Cette contribution s’inscrit dans un projet de recherche centré sur la mobilité des personnes en situation d’alphabétisation[1], explorée selon deux axes : 1) une enquête exploratoire auprès de quelques personnes en situation d’alphabétisation sur leurs pratiques de mobilité urbaine et le rôle qu’y joue la littératie (ou son absence) (voir enquête Elise Gandon dans le même numéro) et 2) une analyse de deux situations visant l’insertion, une situation d’entretien de bilan sociolinguistique où sont notamment évaluées les capacités de mobilité des personnes ainsi que les compétences en littératie (lecture-écriture) et une situation de formation en alphabétisation centrée sur la familiarisation au code écrit propre aux situations de mobilité urbaine.
Nous abordons ici uniquement la situation de bilan sociolinguistique et professionnel qui donne l’occasion au professionnel accompagnant de faire le point sur la situation socio-professionnelle de la personne, d’évaluer ses compétences langagières en français, de recueillir et de définir ses besoins et de l’orienter le cas échéant vers une formation appropriée. L’adresse, comme lieu et comme coordonnées géographiques et administratives, est thématisée dans ces entretiens pour différentes raisons : recueillir des données personnelles, évaluer la capacité à dire et écrire son adresse, mais aussi exprimer des besoins langagiers, expliquer/comprendre un itinéraire pour se rendre dans différents organismes d’accueil et d’accompagnement à l’insertion. Ce type de discours, élément de l’état civil décliné de multiples fois dans la vie quotidienne et le plus souvent dans des situations institutionnelles ou transactionnelles, est pour tout un chacun un « allant de soi » de la société scripturalisée et numérisée. Il s’agit d’un acte banal et « naturel » de littératie, alors même qu’il est loin, pour les personnes débutant dans l’écrit, d’être une évidence. Ne pas savoir écrire ou donner son adresse, ne pas savoir lire ou chercher avec des outils numériques une adresse peut être invalidant au quotidien, même si les personnes pour qui c’est le cas, se déplacent, se rendent à des rendez-vous, tant bien que mal. L’adresse est aussi un objet didactique très fréquemment travaillé en situation de formation en alphabétisation, puisqu’on considère que savoir lire ou écrire une adresse est premier dans les savoir-faire en littératie fonctionnelle[2].
Nous proposons donc d’analyser, dans la situation d’entretien, l’activité de la personne reçue et celle de la personne recevant, quand l’objet de l’échange est l’adresse. Que nous disent les moments de l’interaction où le topic est l’adresse quant aux habiletés, aux conduites, aux difficultés et aux stratégies mobilisées par l’un et l’autre des acteurs face à cet « objet littératique » ? Que nous disent ces moments de certaines caractéristiques de la communication des professionnels de l’accueil et de l’accompagnement avec des personnes en situation d’alphabétisation, en particulier dans ces situations de bilan ? Quelle circulation y-a-t-il entre oral et écrit dans les moments où une personne communique son adresse ? Pour répondre à ces questions, nous procédons ainsi : tout d’abord, nous nous arrêtons sur cet objet linguistique et culturel qu’est l’adresse. Puis, nous présentons la situation d’entretien, notamment au regard de ce qu’est une situation institutionnelle (Smith, 2005/2018). Nous présentons ensuite la méthodologie et le positionnement de recherche. Dans un quatrième point, nous exposons les analyses. Enfin, nous terminons par une discussion plus globale des « résultats » dans deux directions : l’activité sociocognitive des personnes lorsqu’elles écrivent et l’activité d’accompagnement dans l’évaluation de la part du professionnel.
1. L’adresse personnelle : un objet linguistique et culturel banal ?
1.1. Adresse et littératie
L’adresse personnelle écrite est notre point de départ pour décrire cet objet. Partons d’un exemple imaginé :
Véronique Rivière
8 rue du Rhône
69004 Lyon
et observons toutes les dimensions, notamment langagières, impliquées dans la lecture et l’écriture d’une adresse[3], qu’on considèrera ici comme un « texte de communication » (Maingueneau, 2016) impliquant réception et production.
Dimension matérielle |
Supports de consignation éphémère ou durable : -papier : post-it, formulaire, enveloppe, carte de visite, agenda, formulaires divers et variés, factures, documents officiels, -numérique : répertoire de contacts dans le smartphone, adresse entrée dans une appli (Google Maps)
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Dimension graphique et sémiotique |
Capitales (dont majuscules) /minuscules, script ou manuscrit, espace entre les mots, mots/chiffres, virgule éventuellement, abréviations, organisation graphique et spatialité du texte relativement figée, typographie souvent balisée (écrire dans des cases de formulaire, des rubriques, en format numérique avec des aides et présélection d’adresse)
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Dimension (méta)linguistique et discursive |
Terme d’adressage (dans des courriers écrits) madame monsieur (souvent en abréviation Mme, M., Mr. Mme, Mlle) Noms propres de personnes, de lieux Noms communs (rue, place, etc.) désignant un lieu Un genre de texte figé : ordre des informations Les mots pour parler de l’adresse : nom propre, nom de rue, numéro, adresse, code postal, ville
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Dimension sociolinguistique et pragmatique |
Pas de source énonciative, ce à quoi réfère l’adresse ne change pas. Contexte d’énonciation et valeur pragmatique variables Loi d’informativité (Grice, 1979) : l’adresse est saturée en contenu informationnel, au sujet d’une personne à destination d’une autre personne ou d’une institution Loi d’exhaustivité (Grice, 1979) : information complète nécessaire
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Dimension culturelle |
Les noms propres de lieux renvoient à des connaissances ou des compétences encyclopédiques, par exemple : -personnages ou lieux célèbres : Gambetta, Charles de Gaulle, -étymologie et histoire : rue du 8 mai 1945, rue des Sept Dormants (à Orléans), rue des gestes (à Toulouse) -le code postal réfère à une commune, ce qui nécessite de savoir ce qu’est une commune et l'emboîtement administratif dans laquelle elle s’insère (département) -la distinction des numéros pairs à droite et impairs à gauche de la rue L’organisation de l’espace et la façon de nommer les lieux sont le résultat d’une sédimentation culturelle et historique (événements, pratiques, géographie, etc.) |
L’adresse, comme ensemble de coordonnées indiquant le lieu de résidence d’une personne, est un « objet littératique » impliquant une activité de lecture et d’écriture, des règles préférentielles de l’usage de l’écrit propres à une communauté culturelle. En effet, la littératie réfère aux « manières communes d’utiliser le langage écrit auxquelles les individus recourent dans leur vie courante » (Barton et Hamilton, 2010, p. 45), manières ou pratiques « façonnées par des règles sociales qui régulent l’usage et la diffusion des textes et déterminent qui peut les produire et qui y a accès » (ibid.).
