Dans le contexte éducatif mondial, les épreuves de langue sont des outils de plus en plus fréquemment utilisés pour des publics chaque jour plus divers en termes de situations individuelles et d’institutions de langue fréquentées (ou non). Ces tests plus ou moins standardisés relèvent de conceptions variées de la langue et de son apprentissage (voir par exemple Tardieu 2013b). Ils sont proposés pour évaluer des “connaissances”, des “compétences” ou un “niveau” en vue de différents objectifs administratifs, professionnels ou sociaux dans lesquels la “langue” joue un rôle, qu’il soit de verrou ou de tremplin.
Des certifications aux autres formes d’évaluation
Ces vingt dernières années, plusieurs associations d’organismes spécialisés dans l’enseignement-apprentissage-évaluation de la langue ont pris une importance normalisatrice croissante en travaillant à la diffusion d’une culture des tests, essentiellement de type certificatif: sur ce plan, on peut citer l’Association des organismes certificateurs en Europe (ALTE), la European Association for Language Testing and Assessment (EALTA), l’International Language Testing Association (ILTA) ou encore l’association UNIcert qui regroupe les centres de langues présents dans les universités et Hautes écoles de langue allemande. D’autres acteurs se sont spécialisés dans la conception et la diffusion de tests de langue, comme le Cambridge Assessment English pour l’anglais, France Education International (anciennement Centre international d’études pédagogiques) pour le français ou encore, pour l’espagnol, le Service international d’évaluation de la langue espagnole (SIELE). La liste des tests développés par ces opérateurs est impressionnante. Ainsi, pour France Education International, on compte par exemple DILF, Delf Tous publics, DELF Prim, DELF Junior, DELF Scolaire, DELF Pro, DALF et TCF. Encore plus riche, le Cambridge Assessment English propose les tests Young Learners, Key English Test, Preliminary English Test, First Certificate, Advanced, Proficiency, BEC (Business English Certificate), avec parfois plusieurs niveaux possibles par test. Ces types de tests ont une valeur économique liée à leur degré de reconnaissance sur différents marchés : ils permettent d’accéder à des formations, de répondre à des exigences administratives régulant les autorisations de séjour ou d’établissement dans un pays ou encore de renforcer une candidature sur le marché de l’emploi. En ce sens, ils participent d’une marchandisation de l’enseignement des langues et de leur instrumentalisation à des fins politiques et économiques, souhaitable pour certains, honnie par d’autres, entrant dans le cadre général de ce qui constitue l’économie de la connaissance. Les opérateurs de ce type de tests, ceux mentionnés mais également d’autres, issus de structures plus modestes, usent en effet de stratégies commerciales et font du lobbying pour vendre leurs services à des systèmes éducatifs publics nationaux (Maurer & Puren, 2019: 11-12) ou régionaux, en s’appuyant notamment sur les valeurs constituant la base du travail social pour vendre leurs tests. À ce titre, ils opèrent alors également une forme de marchandisation de la bienveillance fonctionnant sur des certifications en langue et des formations présentées comme pédagogiquement novatrices, ce qu’elles ne sont souvent qu’en apparence, et comme destinées à résister à des exigences politiques inégalitaires qu’elles contribuent pourtant souvent à reproduire (Zeiter et Maurer, 2021).
Outre ces tests à visées certificatives destinés à établir une sorte de carte d’identité linguistique attestant de manière externe d’un “niveau” de langue, d’autres dispositifs existent toutefois. Ceux-ci correspondent à des évaluations plus directement liées aux objectifs d’apprentissage et à la pédagogie adoptée dans une classe de langue et une formation déterminées :
- en début d’un parcours d’apprentissage, des tests de positionnement sont proposés à des fins d’enclassement;
- en cours d’apprentissage, institutions de langue et enseignants ont souvent recours à des évaluation formative moins formelles : ce sont des tests de régulation de l’apprentissage;
- en fin de formation, à l’interne, d’autres tests sont destinés à évaluer l'atteinte des objectifs de la formation suivie et le niveau de langue atteint: ce sont des tests à visée sommative donnant parfois lieu à une attestation interne à l’institut de formation.
Moins investiguées que les dispositifs certificatifs, ces manières d’évaluer la langue demandent également une réflexion, tant elles sont partout présentes sur le terrain de la formation en langue. À ce titre, et bien que moins publicisées que les certifications, elles influencent très concrètement le tissu social et la vie administrative et professionnelle des individus. C’est principalement à de tels types de tests que le présent numéro s’intéresse, dans des contextes aussi variés que la formation en langue d’origine, les politiques migratoires, l’accompagnement sociolangagier en insertion ou encore la formation académique en langue.
