Afin de faciliter la lecture de ce texte, nous avons employé le masculin comme genre neutre pour désigner aussi bien les femmes que les hommes.
Introduction
Problématisation
Cet article s’intéresse aux compétences et stratégies des personnes non ou peu scolarisées et non ou peu francophones lorsqu’elles doivent se déplacer dans la ville à leur arrivée dans le pays d’accueil et notamment dans la métropole de Lyon, lieu de notre[1] projet de recherche.
À Lyon, en 2022, environ 13 % des adultes migrants n’ont pas été scolarisés dans leur pays d’origine, ou très peu. Ils ne maîtrisent pas les compétences littéraciques qui comprennent l’agir social en lien avec la maîtrise de la lecture-écriture[2]. Ces personnes en situation d’alphabétisation ne maîtrisent parfois pas suffisamment l’oral en langue cible pour s’appuyer sur ces compétences dans le processus d’acquisition de l’écrit ou dans leurs expériences de mobilité.
Comme le mentionne Tabbal Amella (2013), il existe peu de littérature sur le processus d’acquisition des compétences littéraciques des adultes migrants non ou peu scolarisés (Adami, 2020 ; Leclère M., Le Ferrec L., 2018 ; Adami et Leclercq, 2012). À notre connaissance, la question de la mobilité et des stratégies pour se déplacer sans compétences en lecture pour ce public spécifique n’est que peu étudiée (Rivière et al., 2024). Par ailleurs, il existe peu d’outils pédagogiques destinés aux formateurs pour travailler sur les compétences alliant littératie et mobilité.
Le projet ECAEST
De janvier 2021 à mars 2022, au laboratoire ICAR à Lyon, une petite équipe dirigée par Véronique Rivière se regroupe régulièrement autour du projet ECAEST (Étude des CAtégorisations de l’ESpace et Temps dans des pratiques interactionnelles multimodales chez les adultes allophones non alphabétisés). Constituée de praticiennes de terrain (Association Langues Comme Une[3]) et de chercheures (laboratoire ICAR, Lyon), l’équipe s’est intéressée aux stratégies que des personnes non scolarisées et non alphabétisées mettent en place pour organiser et effectuer leurs déplacements dans la ville. Ce projet de recherche avait pour objectif, entre autres, d’entamer une réflexion sur les supports et activités pédagogiques spécifiques utiles en formation pour favoriser la compétence de mobilité.
Les constats issus du terrain
Nous nous sommes intéressées à la mobilité suite à de nombreuses observations de terrain émergeant notamment de l’expérience des professionnelles du projet ECAEST et soulevant des difficultés vécues par des personnes suivant des cours alphabétisation pour se rendre à des rendez-vous. Les difficultés se situaient notamment dans la lecture des affichages et panneaux de signalisation, des nom des rues et toutes formes graphiques et représentations sémiotiques et culturelles présentes dans l’espace urbain (Lynch, 1960, Barthes, 1985, Mondada, 2000). La préparation d’un rendez-vous soulève différentes problématiques : lire une adresse, identifier le lieu dans la ville et prévoir le trajet. D’autant plus que les personnes qui n’ont pas été scolarisées, et n’ont donc pas appris à écrire ne peuvent pas s’appuyer sur le « geste » de noter dans un carnet de rendez-vous, un agenda, et n’ont donc pas la possibilité de les consulter (Barré-de Miniac, 1994). Nous avons également observé qu’utiliser des plans papier ou des cartes interactives sur smartphone pour s’orienter ne faisait pas partie de leurs habitudes car requérait à la fois des compétences de lecture mais aussi nécessitait d’établir une relation entre la représentation 2D de la ville et la réalité.
Cadrage théorique : quelques définitions préalables
Questionner la mobilité quotidienne d’adultes migrants non-lecteurs non-scripteurs implique de se poser un certain nombre de questions sur les termes utilisés.
Tout d’abord, il nous semble que la notion de mobilité, partagée par de nombreuses disciplines, doit être définie. Dans notre contexte, la notion de mobilité peut être décrite comme « la facilité à se mouvoir, à changer, à se déplacer » (Bonerandi, 2004), d’un point géographique à un autre, dans la ville ou sa périphérie : avec les transports en commun, mais également à pied. Nous employons donc cette notion d’un point de vue géographique et urbain, et non d’un point de vue des flux migratoires (comme elle peut être parfois employée lorsqu’on parle d’adultes migrants).
Nous pouvons également nous interroger sur les types de déplacement qu’effectuent ces personnes. Nos données montrent par exemple que leurs déplacements sont principalement guidés par des « contraintes externes », « indépendantes de la volonté individuelle » (Ramadier, 2010) : rendez-vous administratifs et médicaux, en lien avec la demande d’asile, la formation, la scolarité des enfants…
Il nous semble également pertinent de nous intéresser à la notion de stratégie cognitive. En effet, les déplacements urbains comme se rendre à un rendez-vous administratif ou médical peuvent être envisagés comme étant des « tâches » à effectuer. Ces tâches sont identifiées par un individu comme des « problèmes pertinents à résoudre dans sa situation » (Cantor et al., 1987 : 1179) et pour lesquels chaque individu doit consacrer du temps et de l'énergie, au cours d'une période déterminée (Ibid.). Nous postulons que la résolution de ces tâches du quotidien, comme dans la situation d’apprentissage, peut s’accomplir grâce à des stratégies qu’un individu met en place. Dans le contexte d’apprentissage, la notion de stratégie cognitive est définit par Cyr (1998) comme un « ensemble d’opérations mises en œuvre par le sujet pour acquérir, intégrer, réutiliser (la langue cible) ». Pour Bereitner et Scardamalia (1987), les stratégies cognitives sont en quelque sorte des « facilitateurs procéduraux » car le fait de les mobiliser par le biais d’une ou plusieurs procédures va permettre l’accomplissement de la tâche. Par ailleurs, selon Klinger (1977, cité par Cantor et al.), les tâches que tout individu identifie ainsi que les activités associées à ces différentes tâches sont la plupart du temps effectuées de manière inconsciente, tout comme peuvent l’être les stratégies cognitives.
