N°84 / L’alpha dans tous ses états

Enquêter auprès des personnes qui entrent dans la langue et/ou dans l’écrit à l’âge adulte

Premiers éléments d’une enquête menée à Paris en 2023 auprès de personnes apprenantes de quatre formations en français relevant de l’alphabétisation

Anna Cattan

Résumé

Cet article entend livrer les premières analyses centrées sur les personnes apprenantes, d’une enquête dans des cours d’alphabétisation à Paris en 2023. Rarement décrites dans les ouvrages de didactique du Français Langue Étrangère ou de formation d’adultes, les personnes qui n’ont jamais, très peu ou de façon informelle fréquenté l’école dans leur pays d’origine constituent pourtant un public important dans les formations linguistiques en France, notamment dans les dispositifs dédiés aux primo-arrivants. Il s’agira ici de présenter le protocole d’enquête original qui a été pensé pour elleux en insistant notamment sur les biais qu’il a cherché à dépasser. Nous partagerons ensuite des données qualitatives et quantitatives sur le parcours d’apprentissage des personnes, de la socialisation aux diverses expériences durant leur vie d’adulte jusqu’à la fin de leur formation d’alphabétisation en cherchant à mettre en lumière les savoirs des sphères privées, sociales et professionnelles sans les hiérarchiser. Enfin, nous livrerons la façon dont iels parlent de leurs pratiques de l’écrit en formation et hors de la formation et ce qu’elles changent dans leur vie.

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« Pardon Madame, j’ai une question pour vous. Pourquoi vous vous intéressez à des personnes qui ont des difficultés comme nous ? ». On est mardi 5 janvier 2024, j’arrive dans un centre de formation en Seine Saint Denis où j’enquête après avoir enquêté à Paris en 2023, et c’est la pause de la première séance en alphabétisation à laquelle j’assiste avec ce groupe. 16 femmes et hommes suivent une formation gratuite, selon le format Atelier de Pédagogie Personnalisée (Pinot, 2016), financée par le Département de la Seine Saint Denis, la Région Île-de-France et la Préfecture de Paris et d’Île-de-France. Iels [1]m’ont réservé un accueil très chaleureux, se sont présenté·es et m’ont demandé de le faire en retour. Alors que tout le monde avait développé sa présentation, Khadija n’avait donné que son prénom. Elle m’a posé cette question, je me suis assise à côté d’elle et elle a développé. « C’est vrai, je veux dire, je connais pas personne qui fait de la recherche sur les gens comme nous qui savent pas lire ni écrire. Pourquoi ça t’intéresse ? »[2].

« Pourquoi ça t’intéresse ? » C’est vrai ça, pourquoi ça m’intéresse, pourquoi ça intéresse les formateurices qui interviennent en alphabétisation (Collectif Lire et Ecrire Communauté française, 2018, Petri, 2022), les chercheuses et les chercheurs en Sciences de l’éducation (Tiberghien, 2007, Bourgeois et al., 2021), en sociolinguistique et en didactique du FLE (Etienne, 2004, Cortier, Puren, 2008, Adami, 2009, Tabbal Amella, 2023) ? Doctorante en Sciences de l’éducation à Paris 8 Saint Denis[3], après une moitié de vie professionnelle comme formatrice en français pour adultes migrants, je m’intéresse effectivement aux personnes qui n’ont jamais ou très peu fréquenté l’école dans leur pays d’origine et à celles qui ont fréquenté l’école coranique. Je cherche à savoir pourquoi iels ne sont pas allé·es à l’école, ce qu’iels ont fait à la place, ce qu’iels ont appris et comment, de leur enfance jusqu’à l’entrée dans l’écrit en français en France, moment où je les rencontre. (Re)connaître leur parcours, leur vie, leurs savoirs, le sens et l’importance qu’iels donnent aux savoirs outre ce qui leur manque du point de vue de la société d’accueil après une trajectoire migratoire. Qui sont-iels à part des personnes à qui il manque de savoir lire, de savoir écrire et de maîtriser une culture savante et légitime ?

À l’origine de cette recherche de doctorat, des questions de formatrices[4], les miennes mais aussi celles de collègues : comment est façonnée la pensée de personnes qui n’ont pas été éduquées par l’école ? Comment le découvrir ? Comment être stimulée, intriguée, motivée par la différence de culture éducative quand on forme des personnes qui ne partagent pas la même culture éducative, qui ont des rythmes d’apprentissage divers et souvent lents pouvant décourager, rendre impatiente ou faire douter ? Les formatrices professionnelles que j’ai rencontrées dans le cadre de mon enquête de terrain à Paris entre janvier et juin 2023 sont toutes diplômées d’un master 2 en Français Langue Etrangère ou équivalent et rémunérées pour le travail qu’elles accomplissent. Je les ai toutes entendues se demander comment les apprenant·es pensent, se représentent ce qu’iels leur proposent comme activités, comment iels mémorisent sans écrit, si leurs activités sont utiles, pertinentes, intéressantes, voire émancipatrices.

Cet article entend partager les premières observations permises par l’enquête de terrain auprès des personnes apprenantes apprenties lectrices/scriptrices et de leurs formatrices. Il s’articulera autour de trois éléments. D’abord, les conditions de l’enquête qui commence par des observations de cours, dans quatre quartiers populaires du Nord-Est parisien (Belleville, Jourdain, La Goutte d’Or et Porte d’Aubervilliers). L’enquête se poursuit par des entretiens approfondis avec un public parfois peu francophone, qui a ou non compris l’intention de l’enquête ou le projet final de thèse. Nous livrerons alors une partie de ce que l’enquête a révélé des personnes concernées par les formations ; pourquoi elles n’ont pas été scolarisées, de quels milieux sociaux elles viennent et de quels savoirs elles parlent lorsque je leur demande ce qu’elles ont appris et comment au cours de leur vie. Enfin, j’aborderai la façon dont les personnes ont décrit les formations d’entrée dans l’écrit qui leur ont été proposées ; pourquoi elles ont été efficaces selon elleux et ce qu’elles ont changé dans leur vie.

