1. Une prise en charge sur le fil
La France accueille chaque année plusieurs milliers de jeunes se présentant comme mineurs et sans représentant légal. Ils sont communément dénommés Mineurs Non Accompagnés (MNA). Pour l’année 2022 la Mission Nationale Mineurs Non Accompagnés en a dénombré 14 782. Ce sont majoritairement des garçons (93, 2 % en 2022) et les trois quart ont plus de 16 ans. La Guinée, le Mali et la Côte d’Ivoire restent les pays d’origine des MNA les plus représentés ces 4 dernières années mais le nombre de jeunes en provenance de Tunisie est en nette augmentation. Les motifs de migration sont souvent d’ordre sociétal (violences intrafamiliales, mariages forcés, etc.), politique (guerres, conflits ethniques, etc.) ou économique. Ces jeunes peuvent avoir des troubles post-traumatiques liés à leur condition de vie dans leur pays d’origine ou à ce qu’ils ont subit lors de leur parcours migratoire (traite des êtres humains, violence, errance, addictions, etc.). L’enjeu de leur prise en charge est donc crucial pour une intégration réussie dans leur nouvelle société d’accueil. Cependant ce processus peut être long et complexe. Dans le cadre de notre étude nous nous intéresserons plus particulièrement à leur prise en charge sociale et scolaire afin de mettre en exergue les liens entre ces deux aspects essentiels.
1.1 La prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance
Lorsqu’un mineur arrivant de l’étranger est présent sur le territoire français sans représentant légal, il est sous la protection de l'État. Il bénéficie en effet de droits prévus par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.
Cependant, cette prise en charge peut être longue à se mettre en place. C’est la Mission Mineurs Non Accompagnés (MMNA) de la Direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (DPJJ) qui coordonne le dispositif de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation des MNA.
Après une mise à l’abri, souvent en hébergement d’urgence, la MMNA doit faire vérifier la minorité et l’isolement familial de chacun des jeunes. Pour évaluer ces deux éléments les services du département se basent sur l’analyse d’entretiens portant sur le parcours migratoire du jeune ainsi que, parfois, son état de santé, certains documents d’identité, etc.
Si la minorité de la personne est reconnue, le procureur de la République est saisi par le département afin qu’une ordonnance de placement provisoire soit mise en place. Le jeune peut alors soit rester dans le département qui a réalisé l’évaluation de la minorité soit être orienté vers un autre département pour une meilleure répartition nationale de la prise en charge des MNA.
La commission des affaires sociales et la commission des lois ont publié un rapport qui montre qu’entre 2016 et 2019 plus de la moitié des personnes évaluées par l’ASE ont été considérées comme majeures. Ces dernières ne sont donc pas prises en charge par le département et sont réorientées vers des dispositifs de droit commun. Certaines personnes évaluées majeures essaient de faire un recours et restent alors dans l’attente d’une réévaluation de leur minorité et donc de leurs droits et de leur orientation.
Quand la minorité est reconnue et le jeune orienté vers un service du département, il est suivi par un éducateur qui veille à ses besoins en termes de santé et d’insertion sociale. Une part importante du suivi est accordée à la scolarité de ces jeunes.
1.2. La scolarisation
La loi Jules Ferry de 1882 rend l’instruction obligatoire pour tous les enfants de 6 à 13 ans. L’ordonnance de 1959 prolonge cette obligation jusqu’à l’âge de 16 ans. Selon le Code de l’Éducation « tout mineur non émancipé dispose du droit de poursuivre sa scolarité au-delà de 16 ans ». Les jeunes de moins de 16 ans sont donc sous l’obligation d’instruction et les plus de 16 ans ont le droit à la scolarité. Ces droits et ces devoirs s’appliquent aux enfants nouvellement arrivés en France. Les établissements scolaires publics sont donc dans l’obligation d’accueillir ces jeunes. Les enfants de moins de 16 ans, sous obligation d’instruction, doivent être scolarisés dans une classe équivalente à leur tranche d’âge à plus ou moins deux ans d’écart selon les compétences acquises lors de la scolarité antérieure et évaluées à leur arrivée en France. À partir de 16 ans, la scolarité devenant un droit et non plus une obligation, c’est au jeune, souvent accompagné de son éducateur, de faire la demande motivée d’un retour scolaire. Cette demande passe généralement par un entretien et des positionnements au Centre d’Information et d’Orientation (CIO) afin de trouver une solution scolaire adéquate à la situation de chacun. L’objectif reste de scolariser chaque jeune dans une classe la plus proche possible de sa scolarité antérieure et qui correspond à ses souhaits d’orientation scolaire et professionnelle.
