Le présent article, au sein de ce numéro, a une fonction illustrative. Il s’agit de donner à voir et à comprendre la manière dont un outil contribue à la mise en place de pratiques didactiques d’alphabétisation des adultes dans un pays où les populations concernées ne sont pas des migrants étrangers, réfugiés, demandeurs d’asile, travailleurs, devant satisfaire à des exigences linguistiques pour répondre à des demandes concernant leur statut ou engagés dans des projets linguistiques plus personnels. Le matériel qui est ici analysé a été produit au Maroc, pour des populations engagées dans un parcours volontaire d’alphabétisation. On va successivement le présenter, en le situant dans le contexte marocain et en précisant son origine, puis son organisation et les principes didactiques de sa mise en œuvre.
1. Un manuel d’alphabétisation en réponse à des besoins importants
Un récent rapport de septembre 2023, de l’Agence Nationale de Lutte contre l’Analphabétisme (ANLCA), révèle que ce sont dix millions de citoyens marocains, sur un total de 36,47 millions d’habitants, qui sont en situation d’illettrisme. Ils ne maîtrisent pas les compétences de base nécessaires pour être autonomes au quotidien : lecture, écriture, calcul, repérage dans l’espace et le temps, numérique. Sont ciblés par ce fléau pour une grande partie de la population, les jeunes et les adultes issus des milieux les plus défavorisés, c’est à dire venant d'un milieu rural à au moins aux 2/3.
En termes de tendance le taux global national d’alphabétisation progresse, passé de 52,3% en 2004 à près de 64,1% en 2019. Pour les hommes, le taux d’alphabétisation a atteint 74,6% en 2019 (contre 65,6% en 2004), alors que celui des femmes a atteint 53,9% en 2019 (contre 39,6% en 2004). Mais les progrès sont lents.
Un article[1] reprend d’autres points du rapport de l’ANLCA : l’alphabétisation se limite parfois au fait de recevoir un enseignement limité se limitant à la seule lecture du Coran, sans pouvoir être des lecteurs réellement fonctionnels au quotidien, ni lire dans d’autres langues étrangères telles que le français ou l’espagnol, importantes dans le paysage sociolinguistique.
C’est dans ce contexte que le manuel retenu va être présenté. Il a été choisi en raison de plusieurs critères :
- il est le fruit d’un partenariat entre le Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Formation des cadres et de la Recherche scientifique (Direction de la lutte contre l’analphabétisme) et le DVV allemand. Le DVV International est l’Institut de coopération internationale de la Confédération allemande pour l’éducation des adultes (Deutscher Volkshochschul-Verbande.V., DVV), qui représente les intérêts de quelque 900 universités populaires et de leurs associations régionales, plus grands prestataires d’offres de formation continue en Allemagne. Le DVV est depuis cinquante ans un acteur majeur dans le secteur de l’éducation des adultes et de la coopération au développement.
- sa disponibilité sur internet, téléchargeable gratuitement en intégralité ; https://www.dvv-international-maghreb.org/fr/ressources/manuels-et-guides/manuel-et-guide-dalphabetisation-sur-la-protection-de-lenvironnement ;
- le fait qu’il offre une « alphabétisation en français » faisant suite à une alphabétisation en arabe, par le biais de manuels dans cette langue. Il ne nous est pas possible d’en évaluer le contenu mais les thématiques révèlent qu’il s’agit d’un cadre d’alphabétisation fonctionnelle[2] :
- Manuel et Guide d'alphabétisation sur la protection de l'environnement
- Manuel et Guide d'alphabétisation destinés aux fonctionnaires analphabètes
- Manuel et Guide d'alphabétisation en langue française
- Manuel et Guide d'alphabétisation sur la sécurité routière
Dans cette série, un seul est donc en langue française, celui que nous allons analyser[3]. En effet, l’alphabétisation en français vient en réponse à un besoin de plus en plus grandissant de certaines catégories des populations cibles, notamment les populations actives travaillant dans le secteur privé, qui expriment le besoin d’acquérir des compétences de bases en littéracie en langue française afin de se mettre à niveau des exigences socioprofessionnelles des entités dans lesquelles elles travaillent. Par ailleurs, la DLCA et DVV International placent l’alphabétisation en français dans le cadre d’une diversification des outils didactiques visant le développement des personnes concernées et le renforcement de leur autoformation dans la perspective de l’apprentissage tout au long de la vie.
On voit en haut de la page de couverture que le manuel va pouvoir être utilisé par plusieurs institutions étant mis à disposition : chaque structure peut y faire figurer son nom, le nom du programme dans lequel le manuel est utilisé.
Ce manuel est complété d’un guide du formateur, indispensable à sa mise en œuvre, lui aussi en PDF téléchargeable gratuitement[4].
