiques, et en sciences, il faudrait aller chercher du côté des ateliers dits « la main à la pâte », suscités par le physicien Georges Charpak à partir de 1995. Il s’agit d’une linguistique dans laquelle ce ne sont pas les chercheurs qui font des « expériences » pour vérifier des hypothèses de recherche et faire avancer les connaissances, mais d’une démarche linguistique que sont amenés à adopter des apprenants allophones pour découvrir par eux-mêmes des fonctionnements déjà décrits par des chercheurs.

Présenter un cas réel va permettre d’illustrer la manière dont, dans ce cadre, avancent les apprentissages.

 

3.1. Apprentissage de la modalisation : énoncés modalisés

 

Les extraits ci-dessous représentent un résumé des échanges de la toute première séance du cours, afin d’approcher l’opération de modalisation et les outils que sont énoncé modalisé vs non modalisé.

 

 

Le point de départ est une phrase tirée du Schpountz. Elle se divise en deux parties, idée regardante (« c’est vrai que ») et idée regardée (« vous êtes idiot »). Le questionnement de l’enseignant accompagne, guide la démarche de découverte progressive.

Le tableau doit se lire par la colonne verte du milieu, qui pose les questions successives, qui met les étudiants en situation de faire des hypothèses. Les réponses figurent en jaune (le jaune matérialise la dimension métalinguistique de l’activité apprenante), les encadrés verts à gauche reprennent les étayages de l’enseignant qui lui permettent de valider en partie les réponses, tout en poursuivant le questionnaire vers la dimension recherchée. Le fait qu’elle arrive à la fin atteste que la notion est à construire. A droite en bleu, sont indiquées les activités intermédiaires, avec des phrases que produit le public : des activités de production (dimension cours de langue), parfois écrites dans un document collaboratif (Framapad) projeté, parfois orales, qui servent de support à la poursuite des analyses et à la confirmation des hypothèses.

Au terme de la séance, qui dure 1h30, les étudiants ont construit la notion d’énoncé modalisé vs non modalisé (« vous êtes idiot »). L’enseignant fournit simplement le métalangage et dit de quel univers théorique il vient.

 

3.1.1. Type de modalisation et choix du mode dans les propositions subordonnées

 

Dans l’étape suivante de construction des savoirs de cette démarche expérimentale, l’enseignant poursuit l’objectif que les publics puissent utiliser de manière raisonnée les modes subjonctif et indicatif dans les propositions subordonnées des énoncés modalisés. Pour ce faire, les étudiants doivent construire le fait qu’il existe deux axes de modalisation (d’existence : faux vs vrai ; d’opportunité : mal vs  bien, mauvais vs  bon) et que c’est de cela que dépend le choix du mode du verbe.

Comme pour la première étape, le point de départ est la constitution par les étudiant.e.s d’un corpus d’énoncés modalisés relevé dans le texte d’étude et la production d’hypothèses sur les raisons du choix du mode. Ces hypothèses sont faites par comparaison des énoncés, transformations, remplacements de verbes modalisateurs en jouant avec l’axe paradigmatique. Au terme de deux séances supplémentaires, à partir des corpus rassemblés et produits (en bleu sur le schéma suivant), en développant une réflexion métalinguistique (cadres qui vont de bleu à jaune), les publics ont pu construire les règles de fonctionnement illustrées dans les deux cercles jaunes.

 

 

3.1.2. Influence d’autres fonctionnements linguistiques sur le choix du mode

 

 

L’application de la même démarche (constitution de corpus, manipulation, hypothèses) a permis, dans les cinq cours suivants du semestre, de travailler les trois outils suivants dont les fonctionnements linguistiques ont un impact sur le choix du mode :

- Verbes auxiliaires dits « modaux » : ils ont été distingués des auxiliaires de temps, et classés sur les deux axes de modalisation (falloir, vouloir, devoir : opportunité ; une partie des emplois de savoir et de pouvoir : existence) ;

- Construction infinitive : en lien avec les auxiliaires modaux, les étudiants ont pu observer, manipuler, comprendre les cas d’emploi de l’infinitif (co-référence avec le sujet du semi- auxiliaire : Je veux que tu viennes vs je veux venir (= *je veux que je vienne) ;

- Influence de la négation sur le choix du mode : je crois que +indicatif / je ne crois pas que + subjonctif.