Quand ces jeunes de 16 à 18 ans n’ont pas été scolarisés antérieurement à leur arrivée en France, l’ont été trop peu, ou n’ont pas de projet d’orientation clairement défini ou accessible au moment de l’entretien, ils sont généralement orientés vers des dispositifs spécifiques de l’Éducation Nationale qui leur permettent de travailler les compétences nécessaires à une scolarisation rapide ainsi que leur projet professionnel. Ce projet professionnel doit être travaillé en adéquation avec les compétences et les souhaits du jeune mais aussi en tenant compte des contraintes géographiques, financières et administratives.
Finalement, à leur arrivée sur le territoire français, les grands adolescents et jeunes adultes sont soumis à différentes évaluations qui vont orienter significativement leur parcours de vie et, intrinsèquement, leur entrée dans leur première scolarité et donc dans la littéracie lorsqu’ils en ont besoin. En effet, l’évaluation de la minorité et de l’isolement va avoir des conséquences indéniables sur la vulnérabilité sociale de la personne en situation de migration. Si elle est reconnue mineure, elle pourra être prise en charge et scolarisée. Si elle est considérée comme majeure elle sera bien plus vulnérable (Obligation de Quitter le Territoire Français, errance, difficulté à obtenir un titre de séjour et donc de travailler, etc.).
Les mineurs ne sont pas dans l’obligation de posséder un titre de séjour. Ils doivent cependant en faire la demande à leurs 18 ans. Ceux qui sont confiés à l’ASE avant leurs 16 ans bénéficient de facilités administratives pour l’obtention de papiers à leur majorité : ils peuvent demander une carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale » pour un an. Ceux qui ont été pris en charge après leurs 16 ans doivent justifier d’une entrée dans une formation qualifiante depuis au moins 6 mois afin de pouvoir prétendre à une carte de séjour temporaire. Ainsi, même si entre 16 et 18 ans les jeunes peuvent s’appuyer sur une prise en charge de l’ASE et d’un droit à la scolarité, ils doivent rapidement penser à leur avenir d’adulte en France.
2. Des objectifs complexes et incertains
Pour les grands adolescents NSA/PSA scolarisés en France l’objectif devient complexe : ils peuvent vouloir profiter d’une scolarité longtemps espérée et leur âge les propulse vers une vie d’adulte qu’il est nécessaire de préparer sur les plans administratif, professionnel et social.
Entre 16 et 18 ans, même si ces jeunes peuvent être scolarisés, ils doivent vite préparer leur entrée dans le monde professionnel. Comme nous l’avons vu plus haut, l’entrée dans une formation professionnelle et qualifiante est déterminante pour obtenir une carte de séjour temporaire. Ils peuvent pour cela soit faire une demande d’entrée en lycée professionnel, soit trouver un contrat d’apprentissage. L’entrée en lycée professionnel est contingentée, il est donc difficile d’y entrer à n’importe quel moment de l’année. Trouver une entreprise qui signe un contrat d’apprentissage n’est pas toujours évident. C’est pourtant la solution privilégiée des jeunes : pour le même diplôme (le C.A.P.) qu’en lycée professionnel, les apprentis sont rémunérés et ont une part moins importante de matières scolaires puisqu’ils sont les trois quarts du temps en entreprise. En attendant la possibilité d’entrer dans l’une de ces deux voies professionnelles, ces jeunes peuvent bénéficier d’une année scolaire en classe non inclusive (MLDS-FLE, UPE2A-NSA, etc.) afin de travailler à la fois leur projet professionnel et les compétences scolaires qui permettraient d’entrer dans la filière qualifiante visée. En MLDS-FLE à Valence (Drôme) par exemple, les élèves suivent une douzaine d’heures de FLE et alphabétisation par semaine ainsi que trois heures de mathématiques, une heure d’histoire, une heure d’anglais et une heure d’informatique. S’ajoutent à ces disciplines les projets transversaux, souvent d’ordre culturels ainsi que le travail du projet professionnel (stages, rencontres, simulations, interventions sur l’orientation, travail sur les différents secteurs professionnels, etc.).