Les déplacements à pied, en transports en commun ou en transport individuel sont effectivement des tâches quotidiennes qui requièrent à la fois une « résolution de problème » nécessitant du temps, de l’énergie au cours d’une période déterminée : lire un plan de la ville, suivre un itinéraire sur une appli, retrouver une adresse sur un plan puis sur le terrain en situation « réelle ». Pour réussir à effectuer une tâche de mobilité, il faut donc mettre en œuvre des stratégies cognitives. Mais comment l’individu mobilise-t-il ces stratégies dans la ville ? Selon Ramadier, (2010 : 22), chaque personne possède une « histoire environnementale » qui lui a permis d’acquérir des prédispositions. Ainsi l’individu qui évolue dans l’espace urbain développe simultanément deux processus socio-cognitifs, d’abord la familiarisation avec l’espace géographique : nous nous approprions les attributs physiques et spatiaux de cet espace jusqu’à ce qu’ils deviennent signifiants. En même temps, nous décodons ce qui est signifiant dans l’espace urbain, grâce aux compétences cumulées acquises au cours de toutes nos expériences.
Cette expérience de vie et ce « décodage[4] » permettent donc à chacun de développer des stratégies de déplacements mais également d’enrichir son « histoire environnementale ». Même une expérience négative (par exemple, perdre son chemin) est une expérience d’apprentissage. Pour se déplacer dans l’espace urbain, les individus qui possèdent des compétences en littératie développent des stratégies cognitives en lien avec la lecture, en décodant des mots écrits sur des panneaux de signalisation, (voie phonologique de la lecture) ou bien en repérant des mots reconnus comme des formes globales, des silhouettes (lecture idéo-visuelle et voie lexicale).
Mais que se passe-t-il pour un individu qui ne maîtrise pas les compétences de lecture ? Quelle(s) stratégie(s) développe-t-il ? Peut-il mettre en œuvre un autre type de « décodage » ? Dans cet article, nous tentons de répondre à ces différentes questions.
Méthodologie de recueil de données
L’étude du projet ECAEST était à l’origine essentiellement constituée de données vidéos de séances de formation et d’entretien d’accueil en plateforme linguistique et socio-professionnelle. Mais très rapidement, au cours du projet, nous avons pris conscience que les résultats extraits de nos données pourraient avantageusement être enrichies par des témoignages des personnes migrantes en situation d’alphabétisation, par le récit de leurs expériences, de leur vécu et des ressources et stratégies qu’elles déployaient. Nous avons ainsi démarré un protocole de recueil de données complémentaire et enregistré des entretiens biographiques auprès de personnes adultes en situation d’alphabétisation. Cet article s’appuie sur l’analyse de données issues d’un corpus regroupant quatre entretiens biographiques qui décrivent les difficultés rencontrées lors de leurs expériences de mobilité dans la ville, les stratégies mises en œuvre et les sentiments et émotions vécus dans ces situations.
Dans le récit biographique, c’est le travail de la mémoire d’un individu qui se manifeste, c’est une partie des événements de sa vie, selon une suite de faits temporels et sur un sujet donné, qui est captée par le chercheur. Selon Delory-Momberger (2019 : 343), l’entretien biographique possède deux objectifs. D’abord, il doit permettre de « recueillir et d’entendre la parole singulière d’une personne à un moment T de son existence et de son expérience ». Ensuite, concernant davantage la recherche, l’objectif est de « recueillir des matériaux » sur les comportements, sur les pratiques, les représentations des enquêtés qui soient utiles au projet de recherche.
L’entretien de recherche biographique peut se définir selon trois caractéristiques : en premier lieu, la personne qui raconte son histoire, le « sujet-auteur » doit être au centre de l’entretien tout au long des échanges. Une autre spécificité est que l’enquêteur et l’enquêté sont engagés dans un processus commun impliquant une collaboration : l’entretien se mène dans une sorte de dialogue co-écrit par les deux parties (Delory-Momberger, 2019 : 342). La troisième caractéristique est le processus de subjectivation qui se déroule : le récit biographique n’est pas toujours raconté chronologiquement, et ne possède pas non plus forcément d’exactitude dans la chronologie des faits (Bouchetal, 2022 : 231). Le chercheur doit donc analyser les données en tenant compte de cette subjectivation.