Ils ont ensuite été amenés à voir le rôle que joue dans la distance qu’un énonciateur met par rapport à son dire trois autres outils linguistiques :

- Le mode conditionnel appliqué au verbe de l’idée regardante : Il semble que / il semblerait que (axe existence) ; il faut que / il faudrait que (axe opportunité) ;

- Le rôle du pronom personnel sujet du verbe de l’idée regardante dans l’expression de la subjectivité, en comparant des énoncés construits avec le même verbe : je pense que … (adhésion au propos) ; il/elle pense que… (possible distance au propos) ;

- Rôle des adverbes modalisateurs : peut-être, sans doute (axe de l’existence), heureusement, hélas (axe de l’opportunité).

 

3.2. Apprentissages autour de la caractérisation

 

Si la modalisation permet de comprendre une grande partie des fonctionnements linguistiques liés à l’expression de la subjectivité, elle n’est pas la seule opération linguistique en jeu. La caractérisation, entendue comme utilisation de l’adjectif qualificatif associé au substantif pour former une nouvelle unité sémantique telle que le contenu sémantique du substantif (terme caractérisé) est modifié par celui de l’adjectif (terme caractérisant), prend également une part importante.

Le point de départ de cette réflexion a été fourni par l’énoncé « il est un peu bourgeois évidemment, mais il est brave », dans lequel deux mots en position attributive s’opposent visiblement de manière axiologique. Les étudiant.es ont pu déduire de l’opposition avec « mais » la valeur sémantique négative du premier terme (bourgeois) par rapport au second, visiblement positif (brave). Il n’était pas besoin de définir plus le sens de « bourgeois », le fait qu’il soit un adjectif de jugement suffisait ici ; il a permis en première intention de montrer l’aptitude de l’adjectif à exprimer le point de vue du sujet.

 

Après cette entrée en matière, qui a duré environ trente minutes, il s’est agi de faire relever dans le corpus d’étude d’autres adjectifs et de répondre à la question matérialisée dans l’encadré vert ci-dessus : « Tous les adjectifs expriment-ils la subjectivité ? »

Le tableau montre comment, à travers l’étude du corpus, les étudiants ont distingué trois catégories différentes d’adjectifs porteurs, en allant de la gauche vers la droite, d’une part de subjectivité croissante. Ils découvraient là des distinctions nouvelles pour eux, en même temps que des fonctionnements différents (les adjectifs de relation ne prennent pas les marques du degré, contrairement aux autres : une cage thoracique, *une cage très thoracique, ou alors dans certains contextes et emplois : « une énergie très électrique » n’est compréhensible que si l’on pense à la part de l’électrique dans un ensemble de sources d’énergie, mais ce n’est pas l’intensité de l’électricité qui est alors exprimée). En découvrant le rôle de l’adjectif qualificatif, outil linguistique au service de l’opération de caractérisation, une des composantes de la dimension de l’activité langagière « expression de la subjectivité », celui-ci cessait d’être une catégorie dont tous les exemplaires avaient le même comportement et la même valeur dans la communication.

 

3.3. Apprentissages autour de la nomination

 

