N°83 / Didactique des langues, regard sur la grammaire et désir de langues chez Lucien Tesnière – enjeux épistémologiques en linguistique appliquée

Petite grammaire russe de Lucien Tesnière. Au carrefour de la linguistique et de la didactique

Daria Zalesskaya

Résumé

Résumé

Le nom de Lucien Tesnière est largement connu non seulement dans le milieu de la linguistique mais aussi dans le milieu des slavistes. Dans son manuel Petite grammaire russe, ses thèses linguistiques s’actualisent en didactique des langues.

L’objectif de cet article est de montrer comment l’air du temps, l’air du lieu (Sériot, 1999) et les idées théoriques de Tesnière ont influencé son manuel en langue russe.

Mots-clés : Tesnière, russe, didactique, grammaire, syntaxe, syntaxe dynamique.

Abstract

Lucien Tesnière's name is widely known not only in linguistics circles but also among Slavists. In his textbook Petite grammaire russe, his linguistic theses are brought up to date in language didactics.

The aim of this article is to show how the spirit of the times, the spirit of the place (Sériot, 1999) and Tesnière's theoretical ideas have influenced his Russian-language textbook.

Keywords : Tesniere, Russian, didactics, grammar, syntax, dynamic syntax.

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Petite grammaire russe de Lucien Tesnière. Au carrefour de la linguistique et de la didactique

 

Introduction

 

Le nom de Lucien Tesnière (1893-1954) est largement connu non seulement dans le milieu des slavistes, mais aussi des spécialistes de la linguistique générale. Ses travaux portent sur la langue et la littérature russes, la langue slovène, la slavistique en général, les langues romanes et germaniques. Il a également effectué des recherches en dialectologie et en syntaxe générale (Vaillant 1955 : 339-340).

Fils de notaire, Tesnière commença sa carrière par des études de droit, mais il s’inscrivit ensuite à la Sorbonne, où il étudia l’allemand, les études germaniques et la linguistique. Mobilisé en 1914, il passa l’année 1918 dans un camp de prisonniers de guerre avec des soldats russes et s’intéressa aux langues slaves. En 1919, il devint l’élève de Paul Boyer (1864-1949) à l’École des langues orientales (ibid.). Il a également reçu l’enseignement d’un autre linguiste et, entre autres, slaviste célèbre de l’époque, Antoine Meillet (1866-1936) (ibid.) et a fondé, avec P. Boyer et André Mazon (1881-1967), la Revue des études slaves, une revue scientifique qui poursuit son existence aujourd’hui[1] .

Éléments de syntaxe structurale (Tesnière, 1959) est un ouvrage fondateur du modèle de la grammaire de dépendance[2] . Il convient de noter que le manuel dont nous allons parler, la Petite grammaire russe, publié pour la première fois en 1934, contient déjà ses principales idées concernant la syntaxe structurelle ainsi que l’application pratique de ses théories.

Je me propose d’examiner le manuel de russe de Tesnière (la Petite grammaire russe, 1934) à travers le prisme de plusieurs dimensions : l’air du temps et l’air du lieu (Sériot, 1999) et de retracer le lien entre ses idées théoriques et leur application pratique en didactique. L’analyse consiste à placer la Petite grammaire russe dans le contexte historique de l’époque, à examiner l’environnement scientifique de Tesnière, à effectuer l’analyse comparative et à tirer les liens entre les travaux de Tesnière, sa biographie et les idées principales de l’époque dans le domaine de la linguistique et de la didactique de la langue russe.

Dans cet article, je m’appuie sur le principe de neutralité épistémologique formulé par S. Auroux (1989). Le principe qu’il a formulé est que toute idée linguistique doit être examinée avec la même attention, qu’elle soit considérée comme dépassée et/ou réfutée ou vice versa, car un chercheur travaillant sur l’histoire des idées linguistiques doit considérer ces idées linguistiques à travers le prisme du contexte historique de l’époque :

La neutralité épistémologique [...] découle immédiatement : il n’est pas dans le rôle [du linguiste] de dire si ceci est science, plutôt que cela, même s’il doit nous arriver de soutenir que ceci ou cela s’est conçu comme science, pour telle ou telle raison, selon tel ou tel critère. Autrement dit, science peut être un mot normatif de notre langage objet, dans notre métalangage il ne sera qu’un mot descriptif. Cette attitude n’implique évidemment pas la neutralité véridictionnelle, sur laquelle nous reviendrons pour modérer notre historicisme. Que tout savoir soit un produit historique, signifie qu’il résulte à chaque moment de l’interaction des traditions et de l’environnement. Il n’y a aucune raison pour que les savoirs des sociétés différemment situées dans l’espace-temps soient organisés de la même manière, qu’il s’agisse des mêmes phénomènes ou des mêmes traits des mêmes phénomènes, d’autres que des langues différentes, insérées dans les pratiques sociales différentes, ne sont pas tout à fait les mêmes phénomènes. C’est la reconnaissance de ce fait qui constitue notre position résolument historiciste, en même temps qu’elle fournit l’intérêt heuristique de tout travail historique. (Auroux 1989 : 16).

Il s’agit du fait que même si telle ou telle tendance est considérée aujourd’hui comme fausse et non valable, un chercheur dans le domaine des idées linguistiques doit l’étudier sans en tenir compte. Il ne faut pas abandonner ou refuser d’étudier tel ou tel sujet, telle ou telle idée parce que maintenant ils sont considérés comme faux et dépassés. Chaque idée mérite son examen.

Ce principe est le principe de base du présent article et permet de considérer les hypothèses que je formule à la lumière du contexte historique, social et culturel de l’époque étudiée (les années trente) sans tenir compte du fait que plusieurs idées utilisées à l’époque dans le domaine de la slavistique en France en général et dans l’enseignement du russe en particulier sont actuellement considérées comme fausses et dépassées. C’est pourquoi, dans le but d’analyser la représentation de la langue russe dans la Petite grammaire russe, il me semble nécessaire de situer celle-ci dans le temps et dans l’espace, d’où l’utilisation des notions d’air du temps et d’air du lieu proposées par P. Sériot (1999).