Penser la langue et son apprentissage pour évaluer
S’il est indéniable que la publication du CECR a largement contribué à la création d’un marché de la certification (Maurer & Puren, 2019) basé sur une perspective didactique devenue une référence hégémonique dans le champ de la formation en langue, on voit toutefois nettement que son action a été bien plus importante pour la généralisation des tests dans des contextes toujours plus variés que pour l’avancement de la réflexion méthodologique et l’organisation nouvelle des contenus d’enseignements. Le caractère implicite des théories scientifiques censées sous-tendre le CECR, la pauvreté de ses apports sur la méthodologie ou les processus d’apprentissage, le caractère discutable de ses descripteurs (Tardieu, 2006) et leur difficulté d’utilisation dans la conception des évaluations ou des cours par les enseignants (Le Lièvre, 2011; Piccardo, 2015) n’ont en effet pas pesé assez lourd pour contrebalancer aux yeux des décideurs la commodité que cet outil offrait : des niveaux en apparence objectifs, exprimés en un langage international commun, basique mais structurant, dont l’intérêt a très vite été perçu par les écoles de langue pour structurer leur offre de cours, par les éditeurs de manuels pour segmenter leur marché et par les organismes de tests pour multiplier et vendre leurs produits. Or, en s’alignant massivement et quasi-exclusivement sur le CECR, les tests de langue renforcent ce dernier comme cadre de référence incontournable, sans que soient questionnés les modèles de la langue et de son apprentissage qu’il porte et qui sont ainsi implicitement validés (voir par exemple Peuzin, 2015) :
- une langue qui est vue comme un instrument de communication (du fait de la philosophie communicative du CECR) ;
- des compétences toujours évaluées dans une optique strictement monolingue.
Pourtant, d’autres modèles de référence sont théoriquement et pratiquement mobilisables, en dehors de la langue comme instrument de communication : la langue comme système linguistique, comme instrument de socialisation, comme agir social, comme langue-culture, comme identité, etc., et c’est là le principal champ de réflexion que les contributeurs du présent numéro ont investi, sans pourtant se consulter. Une telle cohérence dans les réflexions de chercheuses et de chercheurs travaillant dans des contextes et des optiques pourtant très différents témoigne d’un constat saillant, vingt ans après la première publication du CECR : ce cadre est insuffisant et toujours plus inadéquat pour répondre aux enjeux sociétaux actuels liés à la langue, dans un contexte où les flux migratoires ne sont plus, loin de là, ceux de la construction européenne de la fin du XXème siècle. Bien plus, il contribue à reproduire et à renforcer la stratification et les injustices sociales dont la langue, lorsqu’elle est considérée comme objectivement évaluable et mesurable, est le prétexte et la justification. En contexte migratoire en particulier, et donc pour les populations les plus défavorisées administrativement, économiquement et, pour ce qui concerne la langue dominante du lieu de vie, linguistiquement, (re)questionner le rôle de l’évaluation en langue dans l’organisation sociale est donc urgent.
Vers des outils concrets et adaptés
Examiner de manière critique les tests de langue, c’est donc aussi voir quel(s) rôle(s) ils jouent dans la sphère sociale, quels types d’acteurs ils impliquent, quelles préoccupations et besoins individuels et collectifs ils soulèvent. En ce sens, l’article de Graveleau souligne, comme celui de Maurer et Zeiter, l’importance de définir ce qu’est la “langue” à évaluer lorsque cette évaluation influence directement l’avenir de la personne concernée. Dans le domaine de l’orientation scolaire vers le lycée que décrit Graveleau, la langue fonctionne en effet comme une mise en échec presque incontournable pour les jeunes concerné·e·s : évaluée comme insuffisante, elle justifie leur enclassement vers des “sas fermés” retardant leur éventuelle entrée au lycée, masquant ainsi d’autres compétences pourtant essentielles aux études. À l’inverse, lorsqu’elle est évaluée comme suffisante pour la communication courante, la seule capacité à s’exprimer à l’oral masque d’autres lacunes potentielles et justifie à elle seule un enclassement direct au lycée conduisant presque forcément à l’échec lorsque la scolarisation antérieure est insuffisante ou que l’écrit n’est pas maitrisé. Privilégier la capacité à communiquer dans le quotidien, au détriment – ou à la place – des autres compétences utiles aux études pousse donc à l’échec, ce qui contribue sans cesse à stigmatiser la migration et à renforcer l’inégalité des chances.
Dans un contexte proche mais traité en lien avec des enjeux de politique migratoire, l’article de Pradeau et Burrows explore les biais produits par le mélange des genres entre évaluation de la langue et contrôle administrativo-légal pour l’obtention de statuts administratifs par les personnes étrangères. Sur le constat partagé d’inégalités de traitement dans les évaluations (imaginaires sur l’évaluation, descripteurs flous), que l’on retrouve également chez Maurer et Zeiter, les auteures cherchent des solutions alternatives, dans l’idée d’évaluer mieux, d’être plus professionnel, de mieux faire son travail, mais surtout d’être plus juste avec la personne évaluée. Mais quelle justice, en regard de quels critères ? S’agit-il de leur reconnaitre un effort d’intégration, une capacité à agir socialement, à faire des choses avec et dans la langue, de leur reconnaitre des connaissances et compétences, ou un peu tout en même temps ? La question est complexe.