Un continuum entre stabilité vs variation de cet objet traverse les pratiques de communication, en réception et en production, à l’écrit ou à l’oral. En effet, selon la situation et l’enjeu de communication, les éléments de l’adresse peuvent être plus ou moins mentionnés, par exemple le code postal, constituant une donnée d’information géographique, mais surtout administrative. Si ce type de message est relativement fixe (on ne modifie pas son adresse) à l’écrit, il peut varier davantage à l’oral (l’ordre et le type d’informations données), par exemple dans une conversation où un locuteur demande à un interlocuteur où il habite. Le degré de formalité de la situation peut aussi jouer.
Ce type de texte est familier de la communauté concernée, partagé par tous. S’il est partagé, il n’est pas pour autant universel, loin de là. Les règles de localisation diffèrent d’un pays à un autre, ou d’une aire culturelle à une autre. Par exemple, les rues à New York sont nommées par des numéros (cinquième avenue) et non par des noms notoires par exemple. En Afrique subsaharienne, on peut trouver des systèmes de désignation des lieux et des rues comme « PK 3, von de la mosquée » (PK : parcours kilométrique ; « von » signifiant « rue » en fongbé) désignant à l’oral un lieu à trois kilomètres d’un point de référence et une rue dans laquelle se trouve une mosquée[4]. De même, dans de nombreux pays, le courrier est acheminé en poste restante, nécessitant un seul numéro. On trouve le lieu de résidence d’une personne par d’autres types de coordonnées (un bâtiment emblématique du quartier par exemple) et on accepte que celles-ci soient approximatives, négociées in situ.
1.2. Adresse et spatialité
L’adresse réfère à un découpage de l’espace, instituant ce qui fait partie de ce découpage et ce qui en est exclu, dessinant ainsi des frontières plus ou moins visibles. Par exemple, la ville de Lyon est découpée en neuf arrondissements, et fait partie de la Métropole du Grand Lyon comprenant des villes comme Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Bron, etc. Cela ne fait pas de difficulté forcément dans leurs déplacements pour les personnes qui ne lisent pas, mais cela en fait une pour prendre des repères physiques qui marquent cette distinction (un panneau désignant le franchissement, le numéro de l’arrondissement noté sur les plaques de rue), où quand il faut distinguer la position d’un destinataire dans un courrier écrit adressé à celui-ci. Nous avons ainsi l’exemple d’une personne rencontrée dans les formations observées qui sur un courrier postal avait écrit Lyon alors que le courrier était pour un destinataire situé à Vaulx-en-Velin. Le découpage de la métropole n’était pas un indice pertinent pour cette personne. L’adresse représente un point de localisation, une coordonnée géographique (numéro, rue, ville) permettant de situer une personne et son lieu de vie ou une institution, et dans le cadre de l’adresse postale, de lui envoyer des informations, et donc de communiquer, de manière différée ou asynchrone. Ces coordonnées peuvent être représentées sous forme de carte, de plan, ou sous forme orale ou écrite. Cette position génère également des déplacements d’un point de départ à un point d’arrivée. L’usage des outils numériques de localisation, comme le GPS, met aujourd’hui d’autant plus en évidence ces aspects. Il met en évidence également l’omniprésence d’une médiation littératiée et des représentations en trois dimensions entre la personne et ses déplacements. Cependant, une personne qui ne lit pas et n’écrit pas ou peu aura tendance à être dans un rapport plus immédiat à l’espace grâce à l’observation in situ, ou dans un rapport médiatisé par des discours et des échanges oraux avec un tiers dans la rue, par exemple.
L’adresse est aussi le lieu de vie d’une personne, un élément indispensable de son état civil et de son identité, de sa possibilité d’existence sur le territoire. L’adresse écrite, encore appelée domiciliation, est par exemple la première étape à réaliser pour une personne qui vient d’arriver sur le territoire français et qui souhaite demander l’asile politique en France, ou un titre de séjour plus généralement. Il y a aussi un enjeu de contrôle social.
1.3. Adresse et institutions
Comme nous le disions précédemment, la nécessité de lire/comprendre/communiquer une ou son adresse existe la plupart du temps dans des interactions institutionnelles (école, santé, logement, etc.), immédiates ou différées. Les personnes migrantes, arrivées depuis plus ou moins longtemps sur le territoire, fréquentent de manière quotidienne différentes institutions et se trouvent très souvent en situation d’entretien (avec un agent de la préfecture ou de l’OFPRA, avec un juriste, avec un conseiller en insertion, avec un professionnel de santé, avec un bailleur social, etc.) où sont échangés et consignés différents types de discours écrits ou oraux. Particulièrement, les travaux en ethnographie institutionnelle (Smith, 2005/2018) insistent sur le processus de textualisation de l’expérience quotidienne et vécue des personnes. Ainsi, en situation institutionnelle, le discours (et l’adresse donnée par exemple) d’une personne, référant à une expérience singulière, est transformé en « information » ou en « donnée » par un « processus de généralisation-standardisation » (p. 21) et par un processus de catégorisation (« bénéficiaires », « situation de famille », «nationalité»), à travers des formulaires, des décisions. Ainsi, l’entretien de bilan sociolinguistique ici concerné n’échappe pas à cette logique. La professionnelle conduit son entretien à partir d’une fiche diagnostique qu’elle suit peu ou prou durant l’entretien. Cette fiche constitue une organisation traçable du parcours et des besoins de la personne. Cette textualisation de l’expérience singulière pourra ensuite donner lieu à une action institutionnelle, ici orienter ou chercher une formation pour la personne et transmettre certaines informations à un acteur de l’insertion.
Le langage est au cœur de la vie des institutions qui peut être oral ou écrit. À l’oral, l’entretien-interrogatoire et le diagnostic sont sans doute les formes reine des institutions sociales (se présenter et se signaler, porter plainte, passer en justice, inscrire son enfant à l’école, s’inscrire aux Restos du Cœur, trouver un logement, consulter son médecin, faire un bilan de compétences, etc.). À l’écrit (numérique de plus en plus), les fiches comprenant des rubriques, la délivrance d’informations, les courriers d’information ou d’injonctions (à payer, à se déplacer, à quitter son logement). Si, en situation d’entretien, la personne ne sait pas communiquer son adresse, elle peut relativement facilement contourner le problème en donnant son titre de séjour ou en confiant cette tâche à un tiers qui l’a accompagnée à ce moment-là. Néanmoins, donner ses coordonnées ou comprendre une adresse se fait souvent dans une situation administrative stressante, inconfortable, où le temps ou les délais sont comptés, où l’interlocuteur n’est pas toujours disposé à reprendre, reformuler, attendre. Les circonstances ne facilitent pas l’activité de lecture/écriture. Et l’évidence sociale que représente le fait de connaitre et donner son adresse peut aussi jouer en défaveur de la personne.