La dernière opération étudiée dans cet enseignement, par laquelle le sujet inscrit sa subjectivité dans sa parole, est le processus de nomination, abondamment étudié par la linguistique praxématique (R. Lafont, Le Travail et la Langue (1978), Concepts de la praxématique (1989), Le Dire et le Faire (1990), Il y a quelqu’un : la Parole et le Corps (1994)) comme un processus matériel à travers lequel ce ne sont pas tant les qualités intrinsèques de la réalité objet de discours qui sont nommées que les rapports de praxis que le sujet entretient avec cette réalité et qui se matérialisent dans le choix d’un signe linguistique, le praxème. Là où la linguistique saussurienne pose un signe indépendamment du sujet qui produit le discours, la praxématique réintroduit le sujet dans son rapport de praxis à l’objet (de discours), ce qui permet au linguiste de considérer l’opération de nomination comme expression de la subjectivité. P. Siblot a exploré cette dimension dans Comme son nom l’indique (1995), et on peut en lire l’essentiel dans un article (Siblot, 2009) : la dénomination est l’effet d’une dialectique du langage et du réel » (Lafont, 1978) qui n’est pas de l’ordre d’une relation abstraite mais des rapports praxiques du sujet parlant avec son environnement. En témoigne l’acte de nomination. À défaut de pouvoir nommer l’objet « en lui-même et pour lui-même », je le nomme tel qu’il m’apparaît et me concerne, tel que je le perçois, que je l’utilise et qu’à partir de là je peux le concevoir. Aussi quand je crois nommer l’objet lui-même, c’est mon rapport à lui qu’en réalité je nomme. Et comment ferais-je autrement, sauf à prétendre à la transcendance ? Cette dialectique du locuteur au réel qu’il nomme, faite d’une multitude d’interactions, à travers lesquelles catégorisation, représentation et sens sont sans cesse réajustés, confère une relativité foncière au « lien désignationnel » à travers lequel la relation du langage au réel est rejouée en chaque actualisation discursive. Toute nomination exprime une vision de la chose nommée, vue « sous un certain angle », à partir du « point de vue » auquel se place le locuteur. Elle est par là une prise de position à l’égard de la chose nommée qui désigne, en même temps que l’objet nommé, la position prise pour le nommer. Aussi un locuteur ne peut-il désigner sans se désigner lui-même : « Dis-moi comment tu nommes, je te dirai qui tu es ».

Pour cette étape, la démarche expérimentale prend cette fois pour point de départ un nouvel énoncé, celui de l’oncle d’Irénée, qui répond dialogiquement à une appréciation de ce dernier, relative à l’épicerie familiale :

« Ce n’est pas une boutique, c’est un magasin ! »

Les étudiants commentent ce qui est en jeu en termes de représentations respectives d’Irénée et de son oncle, dont les points de vue sont opposés, puis l’enseignant fournit en conclusion la fin de l’extrait de P. Siblot cité ci-dessus : « Dis-moi comment tu nommes, je te dirai qui tu es ».

Les étudiants sont ensuite invités en groupes à produire des groupes nominaux autour d’un personnage, d’un lieu de leur choix. On voit dans le cercle à droite du schéma ci-dessous les propositions autour d’un célèbre joueur de tennis suisse, chaque dénomination résultant d’un acte de nomination qui traduit un point de vue de l’énonciateur.

 

 

Le fait que la nomination soit la concrétisation d’un point de vue parfois[6] subjectif est, au fond, ce qui rend possible, en sciences du langage, l’analyse de discours et, en littérature, une partie des commentaires de texte.

 

4. Journaux et traces d’expériences

 

Les travaux des étudiants sont consignés dans un document collaboratif projeté sur le mur de la classe, Framapad, qui constitue une trace du travail collectif et dans lequel l’enseignant verse, quand la réflexion collective est arrivée à des conclusions métalinguistiques, des éléments « théoriques » de type étiquette métalinguistique (« modalisation », « auxiliaire modal », etc.), des extraits d’articles ou des références bibliographiques.

 

On voit ici un exercice collectif de classement sémantique des verbes modalisateurs sur l’axe de l’existence.

Le tableau est également un outil de travail collectif qui sert d’espace commun de conceptualisation ainsi que de récapitulation des points établis. Ci-dessous une photo de tableau à l’issue d’une séance sur les auxiliaires modaux.

 

La capture suivante est celle d’un des derniers cours, avec le rappel des trois opérations de la subjectivité dans le discours, une au niveau de la phrase entière (modalisation), les deux autres dans un groupe nominal (nomination, caractérisation).

