Le passage d’une langue à l’autre conduit à éprouver ce qui façonne à son insu la condition du sujet parlant. Il y a en effet dans toute parole un oubli de la langue au sens où l’énonciation se déroule sur le mode des évidences non questionnées. Or l’appropriation d’une langue étrangère confronte le sujet à l’illusion référentielle qui préside au fait même de parler et l’oblige à rencontrer le « réel » de la langue, celui de la langue étrangère mais aussi celui de la langue maternelle. Cette confrontation représente une chance pour le sujet de s’ouvrir à une position dans le langage qui met en jeu sa créativité sous la forme d’une énonciation singulière.
Aborder l’enseignement/apprentissage des langues par la créativité est une réponse à la conception instrumentale des langues qui trouve en didactique des langues son origine dans les approches communicatives et sa forme exacerbée dans l’approche actionnelle prônée par le CECR (cadre européen commun de référence pour les langues). Cette conception instrumentale empêche de penser la diversité des langues dans ce qu’elle a d’irréductible en postulant une réalité accessible hors langage qui trouverait d’une langue à l’autre un encodage différent. Elle dessine l’idéal d’une communication transparente, maîtrisée, toute entière dévolue à l’accomplissement de l’action (Prieur & Volle, 2016). Or ce que la diversité des langues révèle au contraire, c’est qu’il n’y a pas d’objet en dehors du point de vue que constitue la langue.
L’abord de l’enseignement/apprentissage des langues par la créativité est de surcroît une réponse à la définition de la créativité qu’imposent les discours publicitaires et plus généralement les logiques néolibérales. La créativité y est toujours de l’ordre de la transgression[1], de l’ordre des limites outrepassées. La liberté y est toujours celle « d’être soi » reléguant toute forme d’altérité à de l’altération voire de la tyrannie (Dufour, 2002). La créativité telle que nous l’envisagerons ici suppose au contraire d’en passer par les lois du langage et par son altérité fondamentale.
Nous voulons ici prendre quelques repères dans les Sciences du langage pour penser la créativité dans les processus d’appropriation d’une langue comme la part d’inventivité qu’un sujet peut avoir quand il a à se forger une énonciation en langue étrangère (Anderson, 2015). Il nous faudra pour ce faire envisager la langue dans sa double dimension de système symbolique et de mémoire discursive.
1. Diversité des langues et vision du monde
Le projet de Humboldt est d’étudier « la cause qui rend raison de la différence de construction du langage dans l’humanité, ainsi qu’à l’influence que cette différence exerce sur le développement de l’esprit » (Humboldt, 1974 [1830] : 182). Humboldt ouvre la voie au début du XIX° siècle pour penser à partir de la diversité des langues la condition de sujet parlant. Il pose que la langue n’est pas en premier lieu un outil propre à dénoter des objets et à transmettre des informations mais le lieu même où s’origine la condition humaine dans l’alliance entre langue et pensée :
(…) il faut prendre du recul à l’égard de ses opérations techniques – dénotation des objets et inter-communication –, pour concentrer l’attention sur ce noyau originaire où la langue et l’activité spirituelle s’enroulent l’une sur l’autre et s’influencent mutuellement. » (Humboldt, 1974 [1830] : 181-182)
Pour Humboldt, il est impossible de concevoir l’homme en dehors du langage, il n’est que d’être « engagé dans l’acte de langage » (Humboldt, 1974 [1830] : 180). Dès lors la question de l’origine des langues est caduque, on ne peut penser l’homme sans le langage. C’est une position que partagera Saussure et que reprendra bien plus tard Benveniste.[2] La langue est toujours déjà-là et l’homme ne parle qu’à partir d’un matériau travaillé par les générations antérieures qui donne à la fois forme et sens à la perception du monde :
L’activité subjective donne forme à un objet [Object] dans la pensée. Car il n’y a pas une seule espèce de représentation qui puisse être regardée comme la pure réception d’un objet déjà donné (…) C’est là qu’apparaît le rôle indispensable de la langue » (Humboldt, 1974 [1830]: 194).