Au regard de ses caractéristiques, on peut évidemment se poser un certain nombre de questions : Quelle relation l’entretien biographique introduit-il entre enquêté et enquêteur ? La place et le statut du chercheur permettent-ils à l’enquêté de se sentir réellement en situation de collaboration ? Quels effets ce rapport peut-il avoir sur la production du matériau biographique ? De quelle manière faire en sorte que la place du chercheur n’intimide pas les personnes et ne fausse pas le récit ? Comment éviter que les enquêtés, désireux de répondre aux attentes, soient complètement authentiques face à aux questions au cours de l’entretien ?
Ce sont autant de questions que nous nous sommes posées dans le cadre de ce projet. Nous savions notamment que le succès des entretiens biographiques allait dépendre « de la capacité de l'enquêteur à créer les conditions suffisantes pour que l'enquêté consente à dévoiler son vécu et sa subjectivité » (Paye, 2012 : 6). Pour nos entretiens, nous avons donc pensé à des personnes qui connaissaient très bien les deux formatrices participant au projet ECAEST et qui se sentiraient dans une situation de confiance. Les enquêtés avaient en effet suivi une formation longue à l’association Langues Comme Une. Ainsi les formatrices avec lesquelles des liens de confiance avaient été tissés leur ont très clairement explicité nos objectifs en amont (l’introduction que nous avions « rédigée » faisait aussi partie du guide d’entretien). Nous leur avons par exemple expliqué que leur récit pourrait être utile pour la formation et l’apprentissage à d’autres personnes en situation d’analphabétisme. C’est ainsi que la collaboration a pu se faire. Comme le précise Paye (2012), tout ne se passe pas uniquement durant la séquence de recueil de données, lorsque le dictaphone enregistre. La première prise de contact est très importante et va conditionner le déroulement de l’enquête.
Cela était a fortiori très important dans notre cas puisque les sujets que nous allions aborder au cours de l’entretien (l’exil, la scolarisation, la maîtrise de l’écrit…) pouvaient rappeler des souvenirs de récits faits à différentes instances dans le cadre du parcours de demande d’asile. La phase d’explication de notre projet ainsi que la confiance que les personnes pouvaient avoir en nous étaient primordiales pour la réussite du projet.
Outre la barrière de la langue qui peut parfois s'avérer un frein pour le recueil de données, l’une des difficultés avec ce public est la méfiance envers l’enquêteur et l'appréhension à se retrouver dans une situation où il va devoir une énième fois être enquêté, interrogé. La situation de l’entretien biographique est souvent éprouvante : se remémorer des événements ou passages de vie difficiles peut rapidement faire échouer le recueil de données. Ainsi l'entretien avec une cinquième personne n'a pas pu être achevé car cette personne était trop émue à l’idée de revivre le récit de certaines expériences et passages de sa vie et a souhaité mettre fin à l’entretien.
Les données ont été recueillies entre 2021 et 2023. Bien que le projet ECAEST soit terminé depuis 2021, l'équipe a poursuivi la recherche, notamment en continuant à rencontrer des personnes en situation d'alphabétisation afin d'obtenir davantage de données sur les stratégies de déplacement de ces personnes. Ce qui est présenté ici ne reflète qu'un aperçu partiel de la recherche puisque le recueil de données est en cours et se poursuit.
Nous avons fait volontairement le choix d'un enregistrement uniquement audio afin de ne pas perturber les enquêtés et d'instaurer un climat de confiance, le dictaphone se faisant peut-être davantage oublier qu’un dispositif vidéo. Chaque entretien dure plus ou moins une heure. Ces quatre personnes sont des adultes migrants installés à Lyon ou en périphérie depuis quelques années, depuis vingt ans pour l’une d’entre elles. Elles ont suivi pour certaines la formation préconisée dans le cadre du CIR[5] du parcours OFII[6] et pour d’autres une formation destinée aux personnes en situation d’alphabétisation au sein de l’Association Langues Comme Une à Lyon :
Quelques résultats
Les entretiens ont été analysés manuellement, sans logiciel. Nous avons cherché les « repères saillants », en tentant de « déplier la complexité » et de « déconstruire l’envers du récit » (Nicourd, 2023). Ce que nous allons présenter est le fruit de réflexions qui s’appuient sur une sélection d’extraits de discours de seulement quatre enquêtés et n’a donc aucune vocation généralisante. Ces résultats, par sélection, croisement, recoupement, peuvent néanmoins permettre de brosser un portrait (partiel) du vécu des personnes en situation d’alphabétisation. Nous avons tenté de soulever ce qui est récurrent chez ces personnes, ou ce qui, pour un même aspect, peut être vécu ou perçu différemment. Les résultats sont étayés de verbatims extraits des entretiens.
Le « dépouillement » des données offre des résultats intéressants concernant les stratégies mises en œuvre par les personnes pour parvenir à un double objectif : se présenter à un rendez-vous, à l’heure convenue. Comment font les personnes pour s'organiser sans passer par la trace écrite, sans passer par l’agenda ou le calendrier, sans avoir le « geste » de noter décrit par Barré-de Miniac (1994) ?
Nous commencerons par présenter les difficultés évoquées au cours de l’entretien. Le manque d’autonomie est ce qui revient le plus souvent. Le fait de ne pas avoir de compétences littéraciques les rend dépendantes d’autrui, les empêche de sortir seules. Elles mentionnent par exemple la peur de se perdre (nous développerons les sentiments éprouvées infra) : « Ça m’a pris 5 ou 6 mois pour oser partir seule » (Zoya) ; « je me promène jamais toute seule, toujours avec les assistants [sociaux] » (Aïssatou) ; « Un jour, je suis sorti tout seul, je me suis perdu » (Issa).