Ce type de formation peut être valorisé lors de la demande de titre de séjour mais ne vaut pas, d’un point de vue administratif, les six mois de formation qualifiante. Les élèves les plus jeunes s’engagent donc plus facilement dans les apprentissages que ceux qui approchent de la majorité et qui ont donc besoin de trouver une formation professionnelle le plus rapidement possible (Giorgis, 2023). Finalement, ce type de scolarité, malgré une ingénierie de formation adaptée aux besoins des élèves, se déroule souvent dans un contexte de tensions face à l’urgence de l’orientation professionnelle.
Les contraintes administratives jouent ainsi un rôle de pression au niveau de l’obligation de la réussite dans les apprentissages ainsi que dans l’insertion professionnelle. E. Lemaire (2013) dénonce ici un « rapport ambigu à l’école et au savoir » avec un investissement dans la scolarité souvent corrélé aux conditions d’obtention des titres de séjours. Il devient difficile de comprendre les objectifs de chacun : les élèves souhaitent-ils être scolarisés par contrainte administrative ou ont-ils vraiment une envie d’apprendre ? L’envie d’apprendre et de progresser dans les apprentissages n’est-elle pas compromise quand s’annoncent les contraintes administratives et que le calendrier se resserre ?
3. Une alphabétisation contrainte
L’entrée dans la scolarité pour de grands adolescents non scolarisés avant leur arrivée en France est donc soumise à de nombreuses contraintes. Ces jeunes, n’ayant pas bénéficié d’une scolarisation antérieure se retrouvent face à des défis importants en matière d’acquisition des compétences de base en lecture et écriture. De plus, comme nous l’avons vu dans notre thèse de doctorat (Giorgis, 2023) leurs profils d’apprentissage et leur perception de l’avenir peuvent jouer un rôle sur leur processus d’alphabétisation.
3.1 Les profils d’apprentissage
Les liens entre les savoirs à transmettre et l’expérience individuelle de chaque apprenant permettent de mieux comprendre et s’adapter aux dynamiques d’apprentissage de chacun. Cette approche biographique en éducation (Molinié, 2009) est dynamique, complexe et multifactorielle. Dominicé (2005) en précise les intérêts :
Le lieu et le temps d’apprendre résultent, en effet, de dynamiques propres à chaque histoire de vie. Il n’y a finalement d’apprentissage que du sujet. La prise en compte de l’histoire de vie ouvre ainsi des voies originales à la compréhension des processus d’apprentissage. Dans une société de la connaissance que d’aucuns nomment cognitive, les apprentissages nécessaires aux mutations de la vie adulte vont se multiplier. Il n’est donc pas inutile de souligner l’intérêt de l’éclairage biographique. (Dominicé, 2005)
La prise en compte de l’histoire de vie des apprenants est en effet d’autant plus importante que l’âge est avancé. C’est le cas pour les adultes, mais aussi des grands adolescents qui, à 16 ans, ont déjà un parcours de vie riche et mouvementé.
Malgré la complexité et le dynamisme des profils d’apprentissages, nous relevons quelques grands traits biographiques qui peuvent influer sur l’entrée dans l’écrit comme la biographie langagière et le rapport à la forme scolaire.
La biographie langagière (Cuq, 2003 ; Lüdi, 2005 ; Molinié, 2006) permet de mieux cerner les compétences linguistiques de chacun ainsi que les mécanismes d’acquisition des langues. La biographie langagière ne se cantonne pas à la langue maternelle, elle retrace l’historique des expériences linguistiques vécues par chacun. Elle est donc complexe et évolutive. Elle permet à la fois de valoriser l’apprenant dans ses compétences langagières et d’orienter l’enseignant dans ses choix didactiques. Combien de langues l’élève analphabète peut-il parler ? Lesquelles ? Dans quel cadre les a-t-il rencontrées ? Quels peuvent être les écarts et liens inter-langagiers ? Etc. De nombreux éléments issus des biographies langagières peuvent entrer en compte dans l’élaboration de scénarii pédagogiques, et plus spécifiquement pour l’alphabétisation qui, en s’appuyant sur les compétences orales, ne peut faire abstraction des interférences phonologiques entre les langues connues et la langue cible.