 

 

Conclusion

 

Nous avons pu au cours de cet article parler de « linguistique expérimentale ». Il ne s’agit pourtant ici ni de déployer une instrumentation technique pour traiter d’un corpus, ni de soumettre des témoins à des inputs et de vérifier leur comportement. Il s’agit de placer des apprenants de français langue étrangère dans la posture d’un linguiste et, à sa manière, de leur faire produire des hypothèses de fonctionnement sur des opérations relativement complexes, de s’apprendre la langue française en construisant ses connaissances par des procédés d’hypothèses - vérification d’hypothèses - conclusions. La classe de langue étrangère reproduit ainsi pour l’apprentissage les conditions de travail d’un linguiste. C’est un mode d’enseignement qui rompt avec les pratiques habituelles d’enseignement des langues, celles qui tendent à se rapprocher de l’agir social visé et pour lesquelles Puren parle d’« homologie fonctionnelle » entre les situations proposées pour apprendre les langues et celles que l’on devra ensuite vivre dans la langue étrangère.

Il n’est pas question ici de dire que ce type d’enseignement est une alternative aux méthodologies d’enseignement-apprentissage actuellement dominantes, approche communicative ou perspective actionnelle : il ne poursuit pas les mêmes objectifs en termes de communication sociale, étant plus centré sur les savoirs et les savoir-faire linguistiques que sur les compétences langagières ou communicatives. Mais il peut représenter, dans un apprentissage de langue étrangère « complet » - entendre par là qui développe des compétences orales et écrites de communication, un mode original d’approche de la composante linguistique, souvent traitée de manière ancillaire par rapport aux savoir-faire communicatifs. Cette composante linguistique est trop peu souvent l’objet d’une attention systémique, comme si les faits linguistiques étaient soit de peu d’importance, soit trop morcelés, trop indépendants pour être l’objet d’un regard spécifique ; comme s’ils ne répondaient pas à des logiques internes, descriptibles et intelligibles, et n’étaient que des séries de faits ponctuels, simplement destinés à être étudiés comme des outils ponctuels « au service de » projets communicatifs ou actionnels.

Redonner ainsi une place au plan linguistique, ce n’est pas faire de la linguistique appliquée, avec l’idée sous-jacente que la didactique des langues serait dépendante des descriptions linguistiques, c’est donner aux apprenant.e.s de langue la possibilité de développer, complémentairement aux quatre grandes compétences communicatives, une réelle compétence linguistique avec le recul métalinguistique nécessaire pour « donner du sens » aux apprentissages linguistiques.

Le mode d’enseignement proposé s’appuie certes sur des textes, mais la grammaire ainsi analysée n’est pas mise au service des textes, de leur compréhension ou de leur production. Les points de grammaire (les outils linguistiques et leurs fonctionnements) abordés ne sont pas non plus étudiés pour eux-mêmes (« la grammaire, pour la grammaire », conception que l’on oppose souvent à la précédente), mais en tant qu’ils sont les concrétisations d’une dimension de l’activité langagière.

À des fins didactiques, nous concevons donc la langue comme étudiable dans un système à trois niveaux : d’abord le plus général est celui que nous avons appelé ici dimension de l’activité langagière (ici, l’expression de la subjectivité) ; puis viennent ce que nous nommons opérations linguistiques, qui sont celles par lesquelles se réalise cette dimension (ici, modalisation, caractérisation et nomination) ; enfin, viennent les outils linguistiques (temps, modes, adverbes, adjectifs) avec des fonctionnements linguistiques (rôle des temps, des modes, des négations, des pronoms, etc.) propres à chaque opération linguistique.  

Il nous semble que poser ainsi les faits grammaticaux pourrait être d’un grand intérêt pour penser autrement la didactique des langues à l’avenir, en prenant en compte de nouvelles dimensions de l’activité langagière et en réfléchissant à la possibilité d’une place croissante des apprentissages métalinguistiques en fonction du niveau des apprenants, en vue de leur donner une plus grande autonomie et un sentiment plus grand de « sécurité linguistique ». À suivre !

 

Bibliographie

 

BALLY, Charles, Linguistique générale et linguistique française, Paris, Francke Berne, 1932.

BAYLON, Christian, FABRE, Paul, Grammaire systématique de la langue française, Paris, Nathan, 1973.

BENVENISTE, Émile, Problèmes de linguistique générale, t. 1. Paris, Gallimard, 1966.

