N°84 / L’alpha dans tous ses états

Quelle(s) alphabétisation(s) pour l’Afrique ?

Bruno Maurer

Résumé

Cet article est une présentation de l’alphabétisation en Afrique subsaharienne. Il expose le contexte particulier, très différent du contexte de l’alphabétisation en Europe. Il est question de la définition de ce qu’est une personne alphabétisée, puis de la variété des pratiques de l’alphabétisation, qui correspondent à des philosophies différentes. Une estimation quantitative des besoins et une typologie des publics concernés est faite, avant de voir, à travers le cas du Mali la diversité des acteurs et des structures impliquées dans les pays. Enfin est abordée la question des langues.

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Introduction

Dans un numéro de revue consacrée à l’alphabétisation, il n’est pas sans intérêt de faire un état des lieux de cette question en Afrique subsaharienne. En effet, le lecteur habituel de la revue TDFLE hébergée à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, abordant cette question depuis une perspective FLE européenne, aura tendance à penser spontanément aux publics d’alphabétisation en France, en Suisse, en Belgique, constitués pour l’essentiel de populations migrantes avec des perspectives d’apprentissage du français langue d’intégration, constituées d’adultes peu ou non alphabétisés, isolés dans un monde doublement étranger : du point de vue de la langue, étrangère et nouvelle, et de celui du rapport à l’écrit, les autres adultes autour d’eux étant tous alphabétisés, du moins en apparence. Et le lecteur aura aussitôt à l’esprit des cours « d’alpha » donnés dans des associations de quartier et/ou dans des structures ayant reçu un label pour amener des personnes de différentes nationalités à un niveau de langue française et de littératie suffisant pour poursuivre des itinéraires variables d’ « intégration ». De ces problématiques, de ces objectifs des « cours d’alpha », de ces publics, de ces pratiques didactiques, il est largement question dans les autres articles de ce numéro.

Mais la question de l’alphabétisation se pose tout à fait différemment en Afrique subsaharienne et il ne faut surtout pas oublier cet ensemble de pays, un contexte qui concerne des centaines de millions de personnes, avec son histoire, ses questionnements, ses pratiques. Disons d’emblée qu’il ne sera pas possible de faire le tour des pratiques, tant elles sont nombreuses, diversifiées[1].

De manière générale, la question de l’alphabétisation est à situer dans une pluralité de contextes relevant de l’éducation et de l’éducation au multilinguisme. Le schéma ci-dessous représente les quatre contextes possibles du mutilinguisme éducatif, tels que proposés par B. Maurer en 2023 dans le cadre de la rédaction collective d’un guide de l’UNESCO Education for a multingual world (à paraître), et ensuite schématisés en anglais par Kirk Person (SIL, Société internationale de linguistique) puis en français par B. Maurer.

La problématique de l’alphabétisation concerne les cadres orange (Education multilingue et langues en danger) et vert (Education multilingue pour migrants /réfugiés). Elle peut concerner les publics d’adultes et d’enfants, selon les pays et les situations.  Le cadre bleu correspond à des situations d’éducation formelle qui relèvent de la scolarisation de base. Mais en Afrique, compte tenu du nombre d’adultes qui n’ont pas été scolarisés, une grande partie des besoins d’alphabétisation.

L’Afrique subsaharienne compte 19 pays parmi ceux qui ont l’indice de développement humain le plus bas (Niger, Mali, Burkina Faso, Tchad, Burundi...). Les habitants des trois-quarts des pays concernés survivent avec moins de deux dollars par jour, la croissance économique est inférieure à la croissance démographique et un grand nombre de pays connaissent une instabilité politique, avec des guerres dans certaines régions ou des défis posés par la présence de groupes armés avec des activités terroristes.

C’est dans ce contexte macro-économique que les pays d’Afrique subsaharienne ont vu, plus de 40 ans après les indépendances, les Nations Unies lancer en 2003 une initiative pour renouveler l’engagement et les efforts en faveur de l’amélioration de l’alphabétisme dans le monde : la Décennie des Nations Unies pour l’Alphabétisation. Celle-ci s’inscrivait alors dans le cadre plus général des stratégies de développement de l’Education pour tous adoptées à Jomtien en 1990, qui fixaient des objectifs précis en matière d’alphabétisation (objectif 4 de l’EPT). Pourtant, en 2015 encore, au sortir de cette décennie, le Réseau Femmes parlementaires de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie fixait toujours, comme objectif dans un projet de rapport intitulé L’alphabétisation des femmes adultes : 

« Améliorer de 50 % les niveaux d’alphabétisation des adultes, et notamment les femmes, d’ici à 2015, et assurer à tous les adultes un accès équitable aux programmes d’éducation de base et d’éducation permanente ».

C’est dire que la Décennie n’avait pas porté les fruits escomptés. Dans les mêmes années, la Banque mondiale faisait également un constat alarmant (2017), en parlant de la « crise de l’apprentissage » sévissant dans les pays à revenu intermédiaire[2]. Alors que les États s’étaient lancés au début des années 2000 dans une stratégie d’éducation massive pour faire face aux défis de développement, le constat était fait par la Banque mondiale, l’un des principaux bailleurs, que « l’école ne forme plus » (voir à ce sujet Puren et Maurer, 2018), une  situation particulièrement accentuée en Afrique subsaharienne. L’amélioration des taux d’accès à l’école s’était accompagnée d’une dégradation des résultats.