Le rapport à la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005) peut aussi influer sur le processus d'apprentissage de ces élèves. Les élèves concernés par notre étude ont été peu ou pas scolarisés dans leur pays d’origine. Ils peuvent aussi avoir été scolarisés de manière irrégulière ou dans une école religieuse dont les objectifs et les compétences sont éloignées (Fortier, 2003 ; d’Aiglepierre & Bauer, 2017) de ce qui constitue le Socle Commun de Connaissances, de Compétences et de Culture de l’Éducation Nationale. Ils peuvent percevoir l’école comme un privilège, un droit, une contrainte, etc. Plus la distance de chacun à la forme scolaire du pays d’accueil sera élevée, plus il peut être difficile d’entrer dans les apprentissages, notamment à la manière d’un jeune du même âge ayant été scolarisé environ 13 ans de plus que ces jeunes NSA/PSA qui découvrent la scolarité dans un pays étranger. Le jeune peut-il rester assis en classe plus de 4 heures par jour ? Connaît-il les règles de vie de classe ? Sait-il utiliser les outils scolaires ? A-t-il envie d’apprendre ? Pourquoi ? Etc. Prendre en compte la représentation de la forme scolaire de chacun est un atout enrichissant les possibilités didactiques.
D’une manière plus globale, les contextes et projets de migration vont aussi jouer un rôle sur l’entrée dans les apprentissages. Le passé de la personne en situation de migration est souvent riche d’activités, même si elles ne sont pas toujours heureuses. Les projets peuvent aussi déterminer une trajectoire, souvent contrainte.
3.2 Les trajectoires d’apprentissage(s)
La perception du passé, du présent et du futur peut jouer un rôle prépondérant sur le processus d’apprentissage. Connaitre le passé d’une personne en situation de migration n’est pas qu’une formalité d’identification de ses besoins de prise en charge sur le territoire par les services de la préfecture, c’est aussi une manière, pour l’enseignant-formateur, de mieux s’adapter à l’apprenant. Pour Dominicé (2005) les processus et dynamiques d’apprentissage sont propres à chaque histoire de vie.
Prenons pour exemple de brefs portraits d’élèves en MLDS-FLE effectués dans le cadre de notre recherche doctorale. Pour rappel, les jeunes sont affectés en MLDS s’ils ont moins de 18 ans et plus de 15 ans et demi en septembre de l’année scolaire en cours.
Madimaro est Malien. Il parle bambara, soninké et français. Il n’a jamais été scolarisé mais s’est inscrit dans une association pour apprendre le français depuis qu’il est installé à Valence. Ses parents étaient agriculteurs. Il travaillait de temps en temps comme vendeur au marché mais avait découvert le métier d’électricien avec son oncle et il dit qu’il aimerait faire de même. (…)
Ce court extrait, au-delà des compétences langagières et de la motivation à entrer dans les apprentissages, met en exergue des compétences professionnelles développées de manière précoce par rapport aux jeunes ayant grandi en France. Si l’on soustrait la durée du périple Mali-France, on peut estimer que ce jeune travaillait comme vendeur sur le marché avant ses 15, voire ses 14 ans. Il n’a pas développé de compétences scolaires mais a certainement des compétences d’organisation et de gestion, de calcul mental, de communication, etc. liées à la vente alimentaire. L’enseignant peut alors s’appuyer sur ces compétences pour entrer dans les apprentissages.
Les compétences développées dans le pays d’origine ne sont pas les seules à interagir avec les apprentissages à mettre en place. Prenons par exemple la situation de Bakary :
Bakary est Malien. Il parle bambara, soninké et français. (…) Comme il aura 18 ans pendant l’année scolaire, il cherche un apprentissage en boulangerie et espère se faire employer dans une boulangerie où il venait de faire un stage en attendant son affectation. Après quelques semaines en MLDS, nous remarquons que Bakary a de gros problèmes de concentration, il a l’air fatigué, mais reste volontaire, calme et fait toujours de son mieux malgré ses difficultés. Plus tard il nous avouera qu’il dort très peu car des cauchemars le hantent depuis son passage en Libye. Il vit à l’hôtel, hébergement d’urgence mis en place par l’ASE en attendant une place dans un appartement en semi-autonomie.