1- Les conditions de l’enquête

1.1 Dispositif d’enquête de type ethnographique

En janvier 2023, j’ai mis en œuvre une enquête de type ethnographique dans le cadre de mon travail de doctorat dont l’objectif était de rencontrer des personnes qui entrent dans la langue (pour celles qui avaient été évaluées à un niveau oral débutant) et/ou qui entrent dans l’écrit dans quatre formations d’alphabétisation. Ma connaissance antérieure du public par la pratique du métier de formatrice a eu pour effet de me permettre une découverte expérimentée c’est-à-dire que j’entrais dans une réalité avec des personnes inconnues, des dispositifs, des pratiques et des objectifs nouveaux mais mon regard n’était pas tout à fait celui d’une apprentie chercheuse qui découvrait un milieu. Ceci m’a obligée à une grande vigilance pour éviter les connivences, les réflexes, les raccourcis mais m’a offert l’opportunité d’un regard extérieur coutumier sans être expert.

Toute l’enquête a été orientée par le Guide de l’enquête de terrain (Beaud, Weber, 2010). C’est parce que « l’ethnographie a pour vocation originaire de rendre la parole aux humbles, à ceux qui par définition n’ont jamais la parole » (p. 6) que je l’ai choisie comme approche. J’ai cherché à me distancer des évidences et de ce qui est dit, écrit d’approximatif, souvent condescendant sur les personnes toujours désignées par des qualificatifs privatifs comme analphabètes, non scriptrices/non lectrices, non scolarisées.

J’ai choisi de rencontrer les personnes dans leur premier cours d’alphabétisation, au tout début de leur parcours d’entrée dans la langue et/ou dans l’écrit. Ce tout début de parcours arrive fréquemment à l’arrivée en France pour les personnes demandeuses d’asile, déboutées de ce droit, primo-arrivantes[5] protégées (bénéficiaires de la protection internationale c’est-à-dire réfugiées statutaires ou bénéficiaires de la protection subsidiaire), arrivées par le regroupement familial ou grâce à un contrat de travail. Cependant ce parcours peut aussi avoir démarré plusieurs années voire des décennies après l’arrivée en France pour des personnes qui se sont installées à partir des années 1980. Il m’a semblé utile de mettre au jour un pan de la formation linguistique effectué par des structures de formation (majoritairement associatives) qui embauchent des formatrices professionnelles pour animer des cours d’alphabétisation parce que ces contextes d’alphabétisation sont minoritaires dans l’imaginaire collectif du cours d’alphabétisation militant animé par des formatrices bénévoles.

Par ce travail d’enquête, je souhaite raconter les manières possibles de cours d’alphabétisation pensés comme des lieux d’accueil, de vie, d’échanges et d’apprentissage linguistique pour des adultes non ou peu scolarisés pendant leur enfance. Il s’agit aussi de lieux de travail pour les formatrices et les coordinatrices que j’ai rencontrées. L’enquête a consisté à passer de un à trois mois avec chaque groupe, à raison d’un cours par semaine pour à la fois avoir le temps de devenir une membre du groupe et laisser aussi aux apprenant·es et formatrices l’intimité de leur formation.

Mon expérience antérieure de formatrice m’a donné l’occasion de constater que les observations participantes de cours sont rarement vécues de façon neutre et aisée pour celleux qui sont observé·es. J’ai donc bien précisé en amont, aux coordinatrices et formatrices, que je venais rencontrer un univers et observer des pratiques d’apprentissage et de formation telles quelles étaient en 2023 dans le but non pas de les évaluer mais de les décrire. J’ai choisi des structures de formation financées par des pouvoirs publics différents, pour tenter d’analyser l’influence des contraintes imposées par les dispositifs sur le travail des équipes et avoir une vision non pas exhaustive mais au moins diverse des dispositifs (Pradeau, 2021). Ces temps d’observations ont été complétés par des entretiens approfondis avec les formatrices et les apprenant·es à la fin ou après la fin de formation. Toujours proposés sur la base du volontariat, ces entretiens ont eu lieu dans une salle disponible de l’organisme de formation, dans un centre social ou un café proche du domicile des personnes car beaucoup vivent dans des conditions trop précaires pour permettre un entretien chez elles. Il m’a semblé opportun que les lieux de formation connus des apprenant·es ou les centres sociaux des quartiers de résidence des apprenant·es accueillent les entretiens pour ne pas surprendre ou inquiéter les personnes avec un nouveau lieu. Les cafés ont été choisis lorsque je n’avais pas d’autre choix parce qu’il s’agit de lieux peu fréquentés d’ordinaire par les personnes que j’ai rencontrées. Un seul entretien a eu lieu au domicile d’une personne qui a tenu à m’y inviter.

1.2 La question de l’interprétariat et de la langue

Pour ces entretiens, la réflexion sur les modalités à mettre en œuvre pour que les personnes apprenantes puissent s’exprimer et se faire comprendre a été longue. La présence d’un·e interprète aurait été heureuse en ce sens qu’elle offrait la possibilité de s’exprimer sans barrière, sans blocage pour les personnes encore très débutantes à l’oral (certaines ont été évaluées aux niveaux A1.1 ou A1 du CECRL à l’oral en fin de formation). Seulement, cette présence avait ses biais : les interprètes - car il y en aurait eu six, au nombre des langues parlées par les personnes peu communicantes - auraient été des personnes étrangères à la formation et à la relation établie pendant les observations, que je n’aurais pas eu le temps de connaître ni de présenter avant les interventions. De surcroît, il aurait fallu que j’évalue les compétences langagières des apprenant·es dont certain·es étaient en mesure de vivre un entretien intégralement en français quand d’autres ne le pouvaient pas. Je ne voulais pas qu’une pratique d’évaluation de niveau de langue vienne interférer dans mes relations avec les apprenant·es. Après discussions avec mes directrices de thèse, les formatrices et les apprenant·es, j’ai fait et assumé le choix de ne pas avoir recours à un·e interprète. C’est un apprenant, avec qui j’échangeais sur ces réflexions, qui a fini de me convaincre. Il m’a demandé : « pourquoi un interprète Anna ? On a fini la formation avec Nino[6], on connaît français, la formation c’est fini ». L’absence d’interprète a permis non seulement d’éviter l’écueil de l’évaluation du niveau de français (sur quels critères aurais-je pu décider que certain·es auraient pu avoir un entretien sans interprète et d’autres non ?) mais de réfléchir à un dispositif d’entretien, inspiré des pratiques de communication entre les apprenant·es et les formatrices pendant les cours, qui permette de se comprendre. Le français partagé pendant les formations est passionnant à entendre et étudier et a constitué le premier outil linguistique à embarquer dans le dispositif d’entretiens approfondis. Loin d’être simpliste, ce français partagé poursuit l’objectif de l’intercompréhension sans simplifier la pensée ; les apprenant·es ont souvent des questions complexes à formuler, les formatrices des consignes, explications complexes à exposer. Il offre une langue en partage, dépouillée d’un certain nombre d’éléments syntaxiques et lexicaux variant en fonction des formatrices (articles, prépositions, conjugaison au passé, lexique familier, etc.).