Humboldt rejette le postulat d’une langue qui ne ferait que dénoter des objets déjà reconnus par la perception. Ainsi, l’objet n’est-il jamais donné d’avance mais constitué entièrement par le travail de la langue. Il est avant tout « concept » :
Celle-ci [la langue] ôtée, c’en est fini du concept, mais c’en est fini aussi de l’objet pour l’âme, puisque l’objet extérieur ne peut accéder qu’au moyen du concept à l’essentialité capable de le faire connaître par l’âme. En vérité, il n’est pas un seul aspect de la perception subjective des objets qui ne s’investisse dans la formation et dans la pratique de la langue. (Humboldt, 1974 [1830] : 198)
L’objet est donc constitué par le point de vue de la langue qu’Humboldt appréhende à travers la notion de « vision du monde » qu’il tire de son analyse de la diversité des langues :
Il faut donc voir dans l’apprentissage d’une langue étrangère la conquête d’une perspective nouvelle et le renouvellement de la vision du monde qui dominait jusque-là ; telle est bien d’ailleurs la vérité, dans une large mesure : car chaque langue contient la trame entière des concepts et le mode représentatif qu’a choisi pour s’y exprimer une part de l’humanité. (Humboldt, 1974 [1830] : 199)
Si la langue prescrit au travail de l’esprit sa forme et sa trajectoire, l’acte singulier de la parole n’en est pas moins appelé à opérer une « réorganisation » grâce à la plasticité de la langue, grâce à l’infinité des combinaisons qu’elle recèle :
Quand on prend conscience des influences qu’exercent sur une génération donnée, au sein d’un peuple, quel qu’il soit, les expériences accumulées par la langue au long des siècles précédents (…), il apparaît clairement que l’énergie de l’individu n’a qu’un faible pouvoir à opposer à la force massive de la langue. Mais ce serait ne pas compter avec l’extraordinaire plasticité de la langue, avec la possibilité qu’elle a de diversifier ses formes sans nuire pour autant à la compréhension universelle (…) ». (Humboldt, 1974 [1830] : 202-203)
Ainsi trouvons-nous chez Humboldt matière à appréhender l’articulation entre langue et parole qui nous sera essentielle pour situer la question de la créativité comme position du sujet dans le langage :
En elle-même, la langue est non pas un ouvrage fait [Ergon], mais une activité en train de se faire [Energeia]. Aussi sa vraie définition ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération éternellement recommencée du travail qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé à l’expression de la pensée. En toute rigueur, une telle définition ne concerne que l’acte singulier de la parole actuellement proférée ; mais, au sens fort et plein du terme, la langue n’est, tout bien considéré, que la projection totalisante de cette parole en acte. (Humboldt, 1974 [1830] : 183)
Notre approche de la créativité s’enracine donc dans une réflexion articulant la langue en tant que vision du monde, constituante de l’objet-même et le travail perpétuel et singulier de réinvention que la parole accomplit.