On avait l’habitude de penser que l’alphabétisation était destinée à des publics d’adultes n’ayant jamais fréquenté les bancs de l’école. Mais les constats d’échec de l’école dressés en 2017 étaient en partie ceux de la stratégie Éducation pour Tous ayant privilégié le quantitatif sur le qualitatif, ayant misé sur l’amélioration de l’accès à l’école plus que sur la qualité des apprentissages : ces constats conduisent à penser que l’alphabétisation pourrait bien concerner aussi les très nombreux élèves n’ayant pas construit les apprentissages fondamentaux pendant les quelques années de leur fréquentation scolaire. L’école, pourvoyeuse des cours d’alphabétisation : voilà une nouvelle perspective, que Mingat, Ndem et Seurat (2013) abordent. Au Mali par exemple, la situation qui prévalait en 2015-2016 représente un recul important par rapport à 2007-2008, où l’accès au fondamental se chiffrait à 82,4 % jusqu’à la veille de la situation conflictuelle que connaît le pays. Depuis, ce taux a régressé à 78,7 % en 2010-2011 puis à 67,2 % en 2015-2016, soit un recul de plus de dix points en dix ans. Il en est de même, pour le niveau d’achèvement du fondamental, avec un taux d’accès à la 9e année qui est passé, avec la crise, de 34,2 % en 2010-2011 à 30,4 % en 2015-2016 (RESEN, 2019). Voilà qui alimente le réservoir de personnes non ou peu alphabétisées, loin des ambitions de la décennie 90 et de la scolarisation universelle.

Cet article n’a d’autre ambition que de présenter la manière dont le champ de l’alphabétisation s’est développé dans cette région du monde depuis les indépendances, de voir quels en sont les enjeux actuels ainsi que les acteurs, et d’examiner, à travers des modèles d’alphabétisation assez différents et aux objectifs parfois divergents, la place donnée aux différentes langues des paysages sociolinguistiques.

1. Alphabétisation et enseignement dit « non formel »

L’alphabétisation doit être resituée dans l’ensemble des actions éducatives dans ce que Philip Coombs (ancien directeur de l’Institut international de planification de l’éducation (IIPE) de l’Unesco) analysant, dès 1968, la « crise mondiale de l’éducation » appelait le « réseau d’apprentissage » de chaque pays (Coombs, 1989 [1968]). Il appelait alors à développer ce réseau partout, à développer l’ensemble des opportunités pour permettre à tous d’apprendre et d’acquérir les compétences requises pour la vie quotidienne et professionnelle et, d’autre part, à en faire l’évaluation afin de répondre aux besoins présents et à venir.

De quoi se compose ce «réseau » ? L’UNESCO distingue :

- l’éducation formelle: le système éducatif hiérarchisé et chronologique allant de l’école primaire aux institutions universitaires ;

- l’éducation informelle: c’est le processus par lequel chacun acquiert les attitudes, les valeurs, les savoir-faire et les connaissances à travers l’expérience quotidienne en famille, avec des amis ou des camarades, à partir des médias ou d’autres éléments qui font partie de son environnement ;

- l’éducation non-formelle: elle englobe les activités éducatives organisées en dehors du système officiel, orientées vers un segment particulier de la population et poursuivant des objectifs éducatifs bien définis.

Mintsa M’obiang (2017) détaille ces trois composantes.

L’éducation formelle dite scolaire est donnée dans les institutions d’enseignement (écoles), par des enseignants permanents, dans le cadre de programmes d’études déterminés. Ce type d’éducation est caractérisé par une certaine rigidité, avec des structures horizontales (classes d’âge homogènes et cycles hiérarchisés) et des conditions d’admission définis pour tous. « Cet enseignement se veut universel et séquentiel, normalisé et institutionnalisé avec une certaine permanence (pour ceux qui ne sont pas exclus du système) » (Unesco, 2016).

L’éducation dite informelle (ou encore parallèle, accessoire, occasionnelle, diffuse, spontanée) concerne des activités d’instruction non structurées, des processus d’apprentissage résultant de l’interaction  entre l’apprenant et son environnement. Un individu apprend par l’interaction avec cet environnement non structuré. Il en va ainsi de l’acquisition de la langue, des valeurs culturelles, des attitudes et des croyances générales, des comportements de la vie quotidienne : la famille, les églises, le secteur associatif, les groupes de pairs, les moyens de communication sociales, les médias de masse, sont les principaux vecteurs de cette éducation.

L’éducation non formelle concerne toute activité éducative organisée en dehors du système d’éducation formel établi et destinée à servir des clientèles et à atteindre des objectifs d’instruction identifiables (Combs et al., 1973). Elle concerne ce que l’on appelle parfois l’apprentissage tout au long de la vie toute sa vie, dans le cadre de ce que l’on appelle communément l’avènement de la société dite  « apprenante »

Mettons le focus sur l’éducation non formelle, dont relèvent les actions d’alphabétisation. Lauwerier (2010) note que les sciences de l’éducation se sont pendant longtemps intéressé avant tout à l’École, négligeant toute « alternative » possible. Lauwerier voit là une forme d’ethnocentrisme de la discipline, concrétisée dans le préfixe négatif utilisé pour la dénomination. Il poursuit la présentation contrastée entre les deux types d’éducation en présentant un tableau auquel il reconnaît des mérites mais qu’il juge lui-même trop fort, trop systématique.

 

Lauwerier nuance ces oppositions en faisant remarquer que les analyses des terrains éducatifs révèlent en fait des continuums de formes d’apprentissage plus ou moins éloignées – et donc alternatives – de la forme scolaire. On pourra observer ce fait dans la partie 4 consacrée à l’étude du terrain malien. Gasse (2024) va dans le même sens et considère l’éducation non formelle comme un espace d’entre deux entre l’éducation formelle et l’éducation informelle, « une voie parallèle ou passerelle d’opportunités, de dispositifs souples, flexibles, un laboratoire expérimental d’innovations pédagogiques, de domaines transversaux d’apprentissage, en interaction avec une diversité de public - bénéficiaires de ces actions et une multitude d’acteurs pour les coordonner ».

C’est dans cette optique que l’on va considérer l’alphabétisation, l’un des domaines clés de l’éducation dite « non formelle ».

2. Enjeux et formes de l’alphabétisation en Afrique subsaharienne : alphabétisation ou alphabétisations ?

De quoi parle-t-on exactement en parlant d’alphabétisation ? Tant les enjeux que les formes sont multiples.

2.1. Entre développement économique et social et émancipation des individus

La problématique de l’alphabétisation en Afrique subsaharienne ne concerne pas, comme en Europe, l’insertion dans une société nouvelle, la nécessité d’une intégration passant par la langue, par l’accès à des niveaux requis pour des types de citoyenneté, par des parcours dans une société d’accueil.