C’est sans doute pour ces raisons que l’adresse comme objet littératique semble aussi incontournable dans les formations à l’alphabétisation et qu’on prend le temps d’apprendre à remplir des formulaires. Lire/écrire/communiquer une adresse est un savoir de base fondamental apte à favoriser l’autonomie dans les services administratifs[5]. Mais cette focalisation didactique est aussi possiblement une forme de projection (et d’injonction silencieuse) de la société d’accueil sur ce public d’être efficace dans les services et les institutions, de « se plier » aux institutions, de perpétuer et peut-être, dans certains cas, de faciliter ce contrôle social que j’ai mentionné plus haut.
2. L’entretien de bilan sociolinguistique et professionnel
Les entretiens étudiés se déroulent dans le cadre des plateformes linguistiques[6] situées en région Auvergne-Rhône-Alpes et plus particulièrement dans la métropole lyonnaise où on en compte une douzaine. Les personnes accueillies par les professionnels de la plateforme peuvent résider en zone relevant du programme QPV (Quartiers et Politique de la Ville), être signataire du Contrat d’Intégration Républicaine (CIR) ou demandeur d’emploi. Elles sont orientées par des professionnels ou des bénévoles agissant dans le champ de l’insertion sociale, linguistique ou professionnelle.
L’entretien consiste à accueillir la personne, à retracer avec elle dans les grandes lignes son parcours de vie antérieur (scolarisation, formation, vie professionnelle principalement), à évaluer la situation de la personne, ses projets, ses besoins, les freins qui conditionnent sa situation et son projet, à évaluer également ses compétences linguistiques dans les quatre compétences langagières, et enfin à restituer ce diagnostic à la personne et l’orienter plus ou moins rapidement vers une formation linguistique qui correspond le mieux à ses besoins. La durée de l’entretien est variable, mais dans le contexte étudié, les entretiens durent en moyenne 25 minutes. La professionnelle rencontre en principe ces personnes une seule fois, mais peut être amenée à les revoir ou à leur téléphoner, notamment pour les avertir qu’une place dans la formation adéquate se libère. Elle s’appuie sur une fiche diagnostique contenant des rubriques comme « Situation administrative », « Situation familiale », « Situation socio-professionnelle », « Mobilité », « Santé », « Formation », « Expérience professionnelle » et une « Synthèse » des compétences linguistiques. Elle s’outille d’un document qui constitue une trame pour l’évaluation contenant les niveaux de référence et des indicateurs du CECR adaptés à la situation d’entretien (par exemple pour le niveau A1, l’indicateur « décline son identité (« nom, prénom, âge, nationalité, etc.) » ou encore pour le niveau A2, l’indicateur « exprime des projets à court, moyen, long terme »). Elle utilise également certains supports d’appui à l’évaluation en compréhension et production écrite (documents authentiques divers) donnant lieu à reconnaissance, lecture, selon le niveau estimé. L’oral est évalué durant la phase de l’entretien où la professionnelle pose un certain nombre de questions à la personne, comme son adresse. L’entretien a donc une double visée articulée : recueillir/évaluer des informations sur la situation de la personne (ses possibilités, ses projets, ses compétences, ses besoins) et évaluer les compétences langagières, ce qui configure en partie les stratégies d’action et de discours des deux partenaires de l’échange.
3. Méthodologie de la recherche
Rappelons tout d’abord l’objectif de cette étude. Il s’agit, dans une « rencontre située », d’observer et de décrire l’activité des deux personnes quand il est question de communiquer autour d’un topic comme l’adresse des personnes. Quels enjeux se dessinent derrière cette activité, aussi bien du point de vue de la personne non lectrice/scriptrice (ses stratégies, ses difficultés, ses compétences, ses « réactions ») que du point de vue du professionnel, ses stratégies de communication, d’évaluation et d’action, compte tenu du caractère potentiellement vulnérabilisant de cette évaluation de l’écrit pour des personnes non ou peu lectrices/scriptrices. La focalisation sur l’adresse constitue en quelque sorte, dans cette “étude”, un miroir grossissant de toute la problématique de l’alphabétisation et des réponses construites en situation de la part des professionnels.
3.1. Le positionnement théorique et méthodologique
Cette recherche s’inscrit dans un paradigme du type « naturalistic inquiry » ou recherche compréhensive inductive et empirique. Les traces de l’activité telle qu’elle se déploie lorsque son enjeu est d’ordre littératique et que le topic est l’adresse, constituent nos observables. L’activité pourrait être définie comme l’intrication, dans une interaction sociale, entre intention, corps, expérience, action, relation et langage (Barbier & Durand, 2017). Pour donner corps à ce concept d’activité, nous nous appuyons sur une perspective interactionnelle (Filliettaz et al. 2008) appliquée au champ de l’éducation (Rivière & Blanc, 2019), impliquant par conséquent des modes de recueil et d’analyses à partir de données situées. Cette perspective donne alors accès à l’activité langagière multimodale et à ses ressources (activité de discours et d’interaction, gestion du topic, activité corporelle, activité matérielle et pratique), à la séquentialité de l’activité (son déploiement dans le temps), ainsi qu’à son intersubjectivité (formes d’engagement, de participation et d’ajustement, rapports de place).
Les données ont été recueillies de manière située, sans qu’elles soient sollicitées pour la recherche. Cette démarche data-first et data-driven, d’inspiration ethnographique, implique une posture de description-compréhension-interprétation d’une activité communicative et multimodale associée à l’analyse des enjeux de littératie dans cette situation d’entretien. Les données ont été en partie analysées par le groupe de chercheures et professionnelles impliquées dans le projet ECAEST et les analyses construites ci-dessous sont en partie le fait de l’équipe, lors des réunions régulières que nous organisons (format data session, lectures de transcription, discussion de situations « problématiques », retours d’expérience sur les entretiens ou la formation filmés) et d’où se dégagent des formes d’interprétation conjointement construites.