J’ai trouvé plus porteur de réfléchir à ce dispositif « avec les moyens du bord », comme le font les acteurs et les actrices de l’apprentissage du français qui n’ont pas accès aux services d’interprétariat que d’utiliser un service onéreux et de ce fait rarement utilisé par les organismes de formation linguistiques. Le protocole d’entretiens s’est composé d’un document de présentation imagé réalisé à partir de photographies trouvées sur Internet et correspondant à des activités que j’estimais, sur la base des dires des apprenant·es pendant les cours et des discussions avec les formatrices, proches de celles effectuées par les personnes pendant l’enfance et pendant la trajectoire migratoire. Ce document a évolué avec l’enquête et a trouvé également des spécificités par groupe (les images des écoles et des métiers correspondaient aux pays d’origine et aux métiers des apprenant·es par groupe).

Il s’est aussi agi de mettre à profit les smartphones des apprenant·es pour soutenir l’intercompréhension dans nos échanges ; iels montraient leurs photos, vidéos, voire leurs  posts sur les réseaux sociaux afin d’illustrer ou de préciser leurs dires. En outre, je parvenais à observer la manipulation qu’iels faisaient de leur appareil et leur littéracie numérique, souvent maîtrisée dans un usage de loisirs. Nous avons également utilisé, sur leur smartphone ou le mien, une application de traduction instantanée qui était très souvent déjà utilisée ou connue par elleux, en mode conversationnel (oral) permettant de dire une phrase et de l’entendre traduite en français, ainsi qu’une application de géolocalisation pour localiser les villages et villes qu’iels évoquaient dans leur récit. (illustration 1)

 

https://www.numerev.com/img/ck_3160_6_image-20241028123951-1.pnghttps://www.numerev.com/img/ck_3160_6_image-20241028123951-2.jpeghttps://www.numerev.com/img/ck_3160_6_image-20241028123951-3.jpeg

1 - Les smartphones des personnes sont utilisés pour faciliter l’explication et la compréhension. A gauche, un homme malien montre son travail sur une vidéo faite par son chef. Au centre, un homme soudanais utilise la fonction orale de conversation d’une application de traduction instantanée pour nommer ce qu’il a étudié à l’école coranique. A droite, une femme tchadienne montre la saison des pluies sur un post Tik Tok

Les personnes avaient aussi à leur disposition du matériel d’expression écrite pour dessiner éventuellement ou converser avec dessins et schémas à l’appui, lorsque la compréhension de mes réactions à leur récit devenait complexe. Il s’est avéré utile pour aborder la composition de leur famille, les dates importantes de leur vie, les durées de leurs expériences et les horaires en général (illustration 2).

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2 - Des feuilles, des feutres et stylos sont mis à disposition comme aides à la conversation pour dessiner, visualiser et faire des hypothèses de compréhension sur ce qui est dit par les personnes.

Toutes ces conditions réunies ont permis des entretiens passionnants, d’une durée généralement comprise entre 40 mn et 1h30, guidés par une question de départ portant sur ce qu’iels ont fait à la place de l’école quand iels étaient enfants, ce qui a été important dans leur vie, et ce qu’iels ont appris pendant leur vie. Le format adopté spontanément par les personnes a souvent été celui du récit de vie (Tabbal Amella, 2023).

2 – Qui sont les personnes rencontrées dans les formations d’alphabétisation ?

Sur 49 personnes inscrites dans les quatre organismes de formation que j’ai rencontrés, 22 personnes ont accepté de faire un entretien approfondi, avec une proportion d’un tiers de femmes (7) et de 2/3 d’hommes (15). Deux des quatre groupes étaient majoritairement composés d’hommes même si aucun des dispositifs de formation n’avaient de mention particulière sur le genre des apprenants.

Quatre profils d’apprenant·es  fréquentent les dispositifs de formation en alphabétisation que j’ai observés : des personnes qui n’ont jamais fréquenté l’école (6 personnes, soit un peu plus d’un quart , 4 femmes et 2 hommes), des personnes qui ont fréquenté l’école pendant 1 à 5 ans (7 personnes, soit environ un tiers , 2 femmes et 5 hommes), des personnes qui ont fréquenté l’école dite coranique (Hugon et all, 2017) pendant 2 à 15 ans (4 personnes, soit un peu moins d’un cinquième, 1 femme et 3 hommes) et enfin, des personnes qui ont fréquenté l’école publique en Afghanistan et en Égypte, plus de 5 ans, parfois même de 7 à 18 ans (5 hommes, soit un peu moins d’un quart). Si les deux premiers profils sont ceux qui correspondent à ce que l’on entend par non ou peu lecteur/scripteur (Adami, 2009), les deux autres attirent l’attention et nécessitent une étude approfondie. Pourquoi les années d’études en école coranique, pour certain·es ayant duré 15 ans à raison de 7h par jour, débouchent sur une maîtrise de l’arabe, orale souvent et écrite parfois, mais un rapport à l’écrit de la langue seconde débutant complet, sans maîtrise du geste graphique ? Par ailleurs, pourquoi les apprenants afghans et égyptiens, qui ont fréquenté l’école publique dans leur pays d’origine, sont orientés vers des cours d’alphabétisation où ils progressent au même rythme que les autres apprenant·es non ou peu scolarisé·es ? Iels pourraient, à l’instar d’apprenant·es scolarisé.es dans une langue maternelle éloignée du français, fréquenter des cours de français langue étrangère débutants mais ils n’y ont pas été orienté·es par les évaluateurs et évaluatrices et se font très bien au rythme lent des cours d’entrée dans l’écrit. Je n’ai, à cette heure de la recherche, pas encore de réponse à ces questions.