Nous remarquons ici la place que prennent les traumatismes du parcours migratoire : la violence subie en Lybie rend difficile l’entrée dans les apprentissages (manque de sommeil et donc de concentration). En outre, il vit de manière précaire avec une perception de l’avenir proche inquiétante : la vulnérabilité liée à sa prochaine majorité le contraint à privilégier une recherche active d’apprentissage au détriment de sa scolarité. Ici, nous remarquons donc des difficultés de concentration liées aussi bien au passé, au présent et à la perception de l’avenir de ce jeune. Comme l’affirment Bourgeois et Nizet (2005),
Les expériences récentes qu’a vécues ou qu’est en train de vivre le sujet dans son histoire personnelle et la charge émotionnelle qui les accompagne vont affecter la saillance relative des structures de connaissances disponibles dans son répertoire cognitif à un moment donné. (Bourgeois & Nizet, 2005, p. 125-154, paragr. 12)
Ces expériences de vie vont ainsi avoir une influence sur l’entrée dans les apprentissages. Certaines de ces expériences sont positives, comme nous l’avons vu avec Madimaro, mais d’autres peuvent avoir un impact négatif sur la qualité de l’engagement dans les apprentissages.
La trajectoire de vie va contraindre la trajectoire d’apprentissage linguistique. Porquier (1995) théorise le concept de trajectoire d’apprentissage comme
L’ensemble, la succession et l’imbrication des expériences d’apprentissage linguistique vécues par un individu pendant une période de temps supérieure à celle de l’apprentissage temporaire d’une seule langue dans un seul contexte (Porquier, 1995, p. 94).
Au-delà des biographies langagières et du rapport à la forme scolaire, qui orientent bien évidemment la scolarisation d’un Élève Allophone Nouvellement Arrivé (EANA), la trajectoire d’apprentissage prend une importance particulière lorsqu’il s’agit de grands adolescents ayant migré sans leur famille et propulsés vers une vie d’adulte dans un pays étranger.
4. Adolescent ou adulte ? Des contextes propices aux approches inductives.
Comme nous l’avons vu, ces jeunes de 16 à 18 ans ont une trajectoire de vie complexe. Même s’ils sont scolarisés en lycée et encore mineurs, il est difficile, de par leurs parcours, de les identifier aux autres lycéens sur de nombreux points : le contexte de vie dans le pays d’origine, le parcours migratoire, l’éloignement à la forme scolaire et la trajectoire d’apprentissage les éloignent de la définition de l’adolescent. Fize (2013) et Cannard (2019) montrent en effet que l’adolescence est avant tout une construction sociale et culturelle. Fize relaie en 2013 ses questionnements sur la définition de l’adolescence en s’appuyant sur les observations de l’historien P. Ariès dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960): « les enfants (des milieux populaires) étaient absorbés trop tôt dans le monde du travail pour avoir le temps de bénéficier de cet " entre deux âges ". Ils devenaient adultes " sans transition ", des adultes " précoces " en somme. » (Fize, 2013, p.22)
Avec le développement de l’enseignement secondaire au XIXème siècle, la bourgeoisie aurait structuré une nouvelle « conscience de classe d’âge » et donc inventé l’adolescence entre l’enfance et l’âge adulte. Ce phénomène est amplifié à partir des années 1960 avec la massification scolaire.
L’adolescence doit son existence au collège, qui institue de rigoureux classements d’âge (…) L’adolescence est un privilège, celui des sociétés riches qui peuvent se permettre de donner une instruction prolongée à leurs enfants. L’adolescence n’est donc pas, répétons-le, une réalité universelle. Dans certaines parties actuelles du monde, les plus déshéritées, qui sont aussi les plus nombreuses (Afrique subsaharienne, Asie, Amérique Latine…), elle n’existe toujours pas. (Fize, 2013, p.23)
Il devient alors difficile de définir le jeune EANA NSA/PSA de 16-18 ans, notamment lorsqu’il vient, comme pour notre étude doctorale, d’Afrique de l’Ouest : adulte dans son pays d’origine, il est, en France, renvoyé à une classe d’âge qu’il ne connaissait pas, du fait de sa scolarisation et de sa mise sous tutelle jusqu’à sa majorité.