3.2. La construction des données
Les données filmées ont été recueillies par la professionnelle elle-même. En effet, le projet ECAEST s’est construit selon une logique de co-élaboration la plus étroite qu’on puisse espérer entre professionnels et chercheurs associés dans le projet. Plusieurs « lieux » de cette co-élaboration dont celui du recueil de données, jalonnent la recherche. Nous sommes parties du principe que la professionnelle avait la meilleure « place » pour décider quelle personne pouvait être filmée et comment. Elle a ainsi pu expliquer aux personnes choisies la démarche de recherche, et recueillir leur consentement. Six entretiens ont été filmés d’avril à juin 2021, avec une caméra 360 degrés « petit cube » peu voyante et disposée à égale distance des deux interlocuteurs assis face-à-face.
Figure 1 : dispositif filmique (avec caméra 360°)
Ce dispositif a minimisé le caractère invasif de la caméra (un cube jaune de 10 cm de côté), tout en captant les faits et gestes autour de la table. La professionnelle a filmé les personnes qu’elle a su d’emblée estimer comme jamais ou très peu scolarisées, grâce à l’orienteur, mais aussi grâce à un premier contact téléphonique ou de visu avec la personne reçue pour fixer un rendez-vous, pendant lequel la professionnelle perçoit à travers certains signes ou conduites cette situation. Les données ont été ensuite transcrites à partir d’un modèle adapté des normes ICOR, propres au laboratoire ICAR. Les vidéos s’accompagnent des traces des productions écrites des personnes quand il y en a, des fiches diagnostiques appelées « trame d’entretien » et de la « trame d’évaluation » répertoriant les descripteurs de compétence adaptés et les niveaux du CECR, cochés. Nous focalisons en particulier sur deux personnes reçues en entretien qui ont des conduites inverses dans la communication orale (données personnelles) et écrite (évaluation diagnostique des compétences en littératie).
4. Communiquer son adresse personnelle : corps, habiletés et stratégies entre oral et écrit
Comme nous le disions supra, l’adresse est une information de tout premier ordre dans les relations institutionnelles. Dans les premières minutes de l’entretien, la professionnelle demande à la personne son adresse, en s’appuyant sur la trame du formulaire. Observons les différentes stratégies de la personne reçue et de la professionnelle à ce moment.
4.1. L’adresse durant la phase de bilan socioprofessionnel
4.1.1. Madame A. (MA)
Cette personne (notée MA dans les transcriptions) a été scolarisée deux ans dans son pays d’origine, un pays du Maghreb. Elle a 56 ans, elle est en France depuis 6 mois. Il s’agit de l’entretien 6 ; il se déroule le 10 juin 2021[7].
(01:40 à 2:29)
35 |
P |
d’accord . d’accord très bien . votre vous connaissez votre adresse/ |
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36 |
MA |
oui (recule et resserre légèrement les coudes autour de sa taille)
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37 |
P |
oui |
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38 |
MA |
(1 :44) euh (les yeux se tournent de côté) . euh hm euh attendez (mains jointes et petit geste de battement) (1 ;47)
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(pendant ce temps, la professionnelle regarde la personne, stylo très proche de la feuille) (1 :47)
La professionnelle hausse légèrement les sourcils et acquiesce avec un hochement de tête pour accueillir sa réponse lorsque la personne dit 53. Elle maintient constamment son regard vers la personne. Puis elle penche la tête vers le formulaire et s’apprête à écrire lorsque la personne dit « croizat »
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39 |
P |
c’est pas grave |
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40 |
MA |
(petit rire) . euh (ferme les yeux). Cinquante-trois cinquante-trois |
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41 |
P |
oui |
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42 |
MA |
(les yeux se tournent vers le côté) euh . euh . cinquante-trois .. peu- pa- . (murmure et baisse la tête) cinquante-trois . (change ses bras de position, un bras levé touche le visage et remonte la tête) euh . croizat (t prononcé) (2 : 15)
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43 |
P |
boulevard ambroise croizat
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44 |
MA |
boua boua oui . (ambroi croisette) |
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45 |
P |
d’accord très bien |
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46 |
MA |
(ambroi croisette) (plus bas) |
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47 |
P |
à VILLE/ |
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48 |
MA |
à ouais . à VILLE |
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49 |
P |
d’accord très bien . et euh . votre mari travaille/ |
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Le tour de parole 35 (début de l’échange sur l’adresse) fait suite à une série de cinq questions posées et auxquelles la personne reçue répond sans problème (date d’arrivée en France, situation familiale, nombre d’enfants, nationalité, âge). La professionnelle pose une question indirecte (« vous connaissez votre adresse ») se fondant potentiellement sur le présupposé que cette personne est depuis peu en France et qu’elle ne la connait peut-être pas encore. Elle tente donc de lui demander, puisqu’il s’agit d’évaluer les capacités langagières et cognitives. Entre les tours de parole 38 et 42, la personne prend 31 secondes pour énoncer le numéro et le nom de la rue. Pendant ce laps de temps, la professionnelle rassure la personne, minimise ses hésitations verbalement et corporellement (« c’est pas grave » ; hochement horizontal de la tête et yeux fermés ; ton plus bas sur la fin de l’énoncé) et valide les éléments de réponse de la personne (cinquante-trois) l’invitant à poursuivre. Elle maintient par ailleurs le regard sur la personne pendant toute cette durée, ainsi que sa posture corporelle d’écriture. C’est quand la personne dit « Croizat », que la professionnelle comprend et situe l’adresse. Elle aide alors MA en reformulant l’adresse exacte et en lui demandant confirmation que c’est bien à VILLE. Au tour 43, cette inclination de la part de la professionnelle à énoncer l’adresse complète vise à ne pas laisser la personne dans la difficulté d’avoir à énoncer entièrement son adresse, de soulager ainsi son effort cognitif en ne lui demandant plus que de valider l’information complète. De même, le maintien du regard sur la personne pendant tout le temps de sa recherche peut être interprété comme l’indice d’une écoute active, maintenue même si la personne ne sait pas répondre, ce temps de recherche de l’information n’étant pas pour la professionnelle, du temps perdu. Bien au contraire. Les nombreux signes multimodaux produits par la personne reçue (resserrement des coudes, silences, mouvement des yeux sur le côté, la tête baissée, l’énonciation de « attendez », le caractère progressif des informations données) montrent bien que la tentative d’énoncer son adresse est couteuse pour la personne. Elle cherche, se concentre, produit un effort pour donner son adresse, qu’elle connait, mais dont la mémorisation et la prononciation ne sont pas encore assurées. La consonance du prénom et du nom de rue (Ambroise Croizat) sont peu aisées à prononcer ensemble, ce que la personne essaie à deux reprises pour elle-même (TP44 et 46), l’intensité de la voix baissant au tour 46. Cette personne ayant peu de capacités de lecture et d’écriture ne peut que s’appuyer sur sa mémoire. Si elle avait eu à dire « Rue 3, au 53 », on peut imaginer que cela lui aurait posé moins de difficultés de prononciation et de mémorisation. Les noms de rue basés sur des personnages connus montrent ici leurs limites pour des personnes arrivantes, non francophones. En effet, ce qui est pertinent ici, ce qu’elle recherche en mémoire, c’est bien la partie nom propre de son adresse, alors que les mots « rue » ou « boulevard » pouvaient être un bon début, mais ne sont pas suffisants.