Nous considérons dans cette enquête les quatre profils d’apprenant·es comme correspondant au public relevant de l’alphabétisation parce qu’iels y ont leur place et leur rôle dans les formations de l’enquête. Pour faciliter la suite de la lecture, je nommerai les personnes sans scolarité antérieure, non scolarisées, les personnes à la scolarité inférieure à 5 ans, peu scolarisées, à la scolarité en école coranique, scolarisées en école coranique et à la scolarité publique en Egypte et en Afghanistan, scolarisées.

2.1 Les raisons d’une vie sans scolarité ou avec une scolarité très courte ou coranique

En Afrique, sur cent personnes, y a au moins 5 qui va à l’école après les autres y vont pas. Bon je précise : Mali, Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal, on a un peu près la même culture en fait. Quand tu nais en tant qu’une femme, tu n’as pas droit aller à l’école, on dit c’est les hommes qui peut aller à l’école, pas les femmes. Les femmes y sont faits pour la maison, pour s’occuper de la maison, alors moi j’ai pas eu la chance d’aller à l’école du tout, voilà, c’est la vie » [extrait de l’entretien avec Yasmine, 2023]

Yasmine est l’avant dernière personne rencontrée dans le cadre des entretiens approfondis et, je dirais, la première femme tenant un discours critique sur les causes de son absence de scolarisation formelle du fait de son genre. Elle fait partie du seul groupe parmi les quatre s’adressant à un public dit « francophone », c’est-à-dire maîtrisant un français appris par expérience dans un pays francophone où le français a le statut de langue nationale ou de langue administrative et il est probable que sa maîtrise du français lui ait permis d’exprimer plus directement ce point de vue. Dans les trois autres groupes les personnes étaient débutantes à l’oral en français à l’entrée en formation.

Au niveau mondial et selon une catégorisation binaire de l’alphabétisme, 83 % des femmes et 90 % des hommes parmi les adultes âgés de 15 ans et plus sont alphabétisés – soit un écart de 7 points de pourcentage. Plus d’une jeune femme sur quatre est analphabète en Afrique subsaharienne, où les taux d’alphabétisme des jeunes femmes ont augmenté de moins d’un point de pourcentage par an. À l’échelle mondiale, la diminution depuis 1999 du nombre de femmes analphabètes en Asie de l’Est et du Sud-Est a été presque neutralisée par son augmentation en Afrique subsaharienne (Rapport Mondial de suivi de l'éducation, 2021 : 28). Sur les 7 femmes que j’ai rencontrées, 2 sont ivoiriennes et les 5 autres viennent de pays à chaque fois différents. Yasmine, 28 ans, est divorcée avec quatre enfants, arrivée en France en 2012 à 15 ans pour rejoindre sa mère partie vivre en Europe depuis son enfance. Elle a été confiée à sa tante qui avait déjà la charge de ses propres enfants puis a rejoint la cour familiale de son grand-père. Il n’a jamais été question qu’elle aille à l’école parce que c’était une fille et à son arrivée en France, elle n’a fréquenté l’école que jusqu’à la fin de l’instruction obligatoire sans comprendre ce qu’il s’y passait. Kohoko, 27 ans, est arrivée en 2017, seule, à 23 ans. Elle est aujourd’hui mère de deux enfants nés en France dont la première fille a obtenu l’asile. Elle a fréquenté l’école un an en Côte d’Ivoire grâce à une décision du gouvernement de l’époque d’inciter les familles à envoyer leurs enfants à l’école. C’est la guerre civile, débutée en 2002, qui a mis fin à sa courte scolarité. Ses grands frères et sœurs n’y sont pas allés mais tous ses petits frères et sœurs, né·es après la guerre, si. Yin, chinoise, a 59 ans, elle est arrivée avec son mari en 2004 et vit à Belleville comme Yasmine. Elle est allée à l’école petite pendant deux ans et a arrêté, trop intéressée qu’elle était par les animaux de la maison de ses parents. « La tête n’a aimé pas l’école » (extrait de l’entretien avec Yin). Annick, née en Haïti en 1972, n’a pas été scolarisée car elle a perdu sa mère petite et son père est allé vivre en Guyane sans les emmener elle et ses sœurs. Elles se sont débrouillées seules, confiées pour Annick à un oncle qui l’a abusée et dont elle a réchappé grâce à la communauté de sa paroisse. En 2000, elle arrive en France avec sa petite sœur où elle rencontre rapidement son mari avec qui elle aura cinq enfants. Drissa, marocaine de 44 ans, a vécu seule avec sa mère et ses 5 frères et sœurs à Fès. De toutes les personnes rencontrées, c’est la seule qui soit née dans une grande ville. Elle est aussi la seule de sa fratrie de six à ne pas avoir fréquenté l’école, pour aider sa mère à la maison. Comme Kohoko et Yasmine, elle a été mariée jeune à un mari choisi pour elle. Elle vit désormais seule chez une tante en France. Dalla, quant à elle, est née au Mali, dans la région de Kayes. D’un père cultivateur, d’une mère s’occupant de la maison, schéma familial qu’on retrouve beaucoup parmi les personnes rencontrées, elle a fréquenté l’école coranique de 7 à 18 ans, de 9h à 17h tous les jours. Elle est arrivée en France en 2013 après s’être mariée avec son mari, français originaire du même village que sa famille. Enfin, Adjiti, tchadienne, est arrivée en France en 2020 sans son mari ni ses cinq enfants, dont une fille décédée. Orpheline de père à la naissance et de mère à 8 mois, elle a été élevée par sa grand-mère cultivatrice dans un village où elle a vécu jusqu’à ce qu’elle soit mariée à son mari. Réfugiée, elle occupe un poste de jardinière aux Resto du cœur à Paris qui fait le pont avec sa vie d’enfance.