Il s’agit en Afrique de nécessités de développement du pays, celles-ci passant par le développement de ses citoyens. Si l’on se place du point de vue des individus, il s’agit de considérer l’alphabétisation comme un moyen d’émancipation, d’empowerment. Développement du pays, émancipation : ces deux problématiques furent aussi celles des pays occidentaux à la fin du 19e siècle et, largement encore, dans la première moitié du XXe siècle. Après la première guerre mondiale, l’alphabétisation devint une priorité pour le Royaume-Uni :  le United Kingdom Report on Education (Rapport du Royaume-Uni sur l'Éducation) présentait un programme politique pour l’alphabétisation, affirmant que chaque adulte avait besoin de formation continue ; en URSS, le Décret du Conseil des commissaires nationaux sur l’élimination de l’analphabétisme parmi les populations de la République socialiste fédérative soviétique de Russie obligeait « l'ensemble de la population de la République, âgée de huit à cinquante ans, et qui ne savait lire ou écrire [à] apprendre à le faire soit dans sa langue maternelle, soit en russe. »

2.2. Alphabétisation, alphabétisations

Nous rejoignons Lauwerier (2010) qui préfère utiliser le pluriel pour bien montrer la pluralité des pratiques désignées par ce terme ; selon Street (2001), l’alphabétisation varie selon le lieu et le temps et correspond à des pratiques spécifiques. Ajoutons qu’elle répond à des objectifs possiblement différents :

- l’alphabétisation en tant que compétence isolée : il s’agit d’une approche centrée sur les processus de décodage et d’encodage de la lecture et de l’écriture, possiblement en lien avec des compétences orales quand la langue d’alphabétisation n’est pas connue, mais déconnectés d’autres compétences non linguistiques ;

- l’alphabétisation fonctionnelle : elle est conçue comme un instrument destiné à améliorer la qualité de vie et les moyens d’existence en dotant l’individu de nouvelles  compétences de vie ; conformément à la définition UNESCO de 1962, le but est de former « une personne qui a acquis les connaissances et compétences [linguistiques] indispensables à l’exercice de toutes les activités où l’alphabétisation est nécessaire pour jouer efficacement un rôle dans son groupe et sa communauté et dont les résultats atteints en  lecture en écriture et en arithmétique sont tels qu’ils lui permettent de continuer à mettre ces aptitudes au service de son développement propre et du développement de la communauté et de participer activement à la vie de son pays. » Cette définition change la finalité de l’alphabétisation : de fin en soi, elle devient un moyen service du développement.

- l’alphabétisation, outil d’autonomisation : elle est envisagée comme moyen de comprendre le monde, de s’interroger, de problématiser les structures sociales et l’exercice du pouvoir, faisant ainsi de l’alphabétisation un processus libérateur ; ce paradigme apparaît à la fin des années 1960 avec l’émergence d’une nouvelle pédagogie militante, qui relie l'alphabétisation à la libération ; développée surtout par Paolo Freire, elle constitue une troisième voie en alphabétisation qui part du monde et du vécu de la personne analphabète, qui repose sur une relation égalitaire entre l’intervenant(e) et l’apprenant(e) et encourage l’émergence de capacités critiques transformatrices de la réalité des citoyens. Ce paradigme militant n’a pas été sans effet sur les définitions institutionnellement dominantes : en 1975, l'UNESCO modifiait sa définition initiale lors de la Déclaration de Persépolis, à l’occasion du dixième Anniversaire du Congrès des Ministres de l'Éducation pour l'Éradication de l'Analphabétisme. L'UNESCO définissait alors l'alphabétisation comme "n'étant pas simplement un processus d'acquisition des compétences en lecture, écriture ou calcul, mais une contribution à la libération de l'humanité et à son entier développement. L'alphabétisation n'est pas une fin en soi, c'est un droit fondamental." (Secrétariat International de Coordination de l'Alphabétisation, 1975).

La première des trois approches est techniciste, limitée dans sa vision.

Les deux autres considèrent l’alphabétisation comme une pratique sociale tenant compte de la diversité et de la pluralité de l’alphabétisation liées aux différents contextes et modes de vie des apprenants. Ces approches de l’alphabétisation supposent la participation et l’implication des communautés, ce qui explique que dans la plupart des pays l’alphabétisation soit gérée à un niveau déconcentré par différents acteurs qui s’occupent particulièrement de la mise en œuvre des politiques d’alphabétisation. Les financeurs sont les bailleurs de fonds et les services étatiques, pendant que les ONG et autres associations de la société civile font la mise en œuvre, avec parfois des philosophies différentes. L’implication des communautés se traduit des financements, en espèce ou en nature, le prêt de locaux, le choix de la langue d’enseignement ou le recrutement des enseignants provenant généralement de la communauté même.

Nous dresserons plus loin un panorama de la variété des acteurs.

3. Besoins d’alphabétisation sur le continent africain

Les enjeux et modèles d’alphabétisation ayant été discutés, il reste à estimer les besoins, ce qui pose la question de la définition de l’analphabétisme et de son évaluation.

3.1. La difficile question de la mesure de l’analphabétisme

Mingat, Ndem, Seurat (2013) problématisent cette question absolument essentielle.

L’alphabétisme est traditionnellement mesuré à l’aide de trois méthodes :

- la déclaration des enquêtés lors d’un recensement ou d’une autre enquête (auto-évaluation) ;

- l’évaluation par un tiers, le plus souvent le chef de ménage, indiquant le niveau d’alphabétisme des membres de son ménage ;

- le nombre d’années de scolarisation (Unesco, 2006). Depuis 2006, l’Unesco a abandonné le recours aux taux de scolarisation pour estimer l’alphabétisme des individus pour se baser uniquement sur des questions directes concernant l’alphabétisme à partir des recensements et des enquêtes.