2. La langue comme système symbolique
A la suite d’Humboldt, Saussure va ancrer sa théorie linguistique dans une conception non référentielle ou encore non substantialiste de la langue (Rastier, 2016). Tout comme Humboldt, il rejette l’idée qu’une langue ne ferait que dénoter des objets déjà reconnus par la perception et va élever le principe d’une interdépendance de la langue et de la pensée en une véritable théorie du langage :
Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue. (Saussure, 2005 [1916] : 153)
Dans le Cours de linguistique générale, Saussure réfute en effet la conception de la langue comme nomenclature qui « suppose des idées toutes faites préexistant aux mots » (Saussure 2005 [1916] : 98) et qui réduit les mots à des étiquettes référentielles. La théorie du langage de Saussure va passer par la conceptualisation de la valeur du signe qui est fonction du rapport d’opposition des signes à l’intérieur d’un système. Le signe ne vaut pas par lui-même et ne renvoie pas à une réalité substantielle, il est fondamentalement une entité oppositive et négative :
Dans tous ces cas nous surprenons donc, au lieu d’idées données d’avance, des valeurs émanant du système. Quand on dit qu’elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exact caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas. (Saussure, [1916] 2005 : 166)
C’est dans l’absence de renvoi à une réalité substantielle qu’il faut comprendre l'arbitraire du signe chez Saussure : le signe n’a « aucune attache naturelle dans la réalité ». Preuve en est la différence des langues :
Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de son s_ö_r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être représenté par n’importe quelle autre ; à preuve la différence entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b_ö_f d’un côté de la frontière, et o_k_s (Ochs) de l’autre. (Saussure, 2005 [1916] : 100)
Il ne faut pas conclure de cet exemple que le signifié « bœuf » existerait indépendamment de son signifiant et qu’il trouverait entre le français et l’anglais à s’encoder sous différents signifiants. Dans De l’essence double du langage, le signe est bien posée comme une unité double de type son-idée et non la réunion double de deux unités le son (signifiant) et le sens (signifié) : « Il n’est pas vrai, il est profondément faux de se figurer qu’il y ait opposition entre le son et l’idée, qui sont au contraire indissolublement unis pour notre esprit » ( Saussure, 2002 : 64) La dualité du signe chez Saussure est bien à entendre comme celle d’un signe qui se constitue d’un rapport indissociable entre son-idée : « La première expression de la réalité serait de dire que la langue (c’est-à-dire le sujet parlant) n’aperçoit ni l’idée a, ni la forme A mais seulement le rapport a/A » (Saussure, 2002 : 39). Or cette dualité est fondamentalement négativité (Utaker, 2016). Ce qui est premier dans la langue c’est la différence, le signe est avant tout une négativité qui s’accomplit positivement en faisant advenir des objets[3] (Utaker, 2016). Ainsi chaque langue en tant que système de différence et d’opposition constitue bien un point de vue singulier non pas dans l’encodage d’une réalité déjà-là mais dans la constitution des objets eux-mêmes :
Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d’avance, ils auraient chacun, d’une langue à l’autre, des correspondants exacts ; or il n’en est pas ainsi. Le français dit indifféremment louer une maison pour « prendre un bail » et donner un bail, là où l’allemand emploie deux termes : mieten et vermieten. (Saussure, 2005 [1916] : 161)
Dans le Cours, Saussure développe toute une série d’exemple pour illustrer la singularité systémique des langues : là où le français n’a que le mot mouton, l’anglais introduit une différence entre mutton/sheep. Le français n’a que deux catégories du nombre (singulier, pluriel) tandis que le sanscrit en délimite une troisième (le duel). Il évoque aussi l’hébreu qui ne connaît pas la différence entre le passé, le présent, le futur sur le plan du système.
Nous envisagerons à partir de Saussure la diversité des langues sous l’angle de systèmes symboliques, hétérogènes les uns aux autres et non superposables au sens où aucun objet défini hors langage pourrait tenir lieu de dénominateur commun.
3. Le déterminisme de la langue ?
Reconnaître la langue comme le point de vue qui constitue l’objet conduit à problématiser le lien entre langue et pensée. Jakobson donne l’exemple des visées totalitaires des révolutionnaires russes qui voulaient réformer leur langue dont les expressions figées pouvaient selon eux maintenir une représentation fausse du système solaire, contraire à la découverte copernicienne :
Dans les premières années de la révolution russe, il se trouve des visionnaires fanatiques pour plaider, dans les périodiques soviétiques, en faveur d’une révision radicale du langage traditionnel et en particulier pour réclamer la suppression d’expressions aussi trompeuses que le « lever » ou le « coucher » du soleil. (Jakobson, 2003 [1963] : 81)
Si la langue est bien appréhendée ici comme point de vue, elle ignore le caractère fondamentalement négatif du signe en postulant une réalité substantielle à partir de la laquelle la langue est évaluée en terme d’inadéquation. Ce faisant c’est la place même du sujet dans le langage qui ne peut être pensé, tout se passe comme si le point de vue du sujet était entièrement déterminé par la langue.