Le titre du manuel, J'apprends, j'existe (!), montre assez l'importance accordée à l'alphabétisation dans l'esprit des promoteurs de l'approche.
2. Les conceptions de l’alphabétisation
L’alphabétisation mise en œuvre par ce manuel relève clairement du paradigme de l’Alphabétisation fonctionnelle, tel que rappelé et précisé ici-même par Maurer dans l'article consacré à l'alphabétisation en Afrique.
Le Guide, page 16, s’en réclame explicitement[5] :
La fonctionnalité des programmes d’alphabétisation constitue un préambule important et essentiel à la réussite des formations. En effet la dimension fonctionnelle, qui prend ses origines dans les préoccupations, les centres d’intérêt et les besoins des populations cibles, est une clé du succès des apprentissages qui ne se limite plus à apprendre à lire, à écrire et à compter, mais englobe également les aspects culturel, social, économique, sanitaire et juridique. Le programme d’alphabétisation est alors un outil de développement humain et un moyen de mise à niveau des ressources humaines et de leur intégration dans le cycle de développement. L’approche fonctionnelle des programmes d’alphabétisation vise à faire acquérir, entre autres, aux bénéficiaires, les aptitudes linguistiques, personnelles et professionnelles qui constituent la base de l’automatisation de l’apprentissage et de l’insertion professionnelle et éventuellement une entrée pour la formation professionnelle et l’amélioration des conditions de l’emploi.
Concrètement, cette option se manifeste par le fait que le manuel commence (page 29) par faire un inventaire des situations de vie d’un adulte.
Puis, en lien avec ces différents rôles, découle l’organisation d’ensemble du manuel, comme le montre le tableau ci-dessous, prévoyant quatre modules et quatre séquences par module :
Les thèmes des séquences attestent un fort ancrage dans des préoccupations de la vie quotidienne, du développement socio-économique, de l’environnement.
3. Aspects didactiques du manuel
On peut à présent entrer dans le détail que représente l’articulation entre ces situations dans lesquelles on va ancrer les apprentissages et les compétences que l’on entend exercer, faire acquérir. Un tableau, aux pages 44-45 du Guide, montre comment sont articulés les deux niveaux :
L’analyse didactique montre que le manuel est d’inspiration communicative. L’entrée principale est celle des actes de parole (Saluer, exprimer un désir) ainsi que des compétences de communication (Produire un énoncé oral de deux phrases, décrire des actions). Si l’on veut affiner le regard, on peut regretter que la distinction entre ce qui est appelé Compétences et objectifs ne soit pas très claire. Pour preuve on trouve parfois les mêmes éléments, à l’identique, dans les deux colonnes (décrire des actions, expliquer/argumenter, demander la cause) : cette indistinction des deux niveaux, pourtant distinguables dans l’absolu est particulièrement notable pour les compétences orales, beaucoup moins pour l’écrit, domaine dans lequel les compétences sont mieux déclinées en objectifs d’apprentissage.
Le deuxième point que l’on peut mettre en évidence est que le manuel d’alphabétisation ne traite pas que… de l’écrit ! Quand on observe l’organisation du tableau, on voit même que les premières colonnes concernent l’oral avec les rubriques Écouter/s’exprimer. En réalité, derrière un affichage alphabétisation (écrit seulement), c’est à un ensemble complet de didactique du français que l’on a affaire. Le manuel d’alphabétisation est organisé comme un manuel de français langue seconde qui serait à destination d’adultes. On observe la même articulation méthodologique qui consiste à raccrocher les compétences écrites sur des compétences linguistiques et langagières qui sont préalablement installées par des pratiques communicatives orales. L’écrit n’est qu’un codage particulier de la langue et c’est dans cette langue qu’il faut au préalable entrer, afin que ce qui se lit ait du sens, que ce qui s’écrit fasse sens.
3.1. Oral, compétences linguistiques et compétences de communication
Concernant les activités orales, elles nécessitent un travail collectif préparatoire basé sur une exploitation des éléments déclencheurs et des situations de communication présentées. Elles se proposent de faire acquérir aux apprenants les moyens de communiquer oralement dans des situations quotidiennes, de maîtriser des structures de base de la langue indispensables pour comprendre et être compris. Le fait que la finalité soit la pratique écrite ne relègue pas au second plan un exercice oral de la communication et du développement des compétences linguistiques. La méthode propose un large éventail d’actes de parole, afin de lui offrir des occasions de simuler des situations de communication réelles où il s’exercera à remercier, saluer, féliciter…
Les dimensions pragmatiques et communicatives occupent également une place dans l’apprentissage de la langue. La construction d’une compétence de communication fait jouer la connaissance des règles et des usages culturels régissant les échanges langagiers. De ce fait, la compétence communicative requiert, outre le respect des règles linguistiques, celui des paramètres situationnels (lieu, temps, intention visée, statut des interlocuteurs…) qui ont une influence importante sur le message.