Les raisons de la non scolarisation des 7 femmes rencontrées à Paris sont pour partie liées à leur genre au Maroc, en Côte d’Ivoire ou au Mali. Yasmine précise :

C’est maintenant les choses ont développé, les parents ils comprennent maintenant que c’est important pour la femme et pour l’homme, sinon avant les parents ils disaient que l’école il est fait pour les hommes, pas pour les femmes, voilà, c’est pour cela nous on n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Moi j’suis jamais allée à l’école, puis j’ai grandi sans mes deux parents, voilà, je peux dire que c’est la rue qui m’a enseigné beaucoup de choses, voilà. Tout ce que j’ai appris, j’ai appris aussi dans la rue et j’ai appris aussi à la maison, quand je dis « à la maison » en Afrique on a tous une cour familiale.

Cependant, à l’instar des hommes, d’autres raisons interviennent dans la non scolarisation des enfants qu’iels ont été. La nécessité d’abord de ne pas scolariser au moins un enfant de la fratrie afin qu’iel aide à la vie de la famille par l’intendance de la maison, la gestion de la fratrie et le travail de petit commerce pour subvenir aux besoins de la famille. Cette raison est amplifiée lorsqu’un ou deux des parents est décédé ou vit ailleurs. Il est souvent arrivé également que l’école n’existe pas dans le village et que la distance les séparant de l’école, sans moyen de locomotion adéquat, ait empêché la scolarisation.

2.2 Les milieux sociaux des familles

5 femmes sur 7 sont nées dans un village où l’activité familiale consistait en une activité d’agriculture vivrière. Ce point commun est à rapprocher des hommes que nous avons rencontrés dont l’agriculture vivrière a été l’activité professionnelle d’au moins un des 2 parents et, par conséquent, de socialisation principale en famille pendant l’enfance (Tableau 1).

https://www.numerev.com/img/ck_3160_6_image-20241028123951-6.png  Tableau 1 - Milieux sociaux des familles dont sont issues les personnes inscrites dans les quatre cours d’alphabétisation observés à Paris en 2023.  F = femme, H = homme

 

Les deux modèles familiaux principaux sont les deux parents cultivateurs dans le village (27%) ou bien le père cultivateur et la mère dédiée aux charges de la vie familiale (intendance notamment) (13,6%). Pour toutes ces familles qui constituent plus d’un tiers de l’ensemble (40,6%), il est à noter que l’activité agricole se faisait en général en famille entière, qu’il n’y avait pas d’école dans le village, que les parents étaient les personnes ressources des savoirs expérientiels liés à l’activité agricole locale (légumes, fruits mais aussi élevage) et que les parents eux-mêmes n’étaient jamais allés à l’école. Fousseyni par exemple, malien de la région de Kayes, âgé de 38 ans, sans papiers en France, marié avec deux enfants au Mali, se rappelle qu’ils allaient tous planter les racines, le maïs et le riz avec son père, sa mère, ses frères et sœurs pendant la saison des pluies qui durait 4 mois. Iels travaillaient tous ensemble de 8h-9h à 13h.

Il en va de même pour Raby, 43 ans, malien de mère bambara et de père soninké, qui se rappelle les quatre mois intenses de culture du maïs. Les horaires étaient les mêmes avec un retour de la famille le midi avant de repartir aux champs de 15h jusqu’à la tombée du jour. Une école a fini par être construite dans son village mais il n’a pas voulu y aller et personne ne l’a obligé à le faire. Il a appris la guitare avec sa famille de griots chez lui le vendredi et le lundi qui sont les 2 jours où personne ne travaillait aux champs. Il dit de l’un de ses frères à ce propos : « Lui, c’est le seul qui n’a pas appris la guitare parce qu’il est allé à l’école. » (extrait de son entretien). Ibrahim, Afghan de 25 ans, réfugié arrivé en France par la route en 2021, se souvient qu’il a arrêté l’école à 12 ans après quatre ans de scolarisation le matin uniquement parce qu’il voulait aider son père à la culture de la pastèque et du melon. Sa sœur allait à l’école coranique, ses deux frères dans une école privée mais lui préférait travailler et il profitait de ses après-midis pour aller couper du bois en forêt afin de chauffer la maison ou encore pour aller jouer au cricket avec ses amis.

L’autre modèle familial important, concernant 22% des personnes rencontrées, est celui des personnes ayant été élevées par un seul parent ou par un autre membre de la famille, à l’instar d’Annick, suite au décès de l’un et/ou l’autre des parents et du départ du parent restant en Europe. Pour deux d’entre eux, c’est la mère qui est partie en Europe et qui accueille son enfant au moment de l’adolescence en Europe. Hamidu, sierra léonais de 44 ans, qui a fui la situation politique pour vivre en Guinée Conakry avant de retourner en Sierra Leone avec sa famille après le coup d’État de 1992, affirme qu’il n’aurait pas eu la même vie si son père avait vécu. De parents petits commerçants, il a participé aux charges de la vie familiale. « C’est Dieu qui m’a aidé parce que […], en Afrique, on devient arriéré. ». Il est arrivé en France en 2000 et malgré ses difficultés à trouver un emploi et renouveler ses papiers, il s’estime chanceux.

2.3 Savoirs acquis

Les notions de savoirs, d’acquisition des savoirs et de rapports aux savoirs seront au cœur de ma thèse. Les savoirs comme « dimension de l’être » (Authier, Lévy, 1999) relèvent de ce que Berger et Luckmann appellent la « réalité par excellence », « la réalité souveraine » à savoir la vie quotidienne (Berger, Luckmann, 2012). Ils correspondent à une définition non hiérarchisante socialement décrite ici par Patrick Pion en 2020,

Le savoir, […] on peut dire que c’est la somme des expériences individuelles et collectives rassemblées et mises en forme pour être transmises. C’est une construction sociale où on opère un classement, une sélection de ces expériences qu’on juge utiles pour les transmettre. Évidemment, selon les sociétés, on pourra faire un découpage très très différent. (Pion, Schlanger, 2020 :00 :18:29).