D’un point de vue didactique, il conviendrait alors de se demander s’il faut se tourner vers une pédagogie habituellement destinée aux enfants et adolescents ou vers une andragogie destinée à des adultes qui ont un parcours de vie habituellement plus riche et un autre regard sur les apprentissages.
Le tableau ci-dessous, initié par Hubrecht & Flament (2019) permet de comparer le modèle pédagogique au modèle andragogique. Nous y avons ajouté la troisième colonne qui contient des observations de notre thèse de doctorat portant sur des EANA NSA/PSA de 16 à 18 ans.
Figure 1: Tableau de comparaison entre le modèle pédagogique et le modèle andragogique (Hubrecht & Flament) et la spécificité des EANA NSA/PSA de 16 à 18 ans, issus de la thèse de Giorgis (2023)
Nous constatons que la situation d’apprentissage d’EANA NSA/PSA de 16 à 18 ans ne correspond ni entièrement au modèle pédagogique, ni entièrement au modèle andragogique. Les raisons pour lesquelles ces élèves apprennent ne sont pas clairement définies : ils ne sont pas sous obligation scolaire et n’ont pas d’objectifs aussi clairement établis que les adultes (Bourgeois & Nizet, 2005). Leurs besoins littéraciques se révèlent au fur et à mesure de leur intégration. De plus, apprendre n’est parfois pas leur priorité et leur inscription scolaire peut se faire par contrainte administrative. N’ayant pas été scolarisés antérieurement à leur arrivée en France, ces élèves sont peu autonomes en termes de scolarité mais leur âge et leur parcours de vie les ont rendu capables de travailler en coopération et ouverts à la discussion. Enfin, ces élèves, grâce à leurs expériences, ont de nombreuses ressources mobilisables mais elles sont parfois difficiles à identifier.
4.2 Une proposition didactique en péda-andragogie
L’éloignement de la forme scolaire française, les compétences langagières (plurilinguisme avec maitrise principalement de la communication orale), les besoins en encodage et en graphisme ainsi que les trajectoires d’apprentissages complexes nous ont mené à élaborer et à tester un dispositif pédagogique basé sur des approches inductives sans acquis scolaires préalables, des manipulations actives, expérientielles et sensorielles ainsi que la conscience phonologique. Notre recherche doctorale, basée sur une analyse qualitative, a permis de mettre en valeur les atouts d’une démarche multimodale qui s’inspire des approches de Gattegno et de Montessori pour répondre à ces profils d’apprenants. Voici un tableau qui synthétise quels sont les facteurs qui nous ont orientés vers l’utilisation d’approches multimodales pour l’entrée dans l’alphabétisation de ces lycéens NSA/PSA :
Figure 2: Résultats généraux d’une recherche doctorale : étude des profils > besoins didactiques > propositions
L’approche de C. Gattegno, et plus spécifiquement l’utilisation du panneau de rectangles en couleurs, inspiré du Silent Way et du Kinéphones, et de la lecture en couleurs nous ont permis de travailler la conscience phonologique et l’entrée dans l’encodage en utilisant plusieurs canaux (oral, gestualité, couleurs). Ces outils permettent aussi d’entrer dans les apprentissages de manière inductive et ludique (Mariscalchi , 2023 ; Giorgis, 2023), sans avoir besoin d’acquis scolaires préalables. De la même manière, l’utilisation d’outils Montessori (lettres rugueuses, formes, poinçon) pour entrer dans l’écriture leur ont permis de travailler le graphisme en passant par leurs compétences « motrices » avant de leur imposer du matériel scolaire (cahier, feuilles lignées, crayon ou stylo, etc.) qu’ils ne maitrisent pas, ne connaissent pas bien et qui est souvent vecteur de crispation.