4.1.2. Monsieur T. (MT)
Cette personne (notée MT) est en France depuis 2016, n’a jamais été scolarisée, est d’origine sub-saharienne et francophone. Elle a 47 ans. Il s’agit de l’entretien 3, le 19 avril 2021.
(2 :34 à 2 :43)
29 |
P |
oui (hoche la tête) . d’accord (tourne sa fiche) . très bien . votre adresse |
30 |
MT |
c’est NUMERO boulevard NOM DE RUE CODE POSTAL VILLE |
31 |
P |
d’accord . impeccable (regarde sa fiche) donc du coup . vous avez des enfants / |
La question sur l’adresse est la septième question posée après le nom et le prénom, la nationalité, le lieu de travail, l’activité professionnelle. L’adresse est donnée par MT sans hésitations, sans aucune modification du comportement corporel ou langagier. Il l’énonce comme si elle pouvait être écrite, ce qui est notable puisque cette personne, comme nous le verrons ci-dessous, ne sait pas écrire son adresse. La réponse de MT est donc plutôt d’ordre formel. Les informations sont par ailleurs données dans le bon ordre et sont complètes. La mémorisation conduit ici à une interaction efficace et les deux interlocuteurs ne s’arrêtent pas sur le sujet. La professionnelle, à travers l’adjectif axiologique « impeccable » exprime une validation d’un savoir-faire oral évalué puisque l’information a été obtenue facilement et a été énoncée clairement et complètement.
4.2. L’adresse comme outil de (co)évaluation diagnostique de l’écriture encodage
La situation de bilan sociolinguistique et professionnel comporte un volet d’évaluation des compétences littératiques des personnes. Évaluer la capacité à remplir un formulaire d’identité (nom, prénom, date de naissance, adresse, nationalité, date d’arrivée en France) constitue un premier moyen souvent utilisé pour estimer les besoins et saisir où se situe la personne dans sa pratique de la littératie, dans ses repères spatio-temporels les plus essentiels, mais aussi pour observer des conduites dans l’activité de décodage, d’encodage et de graphisme[8].
4.2.1. Monsieur T.
Alors que nous avons vu, dans l’entretien 3, que MT sait parfaitement énoncer son adresse à l’oral, il en va autrement de l’écrit. L’introduction du support ou de l’outil d’évaluation de la production écrite intervient à la septième minute de l’entretien, après que la professionnelle ait fait le point sur la situation de MT. Elle commence par l’interroger sur les formations de français déjà suivies en France, ce qui donne l’occasion à la personne elle-même de relater les conditions dans lesquelles elle a déjà appris un peu à lire et à écrire dans le pays d’origine (TP96), de faire le lien entre ces apprentissages et ceux une fois arrivés en France. Il entame un début de diagnostic de ses compétences, comme on le voit au tour de parole 91 à 96 ci-dessous.
Il a eu de premiers contacts avec l’écrit avec les « notou », dont nous n’avons pas réussi à élucider de qui il s’agissait. Nous supposons qu’il s’agit de l’école coranique, mais sans aucune certitude. Il estime avoir appris « un peu » ou « un peu un peu », ce qu’il quantifie d’un geste, et en même temps « pas beaucoup », ce qu’il impute au fait que « ils sont pas formés ».
Entretien 3 (de 7 : 12 à 13 : 50)
91 |
P |
d’a::ccord (note) d’accord (tourne sa feuille) alors du coup ce que je vous propose . c’est que je vais vous (fait la forme d’un objet arrondi avec ses mains) montrer (cherche un document sur son bureau) des choses à faire en écriture et puis vous allez me dire ce que vous arrivez à faire ou pas (hochement de tête et yeux qui roulent) |
92 |
MT |
(lents hochements de tête de droite à gauche et rire) d’accord (bouge ses clés qui sont sur la table) |
93 |
P |
si c’est difficile c’est pas grave (fouille dans ses papiers) |
94 |
MT |
non non c’est (penche la tête) |
95 |
P |
(fouille toujours dans ses affaires) vous me dites oh c’est trop difficile et puis on verra . et du coup quand vous avez été à ORGANISME DE FORMATION ça s’était bien passé/ |
96 |
MT |
[pendant ce temps P hoche la tête continuellement] oui :: bon (penche la tête à droite puis à gauche) hum (soulève la main et la bouche de droite à gauche) xxx pour là-bas pour faire apprendre un peu parce que c’est très compliqué quoi parce que (lève les avant-bras coudes posés sur la table et accompagne son discours de mouvements de ses mains) moi j’avais fait la l’école [oui] mais j’ai ils sont ils sont je vais avec les *notou* (mains qui se dirigent vers la droite) parce que lui . même ils sont pas formés mais ils sont ils sont prendre un peu un peu lire un peu écrire un peu (gestes de main qui égrènent quelque chose d’invisible) mais quand même bon: j’ai pris un peu un peu (joint et disjoint pouce et index exprimant une petite quantité) mais pas beaucoup (mains jointes et croisées devant visage) |
97 |
P |
oui (hoche la tête) oui oui je comprends . alors je vous montre ça (prend la feuille formulaire) vous allez me dire si vous arrivez ou pas (tend la feuille) vous voyez c’est comme un papier qu’on remplit nom prénom tout ça |
98 |
MT |
ça c’est nom (pointe sur la feuille) |
99 |
P |
voilà: (jette un coup d’oeil tout en notant des choses sur la fiche) (MT prend le stylo à 8 :12 et écrit son nom et son prénom) |
100 |
MT |
(à voix basse à 8 :51) adresse (puis s’arrête d’écrire, tourne son stylo entre ses doigts) |
101 |
P |
(regarde MT puis baisse la tête vers sa fiche) (à 9 :14) ce qui est compliqué vous pouvez laisser hein |
102 |
MT |
MT (ne répond pas, le stylo est levé au-dessus de la feuille mais il n’écrit pas) ça c’est date de naissance / (à 10 :30) |
103 |
P |
oui très bien oui c’est ça [oui] (acquiesce de la tête) hum hum .. (met la fiche de côté et prend l’ordinateur) pendant que vous faites ça moi j’essaie de regarder s’il y aurait quelque chose . des formations pour vous (MT ne modifie pas du tout son comportement corporel) |
104 |
MT |