Il s’agit d’abord de ce que les personnes ont appris pendant leur enfance, à la place de l’école dans les activités de socialisation qu’iels ont vécu en famille ou seul·es. Les savoirs sont pour 10 d’entre elleux (45%), liés à l’agriculture vivrière, pour 7 d’entre elleux (32%) liés au petit commerce dans les marchés des villes ou des capitales, pour 5 d’entre elleux (23%) liés au nettoyage, à la cuisine et à la garde d’enfants par le biais du soin apporté aux frères, aux sœurs et aux parents et pour 3 d’entre elleux (14%) liés à une activité professionnelle propre à l’un des parents (fumage et vente de poisson, coiffure, plomberie).

Certains savoirs ont été découverts avec l’entrée dans une vie professionnelle hors socialisation familiale (broderie, mécanique moto ou auto, orfèvrerie, carrelage, peinture en bâtiment, réparation de rails, ferrailleur) mais aussi pendant la trajectoire migratoire. Ibrahim, Parwiz et Rafiullah, deux autres jeunes afghans arrivés en France en 2021 et 2022, racontent comme ils ont appris à entretenir le linge en travaillant dans des pressings en Turquie, expérience qui leur a permis d’apprendre le turc et de le parler avec des colocataires de foyer en région parisienne. Quant à Fousseyni, c’est au Gabon qu’il est devenu ferrailleur et a appris à parler le français, qu’il ne parlait pas dans son village au Mali. La question de l’apprentissage des langues est arrivée dans les récits, beaucoup d’entre eux ayant appris des langues pendant leur trajectoire migratoire et d’autres pendant leurs expériences professionnelles, souvent une fois parti·es du village pour travailler en ville. En comptant le français, toutes les personnes rencontrées sont polyglottes : 4 personnes sont locutrices de 4, 5 ou 6 langues, 10 sont trilingues et 8 sont bilingues. Toutes ces langues ont été apprises oralement dont le français pour celleux qui l’ont appris dans un pays où il était langue administrative ou nationale (Steien, Avenne, 2019).

Il est à préciser que lorsque les personnes apprenantes ont été interrogées sur leurs langues parlées, elles n’ont pas indiqué de niveaux particulier sauf en français. L’expression « en français, c’est zéro » est revenue régulièrement dans les entretiens avec les personnes débutantes à leur arrivée en formation mais pas avec les personnes francophones avant leur arrivée en Europe. Pour toutes les langues parlées, iels affirment les parler sans distinction de niveau de maîtrise.

J’ai questionné les personnes sur les modes d’acquisition de leurs savoirs en général. Il s’avère qu’ils correspondent aux particularité de l’autodidaxie décrites par Hélène Bézille-Lesquoy (2003) : des apprentissages dans un contexte non formel, où il est possible d’avoir recours à des personnes-ressources (Verrier, 2023) qui guident les gestes, expliquent, montrent et où le rapport à l’essai/erreur est admis, possible et faisant partie du processus. Kohoko se souvient d’une expérience repoussoir en Tunisie, pays par lequel elle est passée pour arriver jusqu’en France ; après avoir fugué de chez son mari en Côte d’Ivoire, elle a rencontré des personnes qui ont négocié son passage en Europe par la Tunisie contre un travail pendant quatre mois dans une famille aisée chez qui elle travaillait gratuitement pour garder les enfants et s’occupait de toute l’intendance. Elle se rappelle qu’on lui a confié, entre autres nombreuses tâches, celle du repassage qu’elle n’avait jamais fait. Elle a demandé, par réflexe apprenant, qu’on lui montre comment faire et comme personne n’a voulu s’y adonner, elle a brûlé un grand nombre de vêtements, ignorant que certains tissus ne se repassaient pas et que d’autres se repassaient avec des chaleurs variables. C’est d’ailleurs cette « erreur professionnelle » qui lui a donné un argument pour négocier son départ, qu’elle désirait depuis son arrivée. Abdurahmad quant à lui, soudanais du Nord de 21 ans, bénéficiaire de la protection subsidiaire, a un souvenir ému du chef de chantier qui lui a appris le métier d’orpailleur : « c’était un bon professeur ».

4 femmes sur 7 ont radicalement changé de vie au moment du mariage et ont estimé ne rien avoir appris après. Nos échanges ont donné leur place aux activités de la vie familiale mais sans qu’aucune des 4 n’en tienne un discours d’apprentissage. « Souvent quand tu te maries, c'est le garçon qui décide, tu dois lui obéir, surtout quand c'est une grande famille. […] Tu peux pas te plaindre, tu peux pas dire grand-chose car on t'a déjà donné le mari, c'est un problème. » (extrait de son entretien)

Le discours sur leurs expériences, leurs savoirs acquis, leur apprentissage des savoirs et les personnes ressources dans leurs apprentissages semblait parfaitement nouveau pour les 22 personnes que j’ai rencontrées. J’ai eu l’impression que les personnes francophones avaient un intérêt à me raconter, parfois pour la première fois de leur vie, leur parcours en général et leur parcours d’apprentissage en particulier quand d’autres se demandaient pourquoi je posais ces questions précises qui accompagnaient leur récit.

3 – Parler de l’expérience d’entrée dans l’écrit

À chaque fin de récit de vie, j’ai posé quatre questions aux personnes, en adaptant mon registre de langue et le lexique employé, au niveau de compréhension des personnes. J’ai parfois posé la question trois ou quatre fois de façon différente et attendu que le regard exprime la compréhension. « Est-ce que vous avez aimé la formation avec + nom du/de la formateur·rice ? » 100% des réponses étaient positives, pour les cinq formateurs et formatrices observées, à savoir Joséphine, Nino, Nicole, Brandon et Lalla. Lorsque j’ai affiné ma deuxième demande : « D’accord et pourquoi c’était bien ? », j’ai entendu une majorité de fois : « Parce qu’il/elle est gentil·le ». Drissa donne sa réponse à elle : « C’est bien le français, les cahiers, c’est gentille Joséphine […] ».