Benveniste reprend ce débat dans le chapitre « Catégorie de pensée et catégories de langue » des Problèmes de linguistique générale. Il y réaffirme l’idée que ce sont bien les catégories linguistiques qui donnent forme à l’expérience humaine :
La forme linguistique est donc non seulement la condition de la transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. (Benveniste, 2010 tome I : 64)
De même, il réaffirme que la langue influence la pensée, la prédispose à prendre tel ou tel chemin :
Tout ce qu’on veut monter ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion d’« être » à une vocation philosophique. A l’opposé la langue ewe ne nous offre qu’une notion étroite, des emplois particularisés. (Benveniste, 2010 tome I : 73)
Toutefois cette prédisposition n’est en aucun cas une détermination, le système des langues offre une infinité de combinaisons qui permettent d’appréhender n’importe quel concept :
La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories spécifiques que le tao, le yin et le yang : elle n’en est pas moins capable d’assimiler les concepts de la dialectique matérialiste ou de la langue mécanique quantique sans que la structure de la langue chinoise fasse obstacle. (Benveniste, 2010 tome I : 73-74).
La question du déterminisme ouvre la question de l’articulation entre langue et parole qui est essentielle à notre tentative d’approche de la notion de créativité à partir des Sciences du langage.
4. La langue comme mémoire discursive
Nous trouvons dans la pensée de Bakhtine un point de départ pour articuler langue et parole dans la perspective qui est la nôtre des processus d’appropriation des langues. En effet, pour Bakhtine, le mot existe pour un sujet sous trois aspects : le mot de la langue, le mot d’autrui et le mot à soi :
On peut poser que le mot existe pour le locuteur sous trois aspects, en tant que mot neutre de la langue qui n’appartient à personne, en tant que mot d’autrui appartenant aux autres et que remplit l’écho d’énoncés d’autrui et, enfin, en tant que mot à-soi, car dans la mesure où j’ai affaire à ce mot, dans une situation donnée, avec une intention discursive, il est déjà pénétré de mon expression. (Bakhtine, 1984 [1977] : 296)
De ces trois dimensions qui caractérisent la relation du sujet au mot, nous pouvons penser l’appropriation d’une langue comme le fait de faire des « mots à soi » à partir des « mots de la langue » et des « mots d’autrui ». Si l’on peut entendre le « mot neutre » de la langue au sens où nous venons de l’approcher avec Saussure[4], les mots d’autrui supposent de s’intéresser non plus à la langue mais au discours. En effet, la langue ne se rencontre qu’en discours, portée par des voix à la fois présentes dans la situation de communication mais aussi constitutives de la matérialité-même du discours. C’est ce qui sera théorisé comme le dialogisme bakhtinien. Ainsi tout mot résonne en discours d’« échos d’énoncé d’autrui ». Autrement dit, le mot fait sens en renvoyant à d’autres discours dans lesquels il a été actualisé. Ces autres discours sont pour Bakhtine le milieu social et culturel (les écrivains, les médias, les politiques, les artistes, les enseignants, etc.), le micro-monde de la famille, des amis, des relations, des camarades, etc. Nous l’entendrons ici au sens d’une mémoire discursive qui garde trace des différentes actualisations d’un mot en discours, soit des différents rapports d’opposition que la mise en discours à créer afin de donner au mot un effet de sens particulier.