(MT pointe de temps en temps le stylo sur un élément de la feuille et chuchote) à 11 : 39 (très très bas) soixante-neuf soixante-neuf (à 12 : 03) soixante-neuf (écrit NUMERO à 12 : 21 ) (à 12 :24) soixante-neuf euh: (écrit B à 12 : 29) (à 12 : 46) soixante-neuf (à 12 : 51 pointe la feuille avec son majeur gauche) (à 12 : 59 tout bas) soixante-neuf (à 13 : 34 relève le buste et le regard) ça c’est très compliqué l’adresse là (pointe avec le stylo sur le papier) |
105 |
P |
c’est pas grave du tout . vous me l’avez déjà donné par oral donc ça me va très bien (pose sa main sur le dossier) |
106 |
MT |
ouais |
107 |
P |
déjà que vous ayez rempli ce que vous avez rempli (main à plat dans l’air qui se retourne) [oui] ça me montre bien de quoi vous avez besoin pour heu la formation |
108 |
MT |
oui |
Figure 2 : Production écrite de MT pour l’item « adresse » du formulaire à compléter
La professionnelle introduit l’activité en en euphémisant et en en simplifiant la nature évaluative (« je vais vous montrer des choses à faire en écriture »), en focalisant davantage sur l’activité comme essai. Elle lui propose également à trois reprises de participer à cette évaluation en ayant la possibilité de se positionner par rapport à celle-ci (TP 91 : « vous allez me dire ce que vous arrivez à faire ou pas », TP 95 : « vous me dites oh c’est trop difficile et puis on verra » ; TP 97 : « vous allez me dire si vous arrivez ou pas »). De plus, le formulaire est nommé de telle sorte que MT puisse l’associer à un script d’écriture connu (TP97 : c’est comme un papier qu’on remplit »). La professionnelle pose ainsi des conditions propices et potentiellement rassurantes à la réalisation de l’évaluation, permettant à la personne d’être aussi en position d’action au regard de cette évaluation.
Vient ensuite le moment pour MT d’écrire son nom et son prénom. Au TP100, à 8’51’’, il tombe sur la catégorie adresse du formulaire, qu’il énonce pour lui-même, à voix basse. Il a donc décodé le terme, même s’il n’écrit pas effectivement son adresse. Ce moment dure jusqu’à 13’34’’, soit environ 5 minutes. Durant ce laps de temps, la professionnelle voit que MT ne note rien et lui propose de ne remplir que ce qu’il sait. Puis à 10’30’’, il remplit le prochain item « date de naissance » en demandant d’abord la confirmation à la professionnelle. Il revient ensuite à l’item adresse où il n’écrit que le numéro et le B de boulevard, en majuscule. Il sépare bien le numéro et la lettre. Durant toute la phase d’écriture, il exprime les tentatives d’écriture en chuchotant « 69 », ce qui peut s’apparenter à de la subvocalisation (ou vocalisation silencieuse) associée à de l’auto-répétition (le chiffre 69 est répété 5 fois), fonctionnant d’un point de vue psychocognitif comme une recherche en mémoire de la suite visuelle et graphique de l’adresse[9], montrant ainsi qu’il essaie bien de partir de l’oral connu pour aller vers une forme écrite, mais sans succès, et de chercher les graphèmes correspondant au sons prononcés. Sur le plan corporel, durant ces cinq minutes, MT reste relativement figé, seule bouge la pointe du stylo, la main et une seule fois l’avant bras qui se lève un peu. Au moment où la professionnelle lui dit qu’elle regarde pendant ce temps les possibilités de formation, MT ne bouge pas du tout et reste concentré.
Enfin, devant l’impossibilité d’aller plus loin, MT évalue la difficulté (« l’adresse c’est compliqué »). La professionnelle minimise cette tâche d’écrire son adresse à la fois sur le plan de l’information (« vous me l’avez déjà donnée à l’oral ») et sur le plan de l’évaluation qu’elle place du côté du besoin et non du côté de la réussite/non réussite de la tâche (« c’est pas grave », « ça me montre de quoi vous avez besoin »).
4.2.2 Madame A.
MA montre plus d’aisance dans le geste graphique et l’activité d’écriture en autonomie, elle met moins longtemps à écrire que MT, mais l’adresse est l’information qu’elle écrit en dernier dans le formulaire.
(04 : 44 à 10 :10)
101 |
P |
d’accord super très bien . alors est ce que vous savez (mime le geste d’écriture) un petit peu écrire/ |
102 |
MA |
oui |
103 |
P |
oui |
104 |
MA |
hum |
105 |
P |
alors super j’vais vous donner ça . puis . vous allez me montrer . j’vous donne ça à faire |
106 |
MA |
hum |
107 |
P |
si vous arrivez c’est bien si vous arrivez pas c’est pas grave hein/ (donne le formulaire à MA) (05 :01) |
108 |
MA |
merci |
109 |
P |
voilà |
(MA et P écrivent chacune de leur côté en silence jusqu’à 06 :16, P soutient du regard par intermittence ce que fait MA).
(à partir de 06 :16 jusqu’à 07 :02, MA demande de l’aide pour compléter sa date de naissance que nous ne reportons pas ici) puis l’écrit. P valide par un « voilà très bien»). (…)
122 |
MA |
(7 :02) adresse (murmure [krwazat] [skãtrwa] et écrit) |
(07 :14)
|
123 |
P |
(07 :13) si c’est un peu difficile (fronce les sourcils et penche la tête de côté) l’adresse c’est pas grave (geste de la main droite) (07 :14) |
|
124 |
MA |
ouais ouais |
|
125 |
P |
hein/ |
|
126 |
MA |
ouais l’adresse:: euh |
|
127 |
P |
du coup vous habitez par là-bas/ (pointe le mur derrière elle) |
|
128 |
MA |
xxpouloir aneuh Croizat 53 |
|
129 |
P |
oui |
|
130 |
MA |
xxxx (en arabe pour elle-même en baissant puis en se tenant la tête) |
|
131 |
P |
déjà si (mime l’écriture) vous écrivez Croizat ou cinquante-trois juste cinquante-trois déjà c’est bien écrivez des morceaux d’adresses |
|
132 |
MA |
hum xx |
|
133 |
P |
c’est mieux que |
|
134 |
MA |
an proi amproi / |
|
135 |
P |
oui |
|
136 |
MA |
croizat /(prononce le T) |
|
137 |
P |
oui |
|
138 |
MA |
cinquante trois / |
|
139 |
P |
oui |
|
140 |
MA |
hum |
|
141 |
P |
voilà |
|
142 |
|
(écrivent en silence jusqu’à 00:08:41) |
|
Figure 3 : Production écrite de MA pour l’item « adresse » [10] du formulaire à compléter.