J’examinerai donc les idées et les notions sur la Russie et la langue russe qui prévalaient dans les milieux universitaires français dans la première moitié du XXe siècle. L’objectif étant de montrer les liens et l’influence de l’air du temps et de l’air du lieu, et comment les idées linguistiques de Tesnière servent à des fins didactiques, je divise l’article en deux parties : la première est consacrée à la représentation de la langue, de la culture et du peuple russe en France dans la première moitié du XXe siècle ; la deuxième a pour objectif la comparaison entre la Petite grammaire russe et les Éléments de syntaxe structurale. Dans la première partie j'analiserai comment le russe, le peuple russe et sa culture étaient vus en France. Cela me paraît très important, car dans la Petite grammaire russe existent, à mon avis, de nombreux vestiges de l’influence de cette représentation de la langue. Ensuite j'analyserai la Petite grammaire russe sous le prisme de cette influence des idées linguistiques et didactiques de l’époque. La deuxième partie a pour but l’analyse comparative entre la Petite grammaire russe et les Éléments de syntaxe structurale afin de retracer la pensée linguistique de Tesnière et son application dans le domaine de la didactique des langues étrangères.

La Petite grammaire russe contient, d’une part, une application pratique des idées théoriques de Tesnière et, d’autre part, des corrélations évidentes avec les représentations et tendances stéréotypées concernant la langue russe de cette époque. Examinons d’abord l’idée que l’on se fait de la langue, de la culture et du peuple russe à l’époque en France, dans les années 1930.

 

1. Représentation de la langue russe, de la culture russe et du peuple russe en France dans la première moitié du XXe siècle

 

Pour de nombreux linguistes slaves francophones, le russe semblait archaïque, plus proche dans sa structure du latin, du grec ancien et des langues germaniques anciennes que des langues modernes d’Europe occidentale (comme le français, l’anglais, l’espagnol, etc.) (Pascal 1948 a : 2 ; Legras 1922 [1934 : 195-196] ; Brocher, Rémézov 1929 : 48 ; Boyer, Spéransky 1905 [1967 : i].

Les langues slaves sont par certains côtés très archaïques. Ce ne sont pas seulement le français ou l’italien, mais aussi le latin, ni même l’albanais ou l’anglais, mais aussi le vieux germanique. Elles ont conservé beaucoup de la complexité de l’Indo-européen. Ainsi le russe a une morphologie très riche. Il a trois genres : un neutre, en plus du masculin et du féminin. Il a une flexion, qui comporte six cas. Pour les substantifs, il présente quatre types de déclinaison. Les adjectifs et pronoms ont une déclinaison à eux, et de plus il existe une forme spéciale pour les adjectifs servant d’attribut. (Pascal, 1948 a : 2).

C’est ainsi que le slaviste et historien Pierre Pascal (1890-1983) commence son manuel. Les arguments en faveur de l’archaïsme sont la complexité des langues slaves en général et du russe en particulier (ibid.), la présence de la déclinaison (Boyer, Spéransky 1905 [1967 : i], Legras 1922 [1934 : 195-196]), les particularités de la syntaxe (ibid.) et la présence du genre neutre (Pascal 1948b : 7). Voici quelques exemples. P. Boyer attire l’attention des étudiants sur le caractère archaïque de la langue russe en parlant de la déclinaison et en comparant le russe à des langues anciennes :

L’étude du russe offre au débutant des difficultés qui, à bien des égards, peuvent se comparer à celles qui rendent malaisé l’abord des langues anciennes : les flexions nominales et pronominales aussi nombreuses que délicates, un système verbal d’une rare souplesse, une syntaxe simple en ses principes, mais très différente pourtant de l’état syntaxique des langues modernes de l’Europe occidentale, une liberté de construction qui forme un frappant contraste avec la rigidité des cadres de la phrase française, anglaise ou allemande, un vocabulaire d’une richesse incomparable. (Boyer, Spéransky 1905 [1967 : i ).

Il établit une distinction entre le russe et les langues modernes d’Europe occidentale, tandis que Pascal attire l’attention sur la présence du genre neutre, qui est absent dans les langues plus modernes, comme le français :

Puis la langue se complique. Les notions abstraites se multiplient, le genre grammatical devient une catégorie abstraite et ne répond plus nécessairement au genre naturel.

Mais les caractéristiques morphologiques de chaque genre subsistent, d’où (comme en latin et en grec) :

- une déclinaison masculine,

- une déclinaison féminine,

- une déclinaison neutre.

Les langues plus modernes ont subi d’autres modifications profondes. En français moderne, plus de neutre ; le genre grammatical n’est plus marqué que par l’article ou l’adjectif [...].

Le russe est beaucoup plus conservateur. Le genre est marqué par des terminaisons propres, constituant des caractéristiques morphologiques. Le neutre subsiste. (Pascal 1948 b : 7).

Ce concept se reflétait également dans le processus didactique du russe de l’époque : il était enseigné selon la méthode grammaire et traduction, les textes de la littérature classique (œuvres de Pouchkine, Tolstoï, Tchekhov, Dostoïevski, etc.) constituant la matière principale (Zalesskaya 2022). Souvent, l’objectif même de l’apprentissage n’était pas la maîtrise de la langue parlée, mais le développement de la capacité à lire les grands classiques de la terre russe (Boyer, Spéransky 1905 [1967 : xiv]). La langue est perçue à travers le prisme des œuvres littéraires, dont la connaissance est obligatoire pour une personne cultivée, éduquée (Stoliaroff, Chenevard 1945 : 1, 7). Très souvent, l’étude du russe en France dans la première moitié du XXe siècle est présentée comme une tâche pour les vrais intellectuels (Stoliaroff, Chenevard 1945 : xii).