On relève également des difficultés dans les compétences visuo-spatiales.
On voit par exemple que pour Zoya c’est compliqué de suivre des consignes d’orientation. Elle mentionne qu'elle confond sa gauche et sa droite, ce qui lui pose problème lorsque ses proches lui indiquent une direction à prendre (au téléphone par exemple) et elle ne parvient pas à mémoriser la différence entre le métro et le tramway, entre le haut et le bas en quelque sorte : « Celui d’« en haut », c’est le tram ou le métro ? (…) Celui-là il me pose un vrai problème. Je ne sais pas les distinguer ! ».
D’autres difficultés qui compliquent les déplacements sont celles liées aux compétences de littératie numérique. Par exemple, aucune des personnes enquêtées n’utilise les applis de téléphone pour connaître les horaires de bus, s’orienter ou calculer un itinéraire. Kadiatou précise qu’elle n’utilise pas l’automate pour acheter les tickets de bus : « Je sais pas acheter avec la machine ».
La difficulté principale reste le manque de compétences écrites. Les personnes ne peuvent pas lire leurs courriers ou courriels : « Si j'ai un courrier, je peux juste regarder la date, l'heure » (Issa) ; lire les cartes et panneaux par exemple dans les stations de métro : « Les cartes affichées dans la station, je ne sais pas les lire, je n’essaie même pas ! » (Zoya) ; « quand je prends le bus, je n’arrive pas à lire la direction » (Aïssatou).
Voyons à présent quels types de stratégies elles vont mettre en œuvre pour contourner ces difficultés.
Les stratégies
La zone de confort
L’une des stratégies développées est de se déplacer presque exclusivement sur des trajets connus, un processus d’appropriation où les personnes se ménagent des « zones de confort » (Guichon et al., 2022 : 4). Ainsi, à son arrivée à Lyon, Zoya se déplaçait seule uniquement dans des lieux se trouvant sur les lignes de bus connues et qui passent près de chez elle. Elle dit : « Mais je n'osais pas changer de ligne ». Kadiatou explique : « Je sors toujours les endroits vraiment que je connais ». Aïssatou précise « Le métro, je maîtrise. Ça suffit si on m'indique où je dois aller ». Tous les enquêtés se déplacent la veille pour repérer les lieux avec une personne qui peut les guider, leur monter le trajet : « Toujours quand j’ai des rendez-vous, on me ramène en avance le lendemain avant je pars de mon rendez-vous. Au moins je sais exactement où c’est » (Kadiatou). On voit que les enquêtés parviennent à retourner à un endroit si elles y sont déjà allées auparavant avec une tierce personne. Elles parviennent également à se déplacer sur des trajets connus et couramment empruntés ou ayant un rapport avec leur domicile, privilégiant un trajet bien connu plutôt qu’un trajet un peu plus compliqué, quitte à avoir un déplacement plus long : « Tout ce qui est changement [de ligne] ou autre, non. Je préfère des fois même repérer en marchant et aller plutôt en avance. » (Kadiatou).
Ces « zones de confort » sont souvent co-aménagées avec des proches ou des personnes qui aident, qui accompagnent. La stratégie compensatoire mise en œuvre par les quatre enquêtés est la stratégie sociale : le fait de demander de l’aide à une tierce personne. Cette stratégie va permettre de « ménager la zone de confort ». La personne sollicitée est souvent un proche ou un travailleur social. Par exemple, Zoya dit qu’elle et son mari font souvent appel à leurs enfants pour les accompagner ou leur montrer de quelle manière ils peuvent « se débrouiller » : « [mon mari] partait avec notre fils qui sait lire en français et peut donc l’aider » ; « J’ai dit à ma fille, elle m’a promis de m’aider en cherchant l’itinéraire sur l’application TCL ». Si les proches ne sont pas disponibles « physiquement », les enquêtés contactent leurs proches avec le téléphone comme nous l’expliquerons plus bas.
Lorsque les proches ou les personnes habituellement sollicitées ne sont pas disponibles, les enquêtées font appel à d’autres personnes. Cela peut être un conducteur de bus, un commerçant, en leur montrant l’adresse écrite sur un document : « Finalement je suis entrée plutôt dans une pharmacie, et j’ai montré à la pharmacienne le papier… » (Zoya). C’est quelqu’un à qui on montre une adresse, le nom d’un arrêt de bus sur un papier : « Je m'en vais à cette adresse là et je sais pas où il faut aller, qu'est-ce qu'il faut faire. » (Aïssatou)
Les quatre personnes enquêtées expliquent que les passants sont toujours « pressés » et « ne te voient même pas ». Ainsi lorsqu’elles se décident à demander de l’aide, elles mettent en œuvre plusieurs stratégies particulières : les passants ne sont pas interpellés au hasard. Le plus souvent, elles prennent soin de s’adresser à des personnes qui leur inspirent confiance, plutôt dans la même tranche d’âge, pour les femmes, comme pour Zoya, plutôt des femmes et plutôt « des femmes voilées en espérant qu’elles soient arabes et qu’elles me comprennent ».
