La place de la « grammaire » aujourd’hui en didactique des langues relève-t-elle de l’histoire d’une ferme permanence ou d’une progressive minoration ? Dans quelle mesure se réinvente-t-elle en fonction des enjeux actuels de la didactique des langues ?
Le tournant du XX° siècle marque avec l’avènement de la méthode directe le début d’une forme de méfiance vis-à-vis de l’enseignement de la grammaire dans l’histoire des méthodologies. En effet, la grammaire explicite et déductive des approches traditionnelles est soupçonnée d’alourdir inutilement l’apprentissage en développant une compétence d’analyse de la langue au détriment d’une réelle capacité à parler la langue. Dès lors, l’enseignement des langues sera moins porté par un idéal de formation intellectuelle telle que pouvait l’incarner l’enseignement des langues anciennes que par que par un impératif d’efficacité communicative. Dans cette perspective, la méthode directe, jamais réellement appliquée, et les méthodes audio-orales et SGAV optent pour une grammaire implicite censée imiter les processus d’acquisition et le « bain linguistique ». Or les approches communicatives marquent un retour à la grammaire explicite qui entérine l’impossibilité de faire l’impasse sur une description grammaticale, la situation de classe ne pouvant reproduire « la vie réelle ». Alors qu’il ne s’agit plus d’enseigner « seulement » une langue mais une compétence à communiquer dans laquelle la compétence linguistique n’est qu’une partie d’une compétence de communication plus large, il faut souligner que le linguistique reste au cœur des différentes composantes de la compétence de communication. En effet, les compétences « pragmatique », « textuelle » et « socioculturelle » restent fondamentalement ancrées dans les sciences du langage avec respectivement la linguistique pragmatique, la grammaire textuelle et la sociolinguistique. Par ailleurs, l’écart entre principes méthodologiques et la réalité des pratiques est signifiant : si les approches communicatives visaient une refonte de l’enseignement de la grammaire autour de la notion d’acte de parole censé bouleverser la progression de la grammaire traditionnelle par les regroupements fonctionnels ou notionnels (Bérard & Lavenne, 1994), les manuels publiés pendant cette période restent au fond organisés par les parties du discours de la grammaire traditionnelle.
Qu’en est-il à partir des années 2000 avec la diffusion du CECR ? Le cadre, de façon implicite, remet au goût du jour une certaine méfiance vis-à-vis de l’enseignement de la grammaire. En premier lieu, il dilue les contenus linguistiques dans une compétence interculturelle et plurilingue aux contours plus flous et dont cette fois la définition n’est plus ancrée dans les sciences du langage. Maurer constate « la minoration des compétences linguistiques dans l’apprentissage des langues » du fait d’une relégation de l’apprentissage de la grammaire et du lexique à une place secondaire au profit d’une éducation interculturelle et plurilingue. » (Maurer, 2011). Le volume complémentaire au CECR publié en 2018 se défend de n’avoir jamais « suggéré l’arrêt de la grammaire » et reconduit pourtant une approche actionnelle centrée sur les « tâches dont l’objet n’est pas la langue ». Là encore, l’écart entre principes didactiques et réalité des pratiques mérite d’être interrogé : les manuels se réclamant de l’approche actionnelle semblent suivre encore une progression grammaticale fondée sur les parties du discours. S’y repèrent toutefois une description grammaticale minimaliste et une quasi disparition de la compétence textuelle éclairée par la grammaire textuelle. Parallèlement, les enquêtes sur les pratiques de classe des enseignants témoignent de la place encore importante accordée à la grammaire (Fougerouse, 2001). Entre principes méthodologiques confus et hétérogénéité des pratiques, quels sont les enjeux actuels de l’enseignement de la grammaire ?
Axe 1 : La place de la grammaire dans l’enseignement/apprentissage du français langue étrangère
Quelle place est donnée à la grammaire dans les discours qui circulent aujourd’hui à la fois dans les sphères institutionnelles liées à l’enseignement des langues, dans les représentations des enseignants et des apprenants ? Comment ces discours tissent-ils un corpus de valeurs voire une idéologie autour de l’enseignement de la grammaire ?
Dans son article « Enseignement de la grammaire en Français Langue Etrangère : représentations et pratiques d’étudiants en Master FLE », Nathalie Gettliffe présente une étude sur la place de l’enseignement de la grammaire dans le cadre des stages que réalisent les étudiants en Master Didactique du FLE. Alors que la place de la grammaire dans le cours de FLE poursuit sa minoration, les stagiaires centrent leurs pratiques sur des présentations plutôt traditionnelles (règle-exercice) avec une propension à systématiser les apprentissages à l’aide d’exercices à trous. Toutefois, comme leurs pairs plus expérimentés, ils se détachent rapidement des supports éditoriaux afin de s’adapter à des réalités locales complexes.
Bingjie Jun analyse dans son article « Grammaire du français comme spécialité universitaire en milieu institutionnel chinois : entre permanence et changement » l’évolution des représentations de la grammaire dans les discours institutionnels en Chine des trente dernières années. Cette analyse est complétée par l’analyse des discours spécialisés à travers trois manuels chinois de français (2007, 2009 et 2017) et les discours des enseignantes et de leurs étudiants recueillis par entretien en 2022.
Kannella Menouti, dans « Enseignement grammatical : tensions et transitions chez de futurs enseignants en formation en Grèce » présente une recherche effectuée au Département de Langue et Littérature françaises de l’Université d’Athènes. Elle propose de comprendre les positionnements subjectifs des enseignants-apprentis par rapport à l’enseignement de la grammaire D’un côté, leur perception de la grammaire est largement influencée par un apprentissage traditionnel et de l’autre, émerge un besoin d’engager différemment l’enseignement grammatical par un travail réflexif et créatif.