Cependant, seule la littérature russe occupait une position aussi élevée. La langue russe était considérée comme complexe, au même titre que les langues classiques (Ibid. : 2 ; Sasirev 1960 : 3 ; Pascal 1974 : ii.). En même temps, les linguistes occidentaux considéraient l’archaïsme du russe comme un terme neutre, n’exprimant que certaines caractéristiques linguistiques, qui n’avaient rien à voir avec le peuple russe (Boyer et Spéransky 1905 ; Pascal 1948a, 1948b ; Mazon 1945). Ainsi, dans la classification de A. Meillet, la langue russe est archaïque, mais grande langue, c’est-à-dire une langue qui représente la civilisation et la culture[3]. Voici ce que Meillet écrivait sur les langues slaves, y compris le russe :

La différence entre les Français et les Anglais, d’une part, les Russes de l’autre, se marque dans la langue. L’anglais et, à un moindre degré, le français (et les autres langues néo-latines, comme l’italien) sont les plus avancées dans leur développement, les plus modernes de toutes les langues indo-européennes. Les langues slaves, au contraire, sont les plus archaïques. Elles ont gardé dans leur grammaire une infinité de vieilleries : les noms ont encore une déclinaison ; grand nombre de cas et de formes variées suivant les types ; les démonstratifs et adjectifs se fléchissent autrement que les substantifs. Le verbe a une flexion à formes très diverses, exprimant des notions subtiles et de caractère médiocrement abstrait : la considération du degré d’achèvement de l’action y domine, et non la notion relativement abstraite du temps. La grammaire du russe et du serbe est encore, à une foule d’égards, une vieille grammaire indo-européenne. La prononciation est aussi très particulière. Quant au vocabulaire, il est à part, et presque aucun de ses éléments ne concorde avec les mots des autres langues de l’Europe : les Slaves et en particulier les Russes sont demeurés longtemps à l’écart du grand mouvement de la civilisation européenne, et ils n’ont été amenés qu’à des dates relativement récentes à adopter des mots européens. Les vocabulaires slaves sont parmi les vocabulaires européens les plus aberrants. (Meillet 1915: 201).

De nombreux linguistes travaillant dans le domaine de la didactique de la langue russe notaient la nature archaïque du russe comme un fait "universel" dont il fallait tenir compte dans le processus d’eseignement (Boyer, Spéransky 1905 ; Pascal 1948a, 1974). Par exemple, Pascal a exprimé des doutes sur la possibilité d’enseigner le russe par la méthode directe : "L’entreprise me paraissait quasi impossible. Le russe, pensais-je, est une langue trop complexe et trop originale, trop chargée de la grammaire, pour se passer d’explications didactiques" (Pascal 1945 : i). Il parle aussi de la nécessité d’une méthodologie spéciale et bien conçue, qu’il explique précisément par le caractère archaïque de la langue d’un point de vue didactique :

Le russe doit être étudié avec méthode. Il est impossible de compter sur la pratique seule ou sur la mémoire seule. Avec sa riche morphologie, avec sa notion originale du verbe, avec son immense vocabulaire, avec sa construction libre où les nuances de la pensée sont exprimées par de petites particules, par la place d’un mot ou par des combinaisons subtiles de préfixes et d’aspects, il exige une analyse minutieuse, une application constante de l’intelligence. À cet égard, il est comparable aux langues classiques : il a la même valeur formative que le grec ancien ou le latin. (Pascal 1974 : ii).

Il convient également de noter que Pascal n’est pas le seul à parler d’une méthodologie spéciale, Boyer propose dès 1905 son Manuel pour l’étude de la langue russe où il présente sa propre méthodologie, qui, selon ses idées, est basée sur des méthodes d’enseignement direct[4], soulignant à nouveau la nécessité d’une méthodologie spécifique pour la langue russe qui, compte tenu de l’introduction de ce manuel (voir plus haut), met à nouveau l’accent sur les difficultés que les étudiants rencontrent souvent lors de l’apprentissage des langues anciennes (Boyer, Spéransky 1905 [multiples rééditions de 1921 à 1967]).

Il est également important de noter que si le russe est alors considéré comme une langue archaïque, il ne s’agissait pas pour autant de la classer comme une langue morte ou non-vivante. Bien que les auteurs aient utilisé les comparaisons avec les langues mortes, il s’agissait d’un procédé didactique pour mieux expliquer certains phénomènes comme la déclinaison, par exemple.

Sur la base de tout ce qui précède, nous pouvons conclure que dans les cercles académiques des slavistes français de l’époque, l’idée de la nature archaïque de la langue russe suit tout le cheminement qui va d’une déclaration de fait neutre à des considérations pour le moins radicales. Ces présentations sont souvent présentées dans les manuels eux-mêmes, parfois dans d’autres écrits des auteurs. D’une manière ou d’une autre, l’idée de la nature archaïque de la langue russe semble constituer une certaine vérité universelle, qui ne devrait être expliquée qu’à ceux qui commencent à étudier cette langue.

Quant à Tesnière, on trouve dans ses écrits des considérations différentes et des idées d’autres slavistes sur les langues vivantes :

Plus une langue est primitive, plus elle a de chance d’être constituée par des mots-phrases encore inarticulés syntaxiquement. C’est le cas en particulier du langage de certains singes supérieurs, chez lesquels on pourrait distinguer jusqu’à 18 articulations ayant une signification différente, mais qui ne sont jamais rien de plus que des mots-phrases sans véritable organisation grammaticale. (Tesnière, 1959 [1965 : 95]).