Cette question de la mémoire des mots revêt aujourd’hui un enjeu essentiel alors que la diversité des langues pensée sur le modèle du « code » tend à nier et l’intraduisible et la mémoire des mots propres à chaque langue. C’est tout le travail par exemple de Barbara Cassin qui, en réponse au « globish », anglais mondialisé réduit à une langue de service, répond en 2004, sous la forme du Vocabulaire européen des philosophies, sous-titré, Dictionnaire des intraduisibles. Dans ce dictionnaire sont examinés plus de 1500 mots du langage philosophique confrontés à la difficulté de leur traduction dans une quinzaine d’autres langues. Il montre les discordances et les différences, la façon dont un mot est inscrit à la fois dans la singularité systémique d’une langue et dans la mémoire discursive propre à cette langue. De même, Pierre Legendre dans Tour du monde des concepts s’intéresse à la façon dont des notions occidentales (Contrat, Corps, Danse, État, Loi, Nature, Religion, Société, Vérité) sont entrées dans des langues non occidentales (arabe, persan, langues africaines du Burkina-Faso et du Gabon, chinois, hindi, japonais, persan, russe, turc). Il montre que ces notions en s’intégrant aux rapports systémiques et aux univers de discours de la langue d’accueil se chargent d’effets de sens hétérogènes aux langues dans lesquelles elles ont émergé. Ce faisant, Legendre tente de mettre à jour ce que les logiques néolibérales tentent d’occulter en postulant au-delà de la diversité des langues une réalité accessible hors langage sur laquelle se fonderait la communication mondialisée.
Ainsi toute parole se construit-elle fondamentalement dans l’altérité, celle de la langue et celle des mots d’autrui. Se pose alors la question des « mots à soi », de la singularité de la parole :
Voilà pourquoi l’expérience verbale individuelle de l’homme prend forme et évolue sous l’effet de l’interaction continue et permanente des énoncés individuels d’autrui. C’est une expérience qu’on peut, dans une certaine mesure, définir comme un processus d’assimilation, plus ou moins créatif, des mots d’autrui (et non des mots de la langue). Notre parole, c’est à dire nos énoncés (qui incluent les œuvres de création), est remplie des mots d’autrui, caractérisés, à des degrés variables, par l’altérité ou l’assimilation, caractérisés, à des degrés variables également, par un emploi conscient et démarqué. Ces mots d’autrui introduisent leur propre expression, leur tonalité des valeurs, que nous assimilons, retravaillons, infléchissons. (Bakhtine, 1984 [1977] : 296)
Bakhtine oriente donc notre réflexion sur la créativité comme un « degré variable » de la position du sujet dans le langage vis-à-vis des « mots de la langue » et « des mors d’autrui ».
5. Créativité et énonciation singulière
Si Humboldt permet de penser la langue comme vision du monde, si Saussure élève cette notion en une véritable théorie de la langue comme point de vue qui crée l’objet, Benveniste, lecteur de Freud et contemporain de Lacan, franchit sans doute un pas de plus en posant que le sujet lui-même se constitue de ce point de vue. Pour lui, la langue est au fondement de la subjectivité car elle établit d’une part l’opposition moi-toi qui fonde la structure d’allocution personnelle et d’autre part l’opposition « moi-toi » / « lui » qui, opposant la personne à la non-personne, effectue l’opération de la référence et fonde la possibilité du discours sur le monde :
La langue fournit l’instrument linguistique de base, qui permet l’exercice de la parole. Elle fournit l’instrument linguistique qui assure le double fonctionnement, subjectif et référentiel, du discours : c’est la distinction indispensable, toujours présente en n’importe quelle langue, en n’importe quelle société ou époque, entre le moi et le non-moi, opérée par des indices spéciaux qui sont constants dans la langue et qui ne servent qu’à cet usage, les formes dites en grammaire les pronoms, qui réalisent une double opposition, l’opposition du « moi » à « toi » et l’opposition du système « moi/toi » à « lui ». (Benveniste, 2010 [1966] : 99)
Benveniste définit l’énonciation comme l’appropriation par un sujet du système formel de la langue. Une langue est composée d’un nombre fini d’éléments qui offre une infinité de combinaisons possibles. La langue est donc un ensemble de contraintes, de lois, qui donne forme à toute énonciation :
La langue permet la production indéfinie de messages en variétés illimitées. Cette propriété unique tient à la structure de la langue qui est composée de signes, d’unités de sens, nombreuses mais toujours en nombre fini, qui entrent dans des combinaisons régies par un code et qui permettent un nombre d’énonciations qui dépasse tout calcul (…). (Benveniste, 2010 [1966] Tome II : 97)
C’est dans le choix de combinaisons que se joue la singularité de l’énonciation. La question de la créativité se précise alors comme une question portant sur le degré d’indépendance d’une énonciation vis-à-vis des combinaisons prévues par la langue ou déjà fixées dans la mémoire discursive. Quels sont les faits de langage que nous pourrions repérés et qui seraient révélateurs d’une position du sujet dans le langage plus ou moins créative ? Le stéréotype peut tenir lieu de contre-exemple quant à la singularité d’une énonciation. En effet, la parole stéréotypée relève du degré le plus faible de singularité par rapport à la mémoire discursive. Actualiser en discours un stéréotype revient à s’inscrire mot pour mot dans les « mots d’autrui » : des signes sont mis en rapport avec d’autres signes de manière quasi identique d’un discours à l’autre. Ainsi, quelle que soit la situation de communication, cette combinaison de signes produit les mêmes effets de sens.