La phase de production dure environ trois minutes. Comme lors de la phase de recueil d’informations personnelles, P demande si MA sait écrire, et non lui propose d’écrire directement. Cette question semble confirmer notre hypothèse. P présuppose très peu de savoir-faire littératiés chez cette personne au départ. Elle lui confie alors une tâche d’écriture (« je vous donne ça à faire ») et prend également des précautions quant aux attentes posées et rassure (« c’est pas grave »). Durant la phase d’écriture, là-aussi P regarde beaucoup l’activité de la personne, son geste graphique, sa production, tout en faisant autre chose en même temps (par exemple le diagnostic à chaud de la compétence orale grâce aux échanges précédents)[11]. Puis l’item de l’adresse donne lieu à quelques échanges, initiés à la suite d’une hésitation de MA en 126 et amenant P à montrer la direction de son domicile en gestualisant (TP127), et MA à l’oraliser. Le recours à la gestuelle référant à une direction spatiale « physique » ne fait pas l’objet de « prise » de MA tout occupée à énoncer oralement les éléments de son adresse puis à en opérer une conversion graphique (graphèmes, mots). Tout comme MT, l’adresse demande de chercher en mémoire la représentation graphique, voire orthographique de l’input sonore qu’elle produit elle-même et dont elle demande la validation auprès de P (TP 128, 134, 136, 138). MA écrit le numéro, le nom propre, mais pas la voie (boulevard). Cette difficulté n’échappe pas à P, qui anticipe et propose une « solution » : écrire des morceaux d’adresse (TP131). La production finale montre que le son [wa] est écrit OU dans Ambroise et Croizat. Le son [wa] compris dans 53 est écrit en chiffres et ne pose pas de problème par conséquent. Les sonorités répétitives [wa], [a] et [R] et [z] de l’adresse de cette personne « cinquante-trois Boulevard Ambroise Croizat » ne facilitent pas le découpage distinctif en phonèmes et leur scription en graphèmes. MA focalise toute son attention et sa concentration sur « Ambroise Croizat » laissant de côté le type de voie. Elle produit un écrit phonétique pour « Ambroise » et presque orthographique pour « Croizat ».
5. Discussion et conclusion
Que nous apprennent toutes ces analyses ? Que peut-on en dégager du point de vue de l’activité des personnes ?
5.1. L’adresse et l’activité sociocognitive de la personne
Si nous reprenons les caractéristiques linguistiques de l’adresse, et en particulier les lois d’informativité et d’exhaustivité, nous constatons des différences de performance entre les deux personnes en situation d’alphabétisation. MT, francophone et résident depuis cinq ans en France, est complet et exhaustif à l’oral. Il démontre une certaine habitude des attentes quant à la manière de décliner son adresse dans des situations institutionnelles où les personnes savent très bien le poids que représente l’écrit et ses incidences possibles sur le parcours d’insertion. En revanche pour l’écrit, ses capacités et ses compétences en conscience phonographique sont très peu développées. Pour MA, même si elle n’est pas complète dans l’énonciation des informations et que cela lui coute sur le plan cognitif, elle parvient avec l’aide de la professionnelle à donner son adresse à l’oral comme à l’écrit.
Pour les deux personnes, la mobilisation cognitive pour écrire son adresse est importante. Elle s’observe par des conduites corporelles d’effort, d’attention soutenue ou de figement corporel dans l’activité d’écriture, par le temps consacré à se remémorer les informations et à encoder. Cette mobilisation est très visible du fait de l’enjeu d’évaluation dont les personnes ont connaissance.
Nous observons ainsi les différences entre le traitement oral et le traitement écrit de l’adresse, du point de vue psychocognitif. Les processus de recherche en mémoire et d’association phonème-graphème se concrétisent ici par des conduites langagières (autolangage et auto-répétition) certes déjà connues[12], mais intéressantes à observer avec des adultes allophones en situation d’alphabétisation. Le processus d’encodage en train de se faire, réussissant (MA) ou échouant (MT), donne un bon aperçu du cheminement à opérer sur le plan de l’entrée dans l’écrit et des besoins de ces deux personnes. Ces phénomènes ne sont certes pas liés à l’objet linguistique de l’adresse.
Néanmoins, on peut aussi souligner que l’adresse telle qu’elle se caractérise en France, constitue un texte de communication où les références culturelles repérables (nom propre ici) peuvent représenter un objet linguistique difficile. L’écriture du nom de rue (ici Ambroise Croizat) dont le référent reste abstrait, ne facilite pas le travail phonographologique, d’autant plus pour ce nom de rue spécifiquement dont les mêmes sonorités se répètent et sont peu distinctives. Pour la personne en situation d’alphabétisation, le point d’appui est difficile à trouver, d’autant plus si elle est nouvelle arrivante.
5.2. L’accompagnement de la professionnelle
La dimension évaluative de la situation d’entretien, est potentiellement vulnérabilisante pour la personne reçue. Les multiples entretiens évaluatifs par lesquels elle passe dans son parcours d’insertion et la nécessité de « faire preuve », la honte ou la peur de ne pas savoir dire et écrire (notamment son adresse) peuvent être des facteurs de vulnérabilité dans ces situations. L’activité du professionnel, ses savoir-faire sont alors déterminants. Qu’observons-nous de ce point de vue dans ces deux situations analysées, celles concernant précisément la phase d’évaluation des compétences en littératie dans la tâche de remplir un formulaire d’identité ?
Tout d’abord, lors de l’introduction de la tâche, la professionnelle produit de nombreux signes de minimisation et de précaution quant au but et à la caractéristique de la tâche. À travers les échanges, mais également à travers les choix de supports sélectionnés[13], elle en donne un sens qui place cette tâche comme 1) un moyen de comprendre les besoins de la personne, non pas de tester les compétences littératiques stricto sensu, 2) comme une activité où on essaie, 3) comme une activité où la personne peut être actrice de l’évaluation.