Cependant, nous ne trouvons pas le discours explicite de Tesnière sur la langue russe dans cette veine. Néanmoins, il est possible de constater dans le travail de L. Tesnière une influence des grands slavistes de l’époque, P. Boyer et A. Meillet, dans la Petite grammaire russe.

Tesnière affirme que sans l’enseignement qu’il avait reçu de Boyer, son manuel Petite grammaire de russe n’aurait jamais été écrit :

Ce petit livre n’aurait jamais vu le jour si je n’avais pas reçu à la fois l’enseignement de M. P. Boyer et celui de M.A. Meillet. Que ces deux maîtres et amis me permettent de les unir dans un même hommage public de profonde reconnaissance et d’affectueuse gratitude. (Tesnière 1934 : 5).

On notera également qu’une loi de Boyer apparaît dans son manuel : La lettre “й” [i bref] apparaît après voyelle dans les mêmes emplois morphologiques que “ь” [signe mou] après consonne (Tesnière 1934 : 22).

Il y a donc tout lieu d’affirmer que Boyer et Meillet (qui ont rédigé avec Tesnière un vaste atlas linguistique slave) ont eu une grande influence sur Tesnière en ce qui concerne la langue russe, sa perception et son enseignement. Tesnière a non seulement été leur élève, mais il a également mentionné leur nom séparément dans sa préface de la Petite grammaire russe, reconnaissant ainsi leur influence et leur compétence. P. Boyer, figure centrale des études slaves de l’époque, et A. Meillet, figure importante non seulement en slavistique, mais aussi en linguistique, avaient une opinion bien arrêtée sur la langue russe ainsi que sur l’orthographe russe, qui ne pouvait manquer de se refléter dans la Petite grammaire russe de Tesnière[5]. Et, par conséquent, son manuel présente ainsi des éléments qui s’expliquent par la conception générale de la langue russe de l’époque, très influencée par les idées de Boyer, comme on va le voir dans la partie suivante.

 

2. Petite grammaire russe : l’air du temps et l’air du lieu

 

Le manuel Petite grammaire russe[6] de Tesnière se compose de cinq parties : Pro-légomènes, qui comporte avant-propos, notation phonétique et introduction. L’introduction comprend la géographie du russe, la carte du russe, l’histoire du russe et les doublons entre le slavon et le russe. La deuxième partie traite de la phonétique, que l’auteur divise en phonétique statique et phonétique dynamique. La phonétique statique comprend les phonèmes et les graphies, tandis que la phonétique dynamique traite des phonèmes et de l’accentuation. La troisième partie s’intitule Morphologie : elle est consacrée à la flexion, qui se divise en déclinaison et conjugaison. La quatrième partie concerne la syntaxe (syntaxe dynamique, jonction et translation). La cinquième partie est constituée de 4 annexes : transcription des mots étrangers en russe, réforme de l’orthographe, petit vocabulaire et table des matières (Tesnière 1934).

Dans l’introduction, Tesnière présente son manuel en expliquant les raisons de sa rédaction et les problèmes observables dans la didactique de la langue russe :

L’étude du russe passe pour difficile. C’est que, mal guidés, la plupart de ceux qui l’abordent s’embrouillent dans le détail des menus faits, se perdent dans le dédale des formes et se noient dans la multitude des règles et des exceptions.

La faute en est aux grammaires, qui contiennent trop de choses et où les choses importantes sont noyées parmi les autres. Seuls arrivent à s’y reconnaître les grammairiens de métier. Et la connaissance du russe, au lieu de se répandre dans le grand public, demeure le monopole de quelques élus spécialisés. Le débutant n’a pas besoin d’une grammaire complète. Il lui faut un livre élémentaire, qui évite toute inutilité, qui dégage de la gangue des multiples particularités de détail les traits essentiels du système, bref qui se borne à fournir, sous une forme claire et succincte, les grandes lignes de la théorie. Ce livre, depuis bientôt dix ans que j’enseigne le russe, je l’ai vraiment cherché pour le mettre entre les mains de mes élèves. En désespoir de cause, je me suis décidé à l’écrire. La présente grammaire ne vise donc nullement à être complète. Elle n’a d’autre prétention que d’être courte, simple – aussi simple qu’il est possible quand on a affaire à une langue compliquée comme le russe  –, correcte et sûre. Elle se limite à ce qu’il n’est pas permis d’ignorer, à ce qu’il est indispensable de savoir pour se tirer d’affaire dans la lecture d’un texte de difficulté moyenne. Bref, j’ai cherché à y faire œuvre pédagogique plutôt qu’œuvre scientifique. C’est à ce souci qu’il faut rapporter notamment l’abondance des tableaux synoptiques et les innovations fondamentales introduites dans l’ordre des cas et dans la classification du substantif et du verbe. Mais si j’ai laissé de côté tous les détails scientifiques susceptibles d’alourdir l’exposé, ce n’est pas que je les ignore ou que j’en fasse fi. Et les maîtres qui pratiqueront mon livre constateront, je l’espère, qu’il se fonde au contraire sur une doctrine scientifique qui, pour n’être point apparente, n’en est pas moins rigoureuse. (Ibid. : 5).