Pour Mingat et al. (2013, paragraphe 9), le premier problème est que les données de recensements utilisées pour les différents pays ne reflètent pas une définition uniforme de l’analphabétisme. Alors que, dans certains pays, l’analphabétisme concerne les individus qui ne savent pas lire, dans d’autres, les personnes analphabètes sont définies comme étant incapables de signer de leur nom ou d’écrire une courte lettre et de lire la réponse. En Albanie, à Djibouti, au Niger, en Sierra Léone ou encore au Sénégal, un individu alphabète est capable de lire et d’écrire ; en Éthiopie, il doit savoir lire, écrire et comprendre une affirmation courte et simple de la vie quotidienne ; au Sri Lanka, il doit disposer de compétences minimales en langue. Enfin, deux pays (Madagascar et Pakistan) définissent l’alphabétisation en termes à la fois d’années de scolarisation et de compétences. Ces différences de définition de l’alphabétisme impliquent que ses évaluations ne porteront pas sur les mêmes compétences, ce qui rend difficile la comparaison au niveau international ou même régional.

Une autre limite des estimations de l’Unesco tient au fait que le niveau d’alphabétisme est estimé sur la base de leur déclaration du chef de ménage interrogé lors du recensement, sans aucun test pour identifier les personnes analphabètes.

La dernière limite (Mingat et al. 2013, paragraphe 11) tient aux différences dans la définition de la population étudiée : si, dans la plupart des recensements, sont considérés comme adultes les individus de plus de quinze ans, dans certains, cette limite est à cinq, sept ou dix ans ; dans d’autres, il n’existe aucune limite d’âge. De plus, certains pays ne communiquent plus leurs données, la question n’étant plus intégrée aux enquêtes dans ceux où les taux d’alphabétisation sont élevés (Pays-Bas, Suède, Suisse, etc.)

3.2. Une approche quantitative des besoins en alphabétisation

Toutes ces limites étant sur les données quantitatives posées en préambule, une estimation quantitative des besoins présente tout de même un intérêt. L’UNESCO communique en 2023 sur 775 millions de personnes concernées dans le monde. La plupart sont en Afrique subsaharienne et le tableau ci-dessous donne une idée à la fois des progrès réalisés et du chemin à parcourir.

 

https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SE.ADT.LITR.ZS?locations=ZG

Source : Institut de statistique de l'UNESCO

Taux d'alphabétisation des adultes (15 ans et +) (%). Total qui correspond au pourcentage de la population âgée de 15 ans et plus qui peut comprendre, lire et écrire de courts énoncés au sujet de sa vie quotidienne. Généralement, l'alphabétisation inclut aussi les notions de calcul, c'est-à-dire la capacité de réaliser des opérations arithmétiques simples. Cet indicateur est calculé en divisant le nombre d'alphabètes âgées de 15 ans et plus par la population du groupe d'âge correspondant et en multipliant le résultat par 100.

 

En Afrique subsaharienne, la population des plus de 15 ans serait donc alphabétisée à proportion d’un peu moins de deux adultes sur trois, quelle que soit la langue. Pour le dire autrement, un adulte sur trois a des besoins d’alphabétisation. La courbe, hors accidents en 2000, 2006, 2008, a une orientation régulière : elle s’infléchit et semble arriver à un palier marquant une stagnation en 2017, sous les 70%.

L’Afrique du Nord et le Moyen Orient arrivent à un pourcentage plus élevé de 80% comme le montre le graphique suivant :

 

 

Depuis 2014, dans ces deux régions du monde, on a également atteint une sorte de palier.

Le graphique ci-dessous détaille les taux d’alphabétisation par pays et dans le monde. Sa lecture de bas en haut montre assez dans quels pays les besoins sont les plus importants : l

 

Source: CIA World Factbook - Version du Janvier 1, 2020

 

Définition: Cette entrée comprend une définition des pourcentages d'alphabétisation et du Bureau du recensement pour la population totale, hommes et femmes. Il n'y a pas de définitions et de normes universelles d'alphabétisation. Sauf indication contraire, tous les taux sont basés sur la définition la plus courante - la capacité de lire et d'écrire à un âge donné. Détailler les normes utilisées par les différents pays pour évaluer la capacité de lire et d'écrire dépasse la portée du Factbook. L'information sur l'alphabétisation, bien que n'étant pas une mesure parfaite des résultats scolaires, est probablement la plus facilement disponible et valable pour les comparaisons internationales. Les faibles niveaux d'alphabétisation et l'éducation en général peuvent entraver le développement économique d'un pays dans le monde actuel, en mutation rapide et dominé par la technologie.

Les pays sahéliens figurent dans les dernières places du classement, montrant l’étendue et l’urgence des besoins.

3.3. La diversité des besoins en termes de publics-cibles

Gasse (2024), qui a beaucoup travaillé à l’analyse des situations d’alphabétisation au Mali, synthétise en un schéma (repris de publications antérieures) la manière dont les deux limites de l’éducation formelle (un accès insuffisant et inégalitaire d’une part, un faible rendement du système éducatif classique) l’empêchent de répondre à la demande sociale.

 

Elle a complété cette approche systémique par une observation de terrain auprès d’une vingtaine d’ONG œuvrant au Mali, de manière à mieux cerner les profils des personnes fréquentant les cours d’alphabétisation. Les résultats de son travail sont mis en évidence dans un graphe en étoile :

 

 

Le schéma tiré de ses observations de terrain permet de confirmer les hypothèses faites sur l’identité des personnes ayant des besoins d’alphabétisation : au premier rang les adultes analphabètes (dont les personnes de sexe féminin), puis les jeunes non scolarisés ou déscolarisés sans avoir construit les apprentissages fondamentaux. Puis les ruraux, qui ont une moins bonne couverture par l’enseignement formel. Dans les urbains, Gasse dit qu’il faut voir la grande part occupée par les ruraux qui viennent vivre dans les villes.

4. Institutions et structures impliquées dans la mise en œuvre de l’alphabétisation

L’importance de l’alphabétisation au plan international est rappelée chaque année par la Journée internationale qui lui est consacrée depuis 1965, le 8 septembre, et qui a été proclamée par l’UNESCO.

En décembre 1999, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait une résolution en vue de la proclamation d’une Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation dans le cadre des efforts entrepris pour l’Éducation pour Tous. Cette initiative a été approuvée par les participants d’une table ronde sur ce sujet lors du Forum mondial sur l’éducation (Dakar, avril 2000), et sa mise en œuvre en a été confiée à l’UNESCO, qui est l’acteur du système des Nations Unies qui joue un rôle moteur.