Ensuite, pendant l’exécution de la tâche, elle ne laisse pas complètement la personne en autonomie et apporte un guidage en fonction de ce qu’elle perçoit durant la tâche. Nous avons souligné le rôle prégnant du regard, à la fois dans l’échange (écoute active) et durant les moments où la personne écrit. P soutient l’écoute et soutient l’écrit. D’un côté, la professionnelle laisse à la personne le temps de chercher (et jauger ses habilités) en soutenant l’écoute et en minimisant la difficulté et d’un autre côté, elle lui offre un palliatif par exemple quand MA n’a plus qu’à confirmer l’adresse. La professionnelle produit beaucoup de « signes » d’attention à sa réponse, d’atténuation de la difficulté possible. Elle guide ainsi la réalisation et l’effort, de différentes manières : par des validations sollicitées par la personne, par une pleine place donnée à l’approximation de l’information (des morceaux d’adresse).
L’étude de l’adresse personnelle et de son écriture, dont nous avons souligné également la complexité qu’elle peut représenter comme objet de littératie, nous a permis d’aller vers une caractérisation plus fine des situations d’interaction avec des personnes en situation d’alphabétisation, et des enjeux de littératie qui y sont liés.
L’auteure remercie le LABEX ASLAN (ANR-10-LABX-0081) de l'Université de Lyon pour son soutien financier dans le cadre du programme français "Investissements d'Avenir" géré par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).
Références
Adami, Hervé, Les documents authentiques dans la formation linguistique des migrants : pratiques pédagogiques et contraintes institutionnelles. Mélanges CRAPEL n°21, 2009.
Aguilar, Marion, Ma Clé Alpha. Paris : Retz, 2017.
Balas, Bernard, La copie de texte comme outil d’évaluation des représentations de la langue écrite par l’adulte dans son parcours d’apprentissage, Revue LIDIL n° 45, 2012, https://doi.org/10.4000/lidil.3164
Barbier, Jean-Marie, & Durand, Marc, Encyclopédie d’analyse des activités, Paris : PUF, 2017.
Barton, David & Hamilton Mary, La littératie comme pratique sociale, Langage & société n° 133, 2010, p. 45-62, Editions MSH,. https://doi.org/10.3917/ls.133.0045
Filliettaz, Laurent, L’analyse des interactions. Dans Laurent Filliettaz, Ingrid de SaintGeorges, Barbara Duc (dir.), Vos mains sont intelligentes ! » Interactions en formation professionnelle initiale. Les Cahiers de la section des sciences de l’éducation, n° 117. Université de Genève, 2008.
Fourquet, Jérôme, La France d’après. Paris : Seuil, 2002.
Grice, Herbert Paul, Logique et conversation. Communications n°30, 1979, p. 57-72. Paris : Seuil-EHESS.
Lieury, Antoine, Psychologie de la mémoire. Histoire, théories et expériences. Paris : Dunod, 2021.
Maingueneau, Dominique, Analyser les textes de communication. Parid : Dunod, 2016.
Rivière, Véronique & Blanc, Nathalie (dir.), Observer la multimodalité en situations éducatives : circulations entre recherche et formation. Lyon : ENS Editions, 2019.
Smith, Dorothy, L’ethnographie institutionnelle. Paris : Economica, 2005/2018. Sarangi, Skirant, Mind the gap : « communicative vulnerability and the mediation of linguistic/cultural diversity in healthcare settings. In C. Hywel (ed.) Multilingualism and Development, London: British Council, 2017, p. 239-258.
Notes
[1] Projet ECAEST : Etude des CAtégorisations de l’ESpace et Temps dans des pratiques interactionnelles multimodales chez les adultes allophones non alphabétisés https://aslan.universitelyon.fr/projet-ecaest-203708.kjsp
[2] Par exemple, dans la méthode Ma Clé Alpha (2017), on retrouve l’adresse dans différents supports d’apprentissage, plus ou moins authentiques, (plaques de rue, état civil, flyer, formulaire, carte de visite), didactisés ou non, dans 14 unités sur 29 au total, soit la moitié des unités du manuel.
[3] Je remercie Hugues de Chanay, collègue au département des Sciences du Langage de l’université Lyon 2, avec qui j’ai échangé sur cet objet linguistique, qui m’a beaucoup aiguillée et qui m’a lue. Il m’a notamment fait connaitre l’odonymie, la science des noms de rue, comme branche de la toponymie, via un ouvrage de J. Fourquet (2002), La France d’après, Seuil, où est évoqué le télescopage historicoculturel entre certains noms de rue référant à des événements ou des acteurs de l’histoire française et certaines pratiques culturelles actuelles qui prévalent dans ces mêmes rues aujourd’hui, où réside une population immigrée dense.
[4] Des bornes jalonnent les routes où sont inscrites à chaque kilomètre.
[5] Adami (2009) déplore cependant que le document « formulaire » soit souvent simplifié dans les situations didactiques et interroge du même coup ce qu’est le caractère simple et complexe de tout document authentique.
[6] Ces plateformes peuvent porter des noms différents dans d’autres régions.
[7] Conventions de transcription :
/ Ton montant ou descendant
(rires) Données non verbales ou commentaire du transcripteur
. pause
xxx Segment incompréhensible
:: Accentuation
oui Chevauchement de paroles
[oui] Intégration de la parole de l’interlocuteur dans la transcription des paroles du locuteur
Toutes les données d’information personnelle ont été anonymisées, sauf le nom de la rue de Madame A, significatif dans la présente étude.
[8] L’encodage est l’activité d’écriture utilisant le principe alphabétique pour coder les sons de la parole (lien phonographique) et le décodage est l’activité de lecture consistant à mettre en sons les mots écrits (lien graphophonétique).
[9] Certaines études en psychologie cognitive montrent, par expérimentation, lors d’une activité de lecture, que la suppression de la subvocalisation forcée lors de la lecture a une influence fortement négative sur la mise en mémoire de données visuelles et auditives (Lieury, 2021). On peut supposer les bénéfices également pour l’écriture, l’autolangage fonctionnant comme outil de recherche en mémoire des graphèmes associés aux phonèmes subvocalisés.
[10] Dans un souci d’anonymisation, nous avons exclu le numéro réel de la rue que cette personne a écrit. Mais elle écrit bien à la suite de Croizat le bon chiffre, dont la sonorité est proche de 53.
[11] La tâche d’écriture de l’adresse dure 1’31’’. La professionnelle regarde MA, sans lui parler, durant 19 secondes. La tâche d’écriture dure au total 5’5’’ et le regard de la professionnelle est posé sur MA (en excluant les phases d’échange verbal) durant 1’42’’.
[12] Cf. Balas (2012) pour la copie et Lieury (2021) pour la lecture.
[13] Ces supports ne sont pas toujours les mêmes, l’ajustement à la personne décidant en quelque sorte, ce qu’il est opportun d’évaluer et comment, dans la situation présente.