Axe 2 : Description grammaticale et modèles métalinguistiques
Quelles théories linguistiques tiennent lieu de référence pour éclairer l’enseignement/apprentissage des langues aujourd’hui ? Quels modèles sont abandonnés ou au contraire remis au goût du jour ?
Dans « Réflexions sur la réforme de l'enseignement de la grammaire dans un contexte de FLS », Mohamed Ben Ammar envisage favorablement les réformes de l’enseignement de la grammaire dans le contexte tunisien. Les réformes rompent avec une approche morphosyntaxique trop formelle qui privilégiait les activités d’analyse et introduisent des concepts issus de l’approche communicative où les contenus grammaticaux reposent sur des questions comme l’expression du temps, de la cause, de l’opinion ou de la conséquence.
Rui Li analyse dans « Les grammaires du français contextualisées : la recatégorisation du déterminant français par les enseignants chinois » vingt-trois ouvrages de grammaire française édités en Chine. Elle consacre son analyse à la façon dont les auteurs locaux adaptent la catégorisation du déterminant français en fonction des connaissances à la disposition des apprenants chinois.
Enfin, Emilie Kasazian dans « Le continuum implicite-explicite comme repère pour la description des pratiques grammaticales » revient sur la problématique du degré d’implicite et d’explicite de la description grammaticale en classe de langue. Elle présente une cartographie des pratiques grammaticales dans les classes de français de 6ème et 5ème en Angleterre.
Axe 3 Grammaire et inventivité des pratiques de classe
Quelles pratiques de classes, avec quels supports et quelles démarches peut-on trouver dans les classes aujourd’hui pour réinventer le lien entre enseignement de la grammaire et expression ? Comment concilier enseignement de la grammaire et attention portée à la parole et à la place du sujet dans le langage ?
Rose-Marie Volle, dans « Concilier description grammaticale et parole singulière dans l’enseignement du Français Langue Etrangère » explore la façon dont la distance métalinguistique impliquée par la description grammaticale peut ouvrir à une appropriation créative de la langue étrangère. Après avoir repris les termes du débat entre acquisition et apprentissage afin de défaire l’argument d’un enseignement de la grammaire comme frein à la parole en langue étrangère, elle analyse une séquence sur l’impératif qui tente de concilier description grammaticale et parole singulière.
Dans « Rejouer l'oral spontané pour une grammaire située », Loïc Renoud présente un matériel et une démarche inédits pour les déterminants « un, du, ce, le » et le contraste passé composé / imparfait au niveau initial exolingue. L’idée de base est de demander un « rejeu » de courts fragments vidéo pour que les apprenants disposent d’exemples contextualisés des déterminants et temps. Il s’agit d’un projet qui sera expérimenté auprès d'étudiants de première année à l'université au Japon.
Loïc Lartigau présente dans son article « Fixation et redécouverte : l'énonciation singulière en classe de grammaire » des pratiques de classe fondées sur le choix de mettre en jeu la fixation des savoirs grammaticaux et leur redécouverte par la créativité inhérente à l’énonciation singulière. Au centre de ses préoccupations se situent la valorisation de l’erreur et plus généralement de la parole des apprenants par des consignes visant une atmosphère générale de confiance et d’accueil qui l’autorise, l’encourage et la légitime.
Dans « Poétique du langage et conversion philosophique de l’apprenant », Jordan Souchet pose les bases théoriques pour envisager la grammaire parlée comme porte d’entrée de la parole en reliant plusieurs éléments du continu corps-langage oubliés en didactique : proprioception, prosodie, poétique, philosophie, littérature et sémantique. Il aborde le lien entre prosodie et syntaxe dans et par le rythme à partir d’une conception poétique du langage inspirée par la critique meschonnicienne et à partir de la grammaire pédagogique de l’enkuklios paideia héritée de l’Antiquité.
Varia
L’article en varia d’Emmanuel Antier, « De la posture scientiste à l’imposture didactique : le piège de l’approche neurolinguistique (ANL) », reprend le questionnement qui traverse ce numéro sur la place du sujet et de sa parole dans les processus d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère. Il dresse un aperçu critique des problèmes que pose l’approche neurolinguistique en didactique des langues. L’auteur dénonce notamment des erreurs logiques dans la formulation des prémisses, une dérive scientiste aboutissant à l’éradication de la singularité de la relation éducative, ainsi qu’une conception prescriptive de la formation des enseignants.
Besse H., Porquier R. (1991). Grammaires et didactique des langues. Hatier/ Didier.
Berard E., Lavenne C. (1994). Grammaire utile du français. Didier.
Benveniste E. (2010 [1966]). Problèmes de linguistique générale. Gallimard.
Germain C. (1993). Evolution de l’enseignement des langues : 5000 ans d’histoire. Clé international.
CECRL. (2000). Conseil de l’Europe.
CECR Volume complémentaire avec de nouveaux descripteurs (2018). Conseil de l’Europe.
Chiss J-L, David J. (2018). Didactique du français, Enjeux disciplianuires et études de la langue. Armand Colin.
Fougerouse M-C. (2001). L'enseignement de la grammaire en classe de français langue étrangère. Éla. Études de linguistique appliquée, vol. no 122, no. 2, 165-178.
Humboldt W. (1974 [1830]). Introduction à l’œuvre sur le Kavi et autres essais. Le Seuil.
Maurer B. (2011). Enseignement des langues et construction européenne – Le plurilinguisme, nouvelle idéologie dominante. Éditions des Archives Contemporaines.