Ainsi, outre les influences de Boyer et de Meillet déjà mentionnées plus haut, il faut noter la critique des grammaires modernes de l’époque, notamment en raison de leur inadaptation aux débutants, ainsi que la reconnaissance du russe comme langue difficile et la nécessité d’un accompagnement adéquat, que j’interprète comme la nécessité d’une méthodologie spécifique, que chaque auteur essayait de créer à sa façon. Toutes ces idées sont largement présentes chez d’autres auteurs de l’époque, comme Boyer, ainsi que Pascal plus tard. Notons aussi l’idée que les débutants n’ont pas besoin d’un grand nombre de concepts complexes, ce qui est également mise en relief par Boyer. Malgré les réserves de Tesnière, on ne peut l’accuser de critiquer directement Boyer. Le manuel de Tesnière était présenté par lui-même et perçu par le reste des slavistes comme n’étant pas une grammaire, mais un outil pédagogique pratique, de sorte que Tesnière, pourrait-on dire, complétait le Manuel pour l’étude de la langue russe de Boyer par la Petite grammaire russe (Boyer, Spéransky 1905 [multiples rééditions] ; Pascal 1948a ; Pascal 1948b ; Pascal 1974 ; Tesnière 1934 ; Stoliaroff, Chenevard 1945). Il convient également de noter l’influence de Boyer sur un autre aspect : l’utilisation de l’orthographe russe d’avant la réforme, qui a été modifiée par le décret sur l’introduction d’une nouvelle orthographe en 1917-1918[7]. En 1917-1918, le gouvernement provisoire édicte le Décret qui instaure la nouvelle orthographe, selon laquelle trois lettres de l’alphabet russe sont supprimées : «I», «Ѣ», «Ѳ». En ce qui concerne l’utilisation du signe « dur », il n’a été supprimé qu’à la fin des substantifs masculins, tandis que sa présence à l’intérieur du mot avec la fonction de division syllabique a été conservée. Le projet de cette réforme avait été préparé bien avant la révolution d’Octobre. 

La première mention et utilisation de la nouvelle orthographe apparaît dans les manuels datés de 1929 : dans le manuel suisse de Gustave Brocher et Illarion Rémézov. Les auteurs eux-mêmes soulignent le fait qu’ils sont les premiers à utiliser la nouvelle orthographe dans un manuel. Étant donné que les deux auteurs étaient favorables à la révolution, il me semble logique qu’ils aient préféré utiliser la nouvelle orthographe (Brocher, Rémézov 1929 : ii). Mais Brocher et Rémézov représentent un cas unique à l’époque étudiée. Jusque dans les années 1940, les autres auteurs soit ignoraient complètement la réforme, soit ne la mentionnaient que dans les préfaces, tout en continuant d’utiliser l’ancienne orthographe (Legras 1921 [1934], pour qui la principale raison de cet évitement était la nécessité de lire les ouvrages publiés avant 1917 ; la deuxième raison était motivée par l’idée que l’utilisation des lettres sorties de l’usage représentait un outil pour comprendre certains aspects linguistiques du russe. Malheureusement les auteurs n’expliquaient pas de manière claire quels étaient ces aspects linguistiques sensibles du russe. Il est à noter que la lettre « Ѣ » est, de toutes les lettres supprimées, la lettre mentionnée le plus souvent. Il est possible de dire que cette lettre a été considérée comme le symbole de l’ancienne orthographe (Zalesskaya 2020).

Étant donné que les auteurs n’expliquaient pas pourquoi il fallait apprendre l’ancienne orthographe et que ces auteurs russophones étaient issus de l’immigration, je suppose que les causes du maintien de l’ancienne orthographe étaient en réalité plutôt socioculturelles que linguistiques à proprement parler. Après la révolution de 1917, plusieurs personnes ont été obligées de quitter la Russie et de s’installer ailleurs, y compris dans les pays francophones de l’Europe occidentale. La réforme de l’orthographe, effectuée par le gouvernement provisoire, était devenue le symbole de « la mort » de leur patrie, ce qui a provoqué son rejet et son oubli (ibid).

Bien que la Petite grammaire russe mentionne la réforme de l’orthographe à deux reprises – dans la première partie (Tesnière 1934 : 14) et dans les annexes (Tesnière 1934 : 170) – elle continue d’utiliser l’orthographe d’avant la réforme, y compris les lettres de l’alphabet qui étaient déjà devenues obsolètes avant la réforme de 1917-18 (ibid.). Boyer a également continué à utiliser l’orthographe d’avant la réforme dans son manuel, qui a été réimprimé de nombreuses fois après ladite réforme, et ce n’est qu’en 1945 qu’est paru un paragraphe dans lequel Boyer expliquait son opinion sur l’orthographe d’avant la réforme ; il déclarait également qu’il en avait connaissance, mais qu’il estimait que l’orthographe précédant la réforme était nécessaire à l’apprentissage de la langue russe, et que les apprenants pouvaient facilement passer à la nouvelle orthographe par la suite :

Le décret soviétique du 23 décembre 1917 a rendu obligatoire, à dater du 1er janvier 1918, l’usage d’une orthographe russe nouvelle. On se demandera donc, très naturellement, pourquoi le Manuel pour l’étude de la langue russe se présente au public en nouveau tirage qui, simple réplique des précédents, reproduit, sans changement aucun, la forme même où cet ouvrage a paru en 1905. N’eût-il pas été préférable d’en donner une réédition avec orthographe nouvelle ? Si l’auteur a cru devoir s’en tenir à l’orthographe traditionnelle ancienne, ce n’est point qu’il nie les avantages de l’orthographe nouvelle. Mais il estime que celle-ci, plus commode assurément pour ceux qui savent déjà la langue, l’est moins pour ceux qui ont à l’apprendre. Au reste, les changements apportés par l’orthographe nouvelle se ramènent à peu de chose. Suppression du signe dur à la fin des mots, réduction à l’unité de lettres ayant une même valeur auditive, réduction à l’unité de quelques désinences casuelles dans la déclinaison : tels sont les traits essentiels d’une réforme que les phonéticiens peuvent à bon droit juger trop timide. Le passage de l’orthographe traditionnelle à l’orthographe réformée n’offre aucune difficulté ; et, tout en adoptant pour son propre usage l’orthographe nouvelle que plus de vingt-cinq années d’emploi ont consacrée, orthographe d’une langue qui est déjà ou qui sera demain langue seconde sinon langue unique d’un groupe humain de près de 200 millions de sujets parlants, l’étudiant se trouvera bien de connaître aussi cette orthographe traditionnelle qui a été celle des grands écrivains classiques de la Terre russe. (Boyer, Spéranski 1945 : 1905 [1967 : xiv]).