L’article de Maurer et Zeiter investigue ces mêmes questions, par le biais de la construction d’un outil d’évaluation des compétences langagières permettant de co-construire avec la personne son Profil sociolangagier. Cet outil est destiné à des institutions d’insertion socioprofessionnelles actives dans la formation en langue et confrontées au constat, posé par par les institutions elles-mêmes, les employeurs et les organismes de formation, quant au fait que les niveaux de langue sont flous et pas toujours adéquats par rapport aux attendus en termes de compétences langagières effectives. La réflexion menée dans ce projet a consisté à décompacter différentes dimensions évaluées dans les termes du CECR pour repenser ce qu’est la langue sur trois axes : la connaissance du système linguistique, les compétences communicationnelles écrites et orales et l’agir sociolangagier effectif des actrices et acteurs sociaux évalués. Toutefois, l’article se conclut sur les impacts d’une telle perspective sur le marché de la formation linguistique des personnes migrantes, un marché structuré par des enjeux administrativo-légaux, économiques et politiques rendant toute innovation délicate.
Ces trois premiers contextes ne sont cependant pas ceux pour lesquels le CECR avait été prévu à l’origine, ni d’ailleurs ceux du Volume compagnon, puisque rien d’essentiel n’a changé, ni la philosophie ni les publics visés, dans cette actualisation en forme de complément. À première vue, il n’est donc pas étonnant que ce cadre de référence s’avère insuffisant et inadéquat : le mobiliser pour l’appropriation langagière en contexte migratoire avec des populations peu favorisées administrativement, économiquement et socialement revient à utiliser un outil prévu pour un autre usage. Pourtant, ce même constat d’inadéquation revient dans les trois autres articles du numéro, qui s’intéressent aux étudiants universitaires en mobilité douce, en séjour linguistique ou engagés dans une évaluation DELF/DALF, pourtant à la source du CECR.
L’article d’Erard, Hinterberger et Schira propose ainsi une discussion sur la perspective actionnelle et le CECR dans un contexte pourtant similaire à celui pour lequel ce Cadre a été conçu. Que signifie, au fond, mettre l’apprenant·e au centre ? S’agit-il de le mettre au centre d’une certaine conception de la langue qu’il ou elle devrait acquérir, ou au centre de sa propre langue et de son propre apprentissage ? C’est là sans doute l’idée du Certificat de Qualification en Français (CQF) présenté dans cet article, et qui s’appuie sur une vision anthropologique plus globale de l’agir langagier.
Les limites des descripteurs du CECR pour l’évaluation de l’oral en phonétique/phonologie, en production et réception, et la mise en évidence de la prise en compte très relative de la production écrite et orale dans le DELF/DALF sont ensuite mises en évidence par Sauvage et Gardies. Dans une perspective similaire à celle de Graveleau, les auteur·e·s soulignent les conséquences importantes de ces manques en contexte académiques, dans la mesure où les certifications DELF/DALF suffisent pour l’immatriculation sans pour autant garantir la réussite d’un parcours académique. Ici encore, l’insuffisance du CECR pour une évaluation garantissant l’équité et l’égalité des chances est soulignée par la recherche de solutions alternatives en évaluation et en formation.
Dans une ligne similaire, enfin, l’article de Béguelin-Argimón et Diez del Corral Areta souligne que si un niveau déterminé est exigé à l’entrée du programme d’étude (un niveau minimal non seulement en français pour l’immatriculation à l’université mais également dans la langue étudiée pour la discipline choisie), un cursus académique de Lettres en langues vivantes, à l’Université de Lausanne (Suisse) en tout cas, ne donne pas lieu à certification linguistique à l’issue des études. Par ailleurs, les auteures relèvent également que le CECR ne propose pas de solutions pour ce contexte spécifique. Donc ici encore, la création d’un nouvel outil, alternatif s’avère nécessaire : la Certification de compétences linguistique dans le domaine académique disciplinaire (CLAD), construite dès 2008 par la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. Comme pour le CQF (Erard, Hinterberger et Schira) et son portfolio ethnographique, un rôle prépondérant est ici donné à l’apprenant, qui crée son portfolio académique, et le lien avec les pratiques réelles des étudiant·e·s est fondamental, l’évaluation étant alors aussi formative, si ce n’est plus, que certificative: si le résultat est important pour le marché de l’emploi, notamment, le coeur de cette évaluation relève avant tout d’un processus de formation qui s’étend sur les deux années de Bachelor académique et permet de retracer l’évolution de la personne.
Les articles du présent numéro ont donc ceci en commun que les concepts de pratiques langagières authentiques, de centration sur la personne et sur ses agirs sociaux dans l’idée d’un développement langagier constant et appuyé sur des stratégies métalinguistiques et métacognitives ne sont pas que des boites vides à remplir. Des manques sont constatés lorsqu’il s’agit d’évaluer la langue, de la “tester”, et leurs conséquences sont concrètes. Si les apports du CECR ne sont aucunement niés, ses limites sont quant à elles analysées pour déboucher sur des projets et des outils d’évaluation répondant de manière plus adéquate aux besoins des personnes soumises à évaluation.
Bibliographie
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