L’extrait présenté ci-dessous fait suite à un dialogue écouté, avec un support iconique représentant une mère qui fait des propositions de repas et de sortie à ses enfants.
On voit que les actes de parole sont présentés dans des formulations variées et que certaines prennent en compte des règles de politesse, au sens large du terme consistant à ménager la face de l’autre (Maurer, 2001)[6].
Les techniques d’animation de classe qui sont mentionnées dans le guide du formateur et que l’on peut voir dans le manuel mettent en œuvre du travail en équipe, de l’apprentissage coopératif par des groupes de discussion. Les activités didactiques orales sont pour l’essentiel de l’écoute compréhension guidée par un questionnaire, du jeu de rôle aboutissant à la production de dialogues, puis de l’exposé en fin de formation. Chaque activité orale est menée à partir d’un support iconique illustrant une situation de communication en rapport avec le support textuel (le plus souvent présenté sous forme de dialogue) mettant en jeu les moyens linguistiques servant à réaliser l’acte ou les actes de parole objet d’étude. L’accès au sens du support textuel écouté s’effectue alors à l’aide de l’exploitation de l’illustration et par le recours au non verbal (gestes, mimiques…)
3.2. Les compétences écrites : Lire /écrire
Les activités de lecture/écriture suivent les activités orales.
La première page propose une situation de lecture en lien avec le thème de la séquence.
Des textes variés et en cohérence avec la thématique du module et les séquences qui le composent sont proposés à l’apprenant afin de lui permettre de développer ses compétences en lecture et en écriture.
L’apprenant ne lit pas seul le texte au début. Celui-ci est accompagné d’une image, comportant des indices iconiques à même de permettre à l’apprenant d’émettre des hypothèses de lecture, de les valider en écoutant le texte et en interagissant avec celui-ci, et ce avec l’aide de l’alphabétiseur.
À ce stade, une attention particulière est posée sur les éléments composant la structure du texte, comme on le voit dans l’extrait ci-dessous, qui suit immédiatement l’extrait précédent de découverte du sens global :
Puis vient la phase d’apprentissage systématique de la lecture, par décodage. Elle s’effectue selon une progression donnée dans la table des matières qui tient compte des difficultés spécifiques de prononciation rencontrées par les apprenants arabophones. L’accent est mis sur la mémorisation du rapport phonie/graphie. Cette mémorisation prend appui sur des activités de discrimination auditive et visuelle (cf. rubrique : je repère) :
On voit que l’étude du code est à départ graphique (on va de la graphie vers le son pour établir la correspondance grapho-phonétique). Le travail systématique s’élargit de l’unité isolée à la syllabe, avec le graphème en début et en fin de syllabe, puis de la syllabe au mot dans une démarche synthétique classiquement utilisée dans les méthodes syllabiques. On remarque la présence de l’écriture en lettres capitales qui, il est vrai, présente des différences parfois notables avec la minuscule.
Aussi, la reconnaissance du phonème et de la graphie ou des graphies qui leur correspond(ent) s’opère-t-elle par (cf. rubrique : je décode):
- la répétition des diverses formes d’écriture (cursive, majuscule, script) ;
- la diction d’une gamme de syllabes artificielles qui permet à l’apprenant de maîtriser la sonorisation visuelle de la langue orale que constitue le système d’écriture français ;
- l’oralisation d’une liste de mots visant l’apprentissage d’un premier savoir-lire qui va du son au sens.
L’entraînement à la lecture en tant qu’opération complexe est renforcé par le déchiffrage et la construction du sens du fragment de texte de la séquence (cf. rubrique : je lis). On voit cette rubrique dans l’extrait ci-dessous :
Puis viennent dans chaque séquence les activités d’écriture. Le Guide du formateur (page 49) les présente ainsi :
L’objectif assigné aux activités d’écriture consiste à engager l’apprenant dans une démarche d’écriture présentant les difficultés de manière progressive. En effet, l’apprenant doit pouvoir :
- tenir de façon adaptée un crayon, un stylo à bille, une craie, etc… ;
- dessiner des lettres et écrire de manière soignée en respectant les normes de l’écriture et en améliorant sa vitesse ;
- copier correctement quelques mots, une phrase en rapport avec le thème de la séquence, en respectant les règles de la graphie de l’écriture cursive ;
- maîtriser la graphie des lettres majuscules ;
- reconnaître et comparer différents systèmes graphiques (écriture cursive, écriture script, écriture en caractères d’imprimerie).