Notons également la grande « confusion » dans la présentation de l’alphabet russe par Tesnière, sans doute en relation avec la réforme de l’orthographe. L’alphabet russe moderne compte trente-trois lettres – l’alphabet présenté dans la Petite grammaire russe n’est pas vraiment présenté d’une manière claire et il ne correspond pas vraiment à la réalité des pratiques d’alors. De 1917-18 à 1956 (date de publication des Règles d’orthographe et de ponctuation russes), il n’y eut pas moins de deux versions de trente-deux lettres, ou de trente-trois caractères, car selon le décret, la lettre < ё > était considérée comme souhaitable, mais non obligatoire (décret 1917-18).

Tesnière, quant à lui, cite trente-six lettres :

 

Lettres

Nom russe

Imprimé

Manuscrits

Le titre russe est accompagné d’une traduction française

Majuscules

Minuscules

Majuscules

Minuscules

А

а

А

а

a

Б

б

Б

б

бе

В

в

В

в

ве

Г

г

Г

г

ге

Д

д

Д

д

де

Е

е

Е

е

е

Ж

ж

Ж

ж

же

З

з

З

з

зе

И

и

И

и

и двойное = i double

 

й

jamais à linitiale

й

и съ краткой = i signe de voyelle brève

I

i

I

i

и съ точкой = i pointé

К

к

К

к

ка

Л

л

Л

л

эль

М

м

М

м

эмъ

Н

н

Н

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энъ

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О

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П

п

П

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пе

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Р

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Ш

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Ъ

ъ

 

jamais à l’initiale

ъ

твёрдый знакъ= signe dur

Ы

ы

ы

еры

Ь

ь

ь

мягкий знакъ = signe mou

Ѣ

ѣ

Ѣ

ѣ

Ять (yat)

Э

э

Э

э

э оборотное = é retourné

Ю

ю

Ю

ю

ю

Я

я

Я

я

я

 

Ѳ

ѳ

Ѳ

ѳ

ѳита

tombés en désuétude

Ѵ

ѵ

Ѵ

ѵ

ижица

(Tesnière 1934 : 20)

 

Les lettres < i > (i avec un point), < Ѳ > (fita) et < Ѣ > (yat) sont des lettres qui ont été exclues de l’alphabet russe conformément au décret sus-mentionné sur l’introduction d’une nouvelle orthographe ; la lettre < V > (izhitsa) a également cessé d’être utilisée, mais seulement deux lettres (< Ѳ > et < V >) sont répertoriées comme obsolètes dans le manuel de Tesnière) ; de plus, le manuel ne contient pas la lettre < Ё > et la lettre < Й > est représentée par un caractère qui n’est jamais utilisé comme majuscule, ce qui n’est pas et n’était pas été réel dans les faits (par exemple, le mot йод peut être utilisé en début de phrase et par conséquent le < й > peut être utilisé comme majuscule). Notons également le fait que Tesnière appelle la lettre < Ы >, ex. еры, ce qui nous renvoie également au slavon (ibid.).

Bien que l’auteur lui-même critique la présentation compliquée de ces données avec de nombreux concepts et questions inutiles pour des débutants en langue russe, la première partie de la Petite grammaire contient non seulement des informations sur la langue russe, ses dialectes et sa diffusion, mais aussi sur le slavon (ibid.: 11-12, 28, 82, 86-87, 88, 92-93, 95, 130, 148, 168, 172) en soulignant l’archaïsme du russe, comme par exemple dans cette remarque : Le thème du présent est slavon et purement archaïque (Ibid.: 86), les palatalisations et d’autres facteurs de développement de la langue (Ibid.: 23, 29, 30-31, 70, 77-78, 82-83, 102, 172) sont également cités. L’auteur a donc considéré que ces connaissances étaient nécessaires aux débutants dans l’apprentissage du russe, ce qui peut également être une indication de l’influence de Boyer qui, dans son manuel, tout autant destiné aux débutants, mentionne souvent le slavon et son influence sur la langue russe. On peut également dire que ce thème était populaire dans les manuels de russe dans la première moitié du vingtième siècle ; de nombreux auteurs, d’une manière ou d’une autre, ont abordé cette question dans leurs manuels (Boyer 1905, Legras 1922, Berchtold 1946).

Il est possible ainsi de constater que la Petite grammaire russe correspond à la norme de base des manuels de russe de l’époque. Bien qu’il n’y ait pas de références directes à l’archaïsme de la langue russe dans la Petite grammaire russe, celle-ci contient l’alphabet d’avant la réforme, avec les lettres exclues ensuite par celle dernière ; l’auteur lui-même utilise l’alphabet d’avant 1917, et le manuel contient beaucoup d’informations concernant le slavon ainsi que diverses variations morphologiques. Connaissant ses liens avec Boyer et Meillet, qui défendaient l’idée que les langues slaves en général, et le russe en particulier, étaient archaïques, et compte tenu de son apprentissage auprès d’eux, ainsi que du fait que dans les cercles slaves de l’époque ce paradigme dominait, l’hypothèse selon laquelle la Petite grammaire russe semble ne pas être exempte de cette influence se consolide, car Tesnière suit la voie de la tradition slaviste, en tous cas en ce qui concerne la langue russe.

 

3. Petite grammaire russe et Éléments de syntaxe structurale

 

Éléments de syntaxe structurale, publié à titre posthume en 1959, est le principal ouvrage monumental de Tesnière, dans lequel il présente les conclusions de ses nombreuses années de recherche dans le domaine de la linguistique et dans l’enseignement des langues étrangères. Malgré cette parution différée, les idées principales étaient déjà contenues dans la Petite grammaire russe, qui constituent, si je puis dire, une application pratique des idées de Tesnière dans le domaine de l’enseignement de la grammaire russe. Un an seulement avant l’édition de la Petite grammaire russe, paraît son article « Comment construire une syntaxe » (1933), qui contient déjà les principales idées de Tesnière. Si l’on considère que l’Introduction à la Petite grammaire russe est datée de janvier à juin 1933, on peut supposer que l’auteur travaillait parallèlement à l’article et au manuel.