J’ai tenté de comprendre ce qui se disait derrière cette expression : « Ça veut dire quoi gentille ? ». Les réponses ont été nuancées et très intéressantes : « Elle explique bien », « Elle crie pas », « Elle est pas fatiguée avec nous, tu sais, c’est difficile avec nous, ça fatigue », « Elle répète, une fois, deux fois, trois fois » (plusieurs extraits des entretiens). Yasmine a précisé sa pensée ainsi :

Nicole, elle apprend bien, avec Nicole je comprends bien, elle explique bien, elle te montre bien. Y’a des professeurs ils te dit "Fais ça, débrouille-toi", ils n’ont pas le temps de te montrer, de bien t’expliquer, mais avec Nicole, c’est pas le cas, t’y arrives pas elle va t’aider, elle va te dire « fais ça, fais ça », elle va te montrer, c’est ça j’ai aimé chez Nicole. (extrait de son entretien)

Ce temps offert, que j’ai aussi observé dans les cours, a pour partie contribué à ce que les apprentissages aient lieu du point de vue des apprenant·es, ce qui me semble être le meilleur point de vue si l’on considère la logique des dynamiques motivationnelles (Bourgeois, 2018).

La troisième question offrait l’occasion de montrer ce qu’iels avaient trouvé bien et utile pour elleux. « Qu’est-ce qui était bien dans la formation ? » et une autre question lorsque la troisième n’était pas du tout comprise : « Vous pouvez me montrer dans le cahier ou sur le téléphone ce qui était bien ? » J’ai constaté que certain·es pouvaient lire ce qu’iels me montraient et que d’autres ne lisaient pas ce qu’iels me montraient tout en affirmant que c’était quelque chose d’intéressant, de signifiant pour elleux comme dans l’illustration ci-dessous.

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À gauche, le cahier de Yin (scolarisée deux ans), à droite, le cahier de Drissa (non scolarisée). Toutes les deux étaient débutantes à l’oral à l’entrée en formation

Yin, à gauche, montre son cahier mais ne sait pas dire ce qu’il y a, ce que c’est, ce qu’elle a écrit. Elle dit : « Moi z’enfants parler moi toi école pas école c’est la même » [Mes enfants me disent qu’avec ou sans école, c’est la même chose][7]. Je comprends qu’elle n’arrive pas à lire ce qu’elle a écrit et qu’elle n’est pas soutenue par ses enfants dans son rythme d’apprentissage. A droite, Drissia m’explique la présence des feuilles orange dans son cahier dont je savais, par sa formatrice Joséphine, qu’elles étaient dédiées aux informations importantes, transférables à beaucoup de situations. « Les juillet, fébrier, maye […] couleur les Joséphine, les cahiers, orange, regarder les semaines, les parler, regarder les papiers de Joséphine. ». Elle faisait dans sa description, référence à un autre papier orange sur lequel étaient écrits les mois de l’année. À défaut d’estimer qu’iels n’ont pas appris à lire et à écrire par cette preuve de non lecture, j’ai pris la décision de plutôt tenter de voir tout ce qu’iels voient, tout ce qu’iels ont réussi à faire pendant cette formation et pour arriver à l’entretien approfondi. Je constate alors qu’iels sont, au sortir de formation, communicants par écrit à leur manière et à défaut d’être de complets lecteurices/scripteurices.

On en arrive à la dernière question ; « Qu’est-ce que ça a changé dans votre vie cette formation, qu’est-ce qui est mieux maintenant, différent, pas pareil ? ». Là encore, Yasmine a trouvé des mots illustrant assez bien ceux des autres également :

C’est en train de changer beaucoup de choses hein, c’est en train de m'ouvrir les yeux, j’ai l’impression que j’étais dans un autre monde, je suis en train de revenir sur terre en fait, ouais. Parce que je t’ai dit que quand tu sais pas lire et écrire, c’est un grand, c’est un grand handicap, c’est un grand grand handicap, parce que j’ai fait l’expérience, c’est un grand handicap dans ta vie, parce que t’as l’impression que ton cerveau il est fermé tu vois, mais une fois que tu commences à lire, écrire ton cerveau ça s’ouvre, ça s’ouvre, ça s’ouvre, et puis tu te sens bien, tu te sens bien dans ton corps, ton cerveau il est bien, tu as l’impression que y’a un poids qui a quitté sur toi, moi souvent y’a un truc quand j’arrive à lire je m’assois, et puis je souris toute seule, ben j’arrive à le lire, c’est incroyable ! (extrait de son entretien)

La possibilité d’une vie autrement

En guise de conclusion, j’aimerais avancer qu’enquêter auprès du public apprenant de cours d’entrée dans la langue et dans l’écrit consiste à entendre exprimées dans un français partagé, en cours de fabrication souvent, des discours singuliers, rarement exprimés, précieux, des pensées et trajectoires où n’existent pas vraiment d’évidences. Si le dispositif d’enquête a cherché à réduire les biais et mettre à profit de nombreux éléments permettant la compréhension mutuelle, il serait faux de dire que cela n’a pas entraîné des difficultés concrètes d’approximation des informations échangées, exprimées avec peu de mots, avec pudeur, pendant un exercice de mémoire souvent lourd et souvent pour la première fois.   

Néanmoins, le choix est fait de considérer que les phrases prononcées pendant les cours ou pendant les entretiens peuvent déterminer de nouvelles lectures scientifiques et de nouvelles questions de recherche. Lorsqu’Hamidu dit

Au pays, j'ai le permis, ici j'ai pas le permis. Tu connais les règles là-bas. Là-bas, il n'y a pas de plaque. C’est plus facile pour nous. Au pays, je suis mécanicien, j’ai même mon garage. Ici, y a personne qui prend moi. Ici, c’est pas possible (extrait de son entretien)

J’ai voulu faire cheminer ma question de recherche pour me demander ce qui fait qu’il est possible de vivre dans certains pays sans savoir lire et écrire et dans d’autres, ce qui fait que c’est impossible ou si difficile. Quels obstacles peuvent être levés pour qu’une personne autodidacte, détentrice du permis et d’un métier ou de savoir-faire dans son pays d’origine puisse transférer ses compétences, savoirs et savoir-faire à certaines activités qu’elle choisit dans son pays d’arrivée, de vie ? Toutes les sociétés sont désormais « écrites » mais comment décident-elles, ou non, d’adapter une partie non négligeable du processus d’apprentissage, de valorisation de savoirs et des personnes à celleux qui peuvent apprendre et transférer, transmettre des savoirs sans recourir à certains écrits. À mon avis, il est davantage du ressort de la société de l’écrit et des écrits d’adapter son monde à celles et ceux, pas seulement non scriptrices non lectrices du fait de l’absence de scolarité, qui n’ont pas avec l’écrit de rapport d’évidence, de soutien, d’épanouissement, plutôt que l’inverse.