Kadiatou, Issa et Aïssatou préfèrent tous les trois s’adresser et demander de l’aide à des personnes qui ont la même couleur de peau qu’eux, à des « blacks », explique Kadiatou qui, selon elle, vont peut-être parler la même langue mais surtout, elle pense qu’ils vont avoir une culture commune, une culture de l’entraide qu’elle ne retrouve pas chez tous les « Français blancs ». Issa aussi s’adresse la plupart du temps à une personne noire : « Un noir, quand il voit son frère noir, même s’il connaît pas l'endroit, il va dire : “Moi, je connais pas l'endroit”. Mais il va essayer [de t’aider] ». Aïssatou explique quant à elle qu’à son arrivée à Lyon, c’est une femme noire originaire d’un pays frontalier au sien qui s’est arrêtée pour lui proposer son aide. Elle explique qu’à son arrivée en France, elle a tout de suite compris qu’elle ne pouvait pas demander de l’aide à n’importe qui ; contrairement à ce qu’elle aurait fait dans son pays d’origine : « Tu vas t'approcher à quelqu'un : “Je suis pressé, je suis pressé, je suis pressé !”. En Afrique, c’est pas comme ça. »
Stratégie qui consiste à s’appuyer sur l’exploitation des repères visuels
Les personnes que nous avons enquêtées expliquent que pour se déplacer lorsqu’elles sont seules, elles s’appuient sur des repères visuels mais également auditifs.
Par exemple, même si elles ne peuvent pas lire le nom de la rue ni utiliser une appli sur smartphone pour savoir quel itinéraire prendre, elles repèrent et mémorisent un commerce dans l’environnement urbain qui leur permet de savoir où elles se trouvent et de se repérer : « Je mémorise beaucoup. Je regarde bien autour de moi s’il y a un Carrefour, un café, un restaurant » (Zoya) ou bien « Je regarde s’il y a une pharmacie, un restaurant, une boulangerie, une laverie, un bâtiment de service public comme la Poste. » (Zoya), « À mon premier cours, je me repérais par rapport au stade » (Kadiatou).
Les personnes enquêtées font appel à la mémoire des lieux et des trajets effectués avec une tierce personne : « Quand mon amie m’a accompagnée pour aller à l’association, j’ai bien mémorisé l’adresse pour y aller toute seule » (Zoya). Une analyse comportementale montre qu’il existe deux groupes d’individus : certains vont utiliser les repères visuels mémorisés pour se guider dans leur trajet et d’autres vont employer une stratégie basée sur la mémorisation de la série des mouvements à effectuer pour atteindre le lieu : prendre la première à gauche, puis prendre puis descendre les escaliers… (Denis, 2016 : 90-91)
Les personnes que nous avons enquêtées s’appuient également sur des repères auditifs comme le font les lecteurs scripteurs, en s’appuyant notamment sur l’écoute d’annonces diffusées dans les transports en commun : « J’écoute bien le nom de la station » (Zoya) ; « Je vais attendre qu’est-ce qu’il dit (la voix de l’annonce ?) où aller comme ça je te répète comme ça je me dis combien d’arrêts il reste » (Kadiatou).
Ce que nous explique Kadiatou, c'est qu'elle s’appuie sur cette annonce sonore, mais que plus encore, elle attend cette annonce pour la répéter au téléphone à un proche qui va lui dire si elle doit descendre ou non. On observe que cette stratégie qui consiste à s’appuyer sur des repères auditifs dans le bus ou dans le tramway peut être défaillante puisqu’il arrive que parfois l'enregistrement ne fonctionne pas, ou qu’à cause du bruit environnant, on puisse ne pas entendre ce que dit l'annonce : « Le métro ou tram des fois, il parle pas et donc c’est pas ici que je descends, alors il m’amène loin et le retour, c’est compliqué » (Kadiatou).
La mémorisation « par cœur »
Les quatre personnes expliquent qu’elles essaient de mémoriser les trajets faits en amont avec une personne qui les accompagnent : « Quand mon amie m’a accompagnée pour aller à l’association qui nous aidait et qui se trouve à Hôtel de Ville, j’ai bien mémorisé l’adresse pour y aller toute seule » (Zoya). Les compétences de mémorisation sont également mobilisées dans le cadre professionnel. Par exemple, Issa nous explique qu’il a appris son métier de chauffeur de bus dans son pays d’origine sans savoir lire : « il [le chauffeur] prend un apprenti [qui] monte en haut et place les bagages sur le bus… Toi, tu es là pour accompagner le chauffeur. Toi, tu es là comme apprenti. Tu apprends le trajet comme ça, un peu, un peu ». Il précise qu’il apprend ainsi à la fois le trajet et les panneaux par cœur. (Issa).
Dans le cadre des entretiens, nous avons également remarqué que trois des enquêtées disaient éprouver des difficultés à mémoriser les lettres, les dates et même à mémoriser tout simplement. Aïssatou par exemple, raconte qu’elle ne peut pas connaître les dates de naissance des membres de sa famille. Elle parvient à donner le jour et le mois de naissance de son mari mais ne sait pas en quelle année il est né. Et Zoya explique qu’elle oublie tout ce qu’elle apprend en formation presque instantanément, dès que la séance est terminée. Kadiatou mentionne également un problème de mémoire depuis sa jeune enfance : « J’ai un problème depuis ma naissance, j’ai un problème de mémoire. J’ai quelque chose : j’oublie vite et je n’arrive pas à retenir ».