Les Éléments de syntaxe structurale sont un ouvrage multidimensionnel qui se propose de couvrir des points très différents. Sa théorie, présentée dans le livre, a servi de base à de nombreux domaines de la linguistique, tels que la grammaire de dépendance, la théorie de la valence, la syntaxe sémantique, la grammaire de cas, la théorie des transformations linguistiques, et la typologie.

Tesnière distingue une syntaxe statique d’une syntaxe dynamique. La première consiste en l’étude des catégories (parties du discours), la seconde en l’étude des fonctions des mots dans la phrase. Cette distinction correspond généralement à la distinction entre les concepts de système-langue et de réalisation dans le discours. La syntaxe statique, selon Tesnière, couvre les paradigmes de mots présents dans l’esprit du locuteur avant la formation d’un énoncé ; la syntaxe dynamique couvre l’organisation des éléments statiques dans notre esprit au cours du processus de formation de la phrase. La syntaxe dynamique coïncide avec la forme interne du langage, avec l’ordre structurel (Tesnière 1959, éd. 1988 : 61).

La syntaxe dynamique comprend trois concepts : la connectivité syntaxique (connexion), qui détermine la structure d’une phrase réelle, la jonction et la translation. La connexion syntaxique peut être verticale, combinant les membres contrôlant et gouvernés, et horizontale, combinant les composants co-subordonnés. Le mot contenant les éléments dépendants constitue le nœud ou, si l’on tient compte de l’inclusion d’éléments lexicaux, le noyau. Selon la catégorie du mot dominant, on distingue les nœuds verbaux, substantivaux, adjectivaux et adverbiaux. Dans une phrase verbale, le nœud verbal est le mot dominant. Il est également subordonné aux éléments substantifs – actants (sujet, objets directs et indirects) et circonstants (circonstances) (ibid : 25, 121, 138, 335-371, 375-423).

Outre le lien syntaxique, les mots sont unis par un lien sémantique, anaphorique. La jonction consiste à combiner les liens syntaxiques et à étendre la phrase en formant des membres homogènes. Un rôle important dans la syntaxe dynamique est attribué à la translation – la translation d’un mot d’une classe fonctionnelle (catégorie) à une autre. La notion de catégorie étant importante à la fois pour l’organisation des relations syntaxiques et pour la translation, Tesnière s’attarde sur le problème de la distinction de ces catégories (parties du discours). Afin de représenter graphiquement les trois aspects de la syntaxe structurelle : la relation syntaxique, la jonction et la translation, il a développé un type de graphique particulier, le stemma (ibid. : 25). Parlant de l’importance des transformations linguistiques, Tesnière souligne que la jonction et la translation peuvent produire, à partir d’une simple phrase initiale, une phrase de grande complexité, capable d’exprimer toutes les nuances de la pensée (ibid. 335-336.).

Tesnière a été le précurseur de la syntaxe sémantique. Interprétant une phrase comme un petit drame avec ses acteurs et ses circonstances, il a donné une définition sémantique aux actants et aux circonstants, indiquant que le premier actant, par exemple, accomplit l’action, le troisième actant est son destinataire, le deuxième actant est l’objet direct. Ainsi, pour Tesnière, la fonction syntaxique n’est pas simplement une composante formelle de la structure d’une phrase, mais une mise en correspondance de la fonction d’une substance donnée dans la structure de la situation décrite dans la phrase (ibid. : 117-126, 130-133).

L’analyse de la Petite grammaire russe permet de retracer l’influence directe des idées linguistiques de Tesnière sur l’enseignement des langues étrangères, en l’occurrence la langue russe.

Déjà dans l’organisation  du manuel, l’auteur suit la syntaxe structurale. Ainsi, la section phonétique est divisée en statique et dynamique, la statique comprend une présentation des phonèmes et des graphèmes et la dynamique considère les phonèmes du point de vue de leur expression (voyelles et consonnes) ainsi que des règles et de l’utilisation de l’accent. Le même système de « division » est suivi par l’auteur tout au long du manuel (Tesnière 1934).

La syntaxe est également divisée en syntaxe statique et syntaxe dynamique, qui spécifie, selon la théorie, les quatre éléments fondamentaux d’une phrase :

1. le verbe, qui exprime l’action,

2. le substantif qui exprime la substance,

3. l’adjectif, qui exprime la qualité,

4. l’adverbe qui exprime la circonstance. (Ibid. : 147).

L’auteur présente cela sous la forme du schéma suivant :

 

 

Action

Substance

(Nom)

Concret

Verbe

Substantif

Abstrait

Adverbe

Adjectif

(Ibid.)

 

Le concept de nœud est ensuite introduit :

Chacun des éléments de la phrase peut commander tout un nœud d’éléments. Nous distinguerons donc, en allant du plus vaste au plus étroit :

1. le nœud verbal,

2. le nœud substantival,

3. le nœud adjectival,

4. le nœud adverbial. (ibid.).

Le nœud verbal est tout un petit drame, et comporte comme tel une action, des acteurs et des circonstances (ibid.: 148) ; le nœud substantival comporte tous les éléments qui s’ordonnent autour d’un substantif, quel que soit d’ailleurs le rôle que ce substantif joue dans le nœud verbal (ibid.: 148) ; le nœud adjectival comporte tous les éléments qui s’ordonnent autour d’un adjectif, quel que soit d’ailleurs le rôle de celui-ci: attribut dans le nœud verbal [...] ou épithète dans le nœud substantival (ibid. 155); le nœud adverbial, à son tour, comporte tous les éléments qui s’ordonnent autour d’un adverbe, quel que soit d’ailleurs le rôle de celui-ci, c’est-à-dire, qu’il dépend du nœud verbal ou du nœud adjectival (ibid.). La dépendance de tous les nœuds est donc clairement évidente.