Références :

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Authier, M., Lévy, P. (1999). Les arbres de connaissances, La Découverte.

Beaud, S., Weber, F. (2010). Guide de l'enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, La Découverte.

Berger, P. Luckmann, T. (2012). La construction sociale de la réalité, Armand Colin.

Bézille-Lesquoy, H. (2003). L'autodidacte: entre pratiques et représentations sociales, L’Harmattan.

Bourgeois, E. (2018). Le désir d'apprendre. PUF.

Bourgeois, E., Denghien, S., Lemaire, B., (2021). Alphabétisation d’adultes. Se former, se transformer, L’Harmattan, Coll. Action & Savoir.

Cortier, C., Puren, L. (2008), Français et langues régionales et/ou minoritaires : une mise en convergence difficultueuse, Repères, 38 https://doi.org/10.4000/reperes.390

De Ferrari, M., Mammar, F. Z., & Nassiri, M. C. (2010). Acquérir la compétence de l’écrit à l’âge adulte Du niveau A1. 1 au niveau A1. Paris: Ministère de la Culture et de la Communication.

Etienne, S. (2004). Pour une prise en compte d’un secteur négligé en didactique du français langue étrangère : la formation de base, thèse.

Hugon, C., Dia, H., d’Aiglepierre, P. (2017). L’éducation arabo-islamique en Afrique subsaharienne : dépasser les idées reçues pour construire l’avenir, The Conversation. http://theconversation.com/leducation-arabo-islamique-en-afrique-subsaharienne-depasser-les-idees-recues-pour-construire-lavenir-81362

Lange, M.-F. (2018). Une discrète révolution mondiale : la progression de la scolarisation des filles et des jeunes filles dans les pays du Sud. Autrepart, 87, 3-33. https://doi.org/10.3917/autr.087.0003

Observatoire des inégalités, (2020). La scolarisation des enfants progresse dans le monde, https://inegalites.fr/La-scolarisation-des-enfants-progresse-dans-le-monde

Petri, J. (2022). Mettre en œuvre l’égalité des intelligences, des savoirs et des positions : un apprentissage ! Journal de l’alpha, 226, 67-78. Journal de l’alpha 226 (3e trimestre 2022) : Apprendre des apprenant·es - Lire et Écrire (lire-et-ecrire.be)

Pinot, B. (2016). Le réseau des « Ateliers de Pédagogie Personnalisée », 30 ans d’expérience. Comparaison plurielle : formation et développement, 139-145.

Pradeau, C. (2021). Politiques linguistiques d’immigration et didactique du français, Regards croisés sur la France, la Belgique, la Suisse et le Québec, PSN.

Schlanger, N., Pion, P. (2020, octobre 9). De la tablette d’argile au Big Data, comment a-t-on appris à apprendre ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/de-la-tablette-d-argile-au-big-data-comment-a-t-on-appris-a-apprendre-4970338

Steien, G. B., Avenne, C. V. D. (2019). Français d'Afrique : en Afrique : hors d'Afrique. Armand Colin.

Tabbal Amella, S. (2023). De l’alphabétisation à la littératie : l’entrée dans l’écrit d’adultes en situation de migration à la lumière des approches biographiques. Histoires ordinaires de gens extraordinaires, thèse FPSE 842. https://doi.org/10.13097/archive-ouverte/unige:173880

Tiberghien, V. (2007). La formation de base : publics, dispositifs pratiques, Savoirs, 14(2), 5-88.

UNESCO (2021). Rapport mondial de suivi sur l’éducation, 2021-2022 : les acteurs non étatiques dans l’éducation : qui décide ? qui est perdant ?

Verrier, C. (2023). Regards actuels sur l’autodidaxie et les autodidactes, Pétra.

 


[1] L’écriture inclusive est utilisée dans cet article. Elle respecte les préconisations des revues scientifiques, à l’instar de celles de la revue Pratiques de formation à savoir l’utilisation du point médian, de la recherche de termes épicènes notamment. A cela s’ajoute l’utilisation des pronoms iels (pour ils et elles) et celleux (pour celles et ceux).

[2] Extraits de mon journal d’enquête en Seine Saint Denis, janvier-juillet 2024

[3] Anna CATTAN (Françoise F. LAOT et Delphine LEROY, dir.), Les savoirs des personnes qui entrent dans l’écrit à l’âge adulte, Université Paris 8, École doctorale Sciences sociales, Laboratoire EXPERICE.

[4] Le métier de formatrices et formateurs en alphabétisation est largement représenté par des femmes dans mon enquête donc le pluriel est au féminin.

[5] Sont considérées comme primo-arrivantes toutes personnes régulièrement installées sur le territoire français depuis 5 ans maximum. Le musée de l’Histoire de l’immigration propose une rubrique de définition des mots très éclairante et à jour : Les mots | Musée de l'histoire de l'immigration (histoire-immigration.fr)

[6] Tous les prénoms des formatrices sont des pseudos choisis par elles et les prénoms des personnes apprenantes sont soit des pseudos choisis par elles, soit leur prénom parce qu’elles le désiraient soit enfin des modifications de prénom par moi quand elles n’ont pas compris ma demande sur le pseudo).

[7] Entre crochets, la réécriture de ce qui est dit par la personne pour des lecteurices peu familiarisé·es avec le français partagé

 

 

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La question de l’utilité de la langue française vue par les migrants

Hervé Adami, Virginie André, Kossi Seto Yibokou

Cet article publie les résultats d’une recherche épilinguistique quantitative. L’objectif était, d’une part, d’en apprendre davantage sur la perception des migrants primo-arrivants concernant la question de l’usage et de l’utilité pour eux de la langue du pays d’accueil. D’autre part, nous voulions vérifier s’ils ressentaient le besoin, et s’ils exprimaient la nécessité, de suivre des formations linguistiques pour aplanir l’obstacle de la maitrise de la langue. Nous voulions également savoir, corrélativement, s’ils ressentaient ces formations linguistiques organisées par l’État comme...

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