A l’opposé, la métaphore et jeu de mot indiquent un degré élevé de singularité de la parole (Prieur, 2012). La métaphore consiste à créer un rapport entre des signes qui relèvent de rapports associatifs non prévus par la langue. La singularité du sujet se joue dans la création d’un sens inédit, hors des sentiers battus du système qu’est la langue. De ce fait, la métaphore propose une combinaison de signifiants qui dépasse les potentialités systémiques de la langue et renouvelle ainsi, dans cette parole inédite les objets du monde. Dans le poème Liberté[5], Paul Eluard inventorie les lieux où pourrait s’écrire pour lui le nom de « liberté ». Si certains lieux peuvent satisfaire l’illusion référentielle, les métaphores révèlent que la liberté réside avant tout dans l’invention langagière de ces lieux : « Sur tous mes chiffons d’azur/ Sur l’étang soleil moisi/ Sur le lac lune vivante / J’écris ton nom » ou encore « Sur toute chair accordée / Sur le front de mes amis / Sur chaque main qui se tend / J’écris ton nom ». Ainsi le poète conclut-il sur le pouvoir des mots : « Et par le pouvoir d’un mot/ Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître / Pour te nommer/Liberté ». Sans doute est-ce par le pouvoir de la métaphore que les mots de ce poème ne s’usent jamais.
De même, le jeu de mot renouvèle-t-il le point de vue de la langue comme lieu de création des objets du monde en créant une confusion dans les repères différentiels de la langue, en particulier phonématiques. Parfois, pour les sujets allophones ou les enfants, le jeu de mot involontaire, trop rapidement évalué comme une faute, constitue une « perle » qui donne à se saisir autrement de la réalité. Un élève allophone parlait de sa fascination pour les « Etats-Uniques d’Amérique », une petite fille déclarait qu’elle voulait être une « sor-ciel » ou « sorci-aile ». Il ne faut pas pour autant concevoir la créativité comme un affranchissement des lois du langage. Au contraire, la créativité suppose d’abord de s’être approprié les contraintes de la langue pour pouvoir en jouer à la manière d’un Prévert s’amusant à défiger une métaphore lexicalisée :
Bain de soleil[6]
la salle de bain est fermée à clef
le soleil entre par la fenêtre
et il se baigne dans la baignoire
et il se frotte avec le savon
et le savon pleure
il a du soleil dans l'oeil.
Cet exercice d’écriture est particulièrement intéressant dans l’apprentissage d’une langue étrangère. La métaphore lexicalisée s’oublie dans la langue maternelle, on ne voit plus « les ailes du bâtiment », on n’entend plus le bruit que font les gens quand ils « tombent amoureux », etc. A contrario, la métaphore lexicalisée « saute aux oreilles » du sujet allophone, il ne peut que percevoir la singularité systémique de la langue. Or c’est de cette confrontation au réel de la langue que s’ouvre pour lui un espace de créativité.