Les résultats de la recherche montrent que le dispositif multimodal mis en place a grandement facilité plusieurs aspects essentiels de l’apprentissage. En particulier, ce dispositif a amélioré l’entrée dans l’encodage, permettant aux élèves de développer leur conscience phonologique pour parvenir à un encodage grapho-phonologique, ce qui constitue la base d’une meilleure entrée dans l’écrit (Dehaene, 2007 et 2011). Ce dispositif a également contribué à améliorer leurs compétences au niveau du geste graphique de l’écriture (gestion du trait et de l’espace). De plus, le dispositif a renforcé la mémorisation orthographique grâce aux nombreuses manipulations et à l’entrée multimodale des apprentissages. Enfin, il a notablement augmenté l’engagement des élèves dans le processus scolaire en rendant les activités d’apprentissage interactives et stimulantes, ce qui a favorisé une participation active et motivée malgré un contexte de vulnérabilité et d’urgence. Cependant, nous avons relevé que pouvaient persister des difficultés d’entrée dans l’écrit du fait d’interférences méthodologiques : les élèves, qui ont souvent d’autres sources d’apprentissage (bénévoles en association, famille d’accueil, éducateurs, etc.) peuvent avoir du mal à passer d’une approche syllabique, très répandue, à une approche grapho-phonémique, comme celle de C. Gattegno (ils mélangent alors phonèmes, graphèmes et lettres). Enfin, l’évolution du contexte de vie de ces élèves semble influer sur la qualité de leur engagement et donc leur entrée dans les apprentissages.
Ces observations soulignent la nécessité d’aborder cette alphabétisation de l’urgence en utilisant des approches inductives et multimodales qui favoriseraient, sans prérequis en terme de scolarité, engagement et énaction. Aussi, un temps de dialogue entre l’enseignant et l’élève est également nécessaire pour instaurer une meilleure relation de confiance et mieux s’adapter aux diverses trajectoires d’apprentissage.
À cheval entre le modèle de pédagogie classique et le modèle andragogique, le grand EANA NSA/PSA a besoin d’un enseignant qui le guide vers l’autonomie de l’adulte apprenant en tenant compte à la fois de son parcours, de sa vulnérabilité et d’un contexte de l’urgence. L’agentivité et la pensée anticipatrice (Bandura, 2019) deviennent ainsi l’objectif principal de l’enseignant. Et même si la rigueur administrative ne permet pas toujours, pour cette tranche d’âge, d’entrer dans les apprentissages avec sérénité, il est probable que cet objectif modèle la future vie du majeur qui souhaitera (re)devenir apprenant en étant à la fois acteur et conscient des contraintes et opportunités qui l’entourent.
Conclusion
Pour ces jeunes, nouvellement arrivés en France sans leur famille et ayant peu ou pas été scolarisés antérieurement, l’accueil sur le territoire est rythmé par des entretiens qui vont déterminer leurs possibilités administratives, sociales, scolaires et professionnelles en s’appuyant sur une classe d’âge socio-culturelle spécifique à notre société. À partir de ces constats, il paraît essentiel de (re)considérer les démarches particulières à mettre en place pour initier ces apprenants à l’entrée dans l’écrit. Cela implique de tenir compte à la fois de leur parcours, de leurs trajectoires possibles et de leurs représentations de ces trajectoires. Chaque jeune apporte avec lui un bagage d’expériences et de connaissances, souvent informelles, qui peut constituer une base pour l’apprentissage si elles sont reconnues et valorisées correctement.
Les approches inductives et multimodales semblent répondre en grande partie aux besoins didactiques de ces jeunes. Elles permettent de partir de leurs expériences et savoirs pour construire de nouveaux apprentissages. En outre, elles rendent les séances plus engageantes et sans nécessité de maitriser, dans un premier temps, tous les codes scolaires. Enfin, elles s’appuient sur différentes modalités sensorielles et cognitives ce qui rend l’apprentissage plus accessible et efficace.
La mise en place d’échanges autour de leur parcours, leur acculturation à l’écrit et leurs apprentissages semble aussi nécessaire. Ces échanges permettent non seulement de renforcer leur motivation en valorisant leur histoire et leurs compétences, mais aussi de créer un espace de dialogue où ils peuvent exprimer leurs besoins et leurs craintes. Cela permet à l’enseignant de proposer une péda-angragogie plus pertinente.
Enfin, la brièveté des dispositifs de l’Éducation Nationale adaptés à ces jeunes en situation de migration, évoluant entre différentes cultures, deux âges, deux statuts et ayant peu de choix d’orientation, nous pousse à revoir ces classes comme des tremplins vers une vie d’adulte autonome et intégrée. Une fois cet objectif atteint ils seront peut-être motivés à poursuivre leurs apprentissages sur un modèle andragogique classique.
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