Au terme de cette Décennie, la nécessité de l’alphabétisation se faisait toujours sentir, on l’a vu dans la partie précédente, et un grand nombre d’acteurs interviennent sur ce terrain qu’alimente aussi désormais la faible efficience du secteur formel.

Nous allons tenter de déplier le mille-feuilles institutionnel des acteurs intervenant dans le domaine en prenant l’exemple du Mali.

4.1. Organisations internationales multilatérales

Nous commençons par les institutions internationales supra-étatiques, celles qui regroupent plusieurs acteurs étatiques, au premier rang desquelles l’UNESCO.

4.1.1 UNESCO

Son rôle moteur au niveau mondial se concrétise par la production de documents de cadrage. Le dernier en date est la Stratégie de l’UNESCO pour l’alphabétisation des jeunes et des adultes (2020-2025)[3], adoptée en 2019 lors de la Quarantième conférence générale de cette institution.

L’UNESCO intervient également dans le domaine via  son Institut pour l'apprentissage tout au long de la vie (UIL) qui renforce les capacités des États membres à mettre en place des politiques et des systèmes d'apprentissage tout au long de la vie efficaces et inclusifs, conformément à l'Objectif de développement durable 4. L’UIL vise à développer des écosystèmes d'apprentissage fonctionnant tout au long de la vie, dans tous les contextes et profitant à tous, en renforçant les capacités aux niveaux local et national, en consolidant les partenariats et en proposant des données et des connaissances. Il est un centre de ressource et d’expertise pour l’alphabétisation dans le monde. À titre d’exemple, en 2007, l’UIL proposait un document intitulé Faire la différence: pratiques efficaces d'alphabétisation en Afrique[4].

L’UNESCO est également intervenue à partir de 2017, en partenariat avec l’entreprise Pearson[5]. Le projet commun de l’UNESCO-Pearson se penchait sur de nouvelles manières de permettre aux jeunes et aux adultes peu qualifiés et peu instruits de tirer profit de technologies numériques inclusives pour renforcer ensuite leurs compétences fondamentales et en alphabétisation.

Sur le terrain et donc au plus près des acteurs, l’UNESCO peut également intervenir dans des actions spécifiques. C’est le cas au Mali où, en 2023, elle participait au renforcement des capacités de 50 femmes et jeunes ruraux sur les compétences de bases et les activités génératrices de revenus. Elle accompagnait financièrement et logistiquement un projet appelé « Soutien à l’auto-emploi de la jeunesse rurale, vecteur de paix et de cohésion sociale au Mali », piloté par le Ministère de l’Entreprenariat, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle avec un public de femmes et de jeunes ruraux dans les localités de Yanfolila et de Kita.

4.1.2. Autres organisations internationales multilatérales

L’alphabétisation au niveau mondial est soutenue par d’autres organisations internationales multilatérales :

- Le Partenariat mondial pour l’Éducation (GPE) : le GPE[6] est le plus grand fonds au monde dédié exclusivement à transformer l'éducation dans les pays à faible revenu. Depuis 20 ans, le Partenariat mondial pour l'éducation octroie des fonds et soutient des solutions visant à construire des systèmes éducatifs solides et résilients dans les pays touchés par l'extrême pauvreté ou les conflits, afin que davantage d'enfants, les filles en particulier, reçoivent l'éducation dont ils ont besoin pour s'épanouir et contribuer à la construction d'un monde plus prospère et durable. Le GPE rassemble tous les partenaires investis dans l'éducation - pays à faible revenu, bailleurs de fonds, organisations internationales, société civile, y compris les organisations de jeunes et d'enseignants, le secteur privé et les fondations privées - afin que leur travail commun contribue à transformer les systèmes éducatifs en se concentrant particulièrement sur les lieux et les personnes ayant les plus grands besoins.

- L’Alliance mondiale pour l'alphabétisation dans le cadre de l'apprentissage tout au long de la vie (GAL) a été lancée en 2016 pour faire progresser les efforts mondiaux en matière d'alphabétisation et relever les défis liés à la promotion de l'alphabétisation dans le monde. L’UIL de l’UNESCO lui sert de secrétariat. Elle rassemble 30 pays[7].

- La Banque mondiale : en 2019, cette institution financière, pour mettre en lumière l’ampleur du problème, a élaboré le nouveau concept de « pauvreté des apprentissages » en s’appuyant sur une nouvelle base de données constituée avec l’UIL. Ce nouvel indicateur rend compte de la proportion d’enfants incapables de lire et comprendre un texte simple à l’âge de dix ans, une statistique qui est donc bien en rapport avec les besoins d’alphabétisation[8]. Cet indicateur résulte de la combinaison de données sur la scolarisation et sur les acquis scolaires corrigée en fonction de la proportion d’enfants qui ne sont pas scolarisés (et dont on suppose qu’ils ne savent pas bien lire). En tant qu’organisme financier, elle est un des bailleurs finançant des Ministères et des ONG internationales travaillant dans ce domaine.

- L’Association pour le Développement de l’Education en Afrique (ADEA) : on trouve sur le site de cette association internationale  de nombreuses traces de ses actions en matière d’alphabétisation[9]. Elle a notamment suscité en son sein l’émergence, entre 1996 et 2018, d’un Groupe de travail sur l’éducation non. Formelle (GTENF) avec la participation et le soutien des pays suivants. à travers leurs ministères de l'éducation et agences d'aide au développement : Sénégal, Namibie, Lesotho, le Zanzibar, Mauritanie, Gambie, Burkina Faso, Ghana, la Direction du Développement et de la Coopération ou DDC (Suisse), le Secrétariat du Commonwealth, l'UNESCO et le Club du Sahel. Le Groupe a été créé pour étudier la nature et l'impact de nombreuses formes d'éducation offertes hors du cadre scolaire, dont celles destinées aux adultes.