6. Créativité et non coïncidence du dire
Toute énonciation repose sur un « oubli de la langue » au sens où toute parole cède à l’illusion référentielle. Tout se passe comme s’il y avait une réalité constituée en dehors du langage et que le mot était le « bon outil » pour désigner cette réalité. Mieux encore, la dimension performative du langage conduit à ne plus percevoir l’hétérogénéité du mot et de la chose :
Pour le sujet parlant, il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité ; mieux il est cette réalité (nomen omen, tabous de parole, pouvoir magique du verbe, etc.). A vrai dire, le point de vue du sujet et celui du linguiste sont si différents à cet égard que l’affirmation du linguiste quant à l’arbitraire des désignations ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant. (Benveniste, 2010 [1966] tome I : 52)
Ce « sentiment » dont parle Benveniste et que tente de saisir la métaphore « d’être touché par mots », est tout particulièrement en jeu dans les processus d’appropriation des langues. En effet, l’appropriation d’une langue ne suppose pas seulement de connaître le sens des mots mais de les « habiter ». Dans Nord perdu, Nancy Huston écrit :
Très récemment après un débat sur l’exil et le changement de langue dans la ville d’Ajaccio, une Ecossaise est venue me parler en aparté. « J’ai épousé un Corse me dit-elle, et voici plus de vingt ans que j’habite ici. Nous avons quatre enfants. Je parle le français constamment et couramment, sans problème… Mais comment dire… elle ne me touche pas, cette langue, et ça me désespère ». Elle en avait presque les larmes aux yeux. « Quand j’entends bracken, leaves, fog, je vois et je sens ce dont il s’agit, les couleurs ocre et marron, les odeurs de l’automne, l’humidité… alors que si on me dit fougère, feuilles, brouillard, ça me laisse de glace. Je ne sens rien. (Huston, 199 : 62)
Si les mots français fougère, feuilles, brouillard « laissent de glace » cette Ecossaise, il apparaît paradoxal de déclarer « qu’elle ne sent rien ». Elle tient cependant à dire qu’elle ne retrouve pas dans la langue française le pouvoir des mots qu’elle prête à sa langue maternelle, l’anglais. Quelque chose est perdu. Sans doute cette illusion qu’elle veut coute que coute maintenir dans sa langue maternelle d’une langue non pas comme système symbolique autonome mais comme outil propre à se saisir de la vérité des choses posées comme déjà-là.
Ainsi donc la parole dans la langue maternelle s’accomplirait-elle sur le mode de l’évidence, dans l’oubli de la langue. Toutefois J. Authier-Revuz a repéré des faits de langage dans lesquels l’énonciation se « heurte » au réel de la langue qui se rappelle au sujet. Ces phénomènes de non coïncidence du dire suspendent ponctuellement le mode du « qui va de soi » sur lequel repose l’énonciation pour rappeler le réel de la langue, un réel suffisamment résistant au dire pour en suspendre l’évidence. Il s’agit d’une position du sujet dans laquelle il se dédouble en commentateur de son propre dire. Il va occuper par rapport à ce dire, à l’intérieur de celui-ci, une position métaénonciative de distance, d’écart : le mot au moyen duquel le sujet parle devient ce dont il parle. Ce mode d’énonciation dédoublé est celui d’un dire non coïncident soit à l’ordre de la langue soit aux mots d’autrui (Authier-Revuz, 1995). Les phénomènes de non coïncidence du dire peuvent par exemple marquer le fait qu’un élément de l’énoncé appartient à quelqu’un d’autre et que l’énonciateur prend ses distances par rapport à ces mots-là ou encore ils peuvent signaler que l’énonciateur ressent une inadéquation entre « ce qu’il veut dire » et les limites que lui impose le système de la langue (l’ordre de la langue). Dans ce dernier cas, l’énonciation marque une rupture car le sujet a l’impression de se confronter à un « trou » dans le langage. La langue est alors éprouvée comme un système purement différentiel, fondé sur un principe de négativité.