DAUNAY, Bertrand, « Le décloisonnement, un enjeu de la discipline » ? in Recherches n° 43, Enjeux de l’enseignement du français, 2005.

GILLIOZ, C., ZUFFEREY, S. (2020), Introduction à la linguistique expérimentale, Londres, Iste Group.

GUILLAUME, Gustave, Temps et verbe, Paris, Champion, 1929.

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L’énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1980.

LAFONT, Robert, Le travail et la langue, Paris, Flammarion, 1978.

LAFONT, Robert, Le dire et le faire. Montpellier, Praxiling, Université Paul Valéry, 1990.

LAFONT, Robert, Il y a quelqu’un. La parole et le corps. Montpellier, Praxiling, Université Paul Valéry, 1994. Réédition Lambert-Lucas (2008).

MAURER, Bruno, PUREN, Christian, CECR : par ici la sortie, Paris, Édition des archives contemporaines, 2019.

POTTIER, Bernard, Représentations mentales et catégorisations linguistiques. Louvain-Paris, Éditions Peeters, 2001.

SIBLOT, Paul, Comme son nom l’indique, Nomination et production de sens, Thèse de doctorat, Montpellier 3, 1995.

SIBLOT, Paul, « De la dénomination à la nomination », Cahiers de praxématique [En ligne], 36 | 2001, document 8, mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté le 29 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/praxematique/368.

DOI : https://doi.org/10.4000/praxematique.368.

 

[1] Le présent texte reprend sous un angle plus didactologique une conférence donnée dans le cadre d’une Journée d’étude organisée le 31 mars 2023 à l’EFLE sur le thème « Expériences en FLE » et qui était plus centrée sur la démarche du cours (expérimentale) que sur ses objectifs. Nous renversons dans cette publication l’ordre des priorités de la communication orale, en mettant au premier plan les conceptions langagières et linguistiques sous-jacentes à cet enseignement.

[2] Bernard Combettes avait proposé en 1978 un manuel de grammaire (pour le français langue première) utilisant ce type d’approche (B. Combettes et R. Tomassone-Fresson, Bâtir une grammaire, classe de 5ème, Delagrave, 1978), par observations successives et production d’énoncés.

[3] Pour cet article, nous utilisons C. Bally dont les travaux remontent à la première moitié du vingtième siècle, sans mobiliser explicitement les auteurs qui ont théorisé l’énonciation (Benveniste, 1966 ; Kerbrat-Orecchioni, 1980, pour ne citer que ces deux auteurs), mais ils constituent l’arrière-plan de notre réflexion, avec B. Pottier, A. Culioli.

[4] Nous ne proposons pas ici de référence théorique dans la mesure où cet article est la première publication à propos d’une théorie en construction, articulant trois niveaux autour d’une conception anthropologique du langage. L’ouvrage futur, à paraître, servira de référence théorique pour les termes que nous utilisons ici en italiques et qui vont constituer des éléments-clés de notre métalangage en cours d’élaboration.

[5] Daunay fait remarquer que le décloisonnement est en fait un topos des instructions officielles de l’enseignement du français L1. Il trouve dans les IO de 1938, déjà, l’idée que les différents enseignements du français ne doivent pas être séparés. Il trouve le mot « enseignement décloisonné » dans les programmes de 1977, ainsi que dans ceux de 1987 et a beau jeu de se demander contre quel discours didactique iraient les IO de 1997 quand elles prétendent faire passer « d’un enseignement cloisonné à un enseignement décloisonné ».

[6] Je me réfère, pour l’emploi de ce « parfois », au concept d’orthonymie proposé par Pottier (2001), pour lequel il existe une dénomination « habituelle », l’orthonyme, attendue pour désigner un référent. Quand une autre lui est préférée, on parlera de processus subjectif de dénomination.

Du même auteur

Tous les articles
N°84 / 2024

Analyse d’un manuel d’alphabétisation au Maroc : quels principes ? Quelles pratiques ?

Lire la suite
N°84 / 2024

Quelle(s) alphabétisation(s) pour l’Afrique ?

Lire la suite
N°84 / 2024

L'alpha dans tous ses états

Lire la suite