4.1.3. Coopérations nationales

Aux côtés de ces organisations internationales et pour contribuer à la mise en œuvre des politiques nationales interviennent également des acteurs relevant de ce que l’on appelle les coopérations bilatérales. Si l’on prend un pays comme le Mali, le Ministère français des Affaires étrangères et européennes (MAEE), l’Agence française de Développement (AFD), l’United States Agency for International Development américaine (USAID), l’Agence canadienne de développement international apportent leur contribution, soit directement auprès des structures déconcentrées d’alphabétisation dont il va être question plus loin, soit par le soutien à des ONG maliennes, présentation à venir également.

4.2. ONG internationales

Des ONG internationales interviennent en Afrique subsaharienne, au Mali, en matière d’alphabétisation. On peut citer :

- Plan international : cette ONG travaille depuis 1976 pour le développement des droits des enfants et mène beaucoup d’actions en alphabétisation ; elle est très implantée de la région qui va de Ségou (au Nord de Bamako) au sud du pays ;

- Terre des Hommes : cette ONG basée à Lausanne intervient dans les zones de conflit du Nord du Mali pour l’éducation[10], et y travaille en partenariat avec l’ONG malienne Enda Tiers monde, ainsi qu’avec des associations locales dont l’association féminine dénommée Faraben, qui veut dire « la fin de la souffrance ». Le programme de Terre des Hommes est soutenu par l’USAID dont il a été question plus haut.

- Caritas : l’ONG chrétienne Caritas-Mali diocèse soutient l’alphabétisation des enfants démunis dans la région de Ségou.

4.3. ONG maliennes

La revue des acteurs internationaux a fait apparaître que ceux-ci travaillaient souvent avec des ONG maliennes, chargées de la mise en œuvre.

Padev Mali est un site qui recense de très nombreuses ONG maliennes intervenant dans le domaine du développement. En tapant alphabétisation dans le moteur de recherche[11], on trouve pas moins de 45 organisations.

Nous laissons le lecteur explorer les acteurs, leurs projets, les publics bénéficiaires.

4.4. Structures nationales étatiques maliennes

Le Ministère de l’Éducation inclut l’alphabétisation dans son périmètre. Sa dénomination, Ministère de l'Education, de l'Alphabétisation et des Langues Nationales, montre combien les limites entre « formel » et « non formel » sont en réalité floues. Ce flou se retrouve également dans le fait que des structures d’alphabétisation sont bien dans le périmètre de l’action d’une Direction, la Direction nationale de l’Education de base et de l’alphabétisation. Ces structures sont détaillées au point suivant.

L’alphabétisation s’appuie également sur le Centre national de ressources de l’éducation non formelle : https://www.facebook.com/people/Centre-National-des-Ressources-de-lEducation-Non-Formelle-Cnr-Enf/100063578486169/.

4.5. Structures déconcentrées maliennes

L’alphabétisation est conduite pour l’essentiel par le biais de centres d’alphabétisation qui ne sont pas sans liens avec le Ministère, on l’a vu. Gasse (2024) présente la diversité de ces structures et des publics qu’elles accueillent.

4.5.1. Les écoles communautaires

Il s’agit de structures éducatives à l’initiative des organisations de la société civile et de partenaires extérieurs : elles sont à destination d’un public exclu du système formel âgé de 9-15 ans. Elles sont majoritairement présentes en zone rurale ; les jeunes y suivent le programme officiel. Ces écoles sont presque aussi nombreuses que les écoles primaires. On voit bien ici le flou entre secteurs formel et non formel. La différence essentielle entre les deux types d’école tient  donc à la nature du public reçu mais surtout à l’investissement très fort de la communauté villageoise dans le fonctionnement : elles recrutent les enseignants, les paient en espèces ou en nature, offrent des locaux. L’alphabétisation peut se faire en langues nationales ou en français.

4.5.2. Les écoles confessionnelles : médersas et écoles coraniques

Le développement de la sphère islamique dans les années 1990 a constitué un terrain fertile au développement d’établissements de nature confessionnelle pour répondre à une demande sociale croissante non satisfaite par le secteur formel « classique », en français ou bilingue langue nationale-français.

Les écoles coraniques accueillent les enfants sans limite d’âge, l’éducation à l’islam est le seul programme enseigné et ces structures sont à fonctionnement exclusivement privé. Il est difficile d’en connaître le nombre exact. Elles tiennent souvent lieu de pré-scolaire, ce secteur étant très peu développé. L’alphabétisation se fait en arabe, limitée à la connaissance du Coran alors que la langue arabe n’est pas connue des enfants.

À leurs côtés, les médersas accueillent les enfants à partir de six ans, l’enseignement dispensé suit à 50 % le programme officiel et 50 % l’enseignement religieux. Ces médersas sont des écoles privées sous contrat avec l’état. Elles sont de ce fait un élément central du dispositif éducationnel au Mali.

4.5.3. Les CED – Centres d’Éducation au Développement

Ces centres sont les structures majeures de l’alphabétisation. Ils accueillent les jeunes de 9-15 ans, sont ouverts aux filles et garçons non scolarisés ou déscolarisés précoces. La formation dispensée, générale et professionnelle, s’étend sur quatre années. La mise en œuvre des activités des CED est assurée par la communauté dans un cadre de partenariat entre l’État, les Collectivités territoriales, et la société civile par le biais d’ONG partenaires au développement.

4.5.4. Les Centres d’Alphabétisation Fonctionnelle (CAF)

Cette structure d’éducation non formelle et de formation relève aussi des communautés : elle est ouverte aux adultes, femmes et hommes âgés de plus de seize ans, aux jeunes analphabètes et aux déscolarisés précoces. La durée d’une campagne d’alphabétisation varie de 450 à 480 heures.

4.5.5. Les Centres d’Apprentissage Féminin (CAFé)

Cette structure d’éducation non formelle et de formation qualifiante relève aussi des communautés. Elle est ouverte aux filles et aux femmes non scolarisées ou déscolarisées, âgées de 16- 45 ans.