Les phénomènes ne non coïncidences du dire éclairent la position du sujet en situation de s’approprier une langue. Confronté à une langue étrangère, le sujet ne peut pas ne pas en ressentir l’arbitraire. Et par contre coup, il prend conscience de l’arbitraire même de sa propre langue :
L’acquisition d’une deuxième langue annule le caractère « naturel » de la langue d’origine – et à partir de là, plus rien n’est donné d’office, ni dans l’une, ni dans l’autre ; plus rien ne vous appartient d’origine, de droit et d’évidence. (Huston, 1999 : 43)
Or cette position dans le langage où cohabite à la fois un discours intentionnel fondé sur l’illusion référentielle et le heurt de l’énonciation avec le réel de la langue comme système symbolique, est une position du sujet à l’intérieur du langage qui ouvre à la créativité. Nancy Huston poursuit :
D’où une attention extrême portée aux mots individuels, aux tournures, aux façons de parler (…) Formations et déformations lexicales, assonances, traductions possibles et impossibles, étymologies, nymes de toutes sortes syno, homo, anto… pseudo… « les noms, vous savez, disait Romain Gary… Tous des pseudonymes » ». (Huston, 1999 : 43)
C’est une position qui oblige à entendre ce à partir de quoi le sujet parle, qui l’oblige à se saisir du caractère systémique de la langue et à s’interroger sur la mémoire des mots :
Car dans une langue étrangère aucun lieu n’est jamais commun : tous sont exotiques. Can of worms était une banalité jusqu’à ce que j’apprenne « panier de crabes » : ces deux façons de dire le grouillement déplaisant et inextricable me sont devenues intéressantes en raison de l’écart entre elles. (Huston, 1999 : 46)
Ainsi Nancy Huston est-elle devenue écrivaine dans la langue française. La position d’étrangeté vis-à-vis d’une langue éloigne des « lieux communs » de la parole stéréotypée et ouvre à la possibilité de construire une énonciation singulière. La créativité n’en est pas pour autant un art de la stylistique, d’un discours maîtrisé, rompu aux techniques que sont les figures de style. Elle relève plutôt d’une position dans le langage d’ouverture à l’inconnu que le discours intentionnel tend à refermer. L’énonciation singulière émerge plutôt dans une (re)-découverte de la langue, de sa singularité systémique, de sa mémoire, de ces autres voix qui résonnent dans toute parole et que bien souvent le sujet ignore.
Anderson, Patrick, Une Langue à venir, Paris, L’Harmattan, 2015.
Authier-Revuz, Jacqueline, Ces mots qui ne vont pas de soi. Tome I et II, Paris, Larousse, 1995.
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[1]A l’image d’une campagne de publicité de 2012 dans laquelle une petite fille a détruit les fleurs d’une jardinière pour les remplacer par des fleurs en Lego avec le slogan « On pardonne tout à leur créativité ». La campagne se déclinait en différentes publicité où les parents étaient invités à reconnaître dans les bêtises de leurs enfants leur « liberté créative ».
[2]« Le langage est dans la nature de l’homme, qui ne l’a pas fabriqué. Nous sommes toujours enclins à cette imagination naïve d’une période originelle où un homme complet se découvrirait un semblable, également complet, et entre eux, peu à peu, le langage s’élaborerait. C’est là pure fiction. Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme ». (Benveniste, 1966 : 258-259)
[3]Arild Utaker dans son article « Retour à Saussure » en conclut « C’est pourquoi la dualité est « le point de vue de l’état de la langue en lui-même ». Ce n’est pas un point de vue sur la langue – par exemple un point de vue théorique -, mais la langue même comme point de vue du sujet parlant. Dans ce sens le signe est « un fait de conscience pur », à savoir « un phénomène interne » (…) Il s’ensuit qu’il n’y a pas d’un côté une langue et de l’autre un sujet parlant. Le sujet est dans sa langue. (Utaker, 2016 : 99)
[4]Nous prenons ici le risque de relire Bakhtine à la lumière de Saussure.
[5]ELUARD, Paul, « Liberté » in Œuvres complètes, tome I, Gallimard, La Pléiade, 1968 [1942].
[6]PREVERT, Jacques, « Bain de soleil » in Textes divers (1929-1977), Œuvres complètes, tome II, Gallimard, La
Pléiade, 1996.