Viennent ensuite les sections intitulées Jonction, qui consiste à unir entre eux les différents nœuds de la phrase (ibid.: 156) à l’aide de mots invariables (ibid.) que l’auteur appelle jonctifs (ibid.) et Translation, qui sert de changement de fonction des éléments de la phrase (Ibid.: 158) ; elle est également constituée de mots invariables (ibid.), appelés dans ce cas translatifs (ibid.), mais peut également consister en autres procédés (ibid.).

Selon Tesnière, tous ces éléments sont, d’un point de vue didactique, de nature appliquée et consistent à aider l’étudiant à mieux comprendre le russe et sa syntaxe qui, contrairement au français, est plus libre grâce, entre autres, au mécanisme de la déclinaison et de l’aspect du verbe.

On voit donc que Tesnière a appliqué ses idées bien avant la publication posthume des Éléments de syntaxe structurale. Toutes les idées de base étaient déjà présentes dans la Petite grammaire russe et ont été utilisées par l’auteur à des fins didactiques, autrement dit, ce manuel est, en quelque sorte, un traité de syntaxe structurale pour les apprenants de la langue russe, où le russe sert d’exemple. Il est important d’ajouter que la Petite grammaire russe, grâce à sa nouvelle méthode, basée sur les idées de Tesnière, représente une originalité certaine et une indéniable modernité dans l’apprentissage des langues vivantes, pour l’époque.

 

Conclusion

 

Lucien Tesnière était un érudit et un linguiste exceptionnel du vingtième siècle qui a eu une grande influence non seulement sur le développement de la linguistique, mais aussi sur le processus didactique de l’enseignement du russe. Le présent article a tenté de montrer comment l’air du temps et l’air du lieu dans la slavistique du début du vingtième siècle, d’une part, et les idées théoriques de Tesnière, d’autre part, ont influencé la Petite grammaire russe. Les premières s’expriment dans la présentation de la langue russe, le choix de l’orthographe, les informations socioculturelles, etc., et les secondes dans l’application de ses théories pour mieux expliquer le russe aux apprenants francophones, notamment en ce qui concerne la syntaxe.

 

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[1] https://journals.openedition.org/res/.

[2] La syntaxe est considérée par les spécialistes comme un niveau spécial (description) du système linguistique. Ce niveau est intermédiaire entre le niveau sémantique et l’ordre linéaire de surface des éléments. Le concept central de la syntaxe est la relation syntaxique qui détermine la dépendance d’un mot par rapport à un autre. Elle est à la base du concept de prédicat en tant que centre de la phrase dont dépend, entre autres, le sujet. 

[3] Notons l’ambivalence de Meillet sur cette question. D’une part, le russe est une « grande » langue grâce à la culture et à la civilisation russes. D’autre part, il constate que les pays slaves ont longtemps été incapables d’accepter la culture gréco-romaine à cause du « rideau germanique » (Meillet 1915 : 201 ; Meillet 1918 : 212 ; Moret 2014 : 132-133).

[4] Bien que Pascal et Boyer soulignent la nécessité d’utiliser la méthode spéciale, basée sur les méthodes directes, leurs solutions didactiques sont loin de son application, cf. Zalesskaya 2020, Dominique 2018.

[5] Tesnière a contesté l’idée de l’« archaïsme » du duel en slovène dans sa thèse consacrée à ce paradigme flexionnel dans le domaine des langues slaves, ce qui lui a coûté son poste à la Sorbonne suite à la réception très froide de Meillet. Néanmoins, dans l’article il s’agit de la langue russe et, il est possible de constater que, en tous cas, en ce qui concerne cette dernière langue, Tesnière partageait la vision de l’époque, qui était dans « l’air du temps ». De plus, comme mentionné plus haut, l’idée que la langue russe serait « archaïque » ne lui conférait pas pour autant la valeur d’une langue « non vivante ou non usitée » à l’époque étudiée : le russe était, selon les slavistes de l’époque, une langue « archaïque » par sa structure, mais, bien sûr, une langue « vivante ». Legras, par exemple, un chercheur qui avait des idées radicales dans le domaine de l’« archaïsme » du russe (Zalesskaya 2020) dans son œuvre Réflexions sur l’art de traduire (1939) parlait de la nécessité pour un traducteur d’observer et suivre les changements langagiers et les tendances dans le russe, à cause du fait, que dans son œuvre il s’agissait de langues vivantes (l’auteur travaillait dans son œuvre sur la traduction des textes anglais, allemand et russe en français) (Zalesskaya 2022).

[6] Bien qu’il soit possible que Tesnière ait mentionné dans ses correspondances l’utilisation de son manuel en URSS à l'époque avec un certain succès, il est peu probable que cela ait été le cas. D'une part, sous l'ère stalinienne, il était impossible qu’un manuel intégrant l’ancienne orthographe, par exemple, soit utilisé et d'autre part, nous ne disposons pas d'informations précises qui pourraient corroborer l'hypothèse de l'utilisation du livre de Tesnière. De plus, à l’époque existaient déjà des manuels de russe pour francophones créés par les auteures soviétiques Nina Potapova et Vera Vaneeva, utilisés comme matériel didactique en première instance (Zalesskaya 2020).

[7] Cette date est due au fait qu’à la même époque, le décret sur l’introduction du calendrier ouest-européen a été adopté par le Conseil des commissaires du peuple, grâce auquel le passage du calendrier julien au calendrier grégorien a été effectué.

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