En tentant d’analyser les raisons de ces problématiques de mémorisation, toujours en observant les données issues des entretiens, on s’aperçoit que ces difficultés peuvent être corrélées au parcours de vie des personnes. Lorsque Zoya nous explique qu’elle oublie tout ce qu’elle vient d’apprendre en formation, elle précise : « J’apprends des choses en classe, mais dès que je sorte, j’oublie tout. J’ai une mauvaise mémoire à cause du désespoir que j’ai vécu. Ça me fatigue ». Elle donnera des détails concernant le « désespoir » : violences subies dans l’enfance, mauvaises conditions de vie lors des premiers mois de son arrivée en France, vie dans la rue, difficultés économiques.
Kadiatou raconte la maltraitance à l’école coranique : « À l’école, il n’y avait pas de patience, quand tu comprends pas, ils tapent. Moi, j’avais peur. » Ces conditions difficiles sont également décrites dans un autre travail de recherche (Bonnet et Delanoë (2023 : 180) : « Là-bas, si on ne travaille pas (…) J’ai été tapé beaucoup de fois. Même parfois on ne mange pas. ».
Les parcours de vie difficiles provoquent un épuisement intellectuel et une « indisponibilité cognitive » (Pourtois, 2004 : 54) observables chez les personnes migrantes en général et pas uniquement chez les personnes en situation d’alphabétisation. Les difficultés à mémoriser peuvent également venir des problèmes de sommeil, par exemple mentionnés par Zoya et Kadiatou, eux-mêmes provenant des parcours de vie traumatisants ou difficiles. Or, les travaux en psychologie cognitive nous montrent que le sommeil est l’un des piliers ou mécanismes qui modulent la capacité d’apprendre (Dehaene, 2020).
Compétences littéraciques
Nous avons précédemment mentionné les difficultés des personnes en situation d’alphabétisation pour s'organiser sans passer par la trace écrite.
Ça ne veut pas dire que ce « geste de noter » n'existe pas ou qu’il n’y ait pas du tout de trace écrite dans leur quotidien. on voit par exemple que Zoya va noter, sans doute recopier, une date un rendez-vous, et sa stratégie personnelle ça va être de l'afficher chez elle dans des endroits stratégiques, où elle ne risque pas de les oublier, ou de garder une trace écrite dans son sac partout avec elle (on peut supposer qu’elle pourra les montrer à une tierce personne pour se faire aider si besoin). Issa et Aïssatou utilise à peu près la même stratégie. Des post-it sur lesquels on peut lire les dates de rendez-vous sont collés près des réserves alimentaires dans le coin cuisine, ce qui permet d’y avoir accès souvent pour ne pas oublier : « Pourquoi j’oublie pas mes rendez-vous ? Je les colle ici < elle montre un endroit à côté du coin cuisine sur le mur où sont collés des post-it > Quand c'est là comme ça, je vois. » (Aïssatou).
Bien que les personnes enquêtées ne possèdent pas réellement de compétences de lecture, cela ne signifie pas qu’elles ne mobilisent aucune compétence littéracique. Les quatre personnes enquêtées disent s’appuyer sur la connaissance des lettres de l’alphabet pour repérer des mots qu’elles ne sont pas en mesure de lire en entier.
Aïssatou explique par exemple que lorsqu’elle reçoit un courrier ou un SMS de l’OFII, ou de la CAF, elle reconnaît les lettres associées ensemble et sait qui lui écrit. Il est difficile de dire si elle fait appel aux compétences liées au stade logographique ou si elle décode mais il est probable qu’elle identifie à présent ce signe en tant que tel.
Les quatre personnes enquêtées font également appel à leur mémoire pour déchiffrer des lettres et des noms d’arrêts de métro ou de bus. Elles ne s’appuient pas uniquement sur les repères visuels mais également sur l’écrit en essayant de décoder les mots dont elles ont besoin pour se déplacer, en faisant appel à leur connaissance de lettres qui font partie de leur répertoire connu. Issa s’appuie sur le P et le D pour reconnaître « direction Part-Dieu » (centre commercial à Lyon, lieu où il se rend régulièrement). Zoya sait reconnaître le F pour Flachet ou le G pour Gratte-Ciel (arrêts de métro à Villeurbanne où elle s’arrête souvent). Elle explique elle-même : « Je travaille sur la reconnaissance de la première lettre pour éviter de me perdre ». Aïssatou repère des mots qui commencent par la lettre D (comme Doctolib) parce que c’est la première lettre de son nom de famille : « Sur mon téléphone, j’ai vu D comme mon nom. J’ai dit : ça c’est Doctolib ».
La réussite dans la mobilité tient donc une place importante dans le processus d'entrée dans l'écrit. En effet, Issa et Zoya ne parviennent pas à écrire leur nom. Zoya explique qu'elle ne connaît que les lettres de l’alphabet dont elle a besoin pour aller dans les lieux importants pour elle. Comme l’écrit Barth-Rabot (2023), « l’absence affichée de pratique ne signifie pas nécessairement une non-lecture absolue, mais plutôt une présentation de soi comme non-lecteur/non-lectrice, qui est une manière de se situer par rapport à des normes sociales ».