On voit que, dans les premières leçons, elles sont très basiques. L’examen de l’ensemble du manuel montre qu’il en est ainsi jusqu’à la fin : les mêmes activités sont proposées pour apprendre les différentes graphies. Aucune activité supplémentaire n’est proposée pour engager vers ce qui serait de la production d’écrit.
3.3.Activités de langue
Viennent ensuite des activités dites « de langue » : il est évident que le travail sur l’oral est déjà de la langue, au sens d’acquisition de structures linguistiques, mais l’accent est mis cette fois sur la dimension métalinguistique, par-delà le communicatif.
Dans cette séquence du Module 1, c’est la construction de la notion de phrase qui est visée. On peut remarquer qu’aucun lien n’est fait avec les apprentissages de l’arabe, alors même que des transferts seraient possibles. La phrase existe également en arabe et sa définition et ses marques ne diffèrent pas.
L’organisation de ce domaine du fonctionnement de la langue est conçue selon un principe dit de « progressivité » dans le Guide du formateur. Ainsi, les notions de base jugées essentielles sont proposées à l’étude.
L’examen de la page fournie en exemple montre une démarche de découverte composée de trois étapes :
- une étape d’observation et de découverte qui consiste à amener l’apprenant à repérer le fait de langue objet d’étude et à y réfléchir à l’aide de questions prévues à cet effet ;
- une étape de compréhension qui rejoint nécessairement l’exercice de conceptualisation, et qui prend appui sur la perception et l’identification des formes, et ce pour amener l’apprenant à dégager la règle ou la régularité linguistique visées ;
- une étape d’entraînement au cours de laquelle l’apprenant s’exerce à utiliser le fait de langue étudié.
3.4. Autres aspects : mathématiques
Le manuel d’alphabétisation comprend des mathématiques, dans chaque leçon. On voit clairement l’ambition émancipatrice de l’alphabétisation qui est ici poursuivie, bien au-delà d’assurer une entrée dans l’écrit en langue française. Voici l’extrait qui suit, installant la numération en français :
La gestuelle utilisée pour compter en français est celle utilisée en arabe. On ne compte pas 1 par le pouce mais par l’index, et le pouce vient marquer 1, puis 10 quand les deux mains sont utilisées.
Des activités sont proposées dans la page 10, avec le jeu de domino. Puis viennent rapidement les opérations, comme on le voit à la page 26 :
La résolution de problèmes est présentée dans la séquence 3 du Module 4, mais l’opération nécessaire à la résolution est posée par le manuel :
Il faut attendre la page 97 et le dernier Module, le 4, pour voir une réelle activité de résolution de problème en français :
Conclusion
Le manuel d’alphabétisation étudié dans cette contribution est un manuel de post-alphabétisation, l’alphabétisation étant assurée au préalable en langue arabe, à travers 4 manuels disponibles, tous abordant des thématiques « citoyennes ». Ces mêmes thématiques sont présentes dans chacun des 4 modules du manuel de français.
L’entrée dans l’écrit ne se fait qu’une fois que des compétences de communication orales sont installées, et en lien avec elles, ce qui rapproche ce type de manuel des manuels de français langue seconde.
En ce qui concerne la lecture, la méthodologie en usage est mixte à départ graphique, avec une entrée par le sens à partir d’un texte entendu et abordé oralement pour sa compréhension, avant d’en isoler des mots et des graphèmes, puis de remonter vers les unités orales de la langue. Alors vient une phase de lecture par l’apprenant, celle-ci étant faite sur un texte court, simplifié. On est donc en présence d’un fonctionnement didactique en sablier, avec un point de départ très large, puis une focale sur les relations graphies-phonies, et un nouvel élargissement vers un texte à lire. L’apprentissage de l’écriture ne va pas jusqu’à la production d’écrit et la conception se limite à l’apprentissage des lettres du français, dans différentes écritures (dont la capitale). Cette limitation est sans doute un manque dans la conception d’ensemble et pourrait être aisément complétée dans l’espace du lieu de formation par des activités de prolongement proposées par le formateur.
Les mathématiques ne sont pas oubliées, dans une optique d’alphabétisation fonctionnelle dont se réclame cet ensemble didactique, même si pour l’essentiel elles se limitent à de la numération et du calcul en français.
[1] https://fr.hespress.com/328842-analphabetisme-10-millions-de-marocains-sont-concernes-par-le-fleau.html
[3] https://www.dvv-international-maghreb.org/fileadmin/files/morocco/Documents_Maroc_2019/Manuel__Fran%C3%A7ais.pdf
[4] https://www.dvv-international-maghreb.org/fileadmin/files/morocco/Documents_Maroc_2019/Guide_formateur_manuel_fr.pdf
[5] Le surlignement est de notre fait.
[6] Maurer B. (2001), Une didactique de l’oral du primaire au lycée. Paris, Bertrand-Lacoste.