4.5.6. Les Centres d’Éducation pour l’Intégration (CEI)

Enfin les CEI, relevant des communautés, ouverts aux filles et garçons de 9-15 ans non scolarisés ou déscolarisés, aux femmes et hommes âgés de 16 ans et plus. Le cycle de formation dans les CEI est de 2 à 4 ans, alternant formation théorique et formation qualifiante. Depuis 2011, des centres pilotes transfrontaliers Mali-Burkina Faso sont positionnés au sein de la frontière sahélienne afin d’axer leurs programmes sur l’apprentissage des langues nationales transfrontalières dans l’optique de s’adapter aux flux migratoires. Il s’agit d’espaces socio-éducatifs multifonctionnels au service de l’intégration et du développement. La mise en œuvre des activités de ces centres est assurée en grande partie par la communauté dans un cadre de partenariat entre l’État, les Collectivités territoriales, la société civile et les partenaires au développement.

Une possibilité de passerelle est offerte aux finalistes de l’Éducation Non Formelle vers le système formel et les structures de formation qualifiante. Un arrêté interministériel des ministres en charge de l’Éducation et de la Formation professionnelle fixe les modalités d’organisation de cette passerelle.

Ce tableau d’ensemble, dressé à partir de Gasse (2024), montre que plutôt qu’une distinction nette entre enseignement formel et non formel existe de fait un continuum de structures avec un contrôle plus ou moins important de l’État, corrélé à un investissement compensatoire des communautés. Peu présentes dans l’organisation de l’enseignement dit formel, elles sont au premier plan dans l’offre d’alphabétisation.

5. Langues et alphabétisation

La question de la langue de l’alphabétisation est bien évidemment centrale. Dès les indépendances, des voix se prononçaient en faveur d’apprentissages réalisés dans la langue la mieux comprise des apprenants. Traoré (1967 : 215) écrivait :

 

« Et prêtons l'oreille à des leaders du tiers-monde qui ont sérieusement analysé le grave problème de l'analphabétisme des individus qui constituent les forces vives de leurs pays en voie de développement.

- « L'alphabétisation en langue étrangère n'aboutit généralement qu'à des résultats médiocres. »

- « Pour alphabétiser une importante fraction des popuIations adultes en un temps relativement limité, il faut nécessairement enseigner la lecture et l'écriture d’une langue déjà

parlée par les adultes, langue dont ils connaissent profondément les pensées subtiles et complexes. »

- « Les langues nationales connues ne sont pas des langues fixées : il faut recourir au service des linguistes ». »

L'UNESCO a depuis longtemps mis en évidence[12] que tous facteurs considérés, les programmes en langue première avaient la plus grande chance de succès. Pourtant, de nombreux programmes négligent le multilinguisme, qui est pourtant la norme en Afrique. Les langues africaines, les langues les plus utilisées par les habitants du continent africain et par les diasporas africaines, continuent à être dévalorisées : en matière d’alphabétisation, beaucoup souffrent de ne pouvoir être adossées à un fort corpus écrit et donc de ne pouvoir ensuite être pleinement utiles, une fois les compétences de base acquises en lecture-écriture. Elles servent donc souvent de tremplin vers les langues de la communication internationale (anglais, français, portugais et espagnol), qui sont souvent celles des programmes de post-alphabétisation, une fois passé les premiers apprentissages.

Au Mali, tous les centres reconnus comme s’inscrivant dans le cadre de l’éducation non formelle utilisent les langues nationales pour lire et écrire, que ce soit les Centres d’alphabétisation fonctionnelle (CAF), les Centres d’éducation pour le développement (CED) ou les Centres d’apprentissage féminin (CAFE). Ce type d’éducation se distingue donc aussi de cette manière du système classique dont l’enseignement est encore massivement en français[13], en dépit des efforts faits depuis 2005 pour aller vers des systèmes bilingues, avec les premières années fonctionnant en langues nationales.  Le Document de politique nationale de l’éducation non formelle a inscrit comme principe n° 5 le fait que « le bilinguisme est appliqué dans l’éducation non formelle » (Ministère de l’Éducation de base, de l’Alphabétisation et des Langues nationales du Mali, 2007, p. 31). Cette inscription est diversement interprétable. On peut y voir la manifestation de ce statut de langue tremplin réservé aux langues nationales, et donc une concession à la forte demande sociale concernant le français, ou bien y lire, de manière positive, les ambitions d’une politique résolument et fondamentalement multilingue, aussi bien dans le formel que dans le non-formel et donc la manifestation d’un continuum entre les deux secteurs, affichant les mêmes ambitions.

Si l’on veut élargir le regard sur la place faite aux langues africaines, au Sénégal voisin, l’ONG ARED[14], créée en 1990, joue une rôle très intéressant, avec des financements venant des USA et, récemment, de Dubaï.

Sa première langue  de travail est le pulaar (également appelé fulfude), parlé par plus de 25 millions de personnes au Sahel. L'ARED travaille surtout dans le Nord du Sénégal en raison d’une initiative populaire très active de promotion de la connaissance du pulaar dans cette région. Les ouvrages sont tout d’abord rédigés en pulaar, afin de juger s’ils correspondent aux besoins et aux niveaux des néo-alphabètes. Les ouvrages initialement publiés en pulaar sont ensuite adaptés à d’autres dialectes du fulfulde, à d’autres langues d’Afrique de l’Ouest, ou bien traduits en français. Aujourd’hui, l’ARED répond aussi à des demandes adressées par des organisations au Sénégal, au Mali, au Bénin, au Burkina Faso et au Niger. Depuis 1992, plus de 150 titres ont été édités, 800 000 livres vendus et plus de 450 formations dispensées à plus de 9 000 participants.

L’ARED ne met pas en œuvre ses propres programmes d’alphabétisation sur le terrain, mais elle répond aux demandes de formation et de livres adressées par des associations locales, d’autres ONG, des projets bilatéraux, etc.

Si une place est faite dans cet article à cette ONG, c’est que son rôle excède celui de l’alphabétisation conçue selon une acception techniciste. Allant au-delà des supports d'alphabétisation fondamentaux et fonctionnels, elle propose des supports très complexes concernant les lois locales, l’impact des projets de développement, le développement d’une société civile, etc. – tout en offrant de bons supports de lecture tels que des romans, de la poésie, des livres d'histoire et de connaissances locales. L’ARED est ainsi l’un des rares éditeurs d’Afrique de l’Ouest à publier des livres qui encouragent la lecture pour le plaisir, de sorte que les nouveaux lecteurs peuvent s’identifier à l’histoire et aux personnages, plutôt que simplement envisager la lecture en tant que moyen d’apprendre quelque chose de nouveau.