Stratégie qui consiste à contourner l’utilisation des outils numériques
On l’a vu, les personnes enquêtées utilisent leur téléphone mais pas les applications relatives aux déplacements. Elles ont recours à cet outil d’une autre manière. Elles vont contacter un proche par téléphone, soit en l’appelant et en décrivant le lieu où elles se trouvent. Mais elles peuvent également prendre des photos ou filmer leur environnement qu’elles envoient à un proche, via une application de messagerie instantanée qui permet l’envoi de photos et vidéos. Ainsi leur proche va identifier le lieu et les orienter à distance. Zoya explique : « J’appelle mon mari par exemple et je lui dis que dans cette station, je vois telle chose, et lui, il me dit quoi faire » ou « J’ai appelé mon fils, il m’a demandé de prendre une photo de la station où je me trouvais. J’étais dans la rue et j’ai pris une photo. Alors, il m’a indiqué quel métro prendre ».
Concernant l’achat de ticket à la machine, aucune des personnes enquêtées n’utilise cette fonctionnalité. Kadiatou explique par exemple que lorsqu’elle est seule et que personne ne peut l’aider à acheter un ticket à la machine, elle monte dans n'importe quel bus pour acheter un ticket et elle en ressort aussitôt, avant que le conducteur ne démarre, pour aller prendre le tramway. Aïssatou, elle, utilise une autre stratégie lorsqu’elle ne sait pas comment acheter un ticket : « Si j'ai pas de tickets, il y a des gens qui sortent du métro, ils savent qu'ils vont plus l'utiliser, ils déposent ».
Combinaison de plusieurs stratégies
Au cours de l’analyse des données, on observe que les personnes ne se contentent pas d’une seule stratégie. En réalité, lorsqu’elles préparent ou réalisent un trajet dans la ville, elles combinent presque systématiquement plusieurs stratégies, très souvent deux stratégies mais parfois même trois ou quatre. La stratégie sociale, la plus couramment mobilisée (par exemple demander à un passant d’indiquer où prendre le bus), est souvent associée à celle qui consiste à s’appuyer sur des repères visuels : « Quand c’est important, je préfère aller avec mon mari une fois avant le RDV et je regarde ce qu’il y a de très repérable dans le coin : restaurant, boulanger. » (Zoya), mais également, s’appuyer sur des repères visuels et auditifs puis demander à un proche : « Quand je vois que c’est bientôt l’arrêt, je demande au téléphone à Dina, je répète le nom de l’arrêt et comme ça, elle dit combien d’arrêts il reste et quand je descends » (Kadiatou).
Les sentiments et les émotions
Même s’ils ont été évidemment évoqués en filigrane, dans la dernière partie de cet article, nous souhaitons présenter les émotions et les sentiments décrits par ces quatre enquêtés, qui, nous en faisons l'hypothèse, peuvent être partagés par de nombreuses personnes en situation d'alphabétisation.
Pour reprendre les propos de Guichon, Grassin, Mathian et Cunty (2022 : 4) : « la familiarisation avec une nouvelle ville se fait au prix d’un travail émotionnel » ; « les émotions liées à la fréquentation des lieux sont les traces d’un travail d’adaptation à l’inconnu ». Nous pensons que s’intéresser aux émotions peut aider à comprendre les stratégies mises en place pour se déplacer dans la ville.
Les personnes enquêtées mentionnent particulièrement le sentiment de honte et de gêne qu’elles éprouvent régulièrement dans les situations où elles sont confrontées à demander de l’aide. Mais elles évoquent également la honte, la gêne de ne pas avoir été scolarisées, d’être « sans connaissance » : « Au début, j’avais honte de devoir commencer à zéro parce que je suis “sans connaissances”. J’ai grandi sans aller à l’école » (Zoya) ; la honte de ne pas comprendre : « J’ai honte de ne pas comprendre si quelqu’un me pose une question et de répondre » (Zoya), honte de ne pas réussir à apprendre, de ne pas pouvoir aller pour communiquer : « je voudrais parler pour expliquer les gens, aller vers les gens, discuter ou autre, sans avoir la gêne ou la honte » (Kadiatou).
Le sentiment d’impuissance a été évoqué par Zoya : « Je veux faire partie de cette société. Je ne veux plus ignorer ! Je ne veux plus me sentir impuissante ! » mais également par Aïssatou lorsqu’elle a dû signer des documents de décharge médicale pour sa fille sans les comprendre réellement alors qu’elle sentait qu’ils étaient malgré tout importants.
Le stress et la peur sont également des sentiments qui sont très présents tout au long des entretiens et notamment celui de Kadiatou. Sur une heure d’entretien, elle prononce dix-neuf fois le mot peur. Elle emploie également les mots angoisse, panique et même l’expression je pleure panique. Elle évoque un stress qui donne des maux de ventre : « Quand je prends un téléphone pour appeler, j’ai peur, je suis stressée, j’ai mal au ventre » (Kadiatou). Un stress qui ne semble donc pas généré uniquement par le fait de ne pouvoir lire ou de ne pas pouvoir se déplacer, mais aussi le fait de ne pas pouvoir communiquer à l’oral. Par exemple, Kadiatou explique que s’exprimer au téléphone pour prendre un rendez-vous la stresse énormément, mais également tout type de situation nouvelle ou inconnue. La peur et la panique sont évoquées par Kadiatou lorsqu'elle ne sait pas où descendre du tramway et que sa cousine ne répond pas au téléphone pour l'aider. Tout comme le stress qui s'accompagne de maux de ventre, la peur s'accompagne de bouffées de chaleur et de pleurs. C’est la peur de devoir se déplacer seule, la peur de ne pas réussir, la peur d’utiliser la machine pour acheter un ticket ou retirer de l’argent, la peur de se perdre dans les transports : « Il y a toujours aussi la peur, des fois même je panique, et si je prends le contraire [la direction contraire], que c’était pas le bon [bus] ! » (Kadiatou) ; ou la peur d’aller voir un nouveau médecin qu’elle ne connaît pas, à qui il va falloir tout réexpliquer, peur de manquer un rendez-vous, peur également de manquer d’argent.
Kadiatou évoque par ailleurs, nous l’avons abordé, la peur des violences physiques et psychologiques qu’elle a pu subir dans sa vie, à l’école par exemple, mais aussi à d’autres moments de son parcours de vie.
Zoya et Aïssatou évoque beaucoup la peur de se perdre : « j’avais peur quand je connaissais pas les lignes » et la peur à cause des documents qu’on lui demande de signer à la maternité à la naissance de sa fille alors qu’elle ne comprend rien à l’oral et surtout ne peut pas lire les documents (Aïssatou)
La solitude et le sentiment d'être isolée sont des éléments qui émergent également de ces entretiens : l'impression de ne pas pouvoir faire appel à quelqu'un lorsqu'on est en difficulté, ce qui est exacerbé par le fait que les situations compliquées sont courantes : « C’était trop difficile ! Je me suis sentie trop seule, sans amis, sans proches » ; « J’étais comme une personne mal voyante ! »
Le manque de confiance en soi est également très prégnant dans le discours de ces personnes. On perçoit dans le discours une certaine dévalorisation de soi et un faible sentiment d’auto-efficacité. Les difficultés vécues influencent consciemment ou non, les attitudes, la motivation, la persévérance face à une situation d’apprentissage. Par exemple, Kadiatou dit : « Je suis bloquée (…) c’est ça qui me coince, c’est le manque de confiance » (Kadiatou). Ce manque de confiance peut expliquer pour quelles raisons les personnes que nous avons interrogées vivent comme un obstacle les déplacements en autonomie dans des lieux inconnus en ville. Selon Lavoie, Levesque & Abin-Horth (2008), « les adultes qui ont un faible sentiment d’auto-efficacité au regard d’une tâche la perçoivent comme potentiellement difficile, vivent un stress et se sentent plus vulnérables devant celle-ci.» Donc lorsque la tâche est décrite comme difficile, on observe un sentiment de vulnérabilité, une peur de l'échec exacerbée.
Conclusion
Bien que les personnes que nous avons rencontrées évoquent la peur et l'angoisse à l'idée de communiquer et de ne pouvoir être autonomes, elles réussissent chacune à leur façon étonnamment bien à exprimer leurs sentiments vis-à-vis de leur situation d'insécurité socio-langagière et socio-scripturale et décrivent précisément les stratégies cognitives qu’elles mettent en place pour se déplacer.
Les éléments saillants dans cette analyse montrent que les personnes non scolarisées et non lectrices développent des stratégies au sens large, stratégies de déplacement mais également stratégies d’apprentissage en autonomie, par exemple développer la conscience qu’un mot peut être décodé dans son contexte grâce à son initiale. Cette stratégie peut être considérée comme une stratégie très élaborée si l’on considère que le fait de ne pas avoir été scolarisé implique une défaillance des compétences de l’« apprendre à apprendre ». Ces éléments sont très utiles aux formateurs sur le terrain qui peuvent s’intéresser aux stratégies des apprenants en les interrogeant, prenant en compte qu’il existe certaines récurrences dans les stratégies utilisées par les non-lecteurs, comme nous l’avons montré ici. Une démarche intéressante serait donc de s’appuyer sur ces stratégies, les utiliser pour la conception de supports pédagogiques et séances, de s’adosser comme l’a préconisé Gaté (2005 : 80) sur une approche à la fois individualisée et triple : phonique, scripturale et sémantique, où le formateur prend en compte l’approche avec laquelle chacun se sent mieux pour apprendre et développer une mobilité autonome.
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Nous remercions le LABEX ASLAN (ANR-10-LABX-0081) de l'Université de Lyon pour son soutien financier dans le cadre du programme "Investissements d'Avenir" (ANR-11-IDEX-0007) de l'État Français géré par l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).
[1] Le nous (ainsi que les autres marques de quatrième personne) employé ici fait référence à un nous de pluriel impliquant les six personnes (chercheures et praticiennes) constituant ce projet de recherche.
[2] chiffres issus de https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/part-des-immigres-dans-la-population.
[3] Association loi 1901 créée en janvier 2017, l'un des terrains de recherche du projet ECAEST.
[4] Décodage : terme emprunté à la sémiologie renvoyant à la relation entre signifiant et signifié d’un élément matériel et non à la notion de décodage en littératie (Ramadier, 2010).
[5] Contrat d’Intégration Républicaine.
[6] Office français de l’immigration et de l’intégration.