Conclusion et prolongements

En moins de deux siècles, la nature et les fonctions sociales de l'alphabétisation ont radicalement changé. Cette conclusion est le lieu pour tracer aussi des perspectives futures. L'utilisation de nouvelles techniques d'apprentissage peut permettre d'offrir de nombreuses opportunités pour une alphabétisation simple et continue dans les programmes éducatifs conçus pour les jeunes et pour les adultes. Il n’est pas évident de parler de ces technologies dans des pays où internet, et même l’électricité, son parfois des luxes. Mais il ne faudrait pas a priori ne concevoir l’alphabétisation que dans le présentiel et le support papier. L'apprentissage à distance et les TIC peuvent faciliter le développement des compétences, favoriser l'utilisation de supports élaborés par les apprenants, stimuler la prise de conscience et la motivation des apprenants, soutenir et former les enseignants, faciliter la diffusion et l'actualisation des supports pédagogiques ainsi que de l'information auprès des centres de documentation.

Il est encore rare que les programmes d’alphabétisation pour adultes soient uniquement envisagés avec ces médias, qui sont tout d'abord utilisés comme soutien aux programmes conventionnels ou comme composants d'une approche multiple de l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul.

Mais des médias comme le téléphone, la radio, la télévision et Internet peuvent et doivent aujourd'hui avoir une place plus importante dans l'alphabétisation et dans tout effort d'éducation de base.

Ainsi, au Nigeria, dans un pays où les nomades constituent environ 6 % de la population  (9,4 millions d’habitants, dont 3,1 millions d’enfants en âge scolaire), bergers (7 millions), pêcheurs et agriculteurs migrants, la participation des nomades aux programmes d’éducation formelle et non-formelle existants est traditionnellement très faible. En 2000, un programme radio pour le volet adulte de l’Instruction interactive par la radio (IRI) a été développé et a servi de base à la production de 13 émissions visant à motiver les auditeurs à s’engager dans une action sociale. Les émissions ont été diffusées aux groupes d’écoute radio, considérés comme des centres d’apprentissage, dans tous les États de la Fédération. En Inde, à la fin de la décennie 1990 et depuis les années 2000, des programmes d’alphabétisation (ou de soutien à la lecture dans le secteur formel) sont passés et continuent à passer par le sous-titrage systématique, dans la même langue, des films et des programmes télévisés les plus regardés[15]. Le coût n’en est pas exorbitant, les retombées importantes.

Ceci est un exemple d’initiative peu étudiée, peu valorisée, trouvant pourtant un écho favorable auprès des communautés, des gouvernances locales et des décideurs publics.

L’alphabétisation en Afrique sub-saharienne est un défi quantitatif et qualitatif : il faudra compter sur la synergie des acteurs et la diversité des moyens.

Références :

Akkari A. (2000). Au-delà de l’ethnocentrisme en sciences de l’éducation. In Dasen  P. & Perregaux C. (Éd.), Pourquoi des approches interculturelles en sciences de l’éducation ? (pp. 31-48). Bruxelles : De Boeck Université.

Baba-Moussa A. R. (2020), “L’avenir des dispositifs d’éducation non formelle”, Revue internationale d’éducation de Sèvres, 83, pp. 167-176.

Coombs P. H. (1985). The World Crisis in Education : The View from the Eighties. Oxford : Oxford University Press.

Freire P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Petite collection Maspero.

Gasse S. (2024). « L’éducation non formelle : un espace d’entre deux au sein de situations sociales complexes pour rendre effectif le droit à l’éducation ». Phronesis, 13, 77-94. https://shs.cairn.info/revue-phronesis-2024-1-page-77?lang=fr&tab=resume

Lauwerier T. (2010). “Éducation non formelle, alphabétisation et communautés locales en Afrique de l'Ouest francophone ». Dans : Abdeljalil Akkari éd., Transformations des systèmes éducatifs dans les pays du Sud: Entre globalisation et diversification (pp. 279-300).

Mingat A., Ndem  F. & Seurat A., “La mesure de l’analphabétisme en question. Le cas de l’Afrique subsaharienne”, Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 12 | 2013, 25-47.

Mintsa M’obiang, D. (2017). Socialisation et scolarisation : mode d’emploi de l’éducation non formelle en Afrique. Trayectorias Humanas Trascontinentales, (2). https://doi.org/10.25965/trahs.506

Puren L. & Maurer B. (2018). La crise de l’apprentissage en Afrique subsaharienne. Regards croisés sur la didactique des langues et les pratiques enseignantes. Peter Lang.

Rogers A. (2005). Non-Formal Education. Flexible Schooling or Participatory Education ? New York : Springer.

Street B. (2001). Literacy and development : ethnographic perspectives. Londres : Routledge.

Thành Khôi L. (1991). L’éducation, cultures et sociétés. Paris : Publications de la Sorbonne.

Traoré K.(1967). « La linguistique et l'alphabétisation ». Présence Africaine, 1967/3 (N° 63), pp. 215 à 222. DOI 10.3917/presa.063.0215

 

[1] Un second article dans ce numéro tente d’en aborder certaines, très restreintes, à partir de manuels d’une alphabétisation bien particulière puisque faite en français ; cet article permet des comparaison avec les manuels d’alphabétisation en usage en contexte européen francophone mais sans aucune prétention à documenter l’ensemble des pratiques didactiques d’alphabétisation, lesquelles passent le plus souvent par les langues premières, langues africaines.

[13] Voir à ce sujet Maurer B. (à paraître), « Comprendre pourquoi l’éducation multilingue ne progresse pas en Afrique subsaharienne : explications structurelles et socio-anthropologiques, recherche d’alternatives ». Actes du Premier symposium de recherche KIX, « Renforcer la production et l'analyse des données pour des systèmes éducatifs résilients, inclusifs et plus performants en Afrique subsaharienne », Addis Abeba